Souvenirs d'un engagé volontaire/II

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Librairie académique Perrin et Cie (p. 77-130).

II.

L’INVESTISSEMENT


Retour à Belfort. Querelles d’officiers. — Les boues de Bessoncourt. Le parapluie de l’escouade. — Bruits de départ. Trois caporaux. — « Un morveux d’officier m’outrage » (vieille chanson). — Les Basses-Perches. — L’investissement. — Premiers coups de canon. Première reconnaissance. — Premiers temps du siège. — Le bombardement. — Les télégraphistes. — La peur de l’obus. — Déserteurs. — Belfort sous les obus. — Les Basses-Perches sous les obus. — Soirs tragiques.

Ce dimanche, marqué par le voyage à Thann, fut notre dernière bonne journée. Illuminée d’un beau soleil d’automne, elle fut aussi la dernière où, dans l’air ambiant respiré par ces patriotes Alsaciens, nous avions pu nous prendre à partager leurs illusions. Ensuite, nous n’allâmes que de déception en déception.

L’automne touchant à sa fin, les nuits sous la tente étaient glaciales. Quand la joyeuse sonnerie du « Réveil en Campagne » éclatait aux pâles rayons d’un soleil estompé de brume, nos membres ankylosés nous annonçaient le rude hiver.

Il nous fallut quitter ce beau séjour de Burnhaupt et nous acheminer vers Belfort. Avec ce retour allait commencer la série des jours sombres.

Je me réjouissais cependant de retrouver les habitudes si vite adoptées : stations au café Anselme où nous attendaient les nouvelles de la famille, conversations avec nos amis, les Mobiles du Haut-Rhin. Nous nous promettions force plaisir à leur raconter notre voyage et le si court passage dans leur cher Mulhouse. Mais, au moment de franchir la porte de Brisach, on nous fit faire volte-face pour nous envoyer camper sur les glacis de la Miotte et de la Justice.

Au lieu du bon souper tout prêt à l’Hôtel Lapostolet, nous avions en perspective « la bidoche », comme disait Taupin, la bidoche de l’ordinaire à préparer, une viande dure qu’on venait d’abattre et dont les morceaux étaient jetés tout pantelants encore dans notre marmite.

Au lieu de la bonne table au couvert bien dressé que nous espérions, nous avions devant nous la corvée du bois à brûler pour faire la soupe et la cérémonie du dressage des tentes. La nuit nous prit avant la fin de ces préparatifs et nous eûmes une longue soirée pour commenter notre situation.

Il s’était passé des choses graves pendant notre expédition. Au général Cambriels, appelé au commandement de l’armée des Vosges, avait succédé le colonel Crouzat. Celui-ci, passé au commandement de Lyon, avec le grade de général, avait cédé le poste au commandant Denfert qui fut alors nommé colonel.

Avant notre départ, on avait parlé de dissentiments entre notre commandant Gély et le commandant Denfert.

Pendant que nous étions dans les environs de Mulhouse, on s’était aperçu que des brouettes du Génie avaient disparu.

— Parbleu, aurait dit Denfert, ce sont les hommes de Gély qui les ont brûlées : je les lui ferai payer cher.

— Quoi ! avait riposté Gély, à distance, il m’accuse d’avoir brûlé ses brouettes ! Qu’il ose le répéter et, dès que je serai rentré à Belfort, je lui f… ma botte… quelque part.

Le commandant Gély devait bien rentrer, mais il n’était plus de grade égal avec son adversaire. Celui-ci, venant d’être nommé colonel, commandant supérieur, le premier effet de son animosité se manifestait par une brutale exclusion de la ville. C’est du moins ce qui se racontait sous la tente, et les gens bien informés prétendaient savoir que Denfert avait dit que « jamais le 45e ne rentrerait à Belfort ».

Hélas ! celui qui rapportait ces paroles était bon prophète. Transporté des glacis de la Miotte aux glacis des Perches, en passant par les boues de Bessoncourt, notre pauvre 45e ne fut relevé qu’aux tout derniers jours du siège.

Le lendemain, nous fûmes dirigés sur Bessoncourt où devions rester, sous la tente, presque jusqu’à la fin d’octobre.

Le froid devenait très vif et intenable le séjour sous la tente. Quand ce n’était pas une gelée intense qui nous éveillait, des rafales de pluie nous chassaient de nos abris. Les piquets des tentes ne tenaient plus dans le sol détrempé, la toile mouillée s’abattait sur nous, les rêves que nous pouvions faire s’achevaient au milieu de noires flaques d’eau. Il fallait alors chercher nos effets, repêcher nos vivres ; la « boule de son » se transformait en éponge. Dur moment ! Pourtant, je dois dire que nous supportions tout cela philosophiquement et, le plus souvent, que nous trouvions moyen d’en rire.

Donc, notre séjour à Bessoncourt, marqué par une véritable lutte contre les éléments, se trouvait égayé par divers incidents, les plus divertissants provoqués par des gamineries de soldats chapardeurs.

À la distance où nous étions de Belfort, les provisions ne nous arrivaient pas toujours régulièrement et, souvent, il fallait pourvoir à leur absence par notre propre industrie.

Il était bien difficile d’acheter, contre espèces, les plus vulgaires denrées, car les villageois qui avaient pu s’enfuir l’avaient fait. Il ne restait, à la garde des maisons vides, que des pauvres diables qui n’avaient à nous vendre ni œufs, ni beurre, ni poulets. D’ailleurs, ces gens nous craignaient comme la peste et se cachaient dès qu’ils nous apercevaient. Quelques-uns allaient jusqu’à dire, avec un cynisme qui nous indignait : — Nous avons bien des provisions, mais nous les gardons pour les Prussiens !

Aussi nous semblait-il que de pareilles réponses justifiaient toutes nos entreprises et, quand passait à notre portée quelque animal de basse-cour, oublié dans une ferme abandonnée, nous ne nous faisions pas faute de lui tordre le cou. Un jour, notre escouade mit la main sur un superbe matou qui n’avait jusqu’alors aucunement souffert de la guerre. Gras à lard, il nous procura un plat succulent dont le nom reste à déterminer : il tenait à la fois du civet, à cause du vin, et de la gibelotte, par les pommes de terre que nous y ajoutâmes. L’animal fut vite dépecé et mis dans la casserole. Dans une de nos excursions, nous avions découvert un petit pot de beurre fondu qui fit merveille. Le luxe de nos raffinements alla même jusqu’au bouquet de thym et de laurier. Le seul inconvénient fut que notre cuisine était en plein air, qu’une pluie fine tombait sans relâche, éteignant le feu, et que notre civet-gibelotte faillit se trouver noyé sous la pluie maudite qui nous transperçait.

Heureusement, dans une de nos razzias, nous avions trouvé un vieux parapluie devenu « le parapluie de l’escouade ». Un soldat le tint déployé sur notre « frichti ».

Les camarades s’étant mis d’accord pour me reconnaître quelques talents culinaires, c’est moi qui, ce jour-là, fus chargé de la préparation de notre gibier. Très pénétré de l’importance de mes fonctions, j’avais, en ajoutant au beurre une pincée de farine, confectionné un « roux » dont le parfum se répandait jusqu’à l’extrémité du camp, excitant la curiosité et la jalousie des autres escouades. Mais la pluie redoublait ! Le parapluie, dont trois baleines au moins étaient cassées, ne m’abritant qu’imparfaitement, l’eau m’entrait dans le cou, le sol se détrempait sous mes pieds, que je ne pouvais plus détacher de la vase dans laquelle je m’enfonçais. À chaque instant, il fallait rallumer le fourneau dont la fumée m’aveuglait. Mon plat n’avançait guère, je commençais à en désespérer et je dois avouer que Vatel s’était passé sa broche au travers du corps pour moins que cela. Enfin, je pus appeler l’escouade à venir s’en régaler. Bien qu’il ait eu quand même un certain succès, je dois reconnaître que l’odeur de fumée dont il était imprégné n’eût permis aucune expérience comparative sur la saveur du civet de matou. C’était à recommencer !

À tout instant, des bruits de départ nous tenaient en éveil. Tantôt, il s’agissait d’aller rejoindre l’armée des Vosges. Tantôt, on devait nous envoyer à Besançon. Cette perspective de prendre une part active à la guerre nous réjouissait et nous n’eussions certes pas regretté les boues de Bessoncourt.

Le 25 octobre, nous fûmes dirigés sur les Basses-Perches que notre compagnie ne devait plus quitter.

Cependant, les bruits de départ prenaient consistance. Ce même jour, à dix heures et demie du soir, on nous fit une distribution de quatre jours de vivres de campagne. À ne pouvoir s’y tromper, il s’agissait d’un départ. Le lendemain, défense aux hommes de toucher à ces vivres. C’était bien notre dernier espoir perdu.

À cette date, nous fûmes nommés caporaux. Déjà, à Burnhaupt, nous avions cousu à nos capotes les galons rouges de premier soldat.

Plusieurs fois le capitaine Aillet nous avait dit :

— Je vais vous nommer caporaux.

— Non, capitaine, nous vous prions de n’en rien faire. Nous n’avons pas la moindre ambition, nous savons que vous ne pouvez nous faire passer tous trois dans la même compagnie et la chose à laquelle nous tenons par-dessus tout, c’est à ne jamais nous séparer.

Le capitaine suivait toujours son idée.

— Eh bien ! voyons, êtes-vous décidés ? nous disait-il.

— Non, mon capitaine.

— Vous le regretterez. Dans quelques jours, les corvées vont devenir extrêmement pénibles et mieux vaudra pour vous d’avoir à les commander qu’à les exécuter.

— Mon capitaine, nous vous supplions !…

— Mais, b… d’entêtés que vous êtes, je veux absolument vous nommer. D’abord, j’ai besoin de caporaux.

Et, s’efforçant de prendre un air sévère qui cadrait mal avec sa physionomie toute empreinte de cordiale bienveillance :

— Je n’ai pas à me préoccuper de vos convenances, je vais faire de vous des caporaux, parce que ça me convient… et je vous défends de raisonner.

Nous étions désolés. Une fois nommés caporaux, nous serions certainement envoyés aux extrémités de la place. Si l’un de nous restait à la 5e, les autres iraient à la 4e, à la 6e et seraient transportés aux Fourneaux, aux Barres… Enfin, un jour, le capitaine nous fait appeler :

— Eh bien ! c’est fait, vous êtes caporaux !

Nous restâmes sans paroles, mais nos regards durent en dire long, car il se mit à gronder :

— Voulez-vous bien ne plus récriminer !… Je vous nomme tous trois dans la même compagnie, la 5e, la mienne !

Cet excellent homme avait fait pour nous la plus extraordinaire exception, je crois, la seule, qui ait jamais été faite.

Pour nous garder tous trois réunis, il avait obtenu de porter l’effectif de sa compagnie à cinq sergents et dix caporaux au lieu de quatre et huit.

Cette mesure nous combla de joie.

La bonté du capitaine se manifestait à notre endroit par mille témoignages d’une touchante sollicitude. J’aurai occasion d’en citer souvent, au cours de ces souvenirs. En voici un qui remonte à cette époque précédant de fort peu l’investissement.

Leroux, qui comptait alors quarante-cinq ans, supportait moins bien que nous, qui en avions vingt-sept, les souffrances et les privations. Les nuits froides sous la tente avaient provoqué chez lui quelques menaces de rhumatismes. Il souffrait aussi moralement. Les nouvelles ne nous arrivant plus que difficilement, Leroux s’inquiétait sur le sort d’êtres chers qu’il avait laissés, avec de chétives ressources, dans Paris assiégé. Il se plaignait de douleurs physiques :

— J’ai froid dans les os, me disait-il.

Le regard perdu dans le vide, ses mains enfoncées dans les manches de la capote, comme dans un manchon, il descendait quelquefois en ville. Il nous était facile de trouver des prétextes pour ces sorties, au cours desquelles nous prenions un vif intérêt à suivre les travaux de défense que le colonel Denfert faisait exécuter dans les faubourgs. On creusait des tranchées, on crénelait les maisons, on y perçait des meurtrières. La population civile, curieuse, affairée, se mêlait aux travailleurs du Génie et aux artilleurs, leur donnant des conseils, les aidant même à manœuvrer les lourdes pièces de canon.

Au milieu de ces curieux, on remarquait la gent très nombreuse et très désœuvrée des officiers de Mobiles. Ces jeunes gens, promus aux postes de lieutenant et de sous-lieutenant, sans aucune étude préliminaire, nommés à l’élection ou à la faveur, étaient connus pour leur arrogance. Leur morgue s’exerçait principalement à l’endroit des soldats de la ligne et, parmi ceux-ci, sur les plus vieux dont ils redoutaient la critique. Ils étaient intraitables sur les marques extérieures de politesse qu’ils exigeaient de leurs inférieurs.

Un jour, avec Leroux, pâle, fatigué, le regard éteint, les mains dans ses manches, je parcourais le faubourg de France lorsque nous croisâmes un sous-lieutenant des Mobiles de la Haute-Saône, un jeune blanc-bec, que je saluai.

Leroux, distrait, ne l’avait pas vu. Le sous-lieutenant vint à lui et, faisant siffler sa badine, d’un coup sec, enleva son képi qui s’en fut rouler dans la boue.

Leroux bondit sous l’insulte et j’arrivai à temps pour retenir son poing fermé.

— Votre nom, votre numéro, votre compagnie ? nous dit l’officier, son carnet en main.

— Mon lieutenant, lui dis-je, mon ami ne vous avait pas vu.

— Taisez-vous, mêlez-vous de ce qui vous regarde. Je vais vous apprendre la politesse ! Que deviendra la discipline si les vieux — et il touchait du doigt la barbe presque blanche de mon bon Leroux — si les vieux ne donnent pas l’exemple.

J’eus beaucoup de peine à empêcher Leroux de riposter et je l’emmenai, presque de force, chez le capitaine Aillet qui résidait justement en ville où il remplissait les fonctions de capitaine-major.

Mis au fait, le capitaine nous rassura sur les suites, nous disant :

— Soyez sans crainte, j’en fais mon affaire.

Nous sûmes que, le lendemain, au rapport, le capitaine, coupant court aux griefs longuement exposés du sous-lieutenant, lui dit :

— Pardon ! Avant d’aller plus loin, que faisiez-vous hier au faubourg de France, alors que votre quartier est consigné ? Aviez-vous une permission ?

— Non…

Et le Conseil imposa à l’aimable jeune homme quinze jours d’arrêts de rigueur pour avoir enfreint la consigne.

De la punition qu’il avait demandée pour Leroux, il ne fut jamais question.

Cependant, les fortifications des Hautes et Basses-Perches avançaient, remaniées suivant les projets primitifs du colonel Denfert qui, avec son état-major, venait souvent en surveiller l’achèvement.

La terre gelée, impossible à entamer et s’émiettant sous la pioche, rendait ces travaux difficiles. L’investissement ayant été accompli avant l’achèvement des travaux de blindage, les pièces de bois non équarris de nos casemates, pendant tout le siège, restèrent exposées à nu aux projectiles ennemis sans qu’on ait eu le temps de les recouvrir d’une couche de terre qui les eût protégées.

Quelques jours encore et nous allions prendre possession de ces casemates tragiques des Basses-Perches qui devaient être le tombeau de tant de nos camarades. Elles étaient assez avancées pour que nous pussions nous rendre compte de leurs imperfections. Leur exiguïté était inconcevable. Nous pouvions calculer que, pour laisser un bien étroit passage en avant de la double rangée de planches superposées qui allaient être nos lits, ces planches seraient tellement réduites dans leur longueur que, pendant les quatre mois de séjour que nous devions y faire, pas une fois, les pauvres soldats du 45e ne pourraient allonger normalement leurs membres fatigués et devraient conserver la position si bien caractérisée par les mots « en chien de fusil ».

Des embrasures s’ouvraient sur la ligne des parapets que l’on garnissait de canons de tout calibre. Une compagnie de Mobiles de la Haute-Garonne allait être chargée du service de l’artillerie sous les ordres du capitaine Brunetot qui serait en même temps commandant du fort. Le capitaine Aillet restait en ville et le capitaine Duplessis le remplaçait à la tête de la 5e Compagnie. Le commandant Gély et le capitaine adjudant-major Livergne étaient aux Hautes-Perches.

Avec une activité fiévreuse, les derniers préparatifs de défense s’effectuaient. Un grand nombre d’ouvriers civils, terrassiers, charpentiers, menuisiers avaient été réquisitionnés. Leur grouillement, dans cette petite redoute, ressemblait à celui d’une fourmilière.

— Tout cela sent le Prussien, disions-nous.

En effet, il n’était plus éloigné.

Parmi les travaux dont nous suivions avec intérêt l’exécution hâtive, il y en avait un qui excitait particulièrement notre attention, notre étonnement, dirai-je. C’était une espèce de hutte faite de troncs d’arbres, ainsi que nos casemates, en forme de cône écrasé comme une habitation khongouse. On essaya vainement d’y appliquer le revêtement en terre que le sol pulvérisé par la gelée ne permettait pas. La singulière construction s’élevait au milieu du fort, dépassant déjà les parapets et prenant tournure de fournir à l’artillerie prussienne le plus précieux point de mire. On l’aurait dit « fait exprès ». Or, ce singulier spécimen d’architecture militaire était destiné à servir de poudrière ! Au cours de ce récit, j’aurai plus d’une fois l’occasion de parler de cette poudrière, mais n’anticipons pas.

Nous étions, pour le moment, tout à l’organisation de la défense. On nous indiquait l’emplacement des factionnaires, on nous renseignait sur nos « places de combat », celles où nous devions nous rendre en cas d’alerte.

Les vieux briscards, Buzon, Taupin, remportaient de faciles succès auprès des recrues attentives, en racontant leurs campagnes de Crimée et d’Italie. L’emphase de leurs récits, leur jactance et leur vantardise nous amusaient bien.

Le 2 Novembre, je descendais avec Georges pour une corvée quelconque et voilà qu’en arrivant à la Porte de France, nous tombons au milieu d’une agitation inaccoutumée. L’entrée de la porte est obstruée par des masses de paysans escortant de longs chars à échelle alsaciens, chargés d’un pauvre mobilier, de quelques hardes entassées à la hâte en des caisses mal fermées d’où s’échappent de misérables nippes. Des vieillards gémissants, des femmes larmoyantes, pressant leurs enfants sur leur sein, gisent au milieu de ce désarroi qui s’augmente encore de l’affairement des soldats chargés du rétablissement de l’ordre. Nous avons toutes les peines du monde à nous frayer passage.

Pénétrant plus avant, nous distinguons les cris :

— Les Prussiens !… ils arrivent !… ils sont à Pérouse !… à Géromagny !… à Rougemont !

Tout à coup, le tumulte redouble. C’est l’omnibus de Géromagny qui s’ouvre péniblement un chemin à travers la foule. La caisse de la voiture est criblée de balles. Cette fois-ci, c’est donc bien vrai ! Du reste, à notre arrivée sur la Place d’Armes, une preuve éclatante nous convaincrait si nous doutions encore : les Mobiles du Rhône, au nombre de deux cents environ, sont là tout en désordre. Les uns n’ont plus de képi, d’autres ont perdu leur fourniment. Ils étaient en reconnaissance et ils ont été surpris par un groupe de cavaliers qui démasquèrent subitement quatre pièces de canon. Ils n’étaient pas en force. Après quelques coups de fusils tirés, un « sauve qui peut » s’est fait entendre. Ils ont rebroussé chemin comme ils ont pu, laissant une dizaine d’hommes sur ce théâtre du premier engagement.

Avant de reprendre la route des Perches, nous allons faire un tour au café Anselme où l’on apprend toujours quelque nouvelle. Les rumeurs du café nous informent que les Prussiens ont incendié le château de M. Keller, le député, à Rougemont, qu’ils n’ont même pas épargné l’asile des orphelins fondé par lui, etc., etc.

À notre sortie du café, nous trouvons la place un peu moins encombrée. La foule est toujours nombreuse, mais moins bruyante. On a pu abriter quelques-uns des pauvres réfugiés. Les officiers, par groupes de cinq ou six, causent avec animation. On se presse autour d’eux pour saisir quelque lambeau de conversation. Une estafette fend la foule, sans crier gare. Nous traversons les portes. Sur les remparts, les artilleurs ont pris position autour de leurs pièces. À l’accent bref et énergique des ordres donnés, ont voit maintenant que ce n’est plus un exercice banal.

Le 3 novembre, à neuf heures du matin, aux Basses-Perches, une forte détonation se fait entendre : c’est le premier coup de canon, mais pas le canon ennemi. Notre fort de la Miotte salue un premier passage de Prussiens signalé dans la direction de Ropp. De quart d’heure en quart d’heure, le même coup de canon se succède. Autant de cartes de visite que nous envoyons aux soldats du roi Guillaume !

D’un signe, le capitaine Duplessis appelle Leroux, Georges et moi sur le rempart. Il nous prête sa lorgnette, et nous fait voir au loin, très loin, les Prussiens défilant, en lignes noires très fines, très allongées, dans la direction de Vézelois. Il nous est impossible d’évaluer le nombre d’hommes.

Tout à coup, le canon tonne violemment. Il semble que c’est tout près de nous. Erreur, le fort des Hautes-Perches, notre voisin, vient de dire son premier mot. Au loin, tout en l’air, dans un léger flocon blanc, l’obus éclate au-dessus de la ligne noire. La file s’arrête. Un petit flottement se laisse deviner, puis les Prussiens reprennent leur marche. Le coup a porté.

À deux heures, on vient demander trente hommes de bonne volonté pour faire une reconnaissance. Il s’en présente cent. Nous sommes partis trente-deux, dont nous trois. Cela commence à devenir intéressant. Au sortir de la ville, on nous déploie en tirailleurs et le lieutenant se fait amener les rares paysans que nous apercevons, tout effarés.

Il les interroge, mais quelle créance accorder à leurs renseignements ? L’un a vu 10 000 Prussiens, un autre 60 000, un troisième évalue leur nombre à 500 seulement.

Nous continuons notre marche. À la lisière du bois, nous apercevons de loin, de très loin, hors de portée de fusil, deux hulans en vedette qui nous éventent et décampent au galop.

Nous rendons compte de ce qui se dégage des renseignements pris et de ce que nous avons vu nous-mêmes :

« Un millier de Prussiens sont à Vézelois. Ils ont pillé, pour débuter, le très beau château de M. Saglio que nous apercevons de loin, avec ses terrasses à l’italienne et derrière lequel s’abritent maintenant nos ennemis. »

Nous nous rongeons d’impatience de devoir rentrer sans avoir pu décharger nos chassepots.

Pour la dernière fois, nous avons reçu des nouvelles de nos familles ; nous allons être bloqués à notre tour et la période d’action n’est plus éloignée.

Les premiers temps de cette seconde période furent marqués par une série d’engagements où les Mobiles du Rhône eurent toute occasion de se distinguer, pendant que notre 45e, retenu à la garde des Perches, se désespérait de son inaction forcée. Nous allions anxieusement aux nouvelles. On s’était battu à Roppe, à Gros-Magny, à Éloie, au bois de l’Arsot : combats stériles, malgré le courage déployé. L’armée de Belfort était dépourvue d’artillerie de campagne et ne pouvait se battre que dans des villages qui lui fournissaient un précaire abri contre le canon ennemi.

Le premier mois de l’investissement se passa sans incidents remarquables, au moins en ce qui concernait les trois caporaux parisiens, immobilisés au fort des Basses-Perches.

Un petit journal du siège s’imprimait à Belfort dont on s’arrachait les numéros. Nous nous intéressions aux efforts de la défense, à la fonderie de projectiles que le colonel Denfert venait d’organiser, à la création d’une batterie de campagne, à un essai de fabrication de mitrailleuses.

Les forts tiraient sans arrêt sur les points où nous supposions que l’ennemi installait ses batteries et nous nous familiarisions ainsi au fracas du canon. Les Prussiens ne répondaient pas encore. On commentait la venue des parlementaires, les messages qu’ils apportaient et les énergiques réponses du Commandant supérieur. Il en arrivait presque chaque jour, de ces parlementaires sanglés dans leurs beaux uniformes, l’air arrogant et la poitrine bombée. Ils se présentaient à toutes les portes pour se renseigner. Aussi applaudissions-nous avec enthousiasme à la réponse du colonel Denfert qui déclara au général allemand Von Treskow que s’il n’en modérait pas l’abus et s’il s’en présentait autre part qu’à un point déterminé, ils seraient considérés comme des ennemis et traités comme tels.

L’esprit de la population était excellent. Groupée autour de son maire M. Mény, on la sentait prête à tous les sacrifices, à tous les dévouements. Ce mois de répit fut employé à mettre les caveaux de l’Église et de l’Hôtel de ville en état de recevoir les habitants dont les maisons étaient dépourvues de caves voûtées.

On couvrit les trottoirs avec d’énormes troncs d’arbres qui permettaient de circuler à l’abri dans presque toute la ville. Des secours en cas d’incendie furent préparés et entretenus de place en place. On prenait plaisir à compter les coups tirés par nos forts, on s’étonnait de ne pas entendre les Prussiens riposter. Une sorte de bonne humeur régnait dans la population comme dans l’armée. On ne se faisait pas faute de gouailler ces « têtes de Bosche » qui restaient muets.

Le 3 décembre, nous vîmes éclater le premier obus prussien. Il tomba, déchirant l’air de son bruit strident, à quelques pas de moi, au cours d’une promenade militaire que faisait ma Compagnie entre les Perches et le village de Danjoutin. À partir de ce premier coup, pendant 73 jours et autant de nuits, le bombardement se continua sans un instant de répit, avec une intensité toujours croissante. Les habitants se réfugièrent dans les caves et l’on ne vit plus en ville que de rares passants. De temps à autre, une maison s’effondrait, un incendie se déclarait. Ce qui causait le plus d’effroi à la population, c’était le schrapnell. Quand un de ces terribles engins éclatait en pluie de feu sur la Place d’armes, les rares habitants qui circulaient encore s’enfuyaient éperdus à la recherche d’un introuvable abri.

Le séjour de nos casemates, aux Basses-Perches, était intenable. Les obus y entraient sans obstacle, défonçant aisément la faible garniture de troncs d’arbres que nul revêtement ne défendait.

Nous n’avions qu’un seul chirurgien-major pour les deux Perches et, en cas de blessures à panser, la course était longue pour aller le chercher, d’un fort à l’autre.

Je portais, dans mon sac, une petite trousse contenant tout ce qu’il fallait pour un premier pansement. C’était un cadeau de ma sœur aînée à l’heure des adieux. Que de services m’a rendus cette trousse ! Dès qu’un homme était blessé, on venait me trouver. J’avais surtout des bandes toutes préparées au perchlorure de fer qui nous furent bien précieuses, car elles nous permettaient d’attendre l’arrivée du major.

Parmi les Mobiles de la Haute-Garonne, nous trouvâmes quelques jeunes gens fort distingués, avec qui nous eûmes plaisir à causer.

Nous avions aussi lié connaissance avec les télégraphistes. Ils étaient deux, un professionnel et un Mobile, aussi peu soldats l’un que l’autre. Leur intimité nous valut quelques agréables moments. Chez eux, nous trouvions du feu. La neige ayant commencé, nous souffrions terriblement de son froid pénétrant, et c’était avec délices que nous ressentions l’insigne faveur de nous approcher d’un poêle ronflant et rouge.

Nos amis, les télégraphistes, n’étant pas soldats de métier, ne se croyaient pas obligés de faire montre de bravoure. Ils étalaient au contraire, avec une franchise que mon ami Georges qualifiait de cynique, une parfaite pusillanimité. Devant la pluie d’obus qui pénétrait dans nos casemates, ils avaient calculé que deux obstacles, si minces soient-ils, valent mieux qu’un. Volontiers, ils eussent passé jours et nuits sous leur lit de camp que couvraient matelas, vêtements, valises, en un mot, tout ce qu’ils trouvaient.

Ce n’était pas facile de sortir de là. Comme il y avait de rapides nécessités de service, des appels impérieux auxquels il fallait une réponse immédiate, nos amis combinèrent de faire deux ouvertures par où, lorsqu’ils étaient sous le lit, ils passaient leur tête. Un avertissement survenait-il ? — le coup de clairon annonçant le tir ennemi, ou bien le cri « terre ! terre ! » poussé par un factionnaire, — aussitôt, les télégraphistes disparaissaient sous les planches. Le danger fini, on voyait reparaître leurs figures rassérénées.

Un jour, Georges était en train de me raconter qu’il venait de relever une sentinelle dans un endroit très exposé et que, pendant qu’il soignait un camarade blessé, un autre criait : « terre ! terre ! » derrière lui.

À ce mot, brusquement, les deux télégraphistes s’enfoncent. Émoi dans la cabine.

— Quoi ? qu’est-ce ? qu’y a-t-il ?…

Le calme revenu, nous voyons les têtes des télégraphistes interrogatives et encore tout émues :

— Eh bien ! qu’est-ce qui vous a pris ?

— Mais, c’est vous, Delafontaine qui vous amusez à crier : « terre ! terre ! » Nous avons cru qu’une bombe arrivait ! Ça ne se fait pas ces choses-là !

J’ai souvent déploré le conseil donné aux hommes de se coucher devant le projectile qui les menace. Des clairons étaient postés sur les parapets avec mission de surveiller les batteries ennemies. Leurs sonneries, différentes suivant le point de départ, indiquaient d’où venait le danger, et l’homme averti prenait contact avec le sol pour éviter les éclaboussures. Je l’aurais admis au début, quand la canonnade était encore rare et intermittente. Vers la troisième semaine, alors que nous étions cernés de tous côtés et que les sonneries se faisaient entendre sans répit, il y avait quelque chose de grotesque à voir les hommes s’abattre par terre à la moindre alerte et rester un temps infini à digérer le coup de canon avant d’oser redresser leur tête effarée sous la crainte d’un nouveau danger.

Est-il bien prouvé, je me le demande encore, que l’homme couché courre moins de danger que l’homme debout ? Une chose indiscutable, c’est que l’action de se dérober ainsi rend les hommes lâches. Le soldat qui s’est couché pour éviter l’obus ou la bombe n’ose plus se relever. — Le danger a-t-il bien cessé ? se demande-t-il. — Un nouveau danger n’a-t-il pas surgi ? — et il s’éternise, sans oser la quitter, dans cette position horizontale dont on lui a préconisé les avantages. Mes amis et moi avons toujours considéré que ce conseil donné aux soldats était pernicieux, et nous nous sommes toujours appliqués à réagir contre, du moins par notre exemple.

Vers cette époque, notre bataillon eut à constater quelques désertions, presque toutes du fait des jeunes recrues alsaciennes.

J’ai déjà parlé de ces malheureux paysans des environs de Belfort arrachés de leurs foyers avant les délais légaux de la conscription. Ils n’avaient pas trouvé, chez leurs nouveaux camarades, l’accueil encourageant qui leur eût permis de s’habituer à un nouveau genre de vie. Personne ne les y aidait. La plupart ignoraient totalement la langue française. Les officiers, rebutés par leur ignorance, les laissaient aux prises avec les sergents et les caporaux qui n’avaient pas assez de railleries et de grossières injures pour ces « têtes de bosche ». La bienveillance n’est guère le fait des collectivités inférieures ! Leurs camarades, les simples soldats, les rudoyaient et, devant leur impossibilité de comprendre des instructions transmises dans une langue inconnue, ne leur ménageaient ni coups de pieds ni coups de poings. Pour eux, toutes les dures corvées ; pour eux, toutes les railleries et les mauvaises farces.

Leur situation était déplorable.

D’autre part, les parents de ces jeunes gens résidant dans la zone d’investissement étaient habilement circonvenus par les Prussiens qui les entouraient, qui vivaient presque à leur foyer : — Que font vos fils, dans ce Belfort détesté ? Croyez-vous que jamais ils en sortiront ! N’oubliez donc pas qu’ils sont des Allemands comme nous. Nos intérêts sont les vôtres. Vos enfants, en tournant leurs armes contre nous, combattent leurs frères !

Ces paroles trouvaient des oreilles trop bien disposées à les recevoir ; les complicités ne manquaient pas pour les faire arriver amplifiées, démoralisantes, jusqu’aux jeunes soldats à qui elles étaient destinées. Hélas ! ces néfastes insinuations n’avaient que trop d’effet.

Je me rappelle encore l’impression pénible que nous éprouvions lorsque, à l’appel du soir, on constatait la disparition de ces malheureux enfants. Il était rare qu’ils partissent seuls. C’était généralement par groupes de quatre, cinq ou six qu’ils s’échappaient. On en reprit quelques-uns. Il fut un instant question d’en fusiller un, pour l’exemple. Une généreuse pitié intervint et le fatal dénouement fut écarté, mais ils passèrent en prison toute la durée du siège.

Le bombardement faisait rage. Chaque jour, le cercle de feu se rétrécissait ; chaque jour, quelque nouvelle batterie se démasquait.

Des obus éclataient sur les maisons qui s’effondraient.

Beaucoup de ces maisons comportaient des caves voûtées où l’on trouvait un abri relatif. La plupart des habitants, dénués de cette ressource, s’étaient réfugiés dans les caveaux de l’église et de la mairie qui offraient de navrants tableaux de misère. Une des premières constructions brûlées fut le magasin à fourrages et les conséquences en furent désastreuses pour le bien-être de la garnison qui couchait sur de la paille, alors que cette paille ne put être renouvelée.

L’affaire était moins grave au point de vue de l’alimentation chevaline. Fort peu de chevaux étaient restés à Belfort, le nombre strictement nécessaire, je crois, pour assurer le service des parlementaires.

Depuis notre rentrée aux Perches, nous ne pouvions que bien rarement avoir des nouvelles de nos amis du Café Anselme. Je les trouvai un jour en plein déménagement. Ils descendaient à la cave leurs objets de quelque valeur et s’y préparaient eux-mêmes une installation à demeure.

Deux obus les avaient déjà touchés, traversant leur grenier et allant éclater sur le mur d’en face.

Ils supportaient cette épreuve avec assez de calme. Le vieux M. Boltz ne quittait plus son large fauteuil à oreillettes qu’on avait rapproché du grand poêle de faïence.

— Eh bien ! monsieur Boltz, et votre jardin, comment va-t-il ?

— Ah ! mon jardin, je n’ose plus y aller, la route est balayée par les obus.

— Et vos livres ? vous les avez rapportés, je pense ?

— C’était inutile. Ils courent là-bas moins de danger qu’ici, car, ils sont sous la garde de ces lieutenants de Mobiles Lyonnais que vous avez vus ici, qui en prennent bien soin, comme du mobilier dont ils se servent, et m’en donnent des nouvelles presque chaque jour.

Au fort des Perches, la vie était des plus monotones. Elle s’égayait le soir, dans la casemate, de quelques causeries avec les artilleurs de la Haute-Garonne parmi lesquels nous avions trouvé quelques jeunes gens instruits et d’esprit élevé. Avec l’un d’eux, Berthoumieu, ayant des amis communs, une aimable intimité s’était vite nouée.

Il y avait, parmi eux, un grotesque dont nous nous amusions fort. C’était un ancien gendarme, promu par faveur lieutenant d’artillerie des Mobiles. Il ignorait tout de son métier, mais il piochait énergiquement sa « Théorie » qu’il apprenait par cœur, paragraphe après paragraphe. Quand il en savait une page, il venait devant « ses inférieurs » faire parade de son érudition.

— Maréchal des logis Berthoumieu, disait-il, connaissez-vous la théorie de l’Éperon ?

Et il ajoutait :

— Je ne connais rien de beau, entendez-vous, maréchal des logis Berthoumieu, je ne connais rien de beau comme un maréchal des logis qui connaît bien sa théorie de l’Éperon !

Et rien n’était beau, en effet, comme de l’entendre débiter ses aphorismes avec l’accent dont on se sert, place du Capitole, à Toulouse.

Cet étonnant artilleur est le seul soldat que j’aie vu désirer la prolongation de la guerre, car il avait pour cela des raisons d’un ordre tout spécial.

— Il faudrait, disait-il, que la guerre durât encore jusqu’au mois de mars !

— ?…

— Oui, parce que, si elle se termine avant, je n’aurai ma retraite que comme brigadier de gendarmerie, tandis que si elle dure jusqu’en mars, je l’aurai comme lieutenant d’artillerie !

À côté de lui, non moins grotesque dans son genre, nous avions un fils de famille, le jeune M. de G…, ridicule fantoche qui, lui, tout au contraire du gendarme, demandait le plus promptement possible la paix, à quelque condition qu’elle fût. Il s’intéressait beaucoup aux rares nouvelles de Paris qui parvenaient à franchir le blocus :

— Eh bien ! ces Parisiens ont donc encore du pain ? Quand donc ces Parisiens n’auront-ils plus un morceau de pain ?

— En quoi donc, monsieur de G., le sort des Parisiens vous inspire-t-il une si touchante sollicitude ?

— Voilà !… C’est que, lorsqu’ils n’auront plus de pain, ils se rendront ; c’est que Denfert, ici, ne tient que par esprit d’imitation. Lorsque Paris se rendra, Belfort suivra et que nous quitterons cet horrible fort des Perches où notre vie est en perpétuel danger. Nous serons prisonniers et je demanderai à être envoyé à Magdebourg, où je trouverai des amis à moi, Allemands très gentils avec qui j’attendrai très confortablement la fin de la guerre…

Souvent nos conversations étaient interrompues par un obus qui entrait comme chez lui, mettant indiscrètement fin à nos papotages.

Un soir, hélas ! le bruit éclata formidable. Une épaisse et nauséabonde fumée se répandit dans la casemate et des cris s’élevèrent, lamentables ! Cinq ou six victimes gisaient au milieu d’épaisses flaques de sang, et leurs gémissements fendaient le cœur. Un de mes infortunés camarades avait le ventre ouvert. — Caporal Poilay ! disait-on autour de moi, votre trousse, vite ! apportez vos remèdes !

Les plaies étaient horribles, je sentais mes soins stériles. À l’autre bout de la casemate, d’autres voix m’appelaient. C’était pour mon ami Berthoumieu qu’un éclat d’obus égaré avait été frapper à une grande distance. Il râlait, il n’avait plus sa connaissance. Je lui parlai, il ne me répondit pas.

La casemate était obscure : une bougie prêtée par les télégraphistes nous éclairait vaguement.

Je cherchai sa blessure. Il n’y avait pas de sang pour me guider. Une petite étoile fut tout ce que je découvris, comme une légère fêlure, à la tempe, à peine sanguinolente.

On courut chez le major qui vint assez vite et fit préparer six brancards pour envoyer tous ces blessés à l’hôpital. Je vis s’acheminer la lugubre corvée, dans la nuit, sur la neige qui se colorait de taches sanglantes.

Anxieusement, indiquant mon ami Berthoumieu, j’interrogeai le major :

— Celui-ci, dit-il, en le touchant une dernière fois, il est fichu !

Le pauvre garçon, avant même de franchir la porte de la ville, avait déjà cessé de râler.

Dans ce fort de Perches, la vie devenait atroce. C’était chose démoralisante que d’attendre ainsi la mort sans pouvoir se défendre.

Certes, je n’avais pas rêvé la guerre sous cette forme ! Sans compter voir se renouveler, en ma faveur, les combats de l’Iliade et les corps à corps des chevaliers de la Table Ronde — où, du reste, je crois que j’eus fait triste figure — j’aurais voulu riposter aux formidables coups de canon des Prussiens. Hélas ! nous étions là, terrifiés par le bruit, écrasés sous l’explosion, sans voir notre ennemi, sans personne à qui nous en prendre, à qui renvoyer une balle.

Combien nous regrettions de ne pas être partis avec Cambriels pour l’armée des Vosges. Au moment où la chose fut possible, pourquoi étions-nous restés ?

Un matin, j’étais allé au fort des Hautes-Perches pour assister au rapport. Le fourrier ayant été blessé, je le remplaçais. Voici ce qui me fut dicté :

« Des compagnies d’Éclaireurs allaient être formées, moitié Lignards moitié Mobiles. Le Capitaine serait pris dans l’infanterie de ligne, le Lieutenant dans la mobile, il n’y aurait pas de sous-lieutenant. Ces compagnies auraient pour but de tenir campagne tout autour de la ville, afin de harceler l’ennemi, de surprendre ses postes avancés, de saisir ses convois, et de lui faire, enfin, le plus de mal possible, tout en s’efforçant de rester insaisissables ».

C’était la combinaison rêvée ! Avec cette organisation, mes vœux les plus ardents allaient être comblés : courir les aventures, errer aux avant-postes, faire la chasse à l’ennemi, le dépister, le saisir, le toucher, tirer son coup de fusil, à coup sûr se servir de sa baïonnette !

Jamais article inséré dans un rapport militaire ne causa tressaillement de joie pareil à celui qui s’empara de moi.

Je m’inscrivis immédiatement, car on demandait des volontaires.

Je ne doutais ni de Georges ni de Leroux. Ils accepteraient sûrement cette issue à nos souffrances des Perches, et je songeai à mettre leur nom à côté du mien. Bien m’en prit de ne pas le faire sans les avoir consultés.

À mon grand étonnement, Leroux reçut froidement ma proposition. Il ne se sentait pas assez vaillant pour supporter les fatigues éventuelles du métier d’Éclaireur. Il redoutait les nuits passées en plein air, couché dans la neige. Il craignait les marches forcées. Bref, il me dit avec tristesse :

— Quitte-nous, puisque tu le trouves bon, mais je reste, moi, au poste que le sort m’a désigné. Que Delafontaine fasse comme bon lui semblera.

Georges me regarda, et d’un geste m’indiquant Leroux, il me dit, les yeux humides :

— Est-ce que je peux le quitter ?

Il était dans le vrai, nous ne pouvions laisser Leroux. Il y aurait eu cruauté de notre part à l’abandonner tous deux à la fois. J’eus un serrement de cœur en songeant à notre séparation. Nous nous étions si bien promis de ne jamais nous quitter ! Mais, je reconnus vite que Georges, tout en ayant, autant que moi, le désir de quitter les Perches savait se sacrifier à l’amitié.