Maroussia/05

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J. Hetzel (p. 75-82).

V
LA FUITE

Il faisait encore nuit, mais la brise matinale se faisait déjà sentir. Dans un couvent lointain, on entendait sonner les matines ; les joncs du rivage pliaient et résonnaient ; les eaux de la rivière jusque-là paisibles, rencontrant ici des roches qui leur faisaient obstacle, commençaient à tourner, à bouillonner, à se précipiter avec un grand bruit dans une sorte de gouffre.

« Il faut maintenant tourner à gauche, » dit Maroussia.

Deux minutes après, ils entraient dans la steppe.

Jusque-là ils avaient marché sur le bord de la rivière, presque toujours abrités par les arbres qui la bordaient.

Maroussia et l’envoyé, bien que très-pressés, s’arrêtèrent involontairement et respirèrent à pleine poitrine l’air vivifiant et doux de cette plaine.

« Regarde de ce côté, dit Maroussia. Ce point noir là-bas, c’est l’étable dont je t’ai parlé. Maintenant, il faut encore une fois tourner à gauche : les bœufs seront là.

— Tournons encore à gauche, » fit l’envoyé.

La steppe se déroulait devant eux à perte de vue ; de hautes meules de foin fraîchement empilées arrêtaient seules le regard.

L’envoyé monta sur l’une de ces meules pour examiner l’horizon.

« Ne te tiens pas debout ! lui cria Maroussia ; tu es trop grand, on te verrait de loin comme un clocher. »

Tout semblait tranquille. L’envoyé fit signe à Maroussia de venir voir à ses côtés, et voulait l’aider à monter ; mais ce n’était pas nécessaire, en un instant elle fut sur la meule. V

heureux ton père, heureuse ta mère !

« Tu as des ailes, lui dit l’envoyé.

— Père m’appelait son petit écureuil, » répondit l’enfant avec fierté.

Elle regarda aussi, mais regarda d’un seul côté, du côté de la maison de ses parents.

« Vois-tu là-bas, dit-elle, vois-tu ? Regarde pour moi, mes yeux ne voient pas bien en ce moment, — il me semble pourtant que tout y est tranquille.

— Oui, oui, dit l’envoyé, tout semble dire : repos.

— Ils dorment, tous ceux que j’aime, après avoir prié pour nous bien sûr ; prions pour eux. »

Et les regards humides de l’enfant s’élevèrent jusqu’à Dieu !

« Heureux ton père, heureuse ta mère, dit l’envoyé, d’avoir une telle enfant ! »

Plus calmes, plus forts, ils redescendirent de la meule. Ils firent encore quelques pas et arrivèrent, en descendant, à une haie vive qui entourait un petit vallon.

« C’est ici ! dit Maroussia. Descendons encore ; aide-moi à soulever la barre de la porte. Voici les bœufs ; les vois-tu ?

— Je les vois, ils sont magnifiques ! »

Les deux bœufs, couchés sur l’herbe, restaient immobiles comme deux grosses montagnes. Maroussia caressa de sa petite main les deux têtes cornues. Un sourd mugissement bienveillant répondit aux caresses de la petite fille.

« Chut, chut ! dit Maroussia. Il faut me suivre tout doucement ! Alerte ! »

On eût dit que les bœufs comprenaient très-bien le langage de leur petite maîtresse, car ils se levèrent sans bruit et la suivirent discrètement.

« Ils sont bien plus grands que moi, dit en riant Maroussia, et pourtant nous sommes du même âge. »

La voiture chargée de foin n’était pas bien loin.

« Maintenant, attelons ! » dit Maroussia, quand ils s’en approchèrent.

La voiture fut bientôt attelée.

« Dépêche-toi ! dit Maroussia. Qu’as-tu à me regarder ainsi ?

— C’est que tu es si petite, Maroussia ! dit l’envoyé, si petite ! On te prendrait plus aisément pour une petite alouette faite pour voleter et chanter dans ces steppes que pour une personne conduisant de grosses affaires ! »

Il avait raison, l’envoyé. La petite fille semblait encore plus mignonne au milieu de cette vaste étendue de verdure, près de ces bœufs énormes et de cette grande voiture, à côté de ce géant de la Setch.

« Ah ! je voudrais être grande ! soupira Maroussia. Tiens ! voici le mouchoir de maman, je vais le mettre sur ma tête à la mode des vieilles et je paraîtrai très-âgée. Regarde ! n’est-ce pas ? »

Ses grands yeux le regardaient de dessous le mouchoir brun qui couvrait entièrement sa tête blonde et ses épaules rosées.

L’envoyé la regarda tendrement et sourit. Pendant un instant il ne voulut ou ne put rien dire.

Quand il répondit enfin, sa voix était bien basse, si basse qu’on eût dit que ce n’était pas la sienne :

« Tu connais bien le chemin, Maroussia ? demanda-t-il.

— Je connais très-bien ce chemin. Il faut aller toujours droit jusqu’au petit lac, et puis, étant arrivé près de ce petit lac, on tourne à droite, et dès qu’on a tourné, on aperçoit du haut d’une montée le toit de la maison de Knich. Une fois là, on ne trouve pas de difficultés pour arriver à Tchiguirine. J’ai bien entendu quand Knich disait à mon père : « À moins d’être un niais, on va facilement par ce chemin. »

— Connais-tu ce Knich ?

— Je le connais, il vient souvent chez nous.

— Il te recevra bien ?

— Je n’en sais rien… je crois que oui.

— Et s’il te recevait mal ?

— Mais il ne pourra jamais nous trahir, pas vrai ? C’est un ami… Oh non ! un ami de mon père ne peut pas être un traître.

— Sais-tu, Maroussia, continua l’envoyé en regardant fixement la petite fille, sais-tu que le pays est plein d’étrangers, de soldats, de gens sans pitié ? Sais-tu que nous ne rencontrerons que des ennemis, des coups de sabre ou des coups de fusil ? Sais-tu que partout coule le sang ? sais-tu cela ?…

— Oui, répondit Maroussia ; oui, je sais tout cela !…

— Les yeux méchants vont t’espionner ; on te fera des questions dont tous les mots seront des pièges, et si tu réponds maladroitement, si tu laisses échapper un petit geste, un petit mouvement, si tu parles, si tu rougis, si tu trembles un peu, tout sera perdu… Le sais-tu ?

— Oh ! je ne répondrai pas maladroitement, je répondrai bien : je n’ai pas peur !

— Il se peut, petite, que nous allions à la mort !

— Non, dit Maroussia, nous ne mourrons qu’après. Il faut d’abord que tu arrives à Tchiguirine. Une fois que tu seras à Tchiguirine, je mourrai, s’il le faut !… Alors je n’aurai plus peur de mourir… mais il faut qu’auparavant tu sois à Tchiguirine ! Oh oui !… »

L’envoyé ne dit rien, mais il prit la fillette dans ses bras et la serra doucement sur son cœur, en l’appelant tout bas « sa chérie. »

« Maroussia, dit-il après quelques instants de silence, nous ferons bien sûr de mauvaises rencontres ; les soldats pourront t’arrêter, t’interroger. Si l’on s’approchait de la voiture, même avec l’intention de la fouiller, tu serais calme, tu n’aurais pas l’air d’une petite perdrix qui voit quelqu’un s’approcher de son nid caché tout près. Tu me comprends, dis ?

— Oui, je te comprends. Il faut être… il faut être… comme toi. Je serai ainsi.

— Si quelqu’un te demandait où tu vas, tu répondrais que tu mènes cette voiture chargée de foin à la campagne de Knich, lequel l’avait acheté chez ton père. Entends-tu ?

— Oui, j’entends.

— Si nous arrivons sains et saufs jusqu’à la demeure de Knich, Knich viendra sur le seuil de sa porte à notre rencontre, bien sûr. Entends-tu ?

— Alors tu lui diras : « Quel beau blé vous avez dans vos champs ! Je l’ai admiré en passant. Il est encore un peu vert ; mais je crois qu’au besoin on pourrait l’utiliser même avant qu’il soit tout à fait mûr. » C’est bien long, petite fille ? Mais tu peux tout de même retenir ces paroles, pas vrai ?

— Oui, répondit Maroussia. Écoute, je vais les répéter ! »

Elle les répéta et n’oublia rien, pas une parole.

« Tu es un petit trésor ! dit l’envoyé. Maintenant, dépêchons-nous ! »

Il monta sur la voiture, fit un grand trou dans le foin et s’y cacha.

Maroussia se mit à la place qu’aurait prise un voiturier, encouragea les bœufs de sa petite voix, d’abord un peu tremblante, et la lourde voiture s’ébranla en se balançant lentement.

La nuit était très-avancée. On était sur le point d’apercevoir quelques lueurs dorées. La brise fraîchit encore, et les gouttes de rosée brillèrent sur l’herbe sombre d’un éclat plus vif.