Page:Le Tour du monde - 15.djvu/282

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formons plus qu’un seul peuple. Nous vivons sous les mêmes lois, le même drapeau, le même souverain. Je dis donc que toute personne qui excite à la haine des Gallois contre les Anglais, est non-seulement un ennemi de cet eisteddfod, mais son propre ennemi, et celui de son pays. Eh quoi ! direz-vous, ne serions-nous point patriotes et nationaux ? Soyons-le, tant que vous le voudrez, mais n’offensons point le patriotisme et la nationalité des autres. Nous devons nous rappeler que cette estrade n’est ni une chaire religieuse, ni une tribune de whigs, de torys ou de radicaux. Elle doit être une plate-forme nationale, sur laquelle nous sommes libres de témoigner notre amour pour notre pays. »

Ce discours anglo-gallois était peu conforme aux traditions des anciens Eisteddfods, entièrement consacrés à la gloire et aux souvenirs kymriques. Un second discours fut prononcé dans le même sens : « On a dit, bien à tort, que nous autres Gallois, pour conserver notre langue, nous voulions exclure l’anglais ; je crois que c’est une absurdité, car il y a plus de Gallois qui se soient améliorés par l’anglais, que d’autres sans la connaissance de cet idiome. »

Vers le milieu de la journée, on lut le jugement des bardes, sur plusieurs englyns et autres compositions poétiques envoyées à l’Eisteddfod ; puis un membre de l’assemblée prit la parole, et raconta qu’ayant causé la veille avec un barde, et lui ayant dit qu’il ne pouvait apprendre le Gallois, celui-ci lui avait répondu : « Comme vous serez mal à l’aise, quand vous irez au ciel. » et lui avait expliqué avec le plus grand sérieux qu’on parlait le kymri avant la construction de la tour de Babel, et qu’il ne pouvait douter qu’Adam ne fût Gallois. À l’appui de cette dernière prétention, une jeune Galloise me disait un jour à Llanover, qu’on ne pouvait douter de ce fait, car le premier enfant qu’Ève mit au monde s’appelait Caïn, or Cahen (en gallois) veut dire « j’ai un fils, » ce qui prouvait indubitablement, continuait-elle, que la première exclamation d’Ève avait été prononcée en gallois. Une tradition à peu près pareille existe chez les Bretons.

Le même orateur continua, en disant que, « quelques jours auparavant, ayant passé la nuit sur le Snowdon, il s’y était rencontré avec cent cinquante ouvriers, laboureurs et mineurs, venus des environs pour contempler le spectacle grandiose qui se déploie du haut de cette montagne et peut-être aussi pour tâcher d’obtenir l’awen ou inspiration bardique, promis par la tradition à quiconque veille sur la montagne sainte…

« Un des traits les plus caractéristiques de notre caractère national, dit encore M. Brindley Richards, est notre amour pour la musique, manifesté d’une façon si enthousiaste par toutes les classes de notre société. Le devoir d’encourager l’éducation musicale du peuple fait donc partie des attributions les plus élevées de l’Eisteddfod. Ce genre de réunion a été attaqué à fond. On a prétendu qu’il n’était bon qu’à conserver des traditions inutiles, une langue sans littérature, et une musique digne seulement d’un peuple a demi civilisé. On nous a dit que, malgré tous nos efforts, ces assemblées n’ont produit ni un Mozart, ni un Beethoven ; on en peut dire autant de l’Angleterre, qui, malgré ses progrès en tous genres, n’a encore donné naissance à aucun compositeur de génie depuis Purcell. Mais tout le monde admire nos mélodies nationales, si originales, et dont l’habile composition étonne d’autant plus quand on se rappelle à quel temps éloigné elles remontent. Haendel n’a pas seulement admiré notre musique : il l’a introduite dans ses œuvres. On raconte que, voyageant une fois en Galles, il s’arrêta chez un forgeron, qui lui chanta un air accompagné par le marteau de ses ouvriers (comme dans le chœur du Trovatore), il en fut si enchanté qu’à son retour il en fit l’air du Forgeron. »

Ce discours terminé, on fit un concours pour la harpe a pédale (ou harpe ordinaire), et le pencerdd ou chef de la musique dit que c’était dommage de ne pas donner, comme autrefois, une harpe en récompense, car l’argent allait souvent à la brasserie, tandis que l’instrument restait, et engageait son possesseur à s’en servir.

On voit encore, en effet, au château de lord Mostyn, la harpe d’argent que cette famille avait le droit de donner en prix au premier barde de la chaire. Elle a un nombre de cordes égal à celui des muses.

Tout autour de moi je remarquai des ariandlws, décoration bardique que l’on donnait anciennement au meilleur joueur de harpe, qui la portait sur la poitrine. J’ai vu de près une de ces décorations. La couronne qui l’orne ressemble à celle d’un prince de Galles ; on suppose qu’elle a appartenu anciennement à un barde royal, natif des environs de Gwedir, dans le comté de Caermarthen. Ce médaillon est en argent doré et l’on croit qu’il date de trois ou quatre siècles : la devise se rapproche de celle de la République française : c’est liberté, force et fraternité ; comme on le voit, il y manque l’égalité qui n’existait guère à cette époque. Les ariandlws actuels ont la même forme que les anciens, mais sont surmontés des trois plumes du prince de Galles, et portent, à la place de la harpe, une figure de roi ou de personnage éminent.

On se sépara vers les quatre heures, pour se réunir le soir à un grand concert. J’y remarquai une chose curieuse ; c’était la première fois que j’entendais siffler par manière d’applaudir ; je n’en pus douter, car je vis une même personne applaudir chaleureusement et redemander un morceau, en même temps qu’un sifflement aigu sortait de sa bouche. Cette réunion musicale se termina par un hymne national intitulé : Hen wlad fy nhadau, (Vieux pays de mes pères). Un des chanteurs commença par un couplet, et le refrain fut repris en chœur par la salle tout entière, composée de quatre à cinq mille personnes. Les Gallois chantent d’instinct comme l’oiseau : ils ont surtout l’oreille très-musicale. Toutes les personnes qui m’entouraient chantaient juste, et marchaient à l’unisson avec un ensemble vraiment étonnant de la part de gens qui n’avaient probablement jamais appris une note de musique. Cet élan général