Souvenirs d'un engagé volontaire/III

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Librairie académique Perrin et Cie (p. 131-204).

III.

LES ÉCLAIREURS


Formation d’une compagnie d’éclaireurs. — Les éclaireurs. — Chapardage. — Première expédition. — Le baptême du feu. — Ce qu’on découvre dans un poste d’observation. — Le bifteck de cheval. — Danjoutin. Nous faisons un prisonnier. — La vie à Danjoutin. Le froid. — Mort de froid. — Le Bosmont. Singuliers effets d’une balle prussienne. — La casemate du colonel Denfert. — Craintes de reddition. — Projets de désertion. — Combat du Bosmont. — En retraite. — Le lieutenant Courriol. — Chez le commandant. — L’arrestation. — Retour aux Perches. — Situation grave.

Cette organisation des Éclaireurs eut le plus grand succès dans la garnison. Tout le monde voulait en faire partie.

Inscrit le premier, j’entrai dans la Compagnie avec mon grade de caporal ; mais ceux qui ne furent prévenus que tardivement durent perdre leurs grades et entrer comme simples Éclaireurs. C’est ainsi qu’avec les fantassins qui composaient pour moitié mon escouade, j’eus quelques Mobiles de Saône-et-Loire qui avaient déposé leurs galons de sous-officiers. Aussi me trouvai-je à la tête d’une escouade d’élite, absolument incomparable.

M. Arnal, le capitaine, s’était évadé des geôles prussiennes après Sedan.

La légende de son évasion le précédait, lui donnant à nos yeux comme une glorieuse auréole. Pour la première fois, quand il nous réunit, sur la petite place de Pérouse, nous fûmes subjugués tous, sans exception. Son teint basané, ses cheveux crépus, sa grosse moustache noire lui donnaient l’allure d’un héros de roman. Il eût fait de nous ce qu’il aurait voulu !

Le lieutenant n’eut pas le même succès. C’était un jeune mécanicien lyonnais du nom de Courriol, qui devait son grade à la faveur. Outre une physionomie neutre, sans aucun relief, Courriol, ni beau, ni laid, ni petit, ni grand, avait l’air embarrassé. Son hésitation dans le commandement, les contre-sens des ordres qu’il donnait à tort et à travers, ignorant les premiers éléments du métier militaire, nous le firent rapidement juger de façon fort défavorable.

Dans mon escouade, je fus tout de suite en camaraderie avec Loye, alors étudiant en droit, aujourd’hui avoué à Châlon-sur-Saône, avec Gambey, fils d’un banquier de la même ville, et avec Charve, élève de l’École Normale Supérieure. Du premier jour à la fin de la campagne des Éclaireurs nous fûmes inséparables. Tous, nous nous prîmes d’une sincère affection pour Pinchon, le sergent de notre section, un élève pharmacien, véritable gamin de Paris à la mémoire remplie de refrains de café-concert. D’une gaîté inépuisable, il savait toujours égayer les situations, même les plus tristes.

Charve avait à son actif un trait de bravoure digne qu’on en conserve le souvenir et qui fut cause que nous le gardâmes fort peu de temps. En effet, la Compagnie était formée depuis quelques jours seulement lorsqu’il nous fut enlevé par le Commandant Supérieur qui le fit rentrer à Belfort avec le grade de Lieutenant[1].

Voici ce qui s’était passé. Les Mobiles de Saône-et-Loire se dirigeant sur Belfort avaient séjourné à Remiremont d’où une alerte les avait délogés. Devant un corps prussien contre lequel ils n’étaient pas en état de résister, ils s’échappèrent en hâte. Dans l’émoi de cette fuite précipitée, voilà qu’aux approches de Belfort, on s’aperçoit que le chef du détachement a oublié le drapeau dans sa chambre d’hôtel. Le cas était grave. Charve s’offrit pour en atténuer les conséquences. Quittant ses habits militaires il rétrograda seul vers Remiremont, avec les papiers d’un professeur de la région en vacances allant retrouver sa famille. Bravement, il se présenta à la table d’hôte où mangeaient les officiers allemands, lia conversation avec eux, sut endormir leurs soupçons et fit si bien qu’il pût rentrer en possession du drapeau que l’hôtelier avait heureusement mis à l’abri. Muni de son précieux trophée, il regagna ensuite Belfort.

Voilà quels hommes j’avais à commander ! En outre, nous avions quelques jeunes vignerons de Chagny, tous braves soldats et bons compagnons, dont l’entrain, la gaîté ne se sont jamais démentis et qui rendirent exquises les journées passées aux Éclaireurs.

Le Capitaine nous avait dit :

— Vous logerez chez l’habitant.

« Dans les habitations » eût été plus exact, car tous les habitants avaient pris la fuite, laissant portes ouvertes et tout à l’abandon.

Le hasard me conduisit, avec mon escouade, dans un presbytère où notre bonne fortune nous fit trouver un vieux buffet, contenant un pot de miel, des pommes de terre et un bocal de cornichons.

Quelle aubaine pour la confection de menus que nous pûmes parfois édulcorer avec un certain art.

Mes camarades ayant trouvé aussi des bas de soie, se dirent :

— Puisque ce bon curé les a laissés, il vaut mieux que ce soit pour nous que pour les Prussiens.

Et jamais, oncques, ne se virent soldats si bien chaussés. Nous adoptâmes encore un parapluie qui remplaça avantageusement le regretté « Parapluie de l’Escouade » fondu dans les boues de Bessoncourt.

En veine de trouvailles, nous pénétrâmes dans l’église. Quelle panique avait donc présidé à la fuite des gens qui en avaient la garde ? Tout était abandonné portes et armoires ouvertes. Vases sacrés, ornements du culte, étoles, chapes et chasubles restaient à la disposition de qui les aurait voulus. Personne de nous n’eut l’idée de les profaner : au contraire, tout fut soigneusement plié et remis dans les armoires. Mais j’aurais vainement essayé d’empêcher nos Éclaireurs de s’approprier les calottes des enfants de chœur dont ils se firent de fort jolies blagues à tabac. Un sergent eut même l’audace de prendre pour lui la très luxueuse bourse brodée de la quêteuse ! Je pris, moi, en prévision de pansements éventuels, les linges sacrés, nappes de communion et autres restés à l’abandon. Ils eurent une destination peut-être moins pieuse mais aussi précieuse et, en tout cas, d’une utilité incontestable. Force me fut de tolérer l’enlèvement des eucologes, petits psautiers et livres de messe qui, pour quelque temps, nous permettraient de suivre le conseil : « Prenez toujours du papier dans vos poches » alors difficile à mettre en pratique avec la pénurie de gazettes qui régnait.

Dès le premier soir, nous eûmes à faire une petite expédition. Il s’agissait de savoir si le village de Chèvremont était, ou non, occupé par l’ennemi. Notre section marcha, sous les ordres du lieutenant. Ce fut peine perdue, aucun de nous ne connaissant la topographie des environs de Belfort et le lieutenant ayant oublié de consulter une carte. Errant à l’aventure, par la nuit noire, nous ne pûmes rien découvrir.

Honteux de cette déconvenue, nous prîmes nos mesures, le sergent Pichon et moi, pour nous trouver le lendemain à l’aube sur le passage du capitaine qui nous demanda quelques détails.

Nous lui offrîmes d’aller, tous deux seulement, à la découverte. Ainsi, nous nous ferions renseigner, ce qui serait facile, en plein jour, et, à deux, nous ne risquerions pas d’attirer l’attention.

— J’y consens, dit le capitaine, mais soyez prudents. N’avancez que s’il n’y a pas de danger : je ne veux pas de coups de fusil !

Bien que trouvant un peu exagérées les recommandations de prudence du capitaine, nous partîmes tout joyeux, Pichon et moi : Pichon scandant notre marche de ses refrains, mais atténuant sa voix quand nous arrivions dans une zone supposée dangereuse.

La route de Pérouse à Chèvremont se déroule dans une carrière de ce grès rose dont sont bâtis l’église et le château. Sa surface mamelonnée, recouverte à rares intervalles d’une herbe courte et grisâtre, semble faite à souhait pour fournir d’utiles abris dans une guerre de surprises et d’escarmouches.

La campagne était déserte. De temps à autre, le bruit — auquel nous étions déjà faits — des coups de canon échangés qui passaient au-dessus de nos têtes sans aucun danger.

Nous avions franchi les derniers avant-postes et nous étions en vue de Chèvremont dont les maisons à toits rouges s’étageaient à droite et à gauche de la route montueuse — l’unique rue du village — pour aboutir à un immense calvaire dressé sur un piédestal de quelques marches qui dominait de ses bras éperdus le paysage désolé.

Quelques pas encore et nous allions entrer dans le village, lorsque nous nous entendîmes appeler :

— Sergent ! caporal !

C’était un lieutenant des Mobiles de la Haute-Saône. En se dissimulant dans les anfractuosités de la carrière, il avait marché presque parallèlement à nous, sans que nous nous fussions aperçus de sa présence. Il faisait partie d’une autre compagnie d’éclaireurs et avait voulu s’assurer, comme nous, de la présence des Prussiens à Chèvremont.

— Qu’en pensez-vous, nous dit ce lieutenant, croyez-vous qu’ils y soient ?

— Ma foi, je n’en vois pas l’ombre d’un.

— Ils seront venus sans doute, mais ils sont partis.

— Quant à être venus, cela ne fait aucun doute. Voyez ces portes enfoncées, ces volets arrachés, ces meubles brisés et éparpillés sur les fumiers !

Ce disant, nous avancions toujours, plongeant nos regards à l’intérieur des maisons abandonnées.

— En voici une, justement, qui est engageante, si nous y entrions ? Nous pourrions y faire notre déjeuner, ma musette est lourde et mon estomac vide, dit Pichon.

— Parfait, répond le lieutenant, entrons !… J’ai justement quelques rations de café sur moi, il ne nous manquera rien.

L’appétit aiguisé par cette course matinale, nous passions le seuil, remplis des meilleures intentions, quand, d’un geste instinctif, jetant un dernier regard autour de nous, nous apercevons, comme des ombres noires, dans leur uniforme sombre, cinq ou six Prussiens se glissant presque à plat ventre au pied du grand calvaire.

— Alerte !… alerte !…

Vivement, nous sommes hors de la maison ; aussitôt, cinq ou six balles nous sifflent aux oreilles. Alors, aussi courbés que possible, nous dissimulant de notre mieux derrière les fumiers qui, suivant la mode alsacienne, s’élèvent devant chaque maison, nous battons en retraite en ripostant.

Ce fut mon premier coup de feu, et il se présentait de façon pittoresque. La maison où nous avions voulu pénétrer était une des premières du village. Assez rapidement, tirant et nous cachant, tirant encore et nous cachant de nouveau, nous pûmes gagner l’entrée de la carrière. Le lieutenant avait une infériorité sur nous, car nous avions, nous, de bons chassepots, et lui n’avait que son épée. Reculant de roche en roche, la fumée de nos coups de fusil dissimulait nos mouvements et nous permettait de changer de poste presque sans être vus.

Le lieutenant profitait de notre tir et, lorsqu’il avait quelques pas à faire, nous disait :

— Tirez, sergent !… tirez caporal !…

Il usait ainsi de la même tactique que nous.

Comme d’habitude, Pichon nous servait de point de ralliement. Entre deux coups de fusil, il égayait notre retraite de ses refrains. Ce jour, il affectionnait une inepte scie de café-concert dans laquelle il y avait l’histoire d’un chapeau perdu. De temps à autre, après un coup tiré, nous entendions :

Ce n’est pas l’gibus que je regrette,
C’est ma pauv’ tête qu’est restée dedans.

Et nous marchions à son appel.

Il nous semblait que la fusillade diminuât d’intensité. Cependant, nous avions vu nos adversaires grossir en nombre, mais ils ne paraissaient pas disposés à nous poursuivre. Donc, ne trouvant plus d’ennemi à qui faire face, nous allions reprendre notre marche ordinaire avec le fusil au repos, lorsque, au-dessus d’une crête qui longe et domine la carrière de grès, nous voyons paraître une, puis deux, puis trois casquettes prussiennes. Et voilà le sifflement de leurs balles qui reprend à nos oreilles, mais d’un autre point de départ. Alors, ils tiraient de flanc ? Nous allions être tournés ? Tout fait croire qu’ils ne se sentaient pas en nombre, car leur attaque fut molle et aussi négative que leur fusillade de Chèvremont.

Nous regagnâmes nos limites et rentrâmes dans nos lignes avec la plus parfaite tranquillité.

C’est ainsi que j’ai eu « le baptême du feu », je puis le dire, sans la moindre émotion autre qu’une sensation presque amusante, comme d’une chasse à quelque gros gibier. Il faut faire bon marché de cette légende du « premier coup de feu » dont Charlet nous a dépeint les fâcheux effets.

Pour la première fois, je pus faire une constatation que j’ai renouvelée souvent depuis cette date, c’est combien les Prussiens tiraient mal. À une distance relativement faible, leurs balles nous passaient au-dessus de la tête ! La cause était que le fusil Dreyse crachait et que, pour en éviter les conséquences, au lieu de viser, ils tiraient au jugé en appuyant l’arme sur la cuisse.

Nous rendîmes compte de notre mission au capitaine qui voulut bien nous complimenter pour la façon dont nous l’avions remplie.

À partir de ce jour, notre compagnie fut détachée chaque nuit pour une petite expédition. Une section marchait, l’autre se reposait.

Nous aurions été fiers d’être toujours sous les ordres du capitaine, mais nous n’avions que le lieutenant, et assez rarement encore. Le plus souvent, le commandement était laissé au sergent.

Des postes d’observation furent créés et dévolus aux caporaux. Les alentours de Belfort furent divisés en zones. Chaque caporal en eut une qu’il devait parcourir, quatre heures durant, avec mission de voir le plus de choses qu’il pourrait, de s’approcher le plus possible des postes ennemis et de venir raconter ce qu’il aurait vu.

Dans une de mes gardes, je fis la découverte d’un champ de radis noirs. La trouvaille fut fêtée par mon escouade et aussi par nos officiers à qui je présentai, comme je le devais, les plus beaux spécimens de ce butin inespéré. Je ne dis à personne à quel endroit se trouvait le champ où poussait cette précieuse racine, il eût été saccagé en un jour, mais, chaque soir, j’en bourrais les larges poches de ma capote et faisais la distribution à mon gré.

Décidément en veine de découvertes culinaires, un autre jour, je tombai en arrêt devant un magnifique champ de choux. Hélas ! à l’extrémité du champ, je vis poindre et monter vers le ciel un filet de fumée bleue qui me donna à penser qu’il y avait là quelques Prussiens. Pour nous, les choux étaient comme les roses, ils avaient des épines !

C’était diablement tentant, mais un plat de choux valait-il la vie d’un homme ? C’est la réponse que me fit le capitaine lorsque je lui demandai la permission de prendre avec moi quelques camarades pour faire la récolte.

Le lendemain, je lui apportai un de ces choux. Il était énorme ! Je l’intéressai au succès qu’aurait, dans Belfort affamé, l’arrivée d’une charretée de choux. Après m’avoir posé force questions sur les abords du champ de choux, sur l’importance du poste que je supposais à l’extrémité, il décida de faire l’expédition et en confia le soin au sergent Pichon. Il demanda 50 volontaires ; 100 se présentèrent, mais 50 seulement furent acceptés, dont mes amis de Saône-et-Loire. Un peu avant le jour, nous partîmes, ayant décidé que vingt-cinq hommes entreraient dans le champ et que les vingt-cinq autres feraient le coup de feu.

Ce programme fut suivi. Vingt-cinq hommes s’éparpillèrent à travers les choux et en remplirent leurs toiles de tentes. Jamais le sobriquet de notre sabre-baïonnette ne fut si bien justifié.

Les Prussiens s’émurent. Au jour naissant, nous vîmes quelques silhouettes s’estomper dans un brouillard argenté. Mais les Allemands sont longs à se mettre en mouvement, et lorsque cinq ou six coups de fusil nous arrivèrent aux oreilles, la récolte était faite. Une de leurs balles vint frapper un de nos porteurs : nous la retrouvâmes dans un beau cœur de chou. Quant au camarade qui le portait, il ne s’en était pas même aperçu. À ce moment, le soleil éclairait le poste ennemi où une douzaine d’hommes à peu près paraissaient stupéfaits de notre audace : leur manger ainsi leurs choux, à leur nez, à leur barbe ! Ils semblaient se consulter sur ce qu’ils allaient faire. Une bonne décharge de nos vingt-cinq tirailleurs leur porta notre carte P. P. C. et nos remercîments.

La rentrée à Pérouse fut triomphale. On s’empressait, on nous félicitait ; on s’étonnait que nous fussions revenus sans encombre. Chacune de nos escouades prit deux ou trois choux et le reste fut envoyé à Belfort. On en tira la somme énorme de deux cents francs qui furent partagés entre les Éclaireurs. Mais je soupçonne que le capitaine Arnal arrondit la somme pour compléter une gratification à sa compagnie.

On dira que ces soldats de Belfort ne songeaient qu’à manger et que tous leurs efforts ne tendaient qu’à l’amélioration de l’ordinaire. Il en est ainsi dans toutes les armées où les meilleurs soldats sont ceux qui savent le mieux s’approvisionner. On ne se bat pas bien, le ventre vide, l’Intendance est souvent en retard et les plus intrépides soldats sont souvent les plus chapardeurs.

Un jour que je rentrais de mon exploration quotidienne, en approchant de Pérouse, j’entendis tout à coup une violente fusillade. La fumée m’indiquait que la chose se passait dans un de ces épais fourrés qui couvrent les abords du village.

Que diable cela pouvait-il être ? J’avais parcouru toute ma zone et je n’avais rien vu qui pût me faire supposer une attaque. Cependant, à ces décharges pressées, au crépitement de la fusillade, ce ne pouvait être qu’une attaque.

Je hâte le pas. Notre compagnie se rassemblait à l’entrée du village.

Le capitaine vient à moi :

— Que se passe-t-il ? Qu’avez-vous vu ?

— Mais rien, mon capitaine ; je venais moi-même chercher des nouvelles. J’ai entendu ces coups de fusil et j’accourais.

Cependant le calme s’était rétabli, la fusillade avait pris fin. Nous eûmes l’explication de tout ce bruit. Un cheval d’officier s’était échappé des lignes prussiennes et avait pénétré dans le bois que gardaient les Mobiles Lyonnais. Ce cheval, tout harnaché, pénétrant dans les fourrés, faisait grand vacarme et le poste tout entier, prenant les armes, avait tiré au hasard dans la direction du bruit ; d’autres Mobiles survenant avaient suivi l’exemple et le malheureux cheval était tombé criblé de coups de fusil. Beaucoup de bruit pour rien, dira-t-on. Pas tout à fait pour rien, car le cheval fut dépecé. Il était jeune, gras, bien au point. Notre escouade fut favorisée d’un bon morceau et, ce jour-là, j’étais prêt à déclarer que la viande de cheval est chose exquise. Un faux filet de cheval prussien avait fait de moi un adepte de l’hippophagie.

Ces expéditions gastronomiques furent les dernières de notre séjour à Pérouse. Le capitaine Arnal tomba malade et nous ne le revîmes plus. Nous restâmes sous le commandement du lieutenant Courriol qui continuait à se rendre de plus en plus antipathique à sa compagnie, puis nous fûmes transférés à Danjoutin.

Fini le bon temps de Pérouse ! Nous dîmes adieu aux jolies maisons où nous étions si bien. Nous dîmes aussi adieu au beau temps, à cet été de la Saint-Martin qui nous avait favorisés.

Avec Danjoutin, ce seront les granges ouvertes à tous les vents et les disputes avec l’habitant pour une maigre botte de paille qu’il nous refuse. Ce sera surtout l’hiver, l’horrible hiver, avec la neige, la neige tombant sans relâche, la bise aigre qui vous l’envoie au visage par rafales glaciales, la pluie, la boue faite de neige fondue, et les nuits dans les bois sous la gelée.

Le premier soir, vers dix heures, on nous fait sortir d’une grange où nous avions pris nos arrangements pour dormir. Il faisait une nuit claire, la neige était tombée en abondance et nos hommes sortaient, grelottants, tirés à regret de leur sommeil. Quelques-uns, malgré les ordres sévères, avaient retiré leurs chaussures qu’ils ne parvenaient à remettre qu’à grand’peine et s’avançaient, la marche peu assurée. D’autres avaient retiré leur ceinture de flanelle dont ils se servaient comme de cache-nez ; quelques-uns s’en enveloppant la figure, ressemblaient à de vieilles femmes. Notre compagnie n’avait pas un beau réveil !

« On signale les Prussiens dans les bois d’Andelnans, nous dit le lieutenant. Il faut les en déloger. La nuit dernière, ils ont surpris un poste de francs-tireurs qu’ils ont tués. La première section marchera sous les ordres du sergent Pichon. » C’était la nôtre ! Nous étions enchantés !

Un guide nous conduisit sans obstacles et nous fit traverser le bois sans que nous y vissions rien d’anormal.

Arrivés à la lisière, Pichon nous appela, Loye, Gambey et moi, et nous tînmes un petit Conseil de guerre. « Si les renseignements donnés se vérifient, il est probable que les Prussiens sont dans les environs. Ils n’avaient aucune raison pour rester dans le bois, cette nuit, mais ils y reviendront certainement aux premières heures du jour. »

Là-dessus nous prenons nos dispositions à dix mètres l’un de l’autre, et plaçons nos hommes en sentinelles sur toute la lisière du bois, avec la recommandation expresse de ne pas tirer sans ordre.

— Vous verrez peut-être quelques soldats isolés se diriger vers vous, leur dîmes-nous, laissez-les venir et ne bougez pas.

De notre côté, nous avions pris pour nous la garde du chemin qui donne accès dans la forêt. Le froid était intense. J’étais continuellement en marche pour encourager nos hommes, les engager à se donner un peu de mouvement sur place et surtout leur recommander de ne pas tirer sans ordre.

Le vent s’élevait, secouant sur nous la neige des arbres transformée en aiguilles de glace qui nous transperçaient le visage.

La pâle clarté qui devance le soleil découvrait devant nous une immense plaine blanche descendant en pente jusqu’au lit de la petite rivière « la Douce », presque au point où elle se jette dans « la Savoureuse ». Tout-à-coup, paraissent trois Prussiens s’avançant bien paisiblement. Ils enfonçaient dans la neige jusqu’au-dessus du genou et paraissaient en si complète sécurité qu’ils portaient leurs fusils en bandoulière.

— Quelle chance ! nous les tenons ! pourvu que ces b… là ne tirent pas.

Ces mots n’étaient pas plutôt dits que… pan !… pan !… pan !… et voilà que, de toute notre ligne de factionnaires, s’éleva la plus intempestive pétarade.

Un des hommes tomba, et nous vîmes les deux autres détaler, de toute la force de leurs jambes, aussi vite que le permettait l’épaisseur de la neige.

— L’homme que nous avons vu tomber est peut-être blessé ? Il faut aller vers lui !…

Il était à quelque 250 ou 300 mètres.

— Prenez garde, me dit Pichon, ils sont peut-être tout près et en nombre, c’est imprudent !

Mais j’étais déjà parti avec Loye, Gambey et… Pichon, qui faisait comme moi, tout en me conseillant le contraire.

À quelques pas du Prussien, nous le voyons se redresser à genoux et, jetant son fusil devant lui :

— Catholique !… catholique !… criait-il.

Il n’était point du tout blessé et disait le seul mot français qu’il eût appris, comptant sur sa vertu pour nous bien disposer en sa faveur.

Le malheureux tremblait comme une feuille, et le froid n’y était pour rien.

Sur un signe il détacha son ceinturon. Il n’était point blessé. Nous le fîmes se relever et marcher au milieu de nous. Un de nos Alsaciens nous traduisit son langage : il était Poméranien et catholique. On l’avait persuadé que nous massacrions les prisonniers et il se retournait pour nous demander grâce en se disant père de famille. Notre attitude le rassura bien vite. Nous lui offrîmes du pain : il le mangea avec avidité. Il nous montra le sien qui était noir, affreux, répugnant, mais nous pûmes apprécier cette célèbre saucisse aux pois dont on parlait tant. Sans être bon, c’était supportable et meilleur à coup sûr que le lard passablement avarié qu’on nous distribuait depuis la complète suppression de la viande fraîche. Le prisonnier fut expédié en ville et interné au fort des Barres. Une compagnie de Mobiles du poste d’Andelnans vint nous relever.

Dans ce village de Danjoutin, avec le froid et la neige, les heures d’inaction étaient des plus pénibles.

Un cantonnier du chemin de fer avait eu l’idée de débiter aux soldats le résidu d’une barrique de piquette. Bien moins pour boire du vin que pour avoir le droit d’approcher du poêle et de rester quelques instants dans une atmosphère chaude, ceux d’entre nous qui avaient quelques sous se cotisaient pour payer, entre huit ou dix, une bouteille de cet horrible liquide qu’on nous comptait un franc. La clientèle augmentait sans cesse et, au fur et à mesure qu’elle se développait, le vin changeait de couleur : il pâlissait. Je l’ai vu, de rouge déjà clair, passer par toutes les gammes du rose, arriver au saumon et finir enfin par être tout à fait incolore.

Le pauvre diable, dénué de toute ressource, acquérait de l’industriel qui savait si bien décolorer le vin, le droit à une heure de chaleur en apportant un fagot de bois mort pour alimenter ce poêle tant convoité.

Un de nos soldats entre un jour avec une charge de bois ramassé sous la neige et que ses bras soutiennent sur sa tête. Au moment où il pénètre dans cette salle surchauffée, il pousse un cri, cherche en vain à se débarrasser de son fardeau. Il ne pouvait plus mouvoir ses bras… il avait les mains gelées ! Je le pousse aussitôt hors de la pièce et, le précipitant sur la neige, aidé de quelques camarades, je lui fis d’énergiques frictions qui ramenèrent heureusement la circulation.

Un accident du même genre faillit m’arriver à moi-même, à quelques jours de là. La veille, nous étions entrés dans nos granges avec la presque certitude que la nuit serait tranquille. Transgressant la défense générale, pour une fois j’avais quitté mes bottes[2] : il y avait bien trois semaines que cela ne m’était arrivé ! Pour comprendre la sensation délicieuse que j’en avais éprouvée, il faut avoir en souvenir, sinon sous les yeux, une image célèbre de Gustave Doré représentant le Juif errant enlevant ses chaussures le jour du Jugement dernier.

J’avais enveloppé mes pauvres pieds endoloris dans une bonne brassée de paille fraîche et placé les bottes derrière moi. Cette nuit-là me fut une nuit réparatrice que rien ne vint troubler. Mais, au matin, quand je voulus prendre mes chaussures, voilà qu’un grand froid était survenu. Tout imprégnées de neige fondue, les bottes avaient gelé. Elles étaient dures comme de la pierre et je les aurais brisées en voulant les forcer. Loye, qui partageait ma paille, me dit alors :

— Mets mes souliers et va chez le cantonnier faire dégeler tes chaussures.

Me voilà parti, ses souliers mis en pantoufles et mes bottes à la main, que je tenais délicatement par leurs tiges.

Il faisait un froid atroce. J’ouvre la porte et me précipite vers le poêle, mais une douleur aiguë me saisit : mes doigts paralysés ne peuvent lâcher leur fardeau ! J’appelai vivement un camarade qui me fit à la main l’opération qu’il m’avait vue pratiquer la veille. Comme la congélation avait été très rapide et de courte durée, le remède opéra encore plus vite qu’avec la première victime et l’affaire n’eut pas de suites fâcheuses.

Une autre fois, nous eûmes un cas de congélation autrement grave. Nous avions été commandés pour surveiller la voie ferrée. On nous signalait comme probable, au cours de la nuit, le passage d’un convoi de vivres dont il eût été bon de nous emparer. La neige n’avait cessé de tomber toute la journée précédente ; on y enfonçait jusqu’au-dessus de la ceinture.

Placés de cinq en cinq mètres, en bordure de la voie, les soldats ne devaient pas être relevés de toute la nuit. Quant aux caporaux, ils étaient en marche continuelle pour veiller à ce qu’ils ne s’endormissent pas. Presque tous s’étaient creusé un trou dans la neige et, dans ce trou, ils s’agitaient, battaient la semelle, faisaient en sorte d’éviter l’engourdissement. Un d’eux restait inerte. À peine s’il avait pu déblayer un carré de neige et se faire une petite place où il grelottait, gémissait, se plaignait :

— Ah ! caporal, enlevez-moi de là. J’y vais mourir.

— Mais, mon pauvre ami, où veux-tu aller ? Tu es ici avec les camarades et bien forcé de faire comme eux. Allons, remue-toi un peu. Refais ton abri mieux que cela. Avec ce trou mal creusé, tu n’es pas garanti.

Et j’allais plus loin. Au retour, je le trouvais toujours dans la même situation.

— Allons ! voyons ! du courage, sacrebleu ! tu vas te laisser geler ! Bats la semelle ! Fais la danse de l’ours, mais ne reste pas immobile !

— Je ne peux pas, caporal, je ne peux pas !

Je l’aidais à se blottir et le laissais un peu remonté, puis, quand je revenais, je le retrouvais toujours de même.

— Veux-tu bien te bouger, animal !

— Ça va mieux, caporal, je n’ai plus si grand froid.

Plus tard, je le trouvai adossé sur un tronc d’arbre. Il me dit :

— Ça va ! ça va mieux ! je n’ai presque plus froid.

Enfin, une dernière fois, je lui parlai en vain : il ne me répondait plus. Je le secouai, il était rigide. Le malheureux était mort de froid.

Le ciel s’empourprait des premiers rayons d’un soleil d’hiver, colorant de reflets roses ce paysage de neige. Le convoi attendu n’était point passé et, là, ce pauvre petit soldat était mort pour rien !

Des branchages entassés soulevaient la neige. Nous en prîmes de quoi improviser une civière sur laquelle nous rapportâmes tristement cette innocente victime.

Nous fûmes envoyés à la garde du Bosmont, position importante que commandait Danjoutin et qu’il fallait maintenir à tout prix.

Quelques postes de Mobiles Lyonnais disséminés dans le bois le défendaient conjointement avec nos éclaireurs. Nous y passâmes une huitaine de jours. Le temps s’était remis au sec et nous trouvions presque supportable notre dortoir sur la neige durcie. Pour passer nos nuits, nous nous posions en rayons autour du feu qu’un factionnaire entretenait sans laisser monter la flamme qui nous eût décelés à l’ennemi. Nous enlevions nos capotes et restions en tunique, les pieds bien enveloppés dans nos demi-couvertures, nos capotes sur nous, la toile de tente sous nos reins nous séparant de la neige. Le bonnet de police sur les yeux, la tête sur le sac, nous n’étions pas trop mal. De temps en temps, une petite alerte, généralement au déclin du jour.

Un soir, à cinq ou six, nous échangions quelques coups de feu avec une patrouille prussienne qui s’était montrée trop près de nous. Nous tirions à genoux, nous appliquant à viser sur la lumière du coup ennemi. À côté de moi, j’avais un Alsacien nommé Dissert.

Tout à coup, il pousse une sorte de plainte étouffée et tombe à la renverse.

— Qu’as-tu ? lui dis-je.

— Je ne sais pas !… J’ai cru que j’étais blessé et je crois que je ne le suis pas.

— Voyons, c’est stupide ce que tu dis !… Es-tu blessé ou ne l’es-tu pas ?

— Voilà !… J’ai reçu comme un coup, là, au défaut de l’épaule, et j’ai été comme poussé en arrière… et pourtant je ne suis pas blessé !

À ce moment, passant machinalement sa main sur le canon de son chassepot, il pousse une exclamation.

— Ah ! voyez donc, caporal !… Ah ! que c’est drôle !

En effet, c’était singulier. Une balle prussienne, au moment où il visait, le fusil en joue, était entrée dans le canon et, l’évasant en forme de tulipe, était restée. Le choc avait renversé le soldat sans autre dommage qu’une simple contusion.

Il l’avait échappée belle, ce coup constituant un fait extraordinaire.

Le Commandant supérieur en fut informé le lendemain et demanda à voir le fusil.

De toute façon, on devait le lui présenter, lui seul signant le bon sur l’Arsenal, qui permettrait de délivrer un nouveau fusil pour remplacer cette arme si curieusement faussée.

Pichon, désigné pour accompagner le soldat, nous fit, à son retour, le plus extraordinaire récit.

Il avait pénétré dans la casemate du Colonel Denfert où il l’avait trouvé jouant au whist avec le sous-intendant Spire et quelques officiers de son État-Major.

Le fusil avait été examiné avec une vive curiosité. On avait longuement commenté le fait. Comme on paraissait oublier la présence du soldat et de Pichon, celui-ci s’était rappelé à l’attention :

— Mon Colonel, il se fait tard. Si je ne vais pas à l’Arsenal maintenant, les portes de la ville seront fermées…

— Quoi ?… Que dites-vous ?… L’Arsenal ?… Pourquoi ?

— Mais, j’ai demandé à mon Colonel un bon pour que l’Arsenal me délivre un fusil en échange de celui-ci, qui ne peut plus servir.

— Un autre fusil ? Ah bien ! — et, faisant un signe d’entente aux officiers qui l’entouraient, — un fusil ?… pour le temps qui nous reste, ce n’est pas la peine !…

Et le sergent avait été congédié.

Quel effet, au retour, quand ces paroles furent rapportées !

— Comment ? Le temps qui nous reste… C’est donc qu’on va rendre Belfort ? Alors, nous aussi, nous sommes vendus comme Metz, comme Strasbourg !

Une indignation violente s’était emparée de la compagnie.

Jamais je n’ai compris cette réponse. Elle est restée, pour moi, comme une sorte de mystère. Nous étions en décembre et nous nous sommes battus jusqu’en février. Alors… pourquoi ? Pichon avait-il bien entendu ?

Je le connaissais assez. Je le savais intelligent. Il n’avait pu se tromper. Je me disais qu’il était un trop loyal soldat, qu’il avait trop de bon sens pour propager une nouvelle aussi grave sans être bien certain de ce qu’il avait entendu. Cependant la chose me dépassait. Il était impossible que pareille réponse fût formulée ! J’interrogeai Pichon, je lui demandai s’il était bien sûr d’avoir entendu ce qu’il racontait. En somme, il était le seul témoin de cet étrange fait. Le soldat Dissert connaissait à peine le français et son témoignage ne pouvait être confronté avec le sien. Pichon affirmait toujours et donnait comme preuve qu’il revenait sans fusil.

Les commentaires allaient leur train, et la démoralisation, le découragement, puis les ferments de révolte. Un soldat, le fils d’un boucher des environs de Belfort, grand et solide gaillard nommé Mouilleseaux que je soupçonnais fort d’être plus contrebandier que boucher, prit à part cinq ou six d’entre nous et nous dit :

— Soit prisonnier qui voudra, moi je ne le veux à aucun prix. Plutôt que d’y consentir, je m’évade, je vais en Suisse. Je connais des chemins ignorés de tous, où ni Français, ni Prussiens ne nous empêcheront de passer. Voulez-vous que nous filions ?

Notre indignation, notre colère de supposer possible la reddition de Belfort étaient à un si haut paroxysme que nous étions prêts à toutes les folies.

Un moment, je fus sur le point de me rallier à ce projet, mais l’épithète de « Déserteur » qu’on pourrait m’appliquer, m’arrêta. Il est vrai que j’aurais préféré « Désertion » à « Reddition », mais ces terribles mots avaient-ils été bien prononcés, et prononcés dans le même sens que nous leur donnions ? Puis, cette reddition, en admettant qu’elle prît corps, allait-elle être un fait immédiat ? Ce projet, qui nous bouleversait, pouvait au moins être modifié, reculé, abandonné peut-être ? Sur un propos en l’air, si nous nous lancions dans une telle aventure, n’allions-nous pas nous trouver en face de « l’irréparable » ? — Déserteur !… Il est effrayant, ce mot ! L’idée qu’un jour on pourrait me l’appliquer me fit rentrer en moi-même et je raisonnai ensuite mes camarades, tout prêts, comme je l’avais été moi-même, à faire ce saut dans l’absurde.

Depuis, jamais rien ne vint confirmer les craintes que nous avait fait concevoir ce refus d’un fusil par le colonel Denfert. Malgré toute la confiance que m’inspirait le sergent Pichon, je persiste donc à croire qu’il n’a pas compris, qu’il a mal saisi une réponse qui devait avoir un tout autre sens. Si je rapporte cet épisode, c’est qu’il est un témoignage des désastreux effets que peut causer, dans une période troublée, le colportage de fausses nouvelles ou d’appréciations erronées.

Notre séjour se prolongeant au Bosmont, nous en profitâmes pour fortifier notre position. Nous l’avions entourée d’un fossé, et avions fait des barricades avec des troncs d’arbres.

Tout cela restait assez rudimentaire, faute des outils nécessaires. Nous réclamions constamment pelles, pioches, haches ou serpes, car il ne nous en avait été distribué qu’avec une parcimonie non seulement regrettable, mais impardonnable en de pareilles circonstances.

Nous n’avions plus entendu parler de notre capitaine M. Arnal. Il était en ville, nous disait-on, souffrant de névralgies. Le lieutenant Courriol ne se faisait voir au Bosmont qu’à de rares intervalles. Il avait toujours quelque bon prétexte pour aller en ville, faire un rapport ou prendre des instructions.

L’après-midi du 13 décembre, le lieutenant étant là, par extraordinaire, deux officiers de Mobiles, ses compatriotes, en grand’ garde comme nous, dans le bois de Bosmont, mais plus en avant que nous-mêmes, étaient venus lui tenir compagnie. Ils devisaient autour du feu où se cuisait notre soupe, lorsqu’un Mobile fait irruption, criant :

— Les Prussiens ! Les Prussiens ! Ils nous envahissent !

Aussitôt, les deux officiers, peu fiers d’être surpris hors de leur poste par un événement aussi grave, filent rejoindre leurs hommes.

Le lieutenant Courriol était en désarroi. Il faisait défaire les faisceaux, les faisait refaire, se demandant s’il irait au-devant de l’ennemi ou s’il l’attendrait au poste.

— Il me faudrait, balbutiait-il, il me faudrait…

— Quoi ? lui dis-je, impatienté, quelques hommes de bonne volonté qui iraient voir ce qui se passe et viendraient vous renseigner ?

— Oui ! oui ! c’est cela ! un caporal et six hommes de bonne volonté !

Je n’avais pas eu seulement à faire un signe, toute mon escouade s’était groupée autour de moi et nous partîmes au galop par le chemin de traverse qui va droit à l’extrémité de la forêt.

En quelques instants nous étions au campement des Mobiles que nous trouvions assis et tout à fait calmes. Les officiers nous renseignent et nous disent :

— Il n’y a rien ! C’est toujours la même chose, ces b… là ont peur de tout. Un arbre qui bouge, pour eux, c’est un Prussien. Allez dire au lieutenant Courriol qu’il peut dormir tranquille, ce n’est pas encore cette nuit que nous serons attaqués !

Nous n’avions qu’à revenir dire ce dont on nous chargeait. Mais à peine avions-nous rendu compte de ce qui se passait que, de nouveau, les Mobiles revenaient, accourant à toutes jambes.

— Cette fois, ça y est !… le bois est noir de Prussiens !

N’ayant pas encore déposé nos armes, nous partons en hâte. En effet, à l’extrémité du bois, nous nous trouvons en face d’une masse compacte de Prussiens, couvrant ce bois dans toute sa largeur et entrant en masses profondes sous les épais fourrés. Leurs vêtements noirs tranchaient sur le terrain blanc de neige et les indiquaient à notre tir. Nous fîmes, ce jour-là, un bel exercice de « tirailleurs en retraite ». Ils avançaient avec une sage lenteur qui nous permettait de bien les ajuster. Lors même que tout notre poste serait venu, se joignant aux Mobiles, c’eût été folie de supposer qu’on aurait pu les arrêter. Ils étaient trop ! J’estimai qu’il y en avait au moins de quatre à cinq cents, mais je pensais qu’on aurait prévenu le commandant Gély qui résidait à Danjoutin, et qu’il aurait envoyé du renfort. Mon idée était donc de tenir le plus longtemps possible afin de donner aux troupes de secours le temps d’arriver.

Tous les dix qui étions là, je suis sûr que nous avons fait de bonne besogne, ne reculant que pas à pas, tirant à coup sûr et de si près que nous ne pouvions manquer notre coup, cependant que le sifflement des balles se faisait entendre à deux mètres au-dessus de nos têtes.

Enfin, nous avions rejoint le poste. Ayant franchi le fossé et la barricade de branchages, nous nous trouvions au milieu d’une poignée de quelques éclaireurs, augmentée d’une dizaine de mobiles, l’air ahuri.

— Qu’est-ce donc, sergent Pichon ? Où sont nos hommes ? Où est le lieutenant ?

— Le lieutenant est en ville, pour aviser le capitaine !… Les hommes, il les a placés sur la route en demi-cercle sur notre droite.

— Comment, sur cette route ? Mais pourquoi ? Ils sont tournés ! Ils vont être tous pris si on ne les rappelle en hâte !… Rapidement ! mon bon sergent !… les Prussiens sont sur nos talons.

À ce moment même, leurs balles nous arrivaient.

— Placez vos hommes, sergent, organisez la défense derrière notre fossé. Je cours et je ramène ceux que le lieutenant a sacrifiés si inconsidérément.

Certaines circonstances décuplent les forces. En quelques instants, j’avais parcouru la route et ramené les sentinelles — on pouvait dire justement « les sentinelles perdues » — et nous prenions nos places de combat.

Il pouvait être six heures et depuis deux heures déjà je faisais le coup de feu.

— A-t-on prévenu le commandant Gély ? dis-je au sergent.

— Oui, il y a plus d’une heure.

— Eh bien ! qu’a-t-il répondu ?

— Il jouait aux cartes. Il était en sabots et il a dit : — C’est le 45e qui est aux prises ? Fort bien, je vais vous envoyer du renfort.

— Vous feriez bien de renvoyer encore un homme, ou mieux d’y aller vous-même afin de lui bien expliquer la situation. Comptez sur nous pendant ce temps pour bien défendre le poste et surtout réclamez des munitions !

En hâte, Pichon prit le chemin de Danjoutin.

Je ne sais ce que les Prussiens attendaient, mais leur lenteur était inconcevable. Ils tiraient et tiraient dru, mais leurs balles ne nous faisaient pas grand mal. De notre côté, nous tirions de notre mieux, attendant le feu d’une décharge pour nous guider et ne pas gaspiller nos cartouches.

Nous étions une soixantaine environ : cinquante éclaireurs et dix à douze mobiles, les seuls restants des deux postes de première ligne, et l’attaque semblait n’avoir fait aucun progrès lorsque revint Pichon.

— Eh bien ! qu’a dit le commandant ?

— Le commandant a dit : — Comment, le 45e tient tout toujours ! Ah ! c’est bien, cela ! C’est une belle fusillade. Je m’y connais, j’ai fait les guerres de Crimée et d’Italie et je sais ce que c’est qu’un feu bien nourri.

— Mais, commandant ?…

— Oui ! oui ! c’est entendu, je m’occupe de vous.

Et il avait repris sa partie de cartes.

Maintenant, il était certain que nous ne comptions plus que sur nous. La conversation était finie. Il restait à défendre notre poste jusqu’à la dernière cartouche.

Chacun de nous fit son devoir.

Les Prussiens se rapprochaient et leurs coups portaient. Le bruit de notre tir était coupé par les cris, les gémissements des blessés sans que nous puissions même regarder d’où partaient ces plaintes.

Mon fusil me brûlait les mains, je mettais des poignées de neige sur la batterie pour la refroidir. Comme je l’aimais, mon chassepot ! Quel bon service il me fit ce jour-là ! L’aiguille fonctionna d’un bout à l’autre sans avoir été remplacée et j’arrivai pourtant au bout de mes 90 cartouches.

Quand je me retournai pour m’en faire céder par quelque camarade, je ne vis plus que deux hommes près de moi : Boulogne et Dargent, puis, autour de nous, quelques corps étendus. Dargent fouillait la giberne d’un soldat privé de vie :

— A-t-il des cartouches ?

— Non !

— En trouves-tu, toi, Boulogne ?

— Pas une !

— Alors, à la baïonnette !

À ce moment, le fossé seul nous séparait des Prussiens. Boulogne poussa un cri.

— Qu’est-ce ? Es-tu blessé ?

— Ce n’est rien… c’est toi, en tirant ta baïonnette, qui m’as blessé à la main.

Allons ! voilà que je blessais mes camarades maintenant ! Et le découragement m’envahit, une lassitude affreuse s’empara de moi. Il y avait plus de cinq heures que je tirais. Je remis ma baïonnette au fourreau, je me retournai, mes pieds s’embarrassèrent dans un fouillis de branchages et je tombai.

Combien de temps suis-je resté ainsi ? Je ne saurais le dire. Quand je fus tiré de mon évanouissement, une sorte de silence lourd et fiévreux avait succédé au tumulte du combat. Quelques hommes s’agitaient à la lueur du foyer au-dessus duquel je revis intacte notre marmite… et ces hommes étaient des Prussiens !

L’un d’eux remuait le contenu de cette marmite avec un bâton ; les autres pliaient et rangeaient en piles bien alignées nos couvertures et nos toiles de tentes. Ils m’avaient cru mort, bien sûr, et ne s’occupaient pas de moi.

J’étais tout près d’un fossé en bordure de la route. Doucement, sans éveiller l’attention, et sans quitter mon fusil, je me laissai glisser dans ce fossé. Je compris que les Prussiens poursuivaient ce qui restait de notre compagnie en retraite sur Danjoutin. En face de moi, j’avais une vaste plaine blanche où j’hésitai à m’aventurer, ma silhouette faisant tache et fournissant point de mire. Je m’y décidai cependant, n’ayant pas d’autre moyen d’échapper à l’ennemi. Je laissai derrière moi le poste du Bosmont et je vis au loin la masse confuse des Prussiens se dirigeant à la poursuite des nôtres sur Danjoutin. À peine eus-je fait quelques pas que j’aperçus, semblant se diriger vers moi, une ombre pareille à la mienne, hésitante et mal assurée.

— Qui vive ?

Avec quelle émotion je répondis à mi-voix :

— France !

Et nous tombions dans les bras l’un de l’autre. C’était le brave Pichon !

— Je te cherchais, me dit-il simplement, je ne me consolais pas de t’avoir laissé derrière moi.

Dans la tristesse, dans l’accablement de notre défaite, nous nous mîmes à pleurer convulsivement en nous tenant embrassés.

Mais le moment n’était pas de s’attendrir. Il fallait pourvoir à notre sécurité. Les Prussiens obliquant à droite, nous devions faire le contraire et gagner Danjoutin en tournant par la gauche.

À quelques pas de là, nous apercevions encore deux ombres : c’étaient Boulogne et Dargent ! Je fus heureux de les revoir. Puis, nous entendons, lamentable, une plainte déchirante qui éclate au milieu de la sinistre plaine :

— À moi !… à moi !… disait cette voix que nous reconnaissions pour celle d’un de nos éclaireurs de Saône-et-Loire, un des vignerons de Chagny, superbe garçon de vingt ans, gai, bon enfant, qui nous rassemblait le soir et nous charmait avec le répertoire de Pierre Dupont qu’il chantait avec toute son âme, d’une voix chaude et bien timbrée. Me laisserez-vous mourir seul ?

Nous nous approchons ; ses gémissements nous arrachaient le cœur. Déjà ses forces s’épuisaient. À notre question :

— Où es-tu blessé ? il n’avait pu répondre. Nous essayâmes de le soulever. Mais quand on lui toucha l’épaule, il poussa un cri. De même pour la jambe, qui nous parut être brisée. Il avait aussi une blessure à la tête, et le sang qui s’en échappait lui avait maculé le visage. Il nous fut impossible de l’emporter. Nous étions à découvert, de tous côtés on nous apercevait, nous nous serions fait prendre sans réussir à le sauver. Il ne nous fut possible que de le mettre à l’abri derrière un petit monticule surmonté d’une haie, nous promettant de venir, au matin, lui porter secours si la chose était possible et nous le quittâmes avec, dans le cœur, l’amertume d’un profond regret.

À ce moment, il pouvait être dix heures et demie. De loin, nous vîmes s’avancer une masse sombre. C’était le renfort envoyé par M. Gély. Il était bien temps ! Quelques balles furent échangées entre cette troupe et le corps prussien. Nous faillîmes être pris entre deux feux !

À Danjoutin, nous retrouvâmes les débris de la compagnie. Pichon fit l’appel : sur cinquante, nous en avions laissé dix-sept. J’eus le grand bonheur de retrouver mon escouade presque au complet : Loye, Gambey, les autres. Il ne manquait que ce pauvre Bourgeois que nous avions laissé dans la plaine blanche entre Danjoutin et le Bosmont[3].

Toute la nuit, nous errâmes dans les rues de Danjoutin, sans un abri, sans rien pour nous reposer. J’étais harassé de fatigue. Un lourd sommeil m’accablait que je ne pouvais surmonter. Je découvris enfin une échelle de poulailler qui me servit de couchette et je m’endormis sur ce peu confortable sommier.

Au milieu de tout cela, qu’était donc devenu notre lieutenant ? On ne l’avait plus revu. Nous n’avions plus de vivres : nos sacs, nos couvertures, nos toiles de tente étaient restés au Bosmont, et personne ne songeait à pourvoir à nos besoins.

Alors l’état d’exaspération où nous étions, notre colère excitée par ce lâchage du lieutenant me firent faire la plus insigne folie qu’on puisse imaginer.

Entre tous les Éclaireurs, la rengaine à l’ordre du jour était celle-ci :

— Le lieutenant !… cet immonde lieutenant !… ce misérable lieutenant ! ce salaud de lieutenant ! ce sale officier ! ce gueux qui abandonne sa compagnie en plein danger, qui se sauve à l’heure du combat !

Notre indignation ne connaissait plus de bornes. L’idée nous vint de rédiger une plainte contre lui, d’exposer au Commandant que nous formions une compagnie animée des meilleurs sentiments, du patriotisme le plus élevé, que tous nous étions remplis de courage, que la Patrie pouvait compter sur nous, mais qu’il nous fallait un chef, que le capitaine Arnal étant malade, il fallait remplacer le lieutenant lâche et incapable. Et nous énumérions toutes ses sottises. Je ne me les rappelle plus en détail, après trente-cinq ans, mais il y en avait toute une kyrielle. On décida, comme j’avais pris une part importante à ce combat du Bosmont, que j’irais moi-même porter cette lettre, signée de tous les Éclaireurs, au Commandant Gély.

Je m’y rendis sur-le-champ. Les jours étaient courts en cette saison. Bien qu’il ne fût pas plus de cinq heures du soir, il faisait nuit close quand je me présentai à la petite maison qu’occupait notre commandant, à côté du pont de Danjoutin. Il était fatigué et déjà couché. À la lueur tremblotante d’une bougie qu’allumait son ordonnance, je le vis émerger d’une sombre et profonde alcôve entourée de boiseries grises d’où pendaient des rideaux de cretonne camaïeu à personnages où se répétait à l’infini l’éducation d’Achille par le centaure Chiron.

Le tableau que j’avais sous les yeux était fantastique : la tête ravagée du commandant, le trou noir de son œil absent, avaient quelque chose de macabre et d’impressionnant.

Dans un mouvement qu’il fit pour se rapprocher de la bougie, la table de nuit fut ébranlée, le chandelier vacilla, l’œil de verre qui trempait dans une tasse faillit tomber par terre et fut rattrapé par l’ordonnance qui s’agenouilla ensuite pour éponger l’eau qui coulait à travers la chambre.

L’accueil du commandant fut bienveillant. Il me fit quelques banales promesses et je sortis satisfait. Loye et Gambey, qui m’avaient accompagné, partageaient mon optimisme. Nous rentrâmes triomphants près de nos camarades.

Nous passâmes encore cette nuit à la belle étoile. Le lendemain, les débris de notre 45e furent envoyés à Pérouse où nous devions attendre de nouvelles instructions.

Nous nous trouvions avec plaisir à Pérouse. Il y avait là une petite auberge qui nous avait été hospitalière. La compagnie s’étant cotisée pour fêter le succès — dont nous ne doutions pas ! — de notre pétition, nous avions porté nos rations de pommes de terre à l’auberge où l’on allait nous les rendre, moyennant quelques sous, frites et dorées comme à la Foire de Saint-Cloud.

Nous étions très nombreux, serrés à étouffer, dans la petite salle de l’auberge, nous disposant à manger les bonnes « frites » en buvant à la santé du commandant Gély et à l’effondrement du lieutenant Courriol, lorsque parut, à la porte de l’auberge, la longue silhouette d’un sergent de la 6e compagnie, en garnison aux Basses-Perches.

— Caporal Poilay ?

— Que me voulez-vous ? Entrez, asseyez-vous !

— Je voudrais vous parler.

— Eh bien ! parlez.

— Non, je voudrais vous parler en particulier.

— Parfait ! Mais attendez que nous ayons dîné, et faites comme nous, voici une place, mettez-vous à table.

— Non, je vous en prie.

Alors, je me levai, mais tous mes camarades s’écrièrent :

— N’y allez pas, Poilay, ne bougez pas ! c’est un tour du lieutenant. Et vingt de mes camarades se disposaient, qui à me faire un rempart de son corps, qui à désarmer le sergent et les quatre soldats qui lui faisaient escorte.

Je priai mes amis de se calmer, bien persuadé qu’il y avait la main du lieutenant dans tout cela, mais trouvant aussi que cette riposte était de bonne guerre. Les assurant que j’étais, malgré tout, sans aucune crainte, je leur serrai la main.

Comme s’ils ne devaient plus me revoir, plusieurs m’embrassèrent avec effusion. Puis, avec mes gardiens, je pris le chemin des Perches.

La route est longue de Pérouse aux Basses-Perches. Comme le disait le sergent, elle ne fut « pas agréable à faire » ce soir-là. On aurait dit que toutes les batteries ennemies étaient déchaînées. Quelle canonnade ! À chaque instant, mes gardiens avaient le nez dans la neige. J’aurais eu beau jeu à leur expliquer ma théorie de l’inutilité du salut à l’obus.

En ce moment, j’étais tout à l’émotion du retour près de mes amis Georges et Leroux. Comment allais-je les retrouver ? Que de choses nous aurions à nous dire ! Je les rencontrai à la porte des Basses-Perches où, sans crainte des obus éclatant autour d’eux, ils étaient venus pour me recevoir un moment plus tôt.

Je trouvai mon pauvre Leroux extrêmement nerveux, ne pouvant imposer silence aux inquiétudes qu’il avait à mon endroit. Les questions se pressaient sur ses lèvres.

— Qu’as-tu fait ? Dans quel cas t’es-tu mis ? Si tu savais ce qu’on raconte !

Georges cherchait à le calmer. Ils me conduisirent au capitaine Duplessis.

Le capitaine m’arrêta dans les explications que je voulais lui donner.

— Ne me dites rien ! J’aime mieux ne rien savoir. C’est au commandant Livergne que vous aurez à exposer les faits. Vous irez le voir demain matin à huit heures. En attendant, reposez-vous.

Et, me rappelant :

— Ah ! écoutez-moi : un conseil, dans votre intérêt. Votre ami Leroux m’a demandé la permission de vous accompagner chez M. Livergne. Moi, je veux bien la lui donner, mais je vous engage à y aller seul. Votre ami est trop surexcité, trop exubérant, il compromettrait votre cause.

En effet, le lendemain je me rendis seul aux Hautes-Perches, — c’est-à-dire « seul avec mon sergent de garde et mes quatre baïonnettes » — et toujours sous la même pluie d’obus, car ces maudits Prussiens ne s’arrêtaient ni de jour ni nuit.

Je fus introduit dans la casemate du capitaine-adjudant major. Il m’interrogea avec bonté, me fit raconter tous les épisodes de l’affaire de Bosmont, voulut connaître par le menu les griefs des Éclaireurs contre le lieutenant.

— Tout cela, dit-il, c’est fort bien ! Oui, je comprends votre irritation. Je l’excuse parce que vous n’êtes soldat que depuis la guerre et que vous n’avez pas été dressé à la sévère discipline. Où en serions-nous, si tous les soldats faisaient comme vous ? Le cas de ce lieutenant n’est pas isolé. Alors, il n’y aurait plus d’obéissance possible, si chaque soldat, ayant à se plaindre, pétitionnait à l’autorité supérieure. Vous avez cent fois raison, mais vous avez une fois tort, et cette seule fois pèsera plus que toutes les autres dans la balance du code militaire. En somme, vous êtes le pot de terre contre le pot de fer. Il ne faut pas vous dissimuler que le cas est grave. Savez-vous comment est formulée la plainte du lieutenant contre vous ?… Voici, je passe les préliminaires et j’arrive au fait : « pour avoir excité au désordre dans une compagnie d’Éclaireurs et ameuté la dite compagnie contre le lieutenant et cela devant l’ennemi ».

Vous rendez-vous compte de la situation où vous vous êtes mis ? Avez-vous lu quelque fois le code militaire, et savez-vous de quoi sont punis les faits dont vous êtes accusé ?

Enfin, ne vous tourmentez pas outre mesure. Je vais descendre au Conseil, j’y rencontrerai le capitaine Aillet. Je sais combien il s’intéresse à vous, et, à nous deux, ce sera le diable si nous ne trouvons pas un moyen de vous tirer de là.

Attendez-moi ici, aux Hautes-Perches. Allez, avec vos gardiens, vous chauffer au poste, je rentrerai à midi.

Jusque-là, le temps me parut long. Combien je respirai, quand je vis rentrer ce bon monsieur Livergne la figure épanouie, le sourire sur les lèvres.

— Eh bien, me dit-il, ça n’a pas été aussi difficile que je croyais. Aillet a trouvé un joint. Nous avons changé les motifs de la plainte et, au lieu de ce qu’il y avait et qui était de nature à vous faire fusiller, nous avons mis : « Pour avoir présenté une pétition sans avoir suivi la voie hiérarchique. » Vous en êtes quitte pour quinze jours de prison, — que vous ne ferez pas. Allez-vous-en aux Basses-Perches et faites-y votre service ; mais ne vous montrez pas en ville, car vous êtes censé en prison.

Vous jugez avec quelle émotion je remerciai cet excellent M. Livergne et dans quels termes reconnaissants j’écrivis au capitaine Aillet ! Mes camarades me disaient :

— Vous leur devez une fière chandelle !

Moi, je savais que je leur devais la vie, car, en admettant même que je n’eusse pas été condamné à mort, j’aurais fait connaissance avec la Compagnie de discipline, et quand je pense au chagrin qu’auraient éprouvé mon père et ma mère, mon cœur se fond de reconnaissance pour ces deux officiers.

Mais quelle haine s’amassait en moi contre ce misérable petit lieutenant. Je ne pouvais rien contre lui maintenant, mais, la guerre finie, quelle paire de soufflets je comptais lui appliquer.

Je n’ai pas eu cette peine. Moins de huit jours après les faits que je viens de raconter, il était dans une auberge de Pérouse avec deux de ses amis de Lyon : un obus tombe sur la maison, qui le tue net, en même temps que la fille de l’aubergiste, et blesse ses deux compagnons.

Ma vengeance fut donc plus complète que je le voulais. Il est vrai que ce n’est pas moi qui m’en étais chargé.

  1. Le même fait lui valut, après la guerre, d’être nommé chevalier de la Légion d’honneur.
  2. J’avais pu, au début du siège, m’offrir ce luxe envié d’une paire de bottes qui m’a duré toute la campagne et m’a été bien précieuse.
  3. J’ai su depuis qu’il avait été relevé et bien soigné par les Allemands, qu’il avait été envoyé à Magdebourg où il avait dû subir l’amputation et qu’il était mort des suites de son opération.