Tante Gertrude/06

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (7p. 60-70).


CHAPITRE VI


Il y avait cinq mois que Jean Bernard était installé comme régisseur au château de Neufmoulins, il ne pouvait le croire, tant ces cinq mois lui avaient paru courts. Pourtant, il n’y avait pas de doute à ce sujet : les vacances de Pâques allaient ramener auprès de lui ses « deux enfants ».

Mlle de Neufmoulins, tout en accablant le jeune homme de ses rebuffades, comme c’était son habitude, d’ailleurs, avec tous ceux qui l’entouraient, avait dû reconnaître son activité intelligente et son irréprochable droiture.

— Nous nous chamaillons tout le temps, disait-elle à sa nièce, un jour que celle-ci avait été témoin d’une discussion assez animée entre la vieille fille et Jean Bernard — ce dernier défendant son opinion respectueusement, mais avec fermeté — et j’ai beau faire, il me « colle » presque toujours ! C’est un rude gaillard ! Quel dommage qu’il soit gueux comme un rat. Si jamais je m’étais mariée, j’aurais souhaité d’avoir un fils tel que ce Bernard.

De son côté, le régisseur, qui avait d’abord éprouvé une sorte d’antipathie pour la châtelaine, revenait peu à peu de ses préventions et commençait à l’estimer, sinon à l’aimer. Il avait découvert que, sous ses apparences brusques, désagréables même, Mlle Gertrude cachait un cœur accessible aux meilleurs sentiments.

Le pauvre qui frappait à sa porte était souvent accueilli par un véritable déluge de paroles déplaisantes, mais il ne s’en retournait jamais les mains vides.

En apprenant l’arrivée prochaine de Gontran et de Madeleine, elle avait d’abord jeté les hauts cris : elle avait horreur du bruit ! Avec des enfants, jamais un moment de tranquillité ! Ne pouvait-on les laisser dans leur pension ?

Mais, pendant une semaine, sur ses ordres, tout avait été bouleversé dans la partie de l’Abbaye qui servait d’habitation à Jean, pour préparer deux chambres aussi coquettes et confortables que possible.

Et depuis trois jours qu’ils étaient là, c’était bien autre chose. Madeleine, avec sa gaieté communicative, sa verve intarissable, son sans-gêne charmant, avait positivement fait la conquête de la vieille fille qui l’accaparait, sans s’inquiéter des protestations du régisseur. Gontran, avec sa figure « de papier mâché », selon son expression, lui plaisait moins ; elle lui faisait néanmoins bon accueil. Elle avait exigé que, chaque soir, Jean et les enfants dînassent au château ; quant à Madeleine, elle passait une bonne partie de la journée auprès de Mlle Gertrude.

Thérèse, la jeune demoiselle de compagnie, était aussi devenue bien vite amie avec Madeleine, mais la grande favorite de l’enfant, c’était Mme Wanel.

Madeleine était restée en extase devant Paule, la première fois qu’elle l’avait vue, et comme Mlle Gertrude s’étonnait du silence étrange de la petite, celle-ci avait déclaré naïvement :

— C’est que je n’ai jamais vu une personne aussi jolie que Madame ! Je ne croyais pas qu’on pût rencontrer quelqu’un d’une beauté aussi parfaite !

Paule avait ri, mais l’admiration de l’enfant lui était allée droit au cœur.

Le soir, en rentrant à l’Abbaye, Madeleine, encore sous le charme, avait accablé son frère de questions auxquelles il avait répondu d’un ton plutôt contraint.

— Oh ! Jean, tu ne m’avais pas dit que Mme Wanel était merveilleusement belle ! ne cessait de répéter la petite.

— Je ne l’ai jamais remarquée, dit froidement le jeune homme.

— Tu mens, Jean, tu mens ! Tu rougis et ton nez tourne, comme disait ma vieille nourrice. Quel dommage que son fiancé soit si laid et surtout ait un air si bête ! Il faudrait à Mme Wanel un mari très distingué, très… Tiens ! Jean ! — et l’espiègle prenant son frère par les épaules, plongea ses yeux rieurs dans les prunelles sombres, — il lui faudrait un mari comme toi !

Mais elle resta surprise et interdite devant l’air irrité du régisseur.

— Petite sotte ! gronda-t-il en la repoussant avec une brusquerie inaccoutumée. Que je ne t’entende plus dire de pareilles choses !

Un court silence s’ensuivit.

— Vous fâchez pas, maman Jean, murmura alors la petite d’une voix câline, en embrassant son frère sur ses cheveux noirs, Mad ne le fera plus !

Puis, redevenue gaie et insouciante, elle se sauva en courant, lui envoyant des baisers du bout des doigts, jusqu’à ce qu’elle fût sortie de la maison.

Mais le jeune homme, que la réflexion de la fillette avait profondément troublé, resta longtemps pensif après son départ. Et l’image de Paule qui le poursuivait partout, lui revint avec une nouvelle force.

Il était bien obligé de s’avouer à lui-même que c’était la présence de Mme Wanel qui lui avait fait paraître le temps si court. Le charme irrésistible qu’elle exerçait sur lui avait grandi de jour en jour et il l’aimait de toute l’ardeur de son cœur vierge. Tout en déplorant les allures excentriques de Paule, sa coquetterie effrénée, sa vie mondaine et frivole, il ne pouvait s’empêcher de l’excuser. Ce qui l’eût effroyablement choqué dans toute autre lui semblait chez elle de simples travers bien dignes d’indulgence.

Mlle de Neufmoulins avait changé ses heures de travail avec son régisseur. Trouvant qu’il lui était moins commode de travailler dans la matinée, elle lui avait dit de venir désormais la rejoindre dans son cabinet chaque jour, vers la fin de l’après-midi. C’était le moment où Mme Wanel — dont l’intimité avec sa tante paraissait avoir singulièrement augmenté ces derniers temps — arrivait au château pour faire sa visite quotidienne à Mlle Gertrude. Celle-ci, qui ne permettait pas à Thérèse d’entrer dans son bureau lorsqu’elle travaillait avec Jean Bernard, laissait sa nièce libre d’aller et venir à sa guise, tout en la morigénant selon son habitude. M. de Lanchères, qui accompagnait sa fiancée, ne jouissait pas des mêmes privilèges.

— Tu sais, ma petite, disait la vieille fille, tu peux venir m’embrasser si l’envie t’en prend, même lorsque je suis dans les paperasses, mais que je n’aperçoive pas le joli museau de ton amoureux dans l’embrasure de la porte, car alors, je me calfeutre sans rémission pour toi comme pour les autres. C’est bien assez de le voir à d’autres moments !

Pour retenir son régisseur à dîner, Mlle Gertrude avait prétexté que sa nièce, les dérangeant maintes fois dans leurs comptes, leur faisait perdre beaucoup de temps et qu’ils pourraient travailler encore dans la soirée. Mais, presque toujours, elle se trouvait ensuite trop fatiguée et demandait à Jean, qui n’osait refuser, de faire le mort dans une partie de whist avec elle et Thérèse.

Paule, aussi à l’aise que chez elle, restait à dîner les jours où elle n’attendait personne ; elle invitait même sans cérémonie M. de Lanchères à en faire autant, lorsqu’il se trouvait là. Puis, comme elle ne passait guère une soirée sans aller dans quelque réunion mondaine, le repas fini, elle partait bien vite, laissant derrière elle un parfum de jeunesse, un rayon de gaieté.

Le jeune régisseur éprouvait un charme étrange à se sentir dans ce milieu familial. Sans se départir de la réserve convenant à sa situation, il sortait quelquefois de cette gravité un peu triste, de cette froideur un peu hautaine qui en imposait à tous ceux qui l’approchaient. Causeur érudit et spirituel, il savait intéresser ; aussi avait-il surpris plus d’une fois les grands yeux clairs de Paule posés sur lui, tandis qu’elle l’écoutait attentivement.

Mlle Gertrude, avec son esprit sarcastique, donnait souvent la réplique au jeune régisseur et la conversation ne chômait pas ; la châtelaine était heureuse d’avoir un interlocuteur aussi disert.

Les jours où Mme Wanel n’avait pu venir dans l’après-midi, elle arrivait le soir, dans son coupé luxueux, capitonné de satin rose, et ne restait que quelques minutes, le temps d’embrasser sa tante et de se faire admirer, comme elle disait en riant, de son beau rire candide.

Jean Bernard était là le plus souvent, et le malheureux, ébloui par la radieuse apparition, ne pouvait détacher ses yeux de l’adorable créature à qui ces diamants, ces bijoux, ces dentelles convenaient si bien, et dont ces ornements rehaussaient encore la merveilleuse beauté.

Il en voulait secrètement à Mlle Gertrude de ses critiques désagréables et des remarques désobligeantes avec lesquelles elle ne manquait jamais d’accueillir sa nièce.

Mais celle-ci ne semblait pas s’en inquiéter ; elle protestait en riant et s’écriait :

— Oh ! tante Gertrude, ne dites pas que je ne suis pas jolie, car vous le pensez tout bas ! D’ailleurs, mon miroir me l’a dit, et il ne ment jamais ! N’est-ce pas, Thérèse, que ma toilette est réussie ? M. de Lanchères, qui s’y connaît, l’a trouvée parfaite !

Là-dessus, elle embrassait Thérèse et Mlle Gertrude, puis s’inclinait gracieusement devant le jeune régisseur ; elle se sauvait au milieu d’un délicieux froufrou de soie et de dentelles. La châtelaine haussait les épaules d’un air de pitié, mais elle ne parvenait pas toujours à cacher l’admiration muette qui se trahissait malgré elle dans son regard perçant et railleur.

— Si on a l’idée d’une pareille poupée ! marmottait-elle en se remettant à ses cartes. Dieu vous préserve du mariage, jeune homme ! continuait-elle avec emphase. Et surtout que votre sœur ne soit pas affligée d’une semblable cervelle d’oiseau.

Depuis l’arrivée de Madeleine, elle avait accaparé l’enfant, la questionnant sans cesse sur sa vie passée, ses parents, ses études, que sais-je ! La petite, heureuse de bavarder, ne tarissait pas. Elle racontait la mort de sa mère, l’indifférence d’un parent riche — qui aurait pu faire quelque chose pour eux, avait dit son frère — mais les avait laissés dans la misère ; puis le dévouement de Jean, sa vie de privations, son oubli complet de lui-même.

— Tout pour nous, pour « ses enfants », comme il nous appelle, répétait la petite les joues animées, une lueur d’affection reconnaissante dans ses yeux noirs, rien pour lui ! La vieille Margotte, la bonne que lui avait donnée le prince, est venue un jour me dire qu’il se privait même de manger pour m’apporter des douceurs lorsqu’il venait me voir à la pension. Et je l’ai grondé ! et il a grondé Margotte pour me l’avoir dit ! Il n’y a personne au monde d’aussi généreux, d’aussi bon que notre « maman Jean », concluait la petite d’un air important.

Et Mlle Gertrude qui, selon son habitude, racontait toujours tout à sa nièce, après lui avoir fait part des confidences de l’enfant, ajoutait de son ton hargneux et méprisant :

— Si c’est permis à des manants, de simples gueux, d’avoir de tels sentiments ! Vraiment, c’est le monde renversé ! Tu verras qu’on finira par élever des statues à des Jean Bernard !

Un jour que le régisseur se préparait à sortir pour une de ses tournées habituelles dans les terres dépendantes du château, il vit arriver à lui Madeleine qui avait déjeuné avec Mlle de Neufmoulins ; elle accourait, suivie de Thérèse, sa grande amie.

— Jean, veux-tu me permettre d’aller passer l’après-midi et la soirée chez Mme Wanel. On dansera et je mettrai la jolie robe de voile blanc que tu m’as donnée pour ma fête, tu sais bien, celle que j’avais le jour de la distribution des prix, et avec laquelle tu m’as trouvée si belle ?

— Vous y allez aussi, mademoiselle Thérèse ? demanda Jean, avec un bon sourire indulgent, devant l’enthousiasme de Madeleine.

— Oh ! non, monsieur Bernard ; je ne m’y sentirais pas à ma place, répondit la demoiselle de compagnie. Mme Wanel reçoit toutes les dames d’officiers : je serais comme perdue au milieu de ces élégantes et j’y ferais triste figure.

Jean avait tressailli en entendant ces simples mots de la jeune fille : « Je ne m’y sentirais pas à ma place. » Il lui parut tout à coup que depuis l’arrivée de sa sœur, il avait oublié parfois qu’il n’était qu’un simple intendant. La réflexion de Thérèse le rappelait à la réalité. Aussi répondit-il d’un ton ferme :

— Non, Madeleine, je ne puis te permettre d’aller en soirée chez Mme Wanel. Elle est mille fois trop bonne de t’avoir invitée et tu l’en remercieras, mais il n’est pas possible d’accepter.

— Pourquoi ? demanda l’enfant avec insistance.

— Parce que Madeleine Bernard serait déplacée au milieu des hôtes de Mme Wanel, répondit Jean d’une voix brève, un peu cassante.

La fillette avait compris. Elle baissa la tête et se tourna vers Thérèse ; celle-ci, l’attirant à elle, l’embrassa tendrement.

— Venez, mignonne, lui dit-elle, nous irons ensemble remercier Mme Paule, n’est-ce pas ? Et, ce soir, nous ferons les fameux caramels dont je vous ai parlé et que vous voulez emporter au couvent pour les faire goûter à vos petites amies.

Jean adressa à l’orpheline qui s’éloignait, en emmenant Madeleine, un regard de reconnaissance pour sa bonté délicate.

Le jeune homme, après avoir secoué les pensées pénibles que cette petite scène avait éveillées en lui, se mit en devoir d’atteler le poney à la charrette anglaise qui lui servait pour ses excursions journalières. Il avait fini et se disposait à partir lorsque Mme Wanel arriva, tout essoufflée. Elle portait une ravissante toilette de drap clair, un magnifique boa de plumes d’autruches blanches faisait ressortir la fraîcheur de son teint, une toque de velours gris était coquettement posée de côté sur ses beaux cheveux d’or crêpelés ; elle était si jolie ainsi qu’instinctivement le régisseur s’arrêta, ne pouvant s’empêcher de l’admirer.

— Oh ! monsieur Bernard, s’écria-t-elle joyeusement, j’avais peur que vous soyez parti ; j’ai couru pour arriver à temps ! Madeleine me dit que vous ne voulez pas que je l’emmène chez moi. N’est-ce pas que ce n’est pas vrai ? Vous ne voudriez pas me la refuser ? interrogea-t-elle de cette voix câline qu’il connaissait si bien, tandis qu’elle attachait sur lui son regard enveloppant comme une caresse. Mais elle tressaillit devant l’air sérieux, presque sévère du jeune homme.

— Madame est mille fois trop bonne, répondit Jean Bernard d’un ton grave, mettant une sorte d’affectation en parlant ainsi à la troisième personne, ce qui ne lui était pas habituel, mais je regrette d’être obligé de lui répéter ce que lui a déjà dit Madeleine : ma sœur ne peut pas aller sa soirée chez Madame.

— Pourquoi donc ? interrogea Paule, étonnée. Vous craignez qu’elle s’ennuie ? Mais il y aura des fillettes de son âge, Andrée et Irène de Rouvray, les enfants du colonel seront là.

— Assurément, Madeleine ne s’ennuierait pas chez Madame ; ce n’est pas là ma crainte, mais elle pourrait ennuyer les autres.

— Au contraire, protesta Paule, elle nous amusera beaucoup…

— Si ma sœur devait servir de jouet à la société, je regrette encore plus d’être obligé de la refuser à Madame, interrompit Jean avec hauteur, mais ma décision est irrévocable.

Mme Wanel, étonnée de cette interprétation blessante de ses paroles, leva les yeux sur le jeune homme : subitement gênée, intimidée presque devant ce visage dur et froid, elle se tut. Après un silence pénible, elle balbutia, très bas :

— Votre refus me fait beaucoup de peine, monsieur Bernard.

Et elle s’éloigna sans se retourner.

Jean, honteux et confus de sa rudesse, suivit d’un regard plein d’émotion l’élégante silhouette… Comme obéissant à une impulsion secrète, il allait s’élancer pour la rejoindre, lui parler ; mais au même moment cinq ou six officiers, parmi lesquels M. de Lanchères, parurent au haut de l’avenue et au milieu de cris joyeux s’avancèrent en courant auprès de la jeune femme.

— Bravo ! la voilà ! Madame Paule est retrouvée ! hourrah ! Lanchères vous croyait déjà noyée dans le grand étang et voulait le faire explorer sur l’heure !

Et tous ces jeunes écervelés entourèrent Mme Wanel, tandis que son fiancé, lui ayant pris le bras, l’entraînait gaiement vers le château.

— Fou que j’étais ! murmura Jean Bernard, — et il sauta dans la petite voiture qui l’attendait devant sa porte.

Une minute après, il passait comme un éclair au milieu des officiers, au grand galop du cheval, qui, peu habitué à semblable traitement, se cabrait sous les coups de fouet énergiques de son conducteur.

Il frôla et faillit renverser un des jeunes gens qui le poursuivit de ses imprécations furieuses.

— Animal ! butor !

Mais cheval et voiture étaient déjà hors de vue.

— Qu’est-ce que ce rustre-là ? interrogea l’officier.

— L’intendant de ma future tante, répondit M. de Lanchères. N’y touche pas, mon cher, car tu te ferais mal voir de la châtelaine de céans ! elle ne jure que par lui et me le cite dix fois par jour comme un modèle de toutes les vertus !

— En tout cas, il pourrait bien ne pas écraser les gens qui sont sur son chemin, grommela l’officier, toujours irrité. Et surtout, il a effrayé Madame, qui est devenue toute pâle, continua-t-il en regardant Mme Wanel.

— Vraiment, vous avez eu peur, chère ? interrogea poliment M. de Lanchères en se penchant sur sa fiancée.

— Oui… j’ai cru que M. de Saint-Amand était blessé, murmura Paulette.

— Que je l’y reprenne, ce manant, à vous effrayer ainsi ! gronda M. de Lanchères, je lui tirerai les oreilles !

Paulette sourit sans répondre. Elle jeta un regard légèrement ironique sur les formes étriquées de son fiancé, sa poitrine étroite, sa petite taille, ses traits efféminés… Et l’image de Jean, avec sa haute stature, ses épaules larges, son visage mâle et énergique lui apparut soudain… Elle poussa un soupir, tandis qu’une expression un peu triste passait dans ses grands yeux bleus.

Lorsque Mlle de Neufmoulins connut ce soir-là le refus de son régisseur, elle l’approuva avec son sans-façon habituel.

— Vous avez eu raison, la société de tous ces écervelés qui tournent sans cesse autour de ma nièce, et qu’elle appelle son escadron volant, ne convient pas à une enfant de quinze ans. J’aurais agi comme vous à votre place ; Thérèse lui fera beaucoup plus de bien en lui apprenant à fabriquer des caramels ; ça vaut mieux que de s’étudier à « flirter », comme ils disent. Cette Paulette n’aura jamais un grain de bon sens dans la tête ! une poupée ! rien de plus !

Mme Wanel garda-t-elle rancune au jeune régisseur ? Il eut tout lieu de le croire, car à partir de ce jour-là ses visites au château se firent plus rares, et elle paraissait choisir les heures où elle savait ne pas le rencontrer.

Madeleine et Gontran étaient retournés dans leurs pensions pour le dernier trimestre ; la vie de Jean Bernard avait repris son cours ordinaire. Ses soirées se passaient maintenant dans la société de Mlle de Neufmoulins et de Thérèse, qu’il appréciait de plus en plus à mesure qu’il la connaissait davantage. De son côté, la jeune fille se sentait attirée à lui et lui montrait une grande confiance. Elle lui avait parlé de ses projets d’avenir ; elle aimait à le consulter, sûre de trouver chez lui une bonne parole, une consolation lorsque son courage l’abandonnait aux heures où le caractère de sa vieille maîtresse devenait trop pénible. Elle avait avoué à Jean son désir d’entrer au couvent, de se faire religieuse, et l’opposition formelle qu’elle avait rencontrée chez Mlle Gertrude.

— Jamais, avait déclaré la châtelaine, elle n’y donnerait son consentement. Elle n’avait aucune foi en ces vocations qui poussent comme des champignons et disparaissent souvent aussi vite qu’elles ont paru !

Lorsque Thérèse lui objectait timidement son aversion pour le monde et le mariage, la vieille fille haussait les épaules.

— Bah ! on peut avoir le monde en horreur et ne pas entrer au couvent pour cela ! Quant à te marier, à quoi bon ? Tu es trop laide d’abord, et puis le meilleur des hommes ne vaut rien du tout ! Il est donc inutile de s’embarrasser de ce meuble-là, surtout quand on n’a pas le sou. Tu resteras avec moi ; si tu désires faire pénitence, te mortifier, tu n’as qu’à vivre dans ma société ; je suis assez insupportable pour tous ceux qui m’entourent ! Je saurai te faire faire ton purgatoire et tu entreras au Paradis tout droit, aussi bien que si tu passais par le couvent.

Thérèse avait cessé d’insister, mais elle était heureuse de confier ses rêves à Jean Bernard, en qui elle sentait un ami sûr et un bon conseiller.

Ils parlaient souvent de Paule… La jeune fille, avec ce tact qu’elle possédait, avait deviné les sentiments confus du régisseur à l’égard de Mme Wanel. Elle le plaignait et comprenait ce qu’il devait souffrir. Elle aimait profondément la jeune femme, qui était toujours pour elle d’une affectueuse bonté et avait mille attentions délicates ; aussi la défendait-elle hardiment lorsqu’on l’accusait ou qu’on la blâmait en sa présence. Mais elle ne pouvait protester lorsqu’il s’agissait de la frivolité de Paule, de sa coquetterie, de son amour effréné du luxe, du monde et de ses flatteries. Elle était la première à déplorer les excentricités de la jeune veuve, son dédain du « qu’en dira-t-on », cette sorte de défi avec lequel elle bravait l’opinion publique au point de s’afficher dans toute circonstance, en société de n’importe quelles gens ! Ces derniers temps surtout, Paulette semblait prise d’une nouvelle fièvre de plaisirs, de distractions, de fêtes de toutes sortes contre lesquelles Mlle de Neufmoulins criait bien haut.

— Je ne sais vraiment pas sur quelle herbe Paulette a marché, mais depuis qu’elle connaît ce Lanchères, elle ne vit plus que pour le monde I Tout cela finira mal !

Jean Bernard ne disait mot, mais son cœur se serrait au récit des extravagances de la jeune femme… Il n’osait la condamner, ne pouvant la croire coupable ; il la plaignait plutôt… et il souffrait comme il n’avait jamais souffert.