L’Héritage de Charlotte/Livre 09/Chapitre 02

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 146-156).

CHAPITRE II

L’OPINION DU DOCTEUR JEDD

Resté seul, Sheldon respira plus librement : il marchait dans sa chambre attendant l’apparition du docteur ; et presque à chaque tour il regardait la pendule de la cheminée.

Comme sa marche lui paraissait affreusement lente en ce moment ! Comme ce Jedd restait longtemps dans la chambre de la malade ! Et pourtant son séjour n’avait pas été long, c’est Sheldon qui avait perdu la faculté de mesurer le temps.

Où était Valentin ?

Sheldon ouvrit la porte de son cabinet et regarda dans la salle d’entrée, il y avait une personne sur les marches de l’escalier.

L’amoureux attendait l’arrêt du médecin.

Une porte s’ouvrit sur le palier du premier étage et le docteur descendit l’escalier. Sheldon s’avança au-devant de lui.

« Je serais heureux de connaître votre opinion, » dit-il avec calme.

Le docteur le suivit dans son cabinet.

Valentin avait suivi le docteur, à la grande surprise que celui-ci ne chercha pas à dissimuler.

« M. Haukehurst est très-anxieux d’entendre ce que j’ai à dire, dit le docteur Jedd. Et en réalité je n’y vois aucun empêchement.

— Si vous n’avez pas d’objection à faire à la présence de M. Haukehurst, je ne puis en avoir aucune, répliqua Sheldon, Je dois cependant confesser que votre manière d’agir me semble tout-à-fait exceptionnelle et…

— Oui, monsieur Sheldon, mais c’est que, voyez-vous, le cas qui nous occupe est lui-même tout-à-fait exceptionnel, dit le médecin gravement.

— Vous le pensez ?

— Positivement. La jeune dame est en extrême danger…, oui, monsieur Sheldon, en extrême danger. L’erreur commise en la faisant voyager aujourd’hui est une erreur que je ne saurais trop condamner. Si vous aviez voulu tuer votre belle-fille, vous pouviez difficilement trouver un moyen plus efficace pour obtenir ce résultat. Sans aucun doute vous avez été guidé par les meilleures intentions. Je regrette seulement que vous vous ayez agi sans l’avis d’une personne compétente.

— Je croyais agir pour le mieux, » répondit Sheldon presque machinalement.

Il essayait de se rendre compte de la signification exacte des paroles du docteur. Exprimait-il seulement son mécontentement pour une erreur causée par l’ignorance ou la stupidité, ou fallait-il chercher un sens plus fatal dans ses paroles ?

« Vous me confondez, dit le spéculateur ; vous me confondez positivement, par votre manière d’envisager l’état de ma belle-fille. Le docteur Doddleson n’appréhendait aucun danger. Il a vu notre chère enfant dimanche matin… hier matin, ajouta Sheldon frappé d’étonnement en reconnaissant combien avait été court l’intervalle de temps qui s’était écoulé entre sa promenade dans le jardin de la maison de Barrow avec Valentin et le docteur Doddleson, et le moment présent. »

Pour Valentin la chose était encore plus merveilleuse. Quel abîme entre hier matin et ce soir ! La connaissance de ce qu’était Sheldon, toute l’horreur qui entourait la mort de Halliday, tout cela lui avait été révélé pendant ce court espace.

« Je désirerais voir les prescriptions du docteur Doddleson, » dit le docteur Jedd avec une grave politesse.

Sheldon les tira de son portefeuille d’une main ferme. Ni changement de physionomie, ni tremblement de la main ou de la voix ne trahirent ses appréhensions. Le seul caractère distinctif de ses manières était l’air distrait et machinal d’un homme dont l’esprit est occupé d’autre chose que de la conversation à laquelle il prend part. Toujours prompt à se livrer à des calculs, il était en cet instant critique absorbé par une sorte d’arithmétique mentale. Les chances de découverte…, tant.

Un examen rapide de sa position lui disait quelles étaient ces chances. Découverte de la vérité par le docteur Jedd. Oui, peut-être était-ce déjà un fait acquis. Mais pouvait-il résulter un mal actuel pour lui de cette découverte ?

Il calculait les chances pour et contre, et le résultat était en sa faveur.

Que le docteur Jedd pût avoir une opinion faite sur l’état de Mlle Halliday, c’était une chose ; mais cette opinion, la proclamerait-il publiquement ? c’était autre chose.

« Que m’importe son opinion ? se demandait Sheldon, une opinion ne peut rien dans une affaire où il faut une certitude. Il a vu la dilatation de la pupille ; mais ce vieil idiot de Doddleson lui-même l’a vue et il en a été effrayé. Mais il n’y a pas de jury en Angleterre qui voudrait faire pendre un homme sur une preuve comme celle-là ; ou si l’on trouvait un jury pour attacher la corde au cou d’un homme en pareille circonstance, le public anglais, la presse anglaise feraient décrocher la corde.

— Ether… ammoniaque… Hum !… hum !… Oui, murmura le docteur Jedd, en regardant une ordonnance. Quinine… oui… eau distillée… » murmura-t-il en regardant une autre ordonnance.

Il la mit de côté avec un air de mépris, puis il prit une plume et écrivit.

« Mon mode de traitement sera tout différent de celui adopté par le docteur Doddleson, dit-il, mais je ne redoute pas la moindre difficulté à amener mon confrère à partager ma manière de voir sur ce cas. »

Pendant qu’il écrivait son ordonnance, Sheldon regardait par-dessus son épaule.

La nature de l’ordonnance lui apprit que le docteur Jedd savait tout. Il l’avait deviné tout d’abord, et la confirmation de ses soupçons ne le troubla pas. Il était devenu plus ferme au contraire, car maintenant il connaissait sa position et les forces qui se mettaient en ligne contre lui.

« Je ne comprends réellement pas la base de votre traitement, » dit-il en continuant à lire par-dessus l’épaule du médecin.

Le docteur Jedd tourna brusquement sa chaise et le regarda en face.

« Est-ce à M. Sheldon le spéculateur ou à M. Sheldon le chirurgien-dentiste que je parle ? » demanda-t-il.

Ceci lui donna un coup : cette allusion à son passé était une atteinte plus directe que celles qu’il avait reçues précédemment.

Son regard alla de Valentin au docteur Jedd et du docteur Jedd à Valentin.

Que voulait dire cette allusion au passé ?

Ce bavard de George avait probablement parlé à son ami de l’ancienne histoire et Valentin avait entretenu le médecin des antécédents de Sheldon.

Était-ce là toute l’explication, ou fallait-il en chercher une autre ?

Quoi qu’il en fût, il fit face au danger caché et il affronta les incertitudes de sa position avec autant de calme que ses certitudes.

« Je n’ai nulle intention d’intervenir dans votre traitement, dit-il avec un très-grand calme, mais je me connais un peu en pharmacopée, et j’avoue qu’il m’est impossible de me rendre compte de vos prescriptions.

— Le docteur Doddleson les comprendra parfaitement quand je lui aurai fait connaître mon opinion. Il n’y a pas de temps à perdre. Monsieur Haukehurst, voulez-vous porter cette ordonnance chez le pharmacien et attendre qu’on vous délivre ce que j’ai prescrit ? Mlle Halliday ne saurait prendre trop tôt cette potion. Je serai ici demain matin à neuf heures. Si vous désirez que je voie le docteur Doddleson, vous pourrez sans doute prendre avec lui un rendez-vous pour cette heure.

— L’heure est un peu matinale.

— Il n’y a pas d’heure trop matinale, quand le danger est aussi grand. Peut-être ferai-je bien de me faire conduire chez le docteur Doddleson en rentrant chez moi. Je verrai Mlle Halliday deux fois par jour. J’ai trouvé dans votre gouvernante une personne fort sensée. Elle se tiendra dans la chambre de la malade et, je vous en prie, pas d’empirisme, pas de remèdes de bonnes femmes. J’ai donné à votre gouvernante toutes mes instructions sur le traitement et sur le régime, et elle a l’ordre de n’admettre personne dans la chambre de la malade. Il y a une tendance marquée au délire et le repos est indispensable.

— C’est ce que j’avais dit moi-même, répondit Sheldon.

M. Haukehurst veillera à l’exécution de mes prescriptions, continua le docteur Jedd en remettant ses gants. Il est très-inquiet de la jeune dame, et il trouvera quelque soulagement à s’employer à son service. Non, merci, dit-il en écartant la main de Sheldon qui lui offrait le prix de sa visite, j’ai déjà reçu mes honoraires de M. Haukehurst. »

Il ne fut rien dit de plus.

Le médecin souhaita le bonsoir aux deux hommes et regagna son coupé qui devait le ramener chez lui, en passant chez le docteur Doddleson. Il prit rendez-vous avec lui pour le lendemain matin, à la grande satisfaction du vieux médecin qui était tout fier d’être appelé en consultation, de concert avec le grand Jedd.

Valentin quitta la maison derrière les talons du docteur. Il y revint vingt minutes après avec la potion. Il ne se présenta pas à la porte d’entrée principale, mais à la petite porte de côté, près de l’office, petite porte par laquelle le boucher et le boulanger venaient apporter leurs fournitures le matin.

« J’ai besoin de voir Mlle Paget, dit-il à la servante qui vint lui ouvrir, et je désire la voir sans déranger M. et Mme Sheldon. Savez-vous où la trouver ?

— Oui, monsieur, elle est dans sa chambre. Je lui ai porté une tasse de thé il y a dix minutes. Elle a gagné un grand mal de tête en s’employant auprès de notre pauvre jeune demoiselle et elle n’est pas descendue pour dîner avec monsieur et madame.

— Voulez-vous la prier de descendre et de venir me parler pendant quelques minutes.

— Ne pouvez-vous entrer et aller la voir, monsieur ?

— Non, je préfère la voir au jardin. »

Il faisait encore jour ; mais les ombres du soir commençaient à envahir les avenues des jardins de Kensington. La grille près de laquelle attendait Valentin ne pouvait pas être vue des fenêtres de la salle à manger ou du salon.

La servante s’empressa d’aller prévenir Mlle Paget, et en moins de cinq minutes Diana parut avec son chapeau et sa capeline de jardin.

« Voulez-vous venir faire un tour avec moi, chère ? demanda Valentin. J’ai quelque chose de sérieux à vous dire.

— Je suis bien anxieuse d’apprendre ce qu’a dit le docteur, » répondit Diana en prenant le bras de Valentin.

La route devant le parc était fort solitaire à cette heure de la soirée, et on était là hors de la vue de Sheldon.

« Dites-moi l’opinion du docteur, Valentin, dit Diana vivement. Regarde-t-il son état comme vraiment sérieux ?

— Oui. Plus sérieux que vous ou moi n’aurions pu l’imaginer, si la Providence n’était pas venue à mon aide pour me faire découvrir la vérité.

— Que voulez-vous dire, Valentin ? »

Il lui fit en quelques mots l’historique de la journée.

Elle l’écouta sans respirer, mais sans pousser une exclamation avant qu’il eût fini.

« C’est horrible ! s’écria-t-elle enfin, mais je crois que c’est très-vrai. Il y a beaucoup de choses qui m’intriguaient dans la conduite de cet homme et ceci explique tout. Mais quels motifs peuvent l’avoir poussé à ce crime hideux ?

— Je crois qu’il a un intérêt pécuniaire à sa mort. Je ne comprends pas bien ses motifs. Mais soyez sûre qu’il a un motif et un motif suffisant. Je me suis laissé abuser au point de croire à l’honnêteté de cet homme, après que j’avais été prévenu. Mais ce n’est pas le moment des regrets. Diana, je compte sur vous pour sauver notre chère amour.

— Il n’est pas trop tard pour la sauver ?

— Le docteur Jedd n’a pas voulu s’expliquer d’une manière positive. Il m’a dit qu’elle est en danger, mais il n’interdit pas tout espoir. Maintenant, écoutez-moi, ma chère amie. Je ne tiens Nancy que par un faible lien. Je pense qu’elle nous sera fidèle, mais je ne suis pas sûr d’elle. L’influence de M. Sheldon est puissante, et Dieu sait quelles concessions il peut obtenir d’elle. Elle est la gardienne ostensible de la chambre de Charlotte, il faut que vous vous arrangiez pour en être la gardienne réelle. Il faut avoir l’œil sur la gardienne. Comment votre chambre est-elle située par rapport à celle de Charlotte ?

— Les deux portes sont juste en face l’une de l’autre.

— La Providence nous favorise. Pouvez-vous veiller sur la porte de Charlotte sans que votre surveillance soit trop apparente ?

— Je le puis.

— Jour et nuit ?

— Jour et nuit.

— Dieu vous récompensera, chère. Sa vie peut être sauvée par votre fidélité.

— J’en ferais autant pour lui rendre un bien plus petit service.

— Chère fille ! Et maintenant, rentrez dans la maison. Voici la potion. Vous la remettrez entre les mains de Nancy. Elle a reçu ses instructions de M. Jedd, et ces instructions ne laissent pas de place au doute. Si elle permet à M. Sheldon d’altérer les potions ou la nourriture de la malade, elle se rend sciemment la complice d’un crime. Je crois qu’on peut avoir confiance en elle.

— Je la surveillerai.

— La charge de fournir les médicaments m’est confiée. Je viendrai ici plusieurs fois par jour, mais il faut que je me prépare pour le moment où M. Sheldon pourrait m’interdire sa maison. Dans ce cas, je me présenterai à cette porte, je pense que les servantes seront pour moi si vous plaidez pour moi.

— Je suis sûre d’elles.

— Et maintenant, ma chère, allez, la potion est attendue. Je reviendrai dans quelques heures savoir s’il s’est produit un changement en sens favorable. Allez. »

Ils étaient arrivés près de la grille.

Valentin saisit la main que Diana lui tendait, et il resta près de la petite grille jusqu’à ce qu’il l’eût vue disparaître par la porte donnant accès dans la partie de la maison consacrée aux domestiques.

Quand la porte se fut fermée, il s’éloigna lentement. Il avait fait tout ce qu’il lui était possible de faire, et il était arrivé maintenant au moment le plus pénible : celui où il ne lui restait plus qu’à attendre l’issue des événements.

Qu’allait-il faire ? Rentrer chez lui… boire, manger, dormir ? Lui était-il possible de manger ou de dormir tandis que cette précieuse existence flottait entre la vie et la mort ? Il suivait doucement les rues sans fin, sans savoir où il allait. Sans en avoir conscience, il était bousculé par les passants ou il les bousculait ; des enfants le heurtaient à chaque instant. Comme le monde lui paraissait bruyant et affairé ! Et elle était mourante !

Il arriva en suivant la grande route au milieu du bruit et de l’animation de Notting Hill. Les boutiques regorgeant de monde et les clameurs de la foule lui semblaient étranges. C’était pour lui comme une cité étrangère. Il continua son chemin, après avoir passé le point où la foule était le plus compacte et il entra dans une petite taverne où il demanda un peu de brandy.

Il y avait un banc près de la muraille faisant face au comptoir et c’est vers ce banc qu’il se dirigea.

« Qu’est-ce que vous avez à me bousculer ainsi, mon jeune monsieur, dit un cocher brutal indigné d’avoir été touché par le coude de Valentin, mais presque aussitôt ce cocher brutal s’était élancé en avant et avait reçu dans ses bras le jeune monsieur. Eh ! bien, jeune homme, où voulez-vous donc aller… Eh ! là-bas, apportez un verre d’eau fraîche, le diable m’emporte s’il n’est pas évanoui ! »

Heureusement Valentin n’était pas évanoui, c’était seulement une défaillance qui l’avait surpris. Il revint à lui après avoir avalé quelques gouttes de brandy qu’on lui avait insinuées dans la bouche à l’aide d’une cuillère et il regarda autour de lui avec des yeux égarés.

« Dieu me damne, si ce n’est pas une défaillance causée par le besoin ! s’écria le cocher. Ils se tiennent raides jusqu’à ce qu’ils tombent, ces gaillards-là, et ils se promènent, élégants comme des Dorsays, avec l’estomac vide. Eh ! quelqu’un ! apportez un morceau de viande froide et servez vite. C’est moi qui régale. »

Valentin leva les yeux, et un léger sourire se dessina sur ses lèvres.

« C’est moi qui paie tout ce qu’il vous plaira de commander, mon ami, dit Valentin en tendant la main au bon cocher. Je n’ai rien mangé depuis hier soir, mais si j’ai jeûné ce n’est pas par manque d’argent. Il y a des peines plus cruelles qu’une bourse vide et j’en sais quelque chose.

— Pardon, monsieur, dit l’homme avec embarras et très-honteux de sa bienveillance. Mais voyez-vous, ce n’est pas la première fois que je vois un beau monsieur comme vous, s’évanouir dans la rue par suite d’un jeûne trop prolongé et n’ayant pas un sou dans sa poche. »