Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/341

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lettre courte, mon ami, mais vous êtes bien aimable : si vous ne pouvez pas m’ôter le sentiment de mon malheur, vous m’ôtez souvent la force de m’en plaindre. Mon Dieu ! qu’il m’aurait été doux de vous devoir la consolation de ma vie, et de ne plus connaître de plaisir que par vous ! mais vous avez tout détruit, jusqu’à l’espérance. Hélas ! je ne méritais pas d’être ménagée : j’étais déjà si malheureuse quand vous m’avez connue ! vous en avez trop fait, je ne méritais pas l’intérêt que vous m’avez marqué. Il m’a égarée, je me suis précipitée dans un abîme, vous m’y avez conduite, vous m’y avez poussée ; et il n’y a plus de moyen d’y apporter secours. Il faut subir mon horrible destinée, souffrir, vous aimer, et mourir bientôt. Ah ! non, mon ami, je ne veux plus peser sur votre âme, je ne veux plus la fatiguer : il y a de la lâcheté et de la cruauté à faire partager des maux qui n’ont plus de remède. La nécessité de souffrir me rendra généreuse. Mon ami, votre bonheur et votre repos seront, si je le puis, mon unique intérêt. Mais je n’ose répondre de moi : la durée de la douleur rend si faible ; et puis, quand on a absolument renoncé au bonheur pour soi, on juge souvent que la contrainte serait sottise ou folie. Enfin, je ferai comme je pourrai ; et vous, avec un peu de morale et beaucoup de bonté, vous subirez la peine attachée au mal que vous m’avez fait : vous penserez, pour soutenir votre patience et votre courage, que je m’en vais, et que vous, vous commencez une carrière qui vous promet du bonheur, et qui vous fait goûter le plaisir. Ah ! l’on est bien fort, quand on est parvenu à étouffer tant de regret, et qu’il ne reste plus qu’à plaindre une malheureuse créature qui ne se plaint plus, et qui est parvenue au point d’éteindre en elle jusqu’au désir et à l’espérance vague