L’Héritage de Charlotte/Livre 09/Chapitre 06

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 180-188).

CHAPITRE VI

CONFUSION

Un cab transporta rapidement Sheldon dans une sombre rue de la Cité, une rue qu’on aurait pu appeler la rue des Pas-Perdus, tant il y avait de malheureux individus pressés par des besoins d’argent qui arpentaient en vain en tous sens son pavé boueux.

La personne que Sheldon allait voir était un célèbre escompteur qui lui avait rendu service dans plus d’une crise et sur lequel il croyait pouvoir compter en ce moment.

M. Kaye, l’escompteur, fut ravi de voir son digne ami Sheldon. Il venait précisément d’arriver de Brighton, où était sa famille, et il avait une petite cour qui l’attendait dans les bureaux que Sheldon avait traversés lorsqu’il avait été introduit dans le cabinet du maître du logis.

« C’est une heure bien matinale pour recevoir votre visite, dit Kaye après quelques lieux communs, il n’y a qu’une heure que je suis à Londres.

— L’affaire qui m’amène est trop importante pour s’occuper de questions d’heure, répondit Sheldon, sans cela je ne serais pas ici. Je viens de quitter le lit de mort de la fille de ma femme.

— En vérité ! » s’écria l’escompteur paraissant fort impressionné.

Jusqu’alors il avait vécu dans l’ignorance la plus absolue que Sheldon eût une belle-fille, mais l’expression de chagrin qui se peignit sur son visage aurait donné à penser qu’il avait connu et estimé cette femme.

« Oui, c’est fort triste, dit Sheldon, et plus que triste pour moi. La pauvre fille avait de grandes espérances et elle était appelée à recueillir une immense fortune, si elle eût vécu une année ou deux de plus.

— Ah ! mon Dieu ! que c’est malheureux ! Pauvre jeune femme !

— Jedd et Doddleson, que certainement vous connaissez tous deux de réputation, lui donnaient leurs soins depuis six semaines. J’ai eu à supporter des dépenses sans fin, et tout cela inutilement.

— La consomption, je suppose.

— Eh bien ! non, ce n’était pas une maladie de poitrine, c’était une sorte d’atrophie… je ne sais guère de quel nom appeler sa maladie. Maintenant, écoutez-moi, Kaye, cette maladie a mis de l’embarras dans mes affaires ; concordant avec la baisse qui pèse sur le marché, elle a jeté la perturbation dans l’équilibre de mes finances. Je suis resté à la maison veillant cette pauvre fille et ma femme qui naturellement est effroyablement bouleversée, et tout cela quand j’aurais eu besoin d’être dans la Cité. Heureusement pour moi et pour ma femme, dans les intérêts de laquelle j’ai agi, j’ai pris la précaution de faire assurer la vie de la jeune fille, il y a huit ou neuf mois ; en fait, immédiatement après avoir découvert qu’elle avait droit à recueillir une grande fortune. La police est pour cinq mille livres, j’ai besoin que vous me donniez immédiatement quatre mille livres sur le dépôt de la police d’assurance et du testament de ma belle-fille.

— Vous donner quatre mille livres ! s’écria Kaye avec un rire placide. Supposez-vous que j’aie une pareille somme libre chez mes banquiers.

— Je suppose que vous pouvez me donner cet argent, si cela vous convient.

— Je pourrais m’arranger pour faire cela pour vous.

— Oui, c’est une vieille comédie archicentenaire et que nous connaissons tous. Vous pouvez me donner l’argent sur l’heure si vous le voulez, Kaye, et si je n’avais pas un aussi impérieux besoin d’argent comptant, je ne serais pas venu vous trouver. La compagnie d’assurance me versera les cinq mille livres dans un mois ou deux. Je puis vous faire mon billet à deux mois de date et déposer la police entre vos mains comme surcroît de garantie. Je pourrais me procurer cet argent ailleurs, chez mes banquiers, par exemple, mais je ne tiens pas à ce qu’ils en sachent aussi long. »

Kaye réfléchit. Il avait assisté Sheldon dans ses opérations financières, et il y avait trouvé son avantage. De l’argent avancé sur de telles garanties était aussi sûr que s’il était prêté sur dépôt de titres de rentes, à moins qu’il n’y eût quelque chose de douteux dans les circonstances qui avaient amené la souscription de la police, ce qui, avec un homme de l’honorabilité de Sheldon, était improbable au dernier degré.

« Quand avez-vous besoin de votre argent ? demanda-t-il enfin.

— Au commencement de la semaine prochaine, vers le vingt-cinq du mois au plus tard.

— Et nous sommes aujourd’hui le 20 ? rude affaire.

— Pas du tout. Vous pourriez me donner l’argent cette après-midi, si vous le vouliez.

— Eh bien ! je crois que nous pourrons couler cette affaire. C’est une opération pour laquelle je me crois obligé de consulter mon sollicitor. Si vous vous rencontriez avec lui, demain à midi ? Vous pourriez apporter toutes les pièces qui établissent vos droits : le certificat du docteur, l’acte de décès, et tous les documents nécessaires.

— Oui, répondit Sheldon d’un air pensif, j’apporterai toutes les pièces nécessaires. À demain, à midi, alors. »

Sheldon laissa la police et le testament entre les mains de l’escompteur, et partit.

Les choses avaient marché aussi facilement qu’il pouvait l’espérer.

De chez Kaye il se rendit à la Banque Unitas, où il eut un entretien fort amical mais non complétement satisfaisant avec le secrétaire. Il désirait que la Banque Unitas lui avançât de l’argent sur la seconde police d’assurance : mais depuis quelque temps, la balance de son compte avait été très-basse, et il ne put lui promettre qu’il serait fait selon son désir.

Ces parts d’intérêt sur la Banque Unitas, évaluées à cinq mille livres, qu’il avait transférées à sa belle-fille, avaient été, quelques mois auparavant, transférées par cette jeune dame en vue d’un placement plus avantageux.

L’argent produit par la négociation de ces valeurs, ainsi que tout celui dont Sheldon avait la disposition, avait été s’engloutir dans le puits sans fond de ses malheureuses spéculations.

De la Banque le boursier passa à son bureau, où il vit Orcott, auquel il annonça, avec toutes les apparences convenables de chagrin, la mort de sa belle-fille.

Il resta une heure dans son cabinet à arranger ses affaires pour le lendemain, puis il envoya chercher un autre cab et se remit en route pour Bayswater.

La foule qui se presse dans la Cité vers midi et le bruit qui s’y fait lui semblaient étranges, presque aussi étranges qu’à un homme qui revient d’une solitaire excursion dans les déserts d’une autre partie du monde.

Les volets étaient fermés dans sa maison, les fenêtres de sa chambre à coucher et de son cabinet de toilette avaient la vue sur la route, et c’est sur les fenêtres de ces deux pièces que ses regards se portèrent.

Il se représenta sa faible et sotte femme se plaignant et se lamentant derrière ces volets fermés.

« Et je vais avoir à endurer ses lamentations ! pensa-t-il en frissonnant. Je n’aurais plus d’excuses pour l’éviter. Mais, d’un autre côté, j’aurai le plaisir de signifier à Mme Woolper et à Mlle Paget d’avoir à quitter ma maison. »

Il trouva une sorte de méchante satisfaction à cette pensée ; il ne voulait pas endurer plus longtemps l’insolence de ces deux femmes ; le temps était venu où il avait à affirmer son droit à être le maître chez lui : une partie avait été hardiment jouée contre lui par Jedd et les autres, et ils l’avaient perdue. C’était lui qui avait gagné. Il pouvait maintenant congédier médecin, garde, amie, et amoureux.

La mort de Charlotte le rendait maître de la situation.

Il entra dans sa demeure, résolu à faire acte d’autorité à l’instant.

À l’intérieur tout était tranquille. Il regarda dans la salle à manger : elle était vide ; dans son cabinet : il était vide également.

Il monta à l’étage supérieur, composant son visage pour la circonstance. Il frappa tranquillement à la porte de la chambre qui aurait dû, de toutes les chambres de la terre, lui paraître la plus terrible.

Point de réponse.

Il frappa un peu plus fort. Encore, pas de réponse.

« N’y a-t-il personne ici ?… personne excepté… »

Il ouvrit la porte et entra parfaitement calme pour regarder la tranquille dormeuse, que son appel ne réveillerait pas, que sa présence ne troublerait pas.

Il n’y avait aucune garde auprès du lit ; tout était arrangé dans l’ordre le plus parfait ; mais il lui sembla que des objets manquaient dans la chambre, objets qu’il avait eu coutume de voir pendant la maladie de la jeune fille, et qui s’associaient pour lui avec son souvenir.

La pendule qui était sur la table auprès du lit ; une bibliothèque ; une chaise basse recouverte en tapisserie, œuvre de sa mère et de Diana. La chambre paraissait nue et vide sans ces objets, et Sheldon se demandait quelle main officieuse les avait enlevés.

Au fond était le petit lit enveloppé de rideaux blancs soigneusement tirés.

Sheldon marcha tranquillement par la chambre et s’approcha du rideau.

Il avait contemplé le sommeil de mort du père de Charlotte ; pourquoi ne contemplerait-il pas le sien ?

Elle n’était pas là.

Les rideaux tirés n’enveloppaient que le lit où elle avait reposé d’un sommeil tranquille depuis qu’elle était jeune fille.

Cette froide dépouille aux formes rigides que Sheldon s’attendait à voir n’était pas là.

Il porta la main à sa tête complètement stupéfait.

« Qu’est-ce que cela signifie ? se demanda-t-il. C’est pourtant bien dans cette chambre qu’elle est morte ! »

Il courut à la chambre de sa femme : peut-être y avait-on transporté Charlotte quelques instants avant sa mort… Quelque fantaisie enfantée par la fièvre lui était-elle venue, de s’y faire transporter ?

Il ouvrit la porte et entra, mais là encore tout était calme et il n’y avait personne. La chambre était arrangée comme de coutume, mais rien qui trahît la présence de sa femme.

Sa stupéfaction et son étonnement commençaient à se changer en frayeur.

Qu’est-ce que tout cela signifiait ? De quelle infernale supercherie avait-il été la dupe ?

Il se rendit à la chambre de Diana ; elle était vide aussi… Une malle fermée et toute prête à être emportée, occupait le milieu de la chambre.

Il n’y avait pas d’autre pièce à cet étage. Au-dessus étaient les chambres des servantes.

Il redescendit au rez-de-chaussée et dans la salle à manger ; il sonna : une servante vint répondre à son coup de sonnette.

« Où est votre maîtresse ? demanda-t-il.

— Sortie, monsieur, elle est partie ce matin à huit heures. Ah ! monsieur, le docteur Jedd est venu et m’a dit de vous remettre ceci… avec le certificat… »

Le certificat ! Oui, le certificat constatant la mort de Charlotte. Le certificat qu’il devait produire le lendemain avec d’autres documents pour satisfaire l’escompteur et son conseil.

Il regardait la servante en ayant encore sur le visage l’expression de l’étonnement qu’il avait éprouvé en trouvant les chambres vides.

Il prit la lettre machinalement de la main de cette fille et rompit l’enveloppe sans regarder l’adresse.

Le certificat tomba à terre ; il le ramassa d’une main tremblante et pendant quelques instants il le regarda les yeux couverts d’un voile qui ne lui permettait pas de voir.

Il apercevait bien un acte, avec des dates et des noms, dressé par la main d’un clerc, mais pendant quelque temps il ne vit rien de plus. Puis, peu à peu les noms sortirent de la confusion de ce tourbillon de mots qui dansaient devant ses yeux éblouis.

« Valentin Haukehurst, écrivain, célibataire, Carlyle Terrace, Edgewar Road, fils d’Arthur Haukehurst, journaliste. Charlotte Halliday, Bayswater, demoiselle majeure, fille de Tom Halliday, fermier. »

Il n’en lut pas davantage.

C’était un acte de mariage et non un acte de décès qui lui avait été apporté.

« Vous pouvez vous retirer, dit-il à la servante d’une voix étranglée.

— Qu’ordonnez-vous pour le dîner, s’il vous plaît, monsieur ?

— Est-ce que je m’occupe du dîner ?

— Dînerez-vous à la maison, monsieur ?

— Si je dînerai à la maison ?… Oui ; que Mme Woolper vous donne ses ordres.

Mme Woolper est partie, monsieur. Elle est partie pour tout de bon, à ce que je crois ; elle a emporté ses malles. Et l’on doit envoyer le bagage de Mlle Paget, s’il plaît à monsieur. Voilà une lettre que Mme Woolper a laissée pour monsieur, et qu’elle a déposée sur la tablette de la cheminée.

— Elle a été bien bonne. Cela suffît, vous pouvez vous retirer. »

La fille partit, étonnée comme ses camarades de l’étrangeté des événements de cette journée, et plus étonnée encore de ce qu’il y avait d’étrange dans les manières de son maître.