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me frappa profondément. Il serait difficile d’obtenir le même résultat en Angleterre ou ailleurs. Le God save the Queen joué ensuite par la musique militaire, fut loin d’être accueilli comme l’hymne national.

La deuxième journée de l’Eisteddfod s’ouvrit comme la première à la pierre du Gorsedd, et on remit au lendemain la distribution des récompenses aux candidats bardiques.

Dans le discours du président, je notai quelques paroles intéressantes : « Mon discours, dit-il, s’adresse plutôt aux étrangers qu’aux Gallois. On a prétendu que les Eisteddfods étaient une vieille institution qui, à notre époque de civilisation, ne répondait plus à son objet. On doit certainement accepter pour les Eisteddfods le reproche d’antiquité, mais il y a dans la Grande-Bretagne bon nombre d’institutions dont on peut dire la même chose : par exemple, les deux chambres du Parlement, qui, malgré leurs modifications successives, sont encore pleines de vigueur et de force. La question est donc de savoir si les Eisteddfods peuvent être adaptés au progrès moderne. J’en suis convaincu. Les anciens Eisteddfods n’égaient pas seulement un moyen d’instruire le peuple, mais bien le seul moyen. Ils remplaçaient la presse, la poste, et tout notre système actuel d’éducation. Les progrès de la civilisation sont venus modifier tout cela, mais l’importance de l’enseignement oral est encore universellement reconnue… et c’est, je crois, le grand avantage de ces réunions, dont l’objet est de cultiver et de répandre dans toutes les classes le goût de la science, de la littérature et des arts. »

Toutes les nations celtiques se ressemblent de goût et de sentiments. Il existe entre leurs mélodies une grande similitude. Lorsque l’orchestre eut joué le bel air gallois : « La marche des hommes de Harlech, » un Breton, M. Terrien, fit remarquer que la vieille Armorique avait à peu près le même air sous le nom de Guerre don Gwas Harlech. Probablement cet air aura passé en Bretagne, comme les traditions d’Arthur et de ses chevaliers. Non-seulement la marche de Harlech, mais plusieurs autres mélodies galloises m’ont paru se rapprocher beaucoup de celles publiées par M. de la Villemarqué à la fin de ses Barzaz-Breiz.

Les bustes placés près de l’estrade avaient été envoyés par un Gallois nommé Davies ; on en fit l’éloge ainsi que d’un autre sculpteur, Gibson, dont on raconte le trait suivant. Se trouvant un jour devant la reine Victoria, celle-ci, trompée par son accent, lui demanda s’il n’était pas Écossais. Non, répondit-il, j’ai l’honneur d’être Gallois. Cette fière réponse me rappelle le mot de ces Bretons qui se promenaient à Paris avec leurs costumes ; un Parisien leur demande s’ils sont Français. « Nous sommes Bretons en France, et Français à l’étranger. » Ceci paraît être le sentiment des Gallois relativement à l’Angleterre.

Je vis maintes fois, dans l’assemblée, des paysans se lever et lire des poëmes kymriques ; il y en avait de deux à quatre mille vers. Cette poésie a un caractère qui ne souffre guère la traduction. On chanta aussi à plusieurs reprises de ces duos poétiques appelés Penilion : pendant que la harpe joue un air, l’un récite ses vers sur un ton de mélopée, et l’autre répond en reprenant par une sorte de variation sur le même thème.

Les récompenses bardiques étaient données par une jeune et jolie dame. Chaque heureux concurrent venait s’agenouiller devant elle, et elle lui passait au cou le ruban bleu attaché à sa médaille.

Le matin de la troisième journée, on alla pour la dernière fois au cercle druidique, afin d’initier les nouveaux candidats aux titres bardiques. Deux druides montèrent sur la pierre du dolmen, et conférèrent les degrés. Deux femmes furent décorées du ruban vert, signe distinctif des ovates.

Selon les anciens règlements, il y avait quatre degrés pour la poésie, et cinq pour la musique. Le candidat au degré inférieur était obligé (pour la poésie) de composer cinq pièces de vers ou englyns, devant un pencerdd, ou chef du chant qui devait déclarer s’il était doué du génie poétique. Le degré suivant s’acquérait en produisant des spécimens de poésie en douze mètres différents. Le candidat agréé montait au rang de dyscybl pencer ddiaid, ou candidat pour le degré de pencerdd. Si l’on ne pouvait atteindre ce troisième degré en trois ans, on retombait au premier ; si l’on réussissait, on devenait penbardd ou pencerdd, chef de la faculté où l’on avait été candidat, musique ou poésie. On recevait le badge de la harpe d’argent, qui se portait sur l’épaule. Un pencerdd pouvait défier n’importe qui au combat poétique, pourvu qu’il en donnât avis un an et un jour l’avance. S’il était vaincu, le vainqueur gardait le prix pendant sa vie, mais devait le produire tous les ans à l’Eisteddfod.

Dans la musique, il y avait cinq degrés, qui ne différaient de ceux de la poésie que dans les deux plus bas.

Tout pencerdd avait le droit de prendre des élèves pour un certain laps de temps. Un disciple n’avait pas le droit d’en faire un autre.

Aucun événement important, fête ou mariage, ne pouvait être solennisé sans la présence des bardes et des joueurs de harpe. Une glorieuse émulation régnait parmi eux, et l’on donnait des récompenses au plus digne.

Revenons à l’Eisteddfod. Un des membres fit un long discours dans lequel je notai l’histoire suivante, prise, disait le narrateur, à une source officielle : c’est la manière dont Owen Tudor conserva sa généalogie.

« Quand Noé voguait près du Snowdon, Owen Tudor le héla pour qu’il le prît avec lui : Noé déclara qu’il n’avait pas la moindre place. Alors Owen Tudor s’écria : Pour l’amour de Dieu, prenez du moins ma généalogie, et il la jeta dans l’arche. »

Au concours de poésie succéda le concours de chant ; plusieurs groupes entonnèrent successivement de très-beaux chants. Dans un des derniers Eisteddfods, on a