Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/342

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que conservent tous les malheureux. Oui, mon ami, cela est vrai : en me recherchant bien, en me regardant de bien près, en m’interrogeant sur ce que je veux, sur ce qui reste pour moi dans la nature, je ne trouve rien à me répondre, sinon ce que demanderait un voyageur bien las, un gîte, et je vois le mien à S. Sulpice. Mais mon talent est d’être toujours hors de propos. Voyez quel ton, quelles images à présenter à un homme qui quitte le plaisir, qui vient occuper de mille affaires, qui ne sait auquel entendre, à qui la reine, le roi ont parlé avec une bonté, avec une grâce infinies ! Mon ami, quand j’y pense bien, si vous me faisiez justice, vous auriez tout à la fois du mépris et de l’horreur pour moi. — Mais pour changer de ton, je veux vous dire que, dans une de mes longues insomnies, je suis venue à penser à la C… de B..... Je me demandais ce qui faisait qu’avec beaucoup d’esprit, de grâces et d’agréments, elle faisait, en général, aussi peu d’effet et surtout aussi peu d’impression ; je crois en avoir trouvé la raison. N’allez pas être bête, et me dire que je n’ai pas eu assez d’esprit pour expliquer ma pensée. Écoutez-moi : ne convenez-vous pas qu’il y a tout un vrai de convention ; il y a le vrai de la peinture, le vrai du spectacle, le vrai du sentiment, le vrai de la conversation, etc. Eh bien ! madame de B..... n’a le vrai de rien ; et cela explique comment elle a passé sa vie sans toucher, ni intéresser, même les gens à qui elle a eu le plus d’envie de plaire. Voulez-vous voir le revers de la médaille ? Vous connaissez une personne qui a été toute la vie dénuée des agréments de la figure, et des grâces qui peuvent plaire, intéresser et toucher, et cependant cette personne a eu plus de succès, et a été mille fois plus aimée qu’elle ne pouvait le prétendre. Savez-vous le mot de cela ? C’est qu’elle a tou-