Tante Gertrude/07

La bibliothèque libre.
Éditions du « Petit Écho de la Mode » (7p. 71-80).


CHAPITRE VII


Depuis huit jours, il n’était bruit dans la petite ville d’Ailly que d’un événement extraordinaire, imprévu, auquel la plupart même n’avaient pas voulu croire d’abord, mais qui, malheureusement, s’était confirmé et ne laissait plus de doute : la ruine complète de Mme Wanel. On avait appris avec une véritable stupeur que de la fortune colossale amassée par le richissime industriel, il restait à peine de quoi vivre à sa veuve, qu’il avait instituée sa légataire universelle.

Un tolle général, suscité surtout par les quelques parents éloignés qui s’étaient trouvés frustrés par la jeune femme, s’éleva bientôt contre celle-ci. On commenta ses folles dépenses, son incapacité, sa recherche des plaisirs, sa vie mondaine ; et ceux mêmes qu’elle avait souvent reçus à sa table, à qui elle avait offert une hospitalité princière, furent les premiers à lui tourner le dos, à lui jeter la pierre sans pitié.

— Elle ne serait plus si fière, cette petite Wanel qui les écrasait de son luxe ! Elle ne les humilierait plus par l’étalage de ses richesses, l’éclat de ses fêtes pour lesquelles elle jetait l’or à pleines mains, sans compter ! Elle ne trônerait plus comme une reine dans ses salons fastueux, entourée de toute cette cour d’adorateurs et de prétendants ! Il lui faudrait quitter ces fameux diamants cités dans tout le pays, se séparer de cette magnifique rivière qui avait coûté plusieurs centaines de mille francs, disait-on, et dont elle aimait à se parer avec un tel orgueil !

Au château de Neufmoulins, ç’avait été bien autre chose ! En apprenant la fatale nouvelle, Mlle Gertrude s’était emportée furieusement contre sa nièce et ne lui avait pas ménagé les reproches les plus désobligeants. Loin de se montrer compatissante, elle l’avait accablée des plus dures paroles.

Paulette avait tout supporté avec une résignation touchante. Elle n’avait pas eu une révolte ; pas une parole amère n’était sortie de sa bouche pour flétrir la mauvaise foi de ses hommes d’affaires dont elle avait été la victime et la dupe.

Un étonnement douloureux avait passé dans ses grands yeux clairs lorsqu’elle avait reçu une lettre cérémonieuse de son fiancé, M. de Lanchères, qui la remerciait en termes filandreux de l’honneur qu’elle avait bien voulu lui faire le jour où elle avait accepté l’offre de sa main : il se voyait malheureusement dans l’obligation de renoncer à une union qui eût mis le comble à ses vœux, des circonstances indépendantes de sa volonté ne lui permettant pas de songer à se marier pour le moment…

— Pourquoi ce garçon m’épouserait-il, maintenant que je suis pauvre ? murmura-t-elle.

On avait pensé d’abord que la propriété, le château au moins, lui restait ; mais on n’avait pas tardé à découvrir que tout était hypothéqué au delà de la valeur.

— Mais tu n’as pas eu honte d’agir de la sorte ? gronda Mlle Gertrude en apprenant ce désastre complet.

— Je n’en savais rien, balbutiait Paulette étonnée, interdite.

— On n’a pourtant pas pu hypothéquer tous tes biens sans ta signature ! Pourquoi l’as-tu donnée, malheureuse ?

— Que voulez-vous, tante Gertrude, j’avais confiance en mes hommes d’affaires. Je me souviens bien qu’ils me présentaient souvent des papiers à signer, je ne les regardais même pas ! j’étais toujours pressée ! j’y mettais bien vite mon nom et je n’y pensais plus.

— Triple sotte ! idiote ! C’est bien fait ! Tu n’as que ce que tu mérites ? Tu n’étais vraiment pas digne de posséder une telle fortune ! On n’a pas l’idée d’une incapacité pareille ! Tant pis pour toi, ma petite ! tu récoltes ce que tu as semé ! tu n’as pas le droit de te plaindre.

— Je ne me plains pas non plus, ma tante, déclarait doucement Paulette.

La jeune femme connut alors toutes les hontes de ces heures de ruine. Elle vit vendre ce château, ces meubles, ces superbes bibelots, merveilles d’art et de goût, ces tableaux, tout ce raffinement du luxe moderne qui lui avait été si cher ! Il lui fallut se défaire à vil prix de ces bijoux qu’elle aimait tant.

— Pauvre M. Wanel, murmura-t-elle en admirant une dernière fois la superbe rivière qu’il avait été si fier de lui offrir la veille de son mariage, heureusement qu’il n’était plus là ! Il serait si désolé de voir partir ce beau collier.

Quand tout fut liquidé, il lui resta à peu près trois mille francs de rente.

— Ce que me coûtait une de mes toilettes de bal ! remarqua-t-elle avec un sourire triste à Mlle de Neufmoulins.

— Ma petite, répondit celle-ci, c’est ce que j’avais jusqu’au jour où j’ai hérité de mon frère ; tu feras comme moi, tu apprendras à vivre.

— Oui, mais, ma tante, vous aviez encore une maison, moi je n’en ai même plus, fit observer Paulette d’un air pensif…

— Qu’à cela ne tienne, tu peux prendre celle que j’avais ! je n’ai jamais voulu la louer aux locataires qui se sont présentés, leurs vilaines têtes me déplaisaient trop. Tu n’as qu’à t’y installer, elle est encore toute meublée.

Et Paulette, résignée, était allée occuper la vieille maison étroite et basse située dans le quartier le plus triste d’Ailly.

Quant à sa tante, elle paraissait exulter, et, à en juger par sa conduite, ses manières, ses paroles, on aurait pu croire que la ruine de la jeune femme lui causait une véritable satisfaction.

Jean Bernard, indigné par cet excès d’indifférence révoltante de la vieille demoiselle, ne cessait d’en parler à Thérèse lorsqu’il se trouvait seul avec elle. Celle-ci, de son côté, n’en revenait pas non plus.

— C’est incompréhensible ! disait-elle, et pourtant je suis sûre, absolument sûre qu’elle aime sa nièce !

Le régisseur haussait les épaules d’un air incrédule.

— Allons donc ! c’est une égoïste, tout simplement ! Si elle aimait Mme Wanel, ne lui aurait-elle pas ouvert sa maison, ne l’aurait-elle pas recueillie ? Au lieu de cela, elle la traite avec moins d’égards qu’on n’en aurait pour une domestique ! Elle lui inflige affront sur affront, l’accable de reproches, et, pour comble, pousse la dérision jusqu’à lui offrir comme résidence ce taudis qu’elle n’avait pas loué, parce qu’elle n’a jamais trouvé personne qui voulût l’habiter !

— Je n’y comprends rien, murmurait Thérèse.

— Ne devrait-elle pas avoir honte d’agir ainsi, surtout après ce qui s’est passé ! Mme Wanel, si elle l’avait voulu, ne serait-elle pas dame et maîtresse de ce superbe château ?

Thérèse hocha lentement la tête.

— Il aurait fallu pour cela que le comte de Ponthieu consentit à se mettre de la partie, remarqua-t-elle sans s’apercevoir du trouble subit de son compagnon.

— Enfin, déclara Jean avec impatience, je maintiens mon opinion : Mlle de Neufmoulins est d’une dureté révoltante pour Mme Wanel.

Pendant ce temps, que devenait Paulette ? Comment supportait-elle cette épreuve ? Ses sentiments restaient une énigme ; toujours gaie, toujours souriante, elle paraissait indifférente aux coups du sort comme aux affronts ; douce et affable pour tous comme aux jours de son opulence, elle désarmait la raillerie… Héroïsme ou insouciance, qui aurait pu le dire ?

Pendant quelques mois, on ne s’était occupé que d’elle dans la petite ville, les mauvaises langues s’en étaient donné ; puis d’autres événements étaient survenus et on avait cessé d’en parler.

Était-ce délicatesse ou tout autre sentiment de sa part, mais depuis sa ruine la jeune femme venait moins souvent qu’autrefois au château de Neufmoulins, et il fallait que sa tante insistât bien fort pour qu’elle consentît à rester le soir à dîner.

— Ce n’est guère commode, tante Gertrude, objectait-elle, maintenant que je n’ai plus de voiture ; la route est longue et triste, je suis poltronne, vous savez, et j’ai parfois de véritables frayeurs de pensionnaire. L’autre jour encore, tenez, j’ai cru mourir de peur en voyant un lièvre traverser le chemin.

— Petite sotte ! répondait Mlle Gertrude, d’un air de pitié. Je n’ai jamais eu peur de rien, moi ! À quinze ans j’allais voir mon père, le colonel, au camp où il était obligé de rester parfois, et je rentrais souvent à la nuit après avoir fait quatre lieues dans la campagne, sans autre escorte que mon chien ! Et il eût fallu que quelqu’un me manquât de respect !

Paulette souriait en regardant d’un air malicieux le long corps efflanqué de la vieille fille, ses épaules osseuses, son visage dur, ses traits anguleux et la moustache qui ombrageait ses lèvres. La taille mince de la jeune femme, mignonne comme une enfant, ses traits fins et délicats, la douceur expressive de ses yeux bleus, faisaient encore ressortir davantage l’aspect gendarme de sa tante.

Mlle Gertrude, après avoir accablé sa nièce de reproches amers, avait cessé tout à coup par une sorte de parti pris la moindre allusion à tout ce qui avait rapport à la perte de sa fortune. Était-ce le résultat d’une vigoureuse sortie de son régisseur ? On aurait pu le croire.

Ce jour-là, elle s’était montrée plus dure, plus cruelle encore qu’à l’ordinaire, à tel point que Jean, indigné, avait quitté la pièce, ne voulant pas être plus longtemps témoin de l’humiliation infligée à la jeune femme.

Le soir, la conversation roula, comme d’habitude, sur la politique, puis sur la guerre ; Jean, dont la froideur glaciale n’avait pas échappé à la vieille fille, la laissait causer avec Thérèse et le curé de l’endroit qui venait dîner trois fois par semaine au château. Mme Wanel, dans ces conditions présentes, était repartie dans l’après-midi.

— Je ne connais rien de plus affreux que la guerre, déclara Mlle Gertrude. Obliger ainsi des hommes qui n’ont aucun motif de s’en vouloir à s’entre-tuer pour le bon plaisir de quelques drôles dont l’ambition seule fait couler des flots de sang ! Jamais les femmes n’auraient inventé cela ! Il faut être des monstres comme vous autres, messieurs, pour l’avoir trouvé ! Savez-vous rien de plus odieux ?

— Oui, répondit Jean d’un ton cassant. Je sais quelque chose de plus odieux ! C’est d’accabler sans pitié un pauvre être vaincu ! C’est d’abuser de sa supériorité pour écraser une faible victime qui ne peut pas se défendre.

Mlle de Neufmoulins tressaillit et ouvrit la bouche pour répondre sans doute vertement à cette sortie du régisseur ; mais, se ravisant soudain, elle ne dit mot, tandis qu’elle attachait sur le jeune homme un regard énigmatique.

Désormais Paulette n’eut plus à supporter de sa part aucune allusion blessante : la leçon avait porté.

Mme Wanel ne soupçonnait guère que Jean Bernard avait ainsi rompu une lance en son honneur. Elle le croyait sinon hostile, au moins peu disposé en sa faveur.

— Il est si puritain, ce M. Bernard, disait-elle un jour à sa tante qui s’étonnait de son empressement à fuir lorsqu’elle voyait arriver le régisseur, qu’il me fait peur ! Et puis, il semble si ennuyé de ma présence que je me reprocherais de la lui imposer. Ma petite personne n’a pas l’heur de lui plaire, j’en suis sûre ! Cause-t-il gaiement avec Thérèse, il suffit que je paraisse pour qu’il se taise. Pendant le dîner, la conversation devient-elle générale, il cesse de parler dès que j’y prends part à mon tour ! Ses yeux sont très doux lorsqu’ils se posent sur Thérèse… il ne me regarde jamais, ou alors c’est avec un air si dur, si glacial, que ça me fait froid dans le dos. Ne riez pas, ma tante, je vous assure que votre régisseur m’a prise en grippe !

Et Paulette avait une façon grave de hocher sa jolie tête blonde qui paraissait beaucoup amuser Mlle Gertrude.

L’amitié entre Thérèse, la jeune demoiselle de compagnie et Mme Wanel n’avait fait que grandir depuis les malheurs de cette dernière. Quoiqu’elles fussent du même âge, Thérèse semblait l’aînée de dix ans, et Paulette la consultait naïvement en maintes circonstances, recourant sans cesse à son obligeance.

— Thérèse, je suis venue pour que vous arrangiez ma coiffure ! Ma bonne est si maladroite que je ne peux rien lui demander. Et puis, ses gros doigts rouges et gauches me font frémir !

— Thérèse, j’ai déchiré ma dentelle ; que faire ? Venez à mon secours !

Et la jeune fille, avec une bonne grâce charmante, arrangeait les boucles rebelles, réparait le dégât dans la toilette, rendait à Paulette mille petits services. Celle-ci, pour la remercier, l’embrassait avec un tendre abandon qui allait au cœur de l’orpheline : Thérèse se fût jetée au feu pour Mme Wanel.

Avec l’été les vacances étaient revenues et Jean Bernard avait retrouvé ses deux enfants, comme il les appelait.

Madeleine, avec ce tact exquis qui était en elle, se montrait encore plus affectueuse pour Mme Wanel depuis qu’elle avait appris ses infortunes : elle ne laissait échapper aucune occasion de lui témoigner son attachement. Une aventure qui arriva à la fillette, resserra encore les tendres liens qui les unissaient.

Une après-midi que la chaleur avait été accablante, Paulette et Thérèse s’étaient réfugiées sous les grands marronniers, auprès de la pièce d’eau qui se trouvait dans le parc assez loin du château ; Madeleine était venue les rejoindre. Elles bavardaient gaiement, tout en admirant le travail de la jeune demoiselle de compagnie, une dentelle d’un fini extraordinaire qu’elle destinait à Mme Wanel. Cette dernière, apercevant tout à coup des nénuphars dont les coquettes têtes blanches émergeaient sur la surface de l’eau s’extasia sur leur beauté.

— Comme j’aimerais à en avoir une grosse touffe pour mettre dans la corbeille de mon salon ! s’écria-t-elle.

— C’est très facile, dit vivement Madeleine ; je vais prendre la petite barque et je vous en cueillerai beaucoup. Ça me fera du bien, d’ailleurs, de bouger un peu ; il y a longtemps que je suis assise !

— Prenez bien des précautions, mignonne, recommanda Paule.

— Oh ! il n’y a rien à craindre, ça me connaît ; presque tous les jours je me promène sur la pièce d’eau et je dirige la barque comme un véritable batelier.

Mme Wanel et Thérèse, après avoir suivi un moment les évolutions de la fillette et avoir admiré ses mouvements souples et gracieux, se remirent l’une au travail, l’autre à s’éventer nonchalamment, tout en causant de mille sujets.

Tout à coup, un cri perçant les tira de leur conversation. Et Paulette, épouvantée, poussa une exclamation de détresse.

— Oh ! Thérèse ! Madeleine est à l’eau.

Thérèse, blanche comme une morte, était déjà debout.

— Je cours chercher M. Bernard, dit-elle, et elle se précipita dans la direction de l’Abbaye.

Quant à Paule, elle n’avait pas hésité ; habile nageuse, elle s’était mise à l’eau, se dirigeant de toute la vitesse dont elle était capable vers la fillette qui se débattait.

Peu gênée par ses vêtements légers, la jeune femme arriva bientôt auprès de l’enfant qui n’avait pas perdu connaissance et conservait assez de sang-froid pour ne pas entraver les mouvements de sa courageuse sauveteuse.

Comme elles sortaient de l’eau, Jean arrivait tout essoufflé par sa course précipitée, les traits d’une pâleur livide. Paule lui tendit la fillette avec un sourire radieux.

— Emportez-la bien vite, dit-elle, grâce au ciel elle n’a eu aucun mal.

Et elle se sauva du côté du château sans regarder le jeune homme…

Au dîner, Mme Wanel descendit, enveloppée dans une robe de chambre de Thérèse. Elle riait, amusée de son travestissement et de la traîne que faisait le vêtement beaucoup trop long pour elle. Les cheveux encore humides étaient épars sur ses épaules comme une merveilleuse toison d’or et formaient un cadre merveilleux à sa radieuse beauté.

Jean Bernard était là, encore très pâle et si ému qu’il ne pouvait s’empêcher de trembler.

Madeleine, tout emmitouflée, était étendue sur un fauteuil. Elle courut se jeter dans les bras de Paule et fondit en larmes.

— Sans vous, j’étais morte, dit-elle au milieu de ses pleurs.

— Et je ne m’en serais jamais consolée, mignonne, répondit tendrement la jeune femme.

— C’est bien ce que tu as fait là ! dit Mlle Gertrude, qui avait une figure tout à l’envers. Je te croyais plus poule mouillée que cela !

— Eh ! bien, ma tante, vous ne pourrez plus me gronder au sujet de mon goût pour la natation. Grand Dieu ! en avez-vous dit sur les femmes qui nageaient comme des poissons ! Mais mettons-nous à table, car mon bain m’a donné une faim de loup !

Dans la soirée, pendant qu’une grande partie de dominos était engagée entre Mlle Gertrude, Thérèse, Gontran et Madeleine, Mme Wanel, qui avait apporté un fauteuil sur la terrasse et s’y était blottie, dans une attitude pensive, un peu fatiguée, brisée surtout par les émotions de l’après-midi, tressaillit soudain en apercevant une grande ombre à ses côtés.

— Madame, murmura Jean Bernard, d’une voix basse et tremblante, comment pourrai-je jamais vous remercier assez pour ce que vous avez fait aujourd’hui.

— Je n’ai fait que mon devoir, monsieur, répondit doucement Paulette en levant timidement les yeux sur le jeune homme, incliné devant elle.

En ce moment, la lune l’éclairant en plein, elle fut frappée par la pâleur du visage contracté, par l’expression ardente des yeux sombres.

— Vous ne pouvez comprendre combien je vous ai de reconnaissance… vous ne pouvez savoir ce que… cette enfant est pour moi.

— Je sais du moins ce que vous êtes pour elle… elle me l’a dit… vous êtes sa « maman Jean »…

Le ton était si tendre, le regard posé sur lui si caressant que le jeune régisseur, troublé, devint plus pâle encore… La « belle Mme Wanel », comme on l’appelait à Ailly, avec ses manières libres, ses coquetteries, son sourire plutôt provocateur, disparut à ses yeux… il ne vit plus devant lui qu’une jeune fille timide, presque une enfant : la Paulette de ses rêves, l’être idéal qu’il se plaisait à parer de toutes les pudeurs féminines… Il oublia Jean Bernard et n’eut qu’une pensée : Paule était libre, il la conquerrait ! Il arriverait à force d’amour et de tendresse à faire d’elle une comtesse de Ponthieu, dont sa mère là-haut serait fière…

— Dites-donc, monsieur Bernard, ne pourriez-vous nous fermer cette porte ? Il vient un vent du diable par là, et je sens ma névralgie qui recommence à me taquiner. Paulette, tu ferais bien de rentrer, il ne doit pas être bien sain de rester là dehors, malgré le joli clair de lune, après une baignade comme celle de tout à l’heure.

Le ton bref et moqueur de Mlle de Neufmoulins rappela cruellement Jean Bernard à la réalité. Il tressaillit comme un homme réveillé en sursaut.

— On y va, tante Gertrude, on y va, répondit gaiement Paulette en s’emmitouflant dans la grande robe de chambre et en se dirigeant vers le salon, tout en faisant à l’adresse de sa tante un de ces gestes gamins qui lui étaient habituels.

Puis, rentrée dans la pièce, elle se montra d’une gaieté étourdissante ; elle eut de ces réparties drôles, de ces saillies d’esprit qui faisaient rire les plus moroses.

— C’est égal, ma petite, déclara Mlle Gertrude à un moment donné, on peut dire que tu prends ta ruine gaiement.

— Bah ! ma tante, j’ai confiance en ma bonne étoile ! J’espère bien ne pas rester pauvre longtemps. Je dénicherai un de ces quatre matins un brave homme comme M. Wanel qui, séduit par mes beaux yeux, sera très flatté de déposer à mes pieds son cœur et son coffre-fort. Mais il faudra que ce dernier soit bien garni, car je veux être très riche, très riche : c’est si bon l’argent !

Jean Bernard ne dormit guère cette nuit-là ; il était hanté par le son de cette voix harmonieuse qui savait se faire si douce et si tendre… Mais l’éternel refrain qu’elle répétait lui martelait les oreilles avec une ironie cruelle : Je veux être riche. C’est si bon l’argent !… Son beau rêve s’évanouissait peu à peu… l’idole, roulant de son piédestal, gisait, brisée à ses pieds…