Maroussia/06

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J. Hetzel (p. 83-97).

VI
UNE RENCONTRE

Les bœufs ne savent jamais combien on est pressé. La voiture s’avançait trop lentement au gré de Maroussia ; leurs pas comptés s’allongeaient bien un peu au milieu des steppes à la voix de leur petite amie, mais ils ne se précipitaient pas. Leur marche était éclairée par le tranquille scintillement des dernières étoiles, l’aube déjà s’annonçait. On sentait le délicieux parfum des fleurs.

Tout était calme ; de temps en temps un coup de fusil, un cri, destiné à maintenir les sentinelles en alerte, faisaient ressortir davantage encore ce grand silence. Cela, c’était chose prévue.

Mais chaque petit bruit inattendu faisait tressaillir Maroussia. Combien de fois la légère rafale de la brise fit-elle affluer tout le sang vers son cœur ! Ah ! ce n’était pas pour elle qu’elle tremblait si facilement. Pour ce qui ne regardait qu’elle, sa petite personne était bien résolue. Sa vigilance était pour l’autre. Tout à coup elle dit :

« Cache-toi bien ! on vient ! »

Cette fois on venait pour tout de bon. Bientôt un détachement de cavaliers russes entoura la voiture.

« Où vas-tu ? D’où viens-tu ? Qui es-tu ? crièrent plusieurs voix enrouées.

— Je suis la fille de Danilo Tchabane, répondit Maroussia.

— Arrête donc tes bœufs ! » lui cria un officier.

Maroussia arrêta les bœufs.

« D’où viens-tu ?

— Je viens de chez nous.

— Où ça, chez vous ?

— Pas loin de ce côté.

— Et où vas-tu ?

— Je vais chez maître Knich. VI

où vas-tu ? d’où viens-tu ? qui es-tu ?

— Qui est-ce, Knich ?

— C’est un ami de mon père. Il a acheté ce foin chez nous et je conduis la voiture jusque chez lui.

— Que vous ai-je dit, cher ami ? dit un autre officier. C’est une voiture de paysan, et rien de plus. Mais vous, vous voyez partout des traîtres et des prisonniers échappés.

— Croyez-vous qu’il n’y en ait nulle part ? Le temps de galop que vous venez de faire est-il une si grosse affaire ?

— Ce n’est pas la première course que vous nous avez fait faire aujourd’hui ! Et toujours à la poursuite de fantômes ! répondit l’officier. Que ferons-nous de notre capture ? Petite fille ! veux-tu être du régiment ? Eh mais ! tu es trop petite, tu aurais mieux fait de ne pas sortir de ton berceau ce matin.

— Ce beau foin, répondit le premier officier, n’est pas à dédaigner. » Et s’adressant à Maroussia :

« La campagne de ce Knich est-elle loin ?

— Encore assez…

— Qu’entends-tu par là ? Y arriverait-on du pas de tes bœufs avant une heure, avant deux ?

— Deux peut-être, ou peut-être trois.

— Eh bien, alors, mon avis est que nous escortions cette voiture jusqu’à la maison de cet homme ; et s’il tient à ce foin, il le rachètera. Petite fille, la maison de l’ami de ton père est-elle commode ? Est-il un propriétaire riche ?

— Il a un grand jardin et beaucoup de pommes.

— Niaise ! C’est bien de pommes qu’il s’agit ! Allons ! assurons-nous par nous-mêmes de ce que peut valoir ce Knich. Notre visite ne peut manquer d’être pour lui une surprise agréable. »

L’officier piqua son cheval et s’élança en avant. Son camarade le suivit en grommelant :

« Vous êtes un vrai fou ! Voilà toute une journée passée à courir sans rime ni raison ; quel métier vous nous faites faire !

— En avant, petite fille ! dirent les soldats à Maroussia. En avant ! »

La voiture marcha entourée du détachement de soldats.

Maroussia ne voyait de tous côtés que des figures sinistres.

Tout en se demandant avec angoisse ce qu’il serait sage de faire pour se tirer de ce grand danger, elle observait timidement les visages hérissés de grandes moustaches, brunis par le soleil, durs, sombres, implacables, qui l’entouraient.

Tout ce monde avait l’air, en suivant ainsi sa voiture pas à pas, de se reposer après bien des fatigues et des exploits sanguinaires. « Combien ces gens-là ont-ils tué et massacré des nôtres déjà ? se disait l’enfant. N’est-ce pas terrible à penser ! s’en souviennent-ils seulement, du mal qu’ils ont fait ? Les figures de quelques-uns sont tristes… Leur cœur à tous n’est pas de pierre, peut-être ? Et s’ils le découvraient ? Oh non ! ils n’auraient pas de pitié ! »

Les bœufs de Maroussia, tout en conservant leur majestueuse gravité habituelle, animés peut-être par le piétinement de cette cavalerie et caressés par la fraîche brise matinale, marchaient pourtant d’un pas un peu plus leste. Les chevaux du régiment allaient militairement, mais de temps en temps ceux qui étaient plus près de la voiture allongeaient le cou et arrachaient avec un indicible plaisir un peu de foin aux bottes qui se trouvaient à portée de leurs dents. Cela faisait frissonner Maroussia. Si une botte se détachait, si…

Tout à coup Maroussia, en jetant un regard du côté des soldats, aperçut une paire d’yeux qui étaient comme fixés sur elle. Ces yeux étaient perçants comme deux lames de poignard, et flamboyaient comme des charbons ardents. Ils la regardaient avec grande attention, oui, et avec méfiance peut-être.

Elle eut chaud et froid et pensa que tout était perdu. Mais elle se dit :

« Je dois être — comme lui ! »

Et elle reprit courage.

Les deux officiers caracolaient en avant. L’un riait, l’autre grognait. Les soldats, eux, devenaient silencieux et comme assoupis par le ralentissement de leur allure.

Mais pourquoi les yeux de ce soldat se fixaient-ils toujours sur elle ?

« Je vais le regarder aussi, » se dit Maroussia.

Et, réprimant son émotion, elle attacha à son tour ses regards sur lui.

Les yeux en question appartenaient à un sous-officier âgé, robuste, à la figure très-rude et en même temps très-intelligente.

Tout à coup il poussa son cheval en avant et se plaça tout près de Maroussia, comme pour la considérer de plus près. Il ne lui parla pas tout d’abord, mais ses yeux perçants semblaient dire :

« C’est pourtant étrange, une si petite fille menant une si grosse voiture ! Qui a pu choisir pour voiturier ce frêle jouet ? Qui a pu la laisser partir ainsi, toute seule, la nuit, quand la guerre est partout, quand les chemins sont si peu sûrs ? Pour un soldat, ça ne ferait pas une bouchée, cette petite fraise-là !

« Ton père et ta mère vivent-ils encore, petite fille ? » lui demanda-t-il enfin.

Croyant que Maroussia ne comprenait pas le russe, il traduisit sa question comme il put en ukrainien.

« As-tu encore ton père ? As-tu encore ta mère ?

— Oui, grâce à Dieu ! répondit Maroussia.

— Tous les deux ?

— Tous les deux. »

Il resta pensif un instant ; puis sa figure s’anima, comme s’il eût tout d’un coup compris quelque chose à une énigme.

Le cœur de Maroussia se serra terriblement. Elle eut le vertige. Mais il fallait être — comme lui.

Elle s’efforça de paraître calme, et demanda à son tour, d’une voix un peu tremblante, il est vrai, mais le sourire aux lèvres :

« Et vous, avez-vous votre père et votre mère ? Avez-vous beaucoup de parents ? Vous avez des enfants peut-être ? Avez-vous des filles ou des fils ? »

Était-ce cette petite voix enfantine, tremblante et timide, ou tout simplement cette question qui réveilla le souvenir des joies et des tristesses du passé profondément refoulées et, pour ainsi dire, enterrées dans le cœur de ce militaire ? Quoi qu’il en soit, la figure rude et implacable qui avait fait tant peur à Maroussia se transforma soudainement, et on put y voir tout à coup comme un reflet de tous les sentiments tendres que peut contenir le cœur d’un mortel.

À coup sûr c’était un homme fort, mais ce souvenir du passé le secouait.

Ces yeux, tout à l’heure méfiants et scrutateurs, s’étaient instantanément adoucis. Ils regardaient maintenant Maroussia avec une émotion étrange. Retrouvait-il dans les traits de la petite fille une ressemblance quelconque avec un petit être qui n’était pas là, qui était bien loin peut-être, mais dont la pensée seule suffisait à l’attendrir ?

« Oui, j’ai une fillette, répondit-il enfin.

— Est-elle grande, votre fillette ? » demanda Maroussia.

Il sourit, et on sentait que dans ce sourire attristé passait et repassait l’image chérie d’une toute petite et frêle créature.

« Elle est aussi grande que toi, oui, en vérité, presque aussi grande, » répondit-il.

Alors il baissa la tête, et Maroussia n’osa plus lui faire de questions. Elle le laissait avec sa fille.

On marchait toujours. L’air était tiède, frais et parfumé. Une bande rose apparut à l’horizon. Un petit oiseau, très-matinal, laissa entendre un petit cri, son bonjour à l’aurore.

En même temps, à l’arrière de la voiture, une voix sonore s’éleva :

« Rappelle-toi ! rappelle-toi, ma bien-aimée, notre affection d’autrefois ! »

C’était un jeune soldat qui chantait. Sa voix et sa chanson étaient également harmonieuses et douces ; Maroussia en était toute pénétrée. Mais quel fut son étonnement quand le soldat qui venait de causer avec elle se mit à chanter, lui aussi. Sa voix était grave, à celui-là, un peu sourde, un peu basse, mais elle remuait quelque chose de profond dans le cœur. Un grand silence s’était fait pendant le premier couplet, mais au second tous les soldats se mirent à chanter avec lui. C’était saisissant ! Ce qui étonna le plus, ce qui ravit Maroussia, en dépit des angoisses de sa petite âme, — peut-être par sa mélancolie même le chant répondait-il à ces angoisses, — c’est que, bien que les voix qui s’étaient unies à celle de son voisin eussent acquis une intensité qui lui rappelait les grondements du tonnerre, la voix du soldat qui avait une petite fille n’était jamais couverte par celles des autres chanteurs. Entre toutes, elle entendait et distinguait cette voix à l’accent sincère. Quand la chanson fut finie, Maroussia remarqua que le chanteur avait l’air bien triste.

Non loin du chemin elle apercevait un petit lac aux eaux paisibles, aux rivages verdoyants, encore couverts en partie par la vapeur matinale ; on eût dit un léger voile de gaze se dissipant peu à peu. À droite serpentait un étroit sentier encore dans l’ombre, celui qui conduisait par le plus court les piétons à la maison de Knich. Enfin, une blanche colonne de fumée indiquait l’emplacement même de la maison de l’ami de son père.

Devant la lumière qui allait chasser les dernières ténèbres, Maroussia s’inquiéta. Les gais rayons du matin, si bien venus toujours, étaient pour elle, ce jour-là, des ennemis qui pouvaient la trahir ! Dans sa crainte, elle avait oublié son chanteur favori. Ses yeux le cherchèrent sans le trouver, et elle en fut chagrinée.

Involontairement elle en était venue à compter sur lui comme sur un protecteur. C’était un autre soldat qui l’avait remplacé à sa droite.

« Qu’elle est petite, cette créature-là ! dit ce soldat à un de ses camarades, après avoir jeté un regard sur Maroussia.

— Pas plus grande qu’un nœud sur un fil de soie, répondit un autre soldat.

— Et elle n’a peur de rien, elle voyage comme un colonel de hussards.

— Je parierais qu’elle ne craint ni poudre, ni balle ! continua le premier.

— Et elle a raison, ajouta le troisième. Quelle balle pourrait être dangereuse pour un grain de pavot ? Est-elle autre chose ?

— Je connais les Ukrainiens, dit le premier ; on ne peut pas dire que ce soit un peuple de lièvres. Même les petites filles sont vaillantes dans ce pays. J’ai vu de mes propres yeux, plus d’une fois, de quoi elles sont capables : le canon tonne, la fusillade pétille, le sang coule par ruisseaux, la terre tremble, on gémit, on crie, on hurle, on s’égorge, on meurt ! et elles viennent sur le champ même de bataille, elles y marchent, elles y ramassent leurs blessés comme si elles se promenaient dans un jardin en y cueillant des coquelicots !

— Aussi en meurt-il par mille et deux mille ! dit un autre.

— Bah ! nous mourrons tous d’une manière ou d’une autre, répondit quelqu’un qu’on entendait sans le voir, parce qu’il était complétement caché par deux soldats géants. Oui, d’une manière ou d’une autre ; l’essentiel est de mourir de la bonne. Mais qui la connaît, celle-là ? »

Quelques coups de fusil se firent entendre…

Ce bruit de combat chassa en un clin d’œil toute autre pensée, tout autre sentiment. Réflexions à peine ébauchées, raisonnement commencé, opinion à demi exprimée, réplique prête à éclater, tout s’interrompit comme un fil coupé par des ciseaux bien aiguisés ; le détachement tout entier, l’oreille dressée, interrogeait l’horizon comme un seul homme.

Les officiers arrêtèrent leurs chevaux. Chacun donna son avis ; la fusillade recommença avant qu’on fût d’accord.

« C’est de notre côté ! s’écria le jeune officier. Il n’y a pas de doute, c’est de notre côté que l’engagement a commencé. En avant ! ce sont les nôtres qui se battent.

— Holà ! Ivan ! Tu conduiras la voiture jusqu’à la maison de ce Knich et tu arrangeras la chose pour le foin. En avant ! »

Maroussia n’avait pas eu le temps de se remettre ni de rassembler ses idées, que le détachement avait disparu dans un nuage de poussière. Ils s’étaient envolés comme des oiseaux sauvages. Cependant le vieux soldat qui avait causé avec elle et lui avait parlé de sa petite fille s’était retourné et lui avait jeté, elle l’avait vu, un regard d’adieu.

Ah ! pourquoi, au lieu de rester, celui-là était-il de ceux qui partaient ?

Maroussia demeura seule avec cet Ivan, qui avait reçu l’ordre de conduire sa voiture jusqu’à la maison de Knich et d’arranger la chose.

« Eh bien, en route, petite goutte de miel ! » lui dit Ivan en allumant sa pipe.

Maroussia regarda Ivan et pensa qu’il avait l’air d’un hérisson.

« En route ! en route ! » répéta-t-il d’une voix plus sévère.

Maroussia parla à ses bœufs. Devant le départ subit de leur escorte, ils avaient jugé à propos de s’arrêter ; devant un tel emportement de sages bœufs n’avaient rien à faire. À la voix de Maroussia ils se hâtèrent d’obéir.

La voiture avait repris sa marche mesurée ; Maroussia, sous prétexte qu’elle était fatiguée, s’était perchée sur le haut de son énorme voiture, et, tout en grimpant, elle avait trouvé le moyen de donner furtivement sa petite main à serrer à son grand ami, dont le calme et confiant regard lui était apparu tout au fond du trou qu’il s’était ménagé entre les bottes de foin. Cela leur avait fait du bien à tous les deux. Ivan, bien entendu, était à cent lieues de se douter de rien ; il l’avait laissée faire, il marchait à côté des bœufs en fumant sa pipe et en regardant devant lui.

On voyait que la guerre avait passé par là. Pour trouver un champ vert en pleine espérance de moisson, il fallait en traverser dix absolument ravagés.

Maroussia, voyant cela, pensait : « la guerre est horrible ! »

Les fusillades se répétaient à intervalles de plus en plus rapprochés, et les coups devenaient de plus en plus distincts.

La voiture était engagée sur un de ces monticules qui ne sont pas rares dans le pays et sous lesquels sont enterrés les morts des anciennes batailles.

Quand ce tertre fut gravi, Maroussia aperçut dans la plaine des tentes nombreuses, à demi voilées par les nuages de fumée noire qu’illuminaient parfois des langues de flammes rouges. C’était le terrain même sur lequel se livrait le combat que les fusillades lointaines leur avaient annoncé.

De temps en temps on entendait soit des vociférations, soit des gémissements humains, des hennissements de chevaux ; des cris d’enfants arrivaient aussi à travers l’air frais du matin.

Maroussia eut sous les yeux l’affreux spectacle d’un village incendié, des maisons riches en feu et des cabanes croulantes.

Des femmes, tenant leurs nouveau-nés dans leurs bras, couraient éperdues ; quelques-unes tombaient foudroyées par quelques coups invisibles.

Des chevaux galopaient sans cavaliers. Les cadavres s’amoncelaient par endroits. Les corps des blessés attendant le dernier coup jonchaient le sol. Les colonnes, tout à l’heure profondes, s’éclaircissaient ; le nombre des vivants diminuait presque à vue d’œil. La terre était, sur de grands espaces, rouge de sang. Le ciel était obscurci.

Hélas ! il ne nous appartient pas d’expliquer de telles fureurs !

Au delà, pas bien loin de ces scènes abominables, et tout droit devant elle, pareille à une oasis se montrant à travers les orages, fleurissait et embaumait la métairie de Knich. Du haut de son observatoire, Maroussia reconnaissait déjà le feuillage de chaque arbre au milieu du jardin touffu ; la couleur de chaque fleur se détachait sur les fonds verts.

La porte cochère était ouverte, et ses jeunes yeux distinguèrent une bande nombreuse de poulets d’un jaune doré qui, sans souci du combat, prenaient leurs ébats dans la grande cour ; à plus forte raison apercevait-elle dans cette cour les chariots, les charrues au soc brillant, les instruments de travail, les fourches, les bêches, les râteaux, les pelles attendant les ouvriers, les laboureurs qui d’ordinaire les utilisaient.

Près de la porte se tenait un énorme chien, noir comme du jais, ébouriffé comme un toit de chaume après grande pluie et tempête.

La voiture de Maroussia avait contourné le champ de bataille ; de loin le chien de Knich l’avait aperçue. Il était facile de voir à son attitude expectante qu’il se préparait, quelle qu’elle fût, à la recevoir avec tout le sang-froid et toute la vigilance d’une créature qui, dans sa vie, a vu, connu et approfondi bien des choses, qui a pour maxime de se tenir sur le qui-vive et de ne point se laisser aller trop vite au seul témoignage de ses pressentiments.