L’Héritage de Charlotte/Livre 09/Chapitre 01

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 137-146).


LIVRE NEUVIÈME

DANS LA FOURNAISE



CHAPITRE I

QUELQUE CHOSE DE TROP

« Ce jeune homme est-il fou ? » demanda Sheldon, Et il rentra dans son cabinet dès que Valentin eut passé devant lui dans l’antichambre.

La question n’était adressée à personne en particulier, et Diana, qui se trouvait près de la porte par laquelle entrait Sheldon, prit sur elle d’y répondre.

« Je pense qu’il est bien tourmenté, dit-elle à voix basse.

— Qu’est-ce qui l’a amené ici, juste en ce moment ; il ne savait pas que nous dussions revenir à la maison ? »

Nancy se chargea de répondre.

« Il était venu chercher quelque chose pour Mlle Charlotte, quelques livres qui sont dans sa bibliothèque. On ne les lui avait pas envoyés, et il venait dire qu’on les lui fît parvenir.

— Quels livres ? » murmura Charlotte.

Une pression de la main de Nancy l’empêcha d’en dire davantage. « Je n’ai jamais rencontré personne ayant aussi peu d’empire sur lui-même, dit Sheldon. S’il est dans l’intention d’aller et de venir ainsi dans ma maison, je mettrai complétement fin à ses visites. Je ne puis souffrir cette manière d’agir. Pour Charlotte, le calme est indispensable ; et si la présence de M. Haukehurst est une occasion de bruit et d’émotion, M. Haukehurst ne franchira plus le seuil de ma maison. »

Il parlait avec une colère contenue et avec un effort si évident pour ne pas la laisser éclater, qu’il semblait que son indignation contre Valentin n’était pas une irritation ordinaire.

Charlotte saisit ses dernières paroles.

« Cher papa, dit-elle d’une voix défaillante, je vous en prie, ne vous fâchez pas contre Valentin ; il est si inquiet à mon sujet.

— Je ne suis pas fâché contre lui… mais tant que vous êtes malade, je veux la tranquillité à tout prix.

— Alors vous n’auriez pas dû ramener Charlotte ici, s’écria Georgy d’un ton lamentable, car de toutes les misères de la vie, il n’y en a pas de plus terrible que de rentrer dans une maison qui subit un nettoyage à fond. Il avait été convenu entre Nancy et moi qu’un nettoyage général serait fait pendant notre séjour sur le bord de la mer. Nous devions rester absents quinze jours, et à notre retour nous aurions tout trouvé en ordre et propre. Mais voilà que nous revenons moins d’une semaine après notre départ et tout est sens dessus dessous. Où allons-nous dîner, je n’en sais rien. Quant aux tapis, ils sont tous partis pour qu’on les batte, et Nancy me dit qu’on ne les rapportera pas avant vendredi.

— Nous pouvons vivre sans tapis, répondit Sheldon d’un ton dur. Je suppose qu’on s’est occupé de la chambre de Mlle Halliday ? ajouta-t-il en s’adressant à Nancy. Pourquoi n’allez-vous pas voir ce que les filles font là-haut ?

— Sarah sait ce qu’elle a à faire. Les chambres à coucher ont été faites les premières, et il ne manque rien dans celle de Mlle Charlotte. »

Sheldon se laissa tomber avec l’air fatigué sur une chaise : il était pâle et défait.

Pendant le voyage, il ne s’était pas un instant ralenti dans ses attentions pour la malade, mais le voyage avait été fatigant, car Charlotte était très-malade, si malade qu’elle était incapable de songer à épargner la peine des autres.

Les faiblesses, les vertiges, les demi-évanouissements, la démarche chancelante ressemblant plus à l’ivresse qu’à la faiblesse, les voiles sur la vue, tous les pires symptômes de son étrange maladie s’étaient manifestés d’une façon plus alarmante à chaque heure.

Mme Sheldon et Diana s’étaient prononcées contre le voyage, Mme Sheldon avec tout le sérieux dont elle était capable, Diana avec autant d’insistance qu’elle pouvait mettre dans la discussion d’une question où sa voix avait aussi peu de poids.

Mais, sur ce point, Sheldon était resté inflexible.

« Elle sera mieux à Londres, dit-il résolûment. Cette excursion au bord de la mer était une fantaisie de ma femme, et comme beaucoup d’autres des fantaisies de ma femme, elle a entraîné pour moi des dérangements et de la dépense. Comme de raison, je sais que Gèorgy a cru agir pour le mieux, ajouta-t-il à un « Oh ! Philippe ! » arraché sur le ton du reproche à Mme Sheldon. Mais toute cette affaire a été une erreur. Nous n’étions pas plutôt installés confortablement ici que M. Haukehurst se met dans la tête de se montrer ridiculement alarmé au sujet de Charlotte et veut amener une demi-douzaine de docteurs auprès du lit de la pauvre enfant, au risque d’un inévitable péril, car dans une maladie où il y a faiblesse mentale, toute apparence d’alarme ne peut produire que du mal. »

Ceci dit, Sheldon ne perdit pas de temps pour prendre toutes ses dispositions pour le voyage : une voiture fut commandée, tous les préparatifs furent faits pour le confortable de la malade, tout ce que la prévoyance la plus attentive ou la bonté pouvait suggérer fut fait, mais la cruauté qu’il y avait à imposer le voyage en lui-même à la malade n’en était pas moins évidente.

Georgy se lamentait piteusement sur tous les embarras que cela allait causer.

Diana s’inquiétait peu de ces détails, mais elle était indignée contre le beau-père de Charlotte et elle ne cherchait pas à dissimuler son indignation.

Ce ne fut pas sans avoir tenté de résister à l’autorité de Sheldon que Mlle Paget succomba dans son opposition : elle en appela à Mme Sheldon.

« Chère madame Sheldon, je vous supplie de ne pas souffrir le déplacement de Charlotte, dit-elle du ton le plus sérieux. Vous ne savez pas à quel point elle est malade, M. Sheldon ne le sait pas non plus, sans cela il ne prendrait pas un pareil parti. Comme sa mère, votre autorité est supérieure à la sienne, vous n’avez qu’à dire qu’elle ne sera pas emmenée de cette maison dans l’état de prostration et de maladie où elle se trouve.

— Je n’ai qu’à dire, répéta Mme Sheldon d’un ton dolent. Ah ! Diana, comment pouvez-vous dire pareille chose ? Que penserait M. Sheldon si je me mettais en opposition avec sa volonté et si je déclarais que Charlotte ne bougera pas d’ici. Lui qui est si plein de sollicitude et si savant. Je puis le dire, sa conduite envers ma pauvre Charlotte est positivement admirable. Jamais je n’ai vu pareille anxiété. Mais il semble avoir vieilli de dix ans depuis le commencement de sa maladie. On parle des beaux-pères, on dit ceci, on dit cela, au point qu’une pauvre veuve est effrayée de se remarier ; mais je ne crois pas qu’un véritable père aurait pu être plus prévoyant et plus rempli de soins pour sa fille que Philippe l’a été pour Charlotte. Et, en récompense, il faudrait que je me mette aujourd’hui en opposition avec lui quand il dit que ce voyage est pour le bien de Charlotte et qu’elle sera plus près des docteurs, si elle a en effet besoin des soins d’habiles docteurs ! Vous ne savez pas l’expérience qu’il a et comme il est réfléchi. Je n’oublierai jamais sa bonté pour le pauvre Tom.

— Oui, s’écria Diana avec impatience. Mais M. Halliday est mort.

— Oh ! Diana !… gémit Georgy. Je ne croyais pas que vous seriez assez peu charitable pour me rappeler cela.

— Je ne veux vous rappeler qu’une chose, c’est que M. Sheldon n’est pas infaillible. »

Sheldon entra sur ces entrefaites et Diana sortit indignée contre cette faible créature à laquelle aucune crise, aucun danger ne pouvaient donner un peu de force d’esprit et de volonté.

« Une brebis saurait combattre pour défendre son agneau, pensa-t-elle avec colère. Mme Sheldon est au-dessous d’une brebis. »

C’était la première fois qu’elle avait une pensée malveillante pour cette pauvre âme faible, et sa colère se changea vite en pitié pour la malheureuse nature de Mme Sheldon, si complétement dominée par le joug qu’elle subissait.

Elle n’essaya plus de résister et elle se rendit dans la chambre de Charlotte pour tout préparer pour le voyage.

« Oh ! pourquoi ce voyage, chère ? dit Charlotte d’un ton plaintif. Je suis trop malade pour être transportée.

— C’est pour votre bien, ma chérie. M. Sheldon veut que vous soyez à proximité des grands médecins, qui vont vous rendre la force et la santé.

— Il n’y a pas de médecin qui puisse faire ce miracle. Laissez-moi ici, Diana ; priez papa de me laisser ici. »

Diana cacha son visage derrière l’épaule de la malade. Ses larmes l’étouffaient. Contenir l’explosion de la douleur était une torture presque impossible à endurer ; mais elle sut cacher toute trace de colère et de chagrin, et elle ne songea qu’à aider la voyageuse à supporter les fatigues du voyage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Charlotte était étendue sur un sofa, dans sa chambre à coucher, ayant auprès d’elle Nancy, quand le docteur Jedd arriva.

Il était six heures moins un quart, et le soleil couchant répandait ses rayons dans la chambre.

Le médecin vint avec Valentin et ne demanda pas voir Sheldon avant de se rendre à la chambre de sa malade ; il dit à la servante qui lui ouvrit la porte de le conduire auprès de Mlle Halliday.

« La garde-malade est auprès d’elle, je suppose ? dit-il à la fille.

— Oui, monsieur… du moins Mme Woolper est avec elle.

— C’est bien. »

Sheldon entendit des voix dans l’antichambre et sortit du petit salon au moment où le docteur montait la première marche de l’escalier.

« Qu’est-ce que cela ?… qu’est-ce que cela ? demanda-t-il à Valentin.

— Je vous ai dit que l’opinion du docteur Doddleson ne me satisfaisait pas, répondit froidement le jeune homme. Monsieur est ici sur ma demande.

— Et de quel droit, je vous prie, vous permettez-vous d’amener un docteur de votre choix auprès de ma belle-fille, sans vous être au préalable entendu avec moi ?

— Du droit que me donne l’amour que j’ai pour elle. Je ne suis pas satisfait du traitement médical que votre belle-fille a reçu dans cette maison, monsieur Sheldon, et j’éprouve le besoin d’être satisfait. Mlle Halliday est quelque chose de plus que votre belle-fille, veuillez vous le rappeler, elle est ma fiancée. L’opinion du docteur Jedd aura plus de poids pour moi que celle du docteur Doddleson. »

En entendant le nom de Jedd, Sheldon tressaillit légèrement.

C’était un nom qu’il ne connaissait que trop bien, un nom qu’il avait vu figurer parmi ceux des experts chargés de faire leur rapport dans le grand procès criminel de Fryar, dont les comptes-rendus avaient exercé sur lui une horrible fascination : il s’était figuré être à la place de Fryar l’empoisonneur et cette idée avait fait courir un frisson glacé dans ses veines. Mais l’instant d’après il s’était dit : « Je ne suis pas un imbécile comme ce Fryar, et je ne me suis pas exposé aux risques qu’il a courus. »

À ce nom de Jedd, le même frisson glacé courut de nouveau dans ses veines. Son ton de colère contenu fit place à une politesse presque servile.

« J’ai l’honneur de connaître le docteur Jedd de réputation, et je retire mes observations contre votre manière de procéder, mon cher Haukehurst, quoique je sois sûr que le docteur sera d’accord avec moi que cette manière d’agir est absolument contraire à l’étiquette professionnelle, et que M. Doddleson aura le droit de s’en trouver offensé.

— Il y a des cas où l’on ne songe guère à l’étiquette, dit le docteur Jedd. Je serai heureux de me rencontrer demain matin avec le docteur Doddleson, mais M. Haukehurst m’a paru si désireux que je visse Mlle Halliday ce soir, que je me suis décidé à écarter toute question de cérémonie et à venir avec lui.

— Je ne puis blâmer son désir de s’assurer une opinion aussi précieuse. Une seule chose m’étonne, c’est la bonne étoile qui l’a guidé vers un aussi excellent conseiller. »

Le regard de Sheldon allait du docteur Jedd à Valentin, en disant cela : leurs physionomies ne lui en apprenaient pas davantage qu’une simple feuille de papier blanc. Le visage de Valentin était sombre et triste ; mais cette sombre tristesse s’expliquait tout naturellement par le chagrin qu’il éprouvait.

« Je vais vous conduire immédiatement à la chambre de ma belle-fille, dit-il au médecin.

— Je pense qu’il vaut mieux que je voie la jeune personne, seul, répondit froidement le docteur, c’est-à-dire en présence de sa garde-malade.

— Comme il vous plaira, » dit Sheldon.

Il rentra dans son cabinet.

Georgy était là assise dans un coin et faisait entendre de faibles gémissements. Près d’elle était Diana, muette et triste.

Une tristesse lugubre, comme celle de la tombe, régnait dans toute la maison.

Sheldon se jeta sur un siège avec un geste d’impatience ; il avait traité légèrement l’inconvénient de l’enlèvement des tapis, mais il commençait à en comprendre le désagrément.

La présence de ces deux femmes dans son cabinet lui était insupportable. Il lui semblait qu’il n’y avait pas dans la maison une seule pièce où il pût être seul, et jamais il n’avait eu plus cruellement besoin de méditer dans la solitude qu’en ce moment.

« Voyez à ce qu’on nous fasse dîner quelque part, qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de tapis, dit-il à sa femme. Il nous faut une pièce pour dîner, et je ne puis vous garder ici. J’ai des lettres à écrire. »

Mme Sheldon et Diana comprirent à demi-mot.

« Il est certain que je n’ai que faire ici, ou partout ailleurs, s’écria Georgy d’un ton lamentable. Je suis si malheureuse au sujet de Charlotte, que si je pouvais me coucher et mourir ce serait un soulagement pour moi. C’est véritablement une dérision de parler de dîner dans un moment comme celui-ci. C’est juste comme au temps de la maladie de mon pauvre Tom où l’on faisait cuire des volailles et toutes sortes de choses dont personne ne mangeait.

— Pour l’amour du ciel, allez-vous-en, s’écria Sheldon avec colère ; votre caquetage perpétuel est une torture pour moi. »

Georgy s’empressa de sortir, suivie par Diana.

« Vîtes-vous jamais quelqu’un d’aussi tourmenté ? s’écria Mme Sheldon, avec une sorte d’orgueil.

— Je préférerais voir M. Sheldon moins inquiet !… » répondit Diana gravement.