Maroussia/07

La bibliothèque libre.
J. Hetzel (p. 98-108).

VII
CHEZ LE VIEUX KNICH

À peine la voiture s’était-elle arrêtée devant la porte, qu’un garçon de six ou sept ans, fort et solide comme un roc, rose comme l’aurore, ayant toutes les allures d’un aiglon, se montra à Maroussia. Le regard déterminé de ses yeux clairs disait :

« C’est vous qui venez, c’est à vous de parler. Qu’est-ce que vous nous voulez ?

— Pane[1] Knich est-il chez lui ? demanda Maroussia ?

— Alors vous êtes venue pour le grand-père ? dit le garçon, questionnant au lieu de répondre.

— Oui, pour le grand-père. Est-il chez lui ?

— Il est chez lui.

— Où donc ?

— Il est au jardin ; mais il se peut qu’il soit au logis ou aux champs.

— Veux-tu lui dire que nous sommes arrivés ?

— Et dépêche-toi, » ajouta Ivan en rallumant sa pipe.

Mais le grand-père arrivait déjà.

À le voir, c’était un vieux bon être, un peu courbé par l’âge. Il portait un simple habillement campagnard, — une chemise et un pantalon en toile : une chemise très-ample et un pantalon plus large qu’un golfe de la mer Noire ! Sa tête était couverte d’un chapeau de paille aux larges bords, qu’il avait probablement tressé lui-même.

Il reconnut tout de suite Maroussia et ne parut point étonné de la voir arriver. Tout au contraire ; on aurait dit qu’il l’attendait et qu’une visite pareille était pour lui la chose la plus simple et la plus habituelle.

« Ah ! petite fille, dit-il, comment vas-tu ? Toujours bien ? toujours contente ? Allons, viens ; entre dans la chaumière. Mais, si tu aimes mieux le plein air, Tarass connaît des endroits où on trouve des fraises et où mûrissent les framboises. Nous avons encore une ressource, une jolie provision d’autres friandises : des gâteaux au miel, des petits pâtés et même des grands. »

Ivan avait saisi au passage ce mot « pâtés ».

« Je vois que tu as une maison bien montée, dit-il d’une voix encore sévère, mais que la vision « des grands pâtés » avait déjà adoucie.

— J’en rends grâce au Seigneur, répondit le vieux laboureur. Entrez, entrez, je vous prie. »

Il avait l’air si simple, si affable, si naïf, ce vieux bonhomme Knich !

« Entrez, entrez, répétait-il, entrez donc… Quel plaisir ! Quelle surprise agréable ! Quelle bonne aubaine ! J’aime tous les militaires… Entrez, entrez, monsieur le soldat, je vous en prie… »

Le militaire qu’il aimait tant était brisé de fatigue et affamé comme un loup : aussi suivit-il le vieux laboureur sans se faire prier, et, une fois dans la chambre, il s’étala sur un banc, bâillant, étendant les bras, allongeant les jambes, en un mot, profitant du bienheureux incident qui lui permettait de dorloter un peu son pauvre corps tout meurtri par les fatigues de la guerre.

On voyait très-bien qu’il avait pris le vieux Knich pour un brave homme, bien simple et très-ignorant, et qu’il ne se souciait, à vrai dire, « que de ses pâtés ; » quant à l’affaire du foin, elle viendrait à son heure.

Maroussia s’était d’abord occupée de faire entrer la grosse voiture dans la cour. Le petit Tarass, très-empressé, bondissant autour d’elle, l’y avait aidée. Quand ce fut fait, elle alla retrouver les deux hommes.

« Pane Knich, dit alors Maroussia, quel beau blé vous avez dans vos champs ! Je l’ai admiré en passant. Il est encore un peu vert, mais je crois qu’au besoin on pourrait l’utiliser même avant qu’il soit tout à fait mûr !

— Dieu soit loué ! ma petite, Dieu soit loué ! Oui, nous aurons une bonne année ! » répondit le vieux Knich.

Sa voix calme ne trahissait aucune, mais aucune émotion ! Il trottait dans la salle, appelant ses serviteurs, donnant ses ordres d’une voix gaie. Ses yeux ne demandaient rien aux yeux de l’enfant. C’était un brave homme, fier de ses pâtés et de ses jambons, souriant d’avance à l’idée de l’accueil que va faire un étranger au repas qu’il va lui offrir.

« A-t-il compris ? se demandait Maroussia. Non, il n’a point compris ! Pourtant… — et son cœur se serrait, — s’il n’avait pas compris ! »

Elle ne savait que penser, elle ne savait que faire !

« Il faut être comme lui, se dit-elle enfin, il faut être courageux, savoir se taire et savoir attendre. »

Elle comprenait que l’envoyé avait fait preuve de toutes ces qualités, en ne sautant pas de la voiture sur la route après qu’il avait vu l’escorte réduite à un seul soldat, cet Ivan dont il n’eût fait qu’une bouchée, et en y demeurant encore même après l’entrée dans la cour, et, ayant pris cette résolution d’être comme lui, elle n’adressa point de questions au vieux, et, sans mot dire, trottina dans la maison derrière lui.

Cette chaumière était grande. L’ameublement se composait de bancs en solide bois de chêne. Sur les murs blanchis à la chaux aussi blancs que la neige, des guirlandes d’herbes desséchées répandaient dans l’air les aromes de la flore sauvage des steppes.

Dans un coin, les images de Dieu et de ses saints étaient ornées de fleurs fraîches. Au milieu une grande table massive, aussi en bois de chêne, était couverte d’une belle nappe blanche à franges de couleur.

Le vieux Knich invita ses hôtes à s’asseoir.

« Il ne faut pas que j’oublie les rafraîchissements, dit-il. Ce sera bientôt fait, ce sera bientôt fait… »

Et le voilà qui va d’un côté et d’un autre, apporte les grands verres et descend dans la cave, monte au grenier, ouvre le garde-manger, remue pots et couvercles, laisse tomber les cuillers, verse d’une bouteille à l’autre, grimpe sous le toit pour prendre des andouilles fumées, court au jardin, etc., etc…

Tous ces apprêts, qui promettaient beaucoup à l’affamé soldat, le tenaient dans une attente continuelle ; il croyait à chaque instant voir apparaître quelque plat superbe : il humait déjà l’air, l’eau lui venait à la bouche ; il avait tous les tressaillements, tous les frissons de la convoitise ; il se promettait un tel régal qu’il oubliait tout au monde, ou, pour mieux dire, il ne voyait le monde que confusément, à travers un amoncellement de pâtés, d’andouilles, de fromages, de viandes et autres friandises.

« Écoute donc, écoute, barine[2], ne te donne pas tant de peine, disait-il de temps en temps. Je serai content de peu… je veux dire, je serai content de ce que je vois là-bas. Oui, je serai content.

— Non, non, répondait le vieux Knich, non ! permettez que je vous présente quelque chose de convenable ! Permettez-moi, monsieur… puis-je demander votre nom ?

— Je me nomme Ivan, » répondit le soldat avec un soupir, mais tout à fait désarmé par la franche hospitalité du vieux campagnard.

« Eh bien, monsieur Ivan, » il faut me permettre de vous présenter ce qu’il y a de meilleur dans ma pauvre maisonnette ! Il le faut, il le faut : vous ne voulez point affliger un vieillard, n’est-ce pas ? Vous goûterez un peu de mes andouilles… et de mes jambons aussi… et puis de mes fromages… Vous verrez.

— Mais, nous autres militaires, nous ne sommes pas habitués à des délicatesses. Si la faim peut être apaisée, nous sommes contents, disait Ivan.

— Bien sûr, bien sûr, monsieur Ivan, bien sûr. Oh ! la vie militaire est dure ! J’en ai entendu parler. Eh bien, raison de plus pour essayer de vous régaler un peu… Oui, oui, croyez-moi ! »

Maroussia, assise dans un coin, tâchait d’être comme celui à qui elle ne cessait de penser aurait été. À la voir, elle était calme et tranquille.

Mais quel flux et reflux d’espoir et d’anxiété ! On ne saurait le décrire. Le grand ami était-il encore enterré dans son foin ? Avait-il pu au contraire s’en tirer ? Mais alors avait-il pu se cacher en lieu sûr ? et puis, s’il avait dû quitter la maison, où le retrouverait-elle ? Quels risques pourrait-il courir ? Que dirait son père, si elle se trouvait séparée de lui avant de l’avoir conduit au but ?…

Le petit Tarass, après avoir passé en revue les nouveaux arrivés, s’approcha de la fenêtre et compta les décharges qu’on entendait très-distinctement, bien qu’elles fussent très-éloignées.

À la fin des fins, le déjeuner fut apprêté. M. Ivan se mit à le dévorer avec une sorte de colère. Il l’avait aussi par trop attendu.

À la première bouchée, il avait la mine sévère et farouche d’un guerrier qui n’a aucun souci de caresser son palais ; mais bientôt sa figure commença à s’adoucir. Peu à peu elle s’épanouit et finit par devenir tout à fait resplendissante. Après quelques petits verres de liqueurs de framboises, de fraises, de cerises, de cassis et de kummel, ses yeux prirent une expression caressante, et un sourire béat erra sur ses lèvres.

Le vieux Knich ne se lassait point de lui présenter de nouveaux plats et de nouveaux breuvages. De temps en temps il poussait un petit cri.

« Ah ! quelle idée ! Je me rappelle que j’ai là dans mon garde-manger quelque chose qui vous fera plaisir… Attendez, attendez ! Avec votre permission, je vais vous l’apporter, monsieur Ivan ! Vous m’en direz votre avis ! »

M. Ivan ne résistait pas. Il ne pouvait que secouer un peu la tête comme s’il voulait dire :

« Ça me va ! Mais tout me va dans ce moment !

— Eh bien, Tarass, que fais-tu là ? demanda le vieux Knich, après avoir placé un nouveau flacon devant son hôte. Est-ce le moment de bayer aux corneilles ? À ta place je serais allé voir s’il est temps de donner du foin aux bœufs.

« Croyez-vous, monsieur Ivan, ajouta le vieux, que VII

ça me va ! tout me va dans ce moment !
j’ai dans Tarass un ouvrier admirable ? C’est un petit gars qui n’est pas bête du tout, ni paresseux. »

M. Ivan voulait répondre, mais il ne put improviser qu’un sourire qui ne disait pas grand’chose. Quant au petit Tarass, il ne se fit pas prier. D’un bond il fut près de la porte.

Il était temps, Maroussia n’en pouvait plus. Elle se leva doucement et dit au vieux Knich :

« J’irai avec Tarass.

— Va, ma petite, va, » répondit le vieux.

Et quand elle passa près de lui il étendit la main et caressa légèrement ses cheveux.

C’était peu de chose que cette caresse, mais elle rendit, comme par magie, toute confiance à Maroussia ; elle se sentit comme rassurée et fortifiée ; son anxiété disparut, et son pauvre cœur, jusque-là serré comme dans un étau, fut rendu à la liberté.

« Très-cher barine ! dit Ivan, faisant un effort désespéré pour rassembler ses idées, ce foin de tout à l’heure, vous savez, le foin de la voiture que j’ai été chargé d’escorter, il est à nous !… Vous me comprenez ? Nous l’avons pris, alors c’est notre bien, il est devenu notre propriété ! C’est clair, n’est-ce pas ? Cependant, si tu tiens à le garder, tu peux m’en rembourser le prix… Donne de l’argent, beaucoup d’argent, et tu l’auras !… Et ce sera bien fait. Ce sera parfait, foi d’honnête homme !

— Vous êtes le maître, monsieur Ivan, répondit le vieux Knich, vous êtes absolument le maître. Vous pouvez prendre tout ce que vous désirez. Vous êtes le maître !

— C’est bien ! c’est très-bien ! répondit Ivan. Tout à fait bien. »

  1. Pane, le nom polonais, et petit russien pour seigneur, monsieur.
  2. Barine, mot ruthène équivalant à maître et patron.