L’Héritage de Charlotte/Livre 09/Chapitre 07

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 188-199).

CHAPITRE VII

RÉSOLUTION À PRENDRE

Quand la servante fut partie, Sheldon s’assit et examina l’acte qui lui avait été remis.

Oui, il était en bonne forme. C’était la copie certifiée de l’acte d’un mariage célébré le matin dans l’église de Saint-Mathias-des-Champs, Paddington, et dûment certifié par l’archiviste de cette paroisse.

Si cet acte était sérieux, Valentin et Charlotte avaient été mariés le matin, et le testament et la police d’assurances, déposés entre les mains de Kaye, n’étaient plus que des chiffons de papier sans valeur.

Ils l’avaient joué, lui, Sheldon, aussi aisément que cela ?

La rage furieuse qu’il ressentait contre eux et plus encore contre lui-même, contre sa propre sottise qui l’avait laissé duper ainsi, lui faisait éprouver l’angoisse la plus vive qui eût jamais torturé son cœur.

Il avait été un scélérat toute sa vie et il avait, dans une certaine mesure, porté la peine de ses méfaits, mais la défaite dans le crime était une sensation nouvelle pour lui, et une haine et une colère aussi féroces qu’impuissantes contre lui-même et contre l’univers entier s’emparèrent de son esprit.

Il se promena quelque temps par la chambre, tout à la rage indomptable qui le dominait et incapable d’avoir une pensée en dehors de son inutile furie.

Puis un sentiment instinctif lui vint à l’esprit : la conscience qu’il devait y avoir quelque chose à faire et qu’il fallait agir promptement.

Quelle que fût sa position, il fallait l’envisager en face.

Sa marche furieuse dans la chambre s’arrêta tout à coup : il prit l’acte qu’il avait froissé dans sa main avant de le mettre dans sa poche et il l’examina de nouveau.

Il n’y avait guère à douter qu’il ne fût sérieux et une visite à l’église où le mariage avait été célébré dans la matinée suffirait pour dissiper toute ombre de doute.

Avec l’acte de mariage, il avait retiré de sa poche la lettre qui l’accompagnait et il vit alors que l’adresse était de la main de Valentin.

(Aux soins du docteur Jedd) avait-il écrit sur un des coins de l’enveloppe.

Pourquoi les lettres de Haukehurst lui parviendraient-elles par l’entremise du docteur Jedd ? Pourquoi, s’il n’avait pas existé une conspiration ourdie entre ces hommes contre son autorité et contre ses intérêts ?

La lettre de Valentin était courte et libellée comme une lettre d’affaires.

« Monsieur,

« Avec l’entière approbation de sa mère et seule parente, ma chère Charlotte est devenue aujourd’hui ma femme. La copie de l’acte de mariage, renfermée dans ma lettre, vous fournira tous les renseignements nécessaires.

« Je m’abstiendrai d’entrer dans toute explication de ma conduite ; car je crois des explications complètement inutiles.

« Vous ne pouvez guère manquer de comprendre pourquoi j’ai agi de cette façon et pourquoi je me félicite et félicite ma femme d’avoir quitté votre maison, comme je la féliciterais d’avoir échappé à un péril imminent.

« Vous éprouverez, je le crains, peu de satisfaction à apprendre que les docteurs ont déclaré votre belle-fille hors de danger, quoique encore très-faible. Elle est installée dans une résidence temporaire avec sa mère et Diana et, selon toutes les probabilités, il se passera encore plusieurs mois avant que la vie commune puisse commencer pour nous.

« Donner à ma bien-aimée la protection légale du mariage a été le but de cette union soudaine et secrète. Mieux que tout autre vous comprendrez combien cette protection était devenue nécessaire pour assurer sa sécurité.

« Si néanmoins vous aviez besoin d’être plus amplement édifié sur les motifs qui ont dicté le parti que nous avons pris, M. le docteur Jedd est la personne la mieux en état de vous fournir ces renseignements, et il s’est déclaré tout prêt à répondre aux questions que vous croiriez avoir à lui faire.

« Pour le reste, vous pouvez être assuré que les droits de Mme Haukehurst, en ce qui touche l’héritage de feu John Haygarth, seront aussi bien sauvegardés que ceux de Mlle Halliday, et que le mariage conclu à la hâte ce matin ne mettra aucun empêchement à tous les actes qu’il pourrait être nécessaire de faire pour sauvegarder ses intérêts dans l’avenir.

« Avec cette assurance, je reste, monsieur,
« Votre obéissant serviteur,
« Valentin Haukehurst.

« Carlyle Terrace, Edgeware Road. »

Une seconde lettre émanant de sa femme se trouvait Sous la même enveloppe.

Il la lut avec une physionomie exprimant un mélange de colère et de dédain.

« La sotte ! c’est à peu près le seul service qu’elle pouvait me rendre. »

La lettre était longue et incohérente, tachée de larmes, et par places complètement illisible.

Sheldon y releva les faits principaux qui étaient ceux-ci :

Sa femme l’avait quitté pour toujours. Le docteur Jedd et Haukehurst lui avaient dit quelque chose, quelque chose qui intéressait le salut de sa chère et unique enfant, et dont la connaissance devait la séparer à jamais de lui. Quant à l’argent qu’elle lui avait apporté, elle n’en réclamait rien. Même ses bijoux personnels, qu’il gardait dans sa caisse, elle n’essaierait pas d’en obtenir la remise. Valentin ne la laisserait pas mourir de faim. Le plus pauvre asile, la plus modeste nourriture lui suffiraient à l’avenir ; mais jamais elle ne reviendrait demeurer dans une maison habitée par lui.

Sheldon jeta la lettre de côté en jurant : il n’avait pas de temps à perdre pour de pareils radotages.

Il rompit l’enveloppe de la lettre de Nancy : c’était une honnête épître lui disant comme elle l’avait servi avec fidélité, comme elle l’avait aimé au temps passé, et lui déclarant qu’elle ne pouvait plus le servir désormais. Elle l’exhortait dans des phrases sans art et sans orthographe à songer au repentir. Il pouvait n’être pas encore trop tard, même pour un aussi grand pécheur qu’il l’avait été.

Il déchira ces deux lettres en petits morceaux et les jeta dans l’âtre.

Quant à la lettre, de Valentin, il la garda : c’était un document qui avait quelque importance légale.

Pendant un moment, il avait eu la pensée qu’il pourrait punir ces gens de leur ingérence dans ses affaires : il pouvait intenter une action en calomnie contre le docteur Jedd et le contraindre à administrer la preuve des faits allégués par lui ou à payer par des dommages-intérêts son injustifiable accusation. Il était sûr que le docteur Jedd ne pourrait rien prouver, et qu’un jury bien travaillé pourrait se montrer sévère et faire un exemple.

Mais, d’un autre côté, les présomptions tirées des circonstances étaient très-fortes contre lui, et des preuves qui eussent été insuffisantes pour établir sa culpabilité, dans un procès criminel où sa vie était en jeu, pourraient suffire pour défendre ses ennemis contre une action en calomnie, si réellement ce qui avait été fait par Valentin et le docteur Jedd pouvait constituer une imputation méchante et calomnieuse.

D’ailleurs, une action semblable n’invaliderait pas le mariage, célébré le matin, et ce seul fait entraînerait sa ruine complète. Les intérêts de Charlotte se confondaient dans les intérêts de son mari. Il ne lui restait plus l’ombre d’un droit sur la fortune de Haygarth.

Sa ruine était complète et cruelle. Depuis longtemps sa position était désespérée, il n’avait d’autre issue que la sombre route dans laquelle il s’était engagé et cette issue elle-même lui était fermée.

Le jour approchait où les faux billets sur des compagnies imaginaires seraient protestés et le protêt de ces billets, c’était la fin de toutes choses pour lui, la révélation complète des artifices malhonnêtes à l’aide desquels il était parvenu à maintenir sa barque à flot sur les eaux commerciales.

Il examina sa position sous toutes les faces avec calme et résolution, et il vit qu’il ne lui restait pas un espoir.

Tout le problème de son existence se bornait à la question de savoir quelle somme d’argent comptant il pourrait emporter de cette maison et dans quelle direction il porterait ses pas après l’avoir quittée.

Son premier soin devait être de s’assurer si le mariage, attesté par l’acte qu’il avait entre les mains, avait réellement eu lieu, ensuite rentrer en possession des pièces qu’il avait remises à Kaye.

Avant de quitter la maison, il entra dans son cabinet, où il examina le livre de son banquier.

Les choses étaient telles qu’il lui avait été dit à la Banque : il avait plus qu’épuisé la somme portée à son crédit.

Parmi les lettres qu’il trouva non décachetées sur son bureau, il y en avait une émanant de l’un des administrateurs de la Banque Unitas, qui appelait poliment et respectueusement son attention sur cet oubli de sa part.

Il fut la lettre et la froissa avec colère en la mettant dans sa poche.

« Je suis juste aussi bien dans mes affaires que je l’étais il y a douze ans quand Halliday est venu dans ma demeure de Fitzgeorge Street, se dit-il à lui-même, et j’ai l’avantage d’être plus âgé de douze ans. »

Voilà où il en était ; en réalité, il avait tourné dans un cercle, la découverte était humiliante.

Sheldon commençait à penser que la ligne qu’il avait suivie pendant sa vie, n’était pas la meilleure et la plus profitable.

Il ouvrit sa caisse et força le coffret qui contenait les quelques bijoux qu’il avait donnés à sa femme dans les premiers temps de leur mariage, comme récompense de la bonté qu’elle avait eue de laisser son second mari disposer du patrimoine du premier, sans observations et sans empêchement de sa part : ces bijoux consistaient en quelques bagues, une broche, une paire de boucles d’oreilles et un bracelet ; ils étaient beaux dans leur genre et valaient environ deux cents livres.

Ces bijoux et le chronomètre en or qu’il portait dans la poche de son gilet composaient toutes les richesses dont Sheldon pouvait disposer maintenant que le terrain sur lequel était édifiée sa position commerciale commençait à s’effondrer sous ses pieds et que les grondements du cratère l’avertissaient du péril qu’il courait. ་ Il mit ces bijoux dans sa poche sans un remords, puis il monta à l’étage supérieur pour empaqueter ses effets dans un grand porte-manteau qui devait lui donner crédit parmi les étrangers par son apparence éminemment respectable.

Dans cette terrible crise de sa vie, il songea à tout ce qui concernait son intérêt. Où allait-il aller ? Pendant quelque temps cette question resta insoluble pour lui. Dans toutes les parties du globe, le champ est ouvert au soldat de fortune. Quelque plan germerait dans sa tête à l’occasion.

L’abandon de sa femme le laissait complètement indépendant. Aucun lien n’enchaînait ses mouvements ; rien à craindre, sauf les mesures que pourraient prendre contre lui les porteurs des faux billets, et les procédures sont lentes, tandis que la locomotion moderne est prompte.

Qu’allait-il quitter ?

La réponse était facile : un dédale de dettes et d’embarras ; sa belle maison, et le beau mobilier qui la garnissait étaient tenus dans la même servitude légale que l’était autrefois son mobilier de Fitzgeorge Street. Il avait signé un ordre de vendre tout ce qui lui appartenait, quelques mois auparavant, pour obtenir de l’argent comptant.

Cette ressource extrême n’avait pas été employée plus utilement que tous les autres moyens qu’il avait déjà épuisés.

Il n’avait rien à perdre à sa fuite, et c’était un fait dont il lui était facile de s’assurer.

Il descendit au rez-de-chaussée et sonna la servante.

« Je pars, dit-il, pour rejoindre ma femme et ma fille et retourner avec elles au bord de là mer. Il y a un porte-manteau tout prêt dans ma chambre. Vous le donnerez au commissionnaire que j’enverrai dans un jour ou deux. À quelle heure Mme Sheldon et Mlle Halliday sont-elles parties ce matin ?

— À huit heures, monsieur. M. Haukehurst est venu les chercher dans une voiture. Elles sont sorties par la cuisine et la porte de service, monsieur, parce que vous dormiez, a dit Mme Woolper, et qu’il ne fallait pas vous déranger.

— À huit heures, oui, Et Mme Woolper et Mlle Paget ?

— Aussitôt après que vous avez été parti, monsieur. Elles avaient deux fiacres pour emporter les bagages de madame et de mademoiselle, qui étaient encore comme ils étaient quand vous êtes revenu de Barrow.

— Oui, je comprends. »

Il avait presque envie de demander à la fille si elle avait entendu l’adresse donnée aux cochers des deux fiacres, mais il s’en abstint.

Que lui importait de savoir où il pouvait trouver sa femme et sa belle-fille ? Qu’elles fussent dans la rue voisine ou aux antipodes, le fait avait peu d’importance pour lui, si ce n’est que la connaissance du lieu où elles demeuraient lui rendrait plus facile de les éviter.

Entre elles et lui il y avait un abîme plus large que les plus grandes mers du monde et songer à elles était folie et rien que du temps et des pensées perdus.

Il quitta la maison qui depuis les dernières cinq années de sa vie était l’enseigne extérieure de son état social, ayant pleinement conscience qu’il la quittait pour toujours, et il la quitta sans un soupir.

Pour lui, le mot maison ne s’associait à aucun tendre souvenir et le foyer domestique n’avait jamais eu plus de charme qu’une place au coin du feu dans un hôtel luxueux. C’était un homme qui aurait aimé à passer son existence en hôtel garni, si la solidité de sa position n’avait eu à gagner à la possession d’une maison bien montée.

Il alla à l’église de Paddington.

Il n’était que cinq heures à l’horloge de cet édifice : l’église était fermée, mais Sheldon trouva le bedeau qui, moyennant une belle gratification, le conduisit à la sacristie, et là lui montra le livre des mariages et l’acte du dernier qui y avait été célébré.

C’était bien la signature de Charlotte Halliday, un peu incertaine, un peu tremblée.

« Je suppose que vous êtes un parent de la jeune dame, monsieur ? dit le bedeau. L’affaire était un peu étrange, mais la maman de la jeune dame était avec elle ; et d’ailleurs, la jeune dame était majeure ; aussi, voyez-vous, il n’y a rien à dire contre le mariage. »

Sheldon n’avait en effet rien à dire contre le mariage. Si quelque fausse allégation de sa part, quelque lâche et cruelle qu’elle fût, avait pu invalider la cérémonie, une telle fausseté ne lui eût rien coûté.

S’il eût été citoyen des États du Sud de l’Amérique, il aurait suborné quelques témoins pour prouver qu’il y avait du sang noir dans les veines de Valentin.

S’il n’avait pas eu affaire à un aussi fort adversaire que M. le docteur Jedd, il aurait essayé d’obtenir d’une commission de docteurs la déclaration que Charlotte était folle et par ce moyen il aurait annulé son mariage.

Mais dans l’état actuel des choses, il savait qu’il ne pouvait rien.

Il avait échoué : ces trois mots disaient tout.

Il ne perdit pas de temps à l’église et il s’empressa de se rendre dans la Cité, où il arriva juste au moment où Kaye quittait son bureau.

« Avez-vous envoyé, les papiers en question à votre sollicitor ? demanda-t-il.

— Non, j’allais justement les lui porter. J’ai pensé qu’il serait nécessaire de s’assurer qu’il n’existe pas d’autre testament de Mlle Halliday, postérieur à celui-ci ; c’est ce qu’il sera difficile de savoir. Les femmes ne s’arrêtent pas de faire des testaments, quand une fois elles se sont décidées à en faire un. Elles sont prises d’une rage de multiplier ces documents, vous le savez comme moi. Si le testateur, dans cette grande affaire de ce fameux codicille, avait été une femme, le jury aurait difficilement refusé de croire à l’existence d’une demi-douzaine d’autres codicilles cachés dans différents trous et recoins. Les femmes sont coutumières de ces sortes de choses. Comme de raison, je ne doute pas que vous ne m’apportiez le testament avec une entière bonne foi ; mais je prévois de grandes difficultés à trouver de l’argent sur une semblable garantie.

— Ne vous inquiétez pas davantage à ce sujet, dit Sheldon froidement. J’ai reconnu que je pouvais me passer de cet argent, et je suis venu uniquement pour réclamer les pièces. »

Kaye les remit à son client. Il n’était pas tout à fait satisfait du tour qu’avait pris l’affaire, car il avait espéré réaliser de bons profits en exploitant les embarras de Sheldon.

Celui-ci ne lui fit pas l’honneur d’entrer dans de plus longues explications ; il se contenta de mettre les papiers dans sa poche, et il souhaita le bonjour à l’escompteur.

Ce fut la dernière fois que Sheldon parut dans la Cité en sa qualité de négociant solide et respecté.

Il se rendit du bureau de l’escompteur dans celui d’un prêteur sur gages, chez lequel il engagea les bijoux de sa femme et sa propre montre pour une somme de cent vingt livres.

De chez le prêteur sur gages, il revint à Bayswater pour prendre son porte-manteau et de là il se rendit à Euston Hôtel, où il dîna modestement.

Après son dîner il alla dans les rues obscures qui se cachent derrière Euston Square, et trouva là un barbier qui rasa ses favoris et lui coupa les cheveux aussi ras que ses ciseaux le lui permirent.

Le sacrifice de ces ornements opéra un changement extraordinaire dans cet homme ! tous les pires indices caractéristiques de sa physionomie s’accentuèrent, et le visage de Sheldon, privé des épais favoris qui cachaient les coins de sa bouche et des boucles de cheveux qui donnaient de la hauteur et de la largeur à son front, devint un de ces visages auxquels nul n’est disposé à se fier.

Il partit par le train-poste du soir pour Liverpool, protégé par les ombres de la nuit.

Il attendit tranquillement dans cette ville le départ d’un paquebot pour New-York et fut assez heureux pour quitter l’Angleterre un jour avant la date fatale où le premier de ses faux billets arriva à échéance.