Tante Gertrude/09

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (7p. 91-101).


CHAPITRE IX


— Oh ! oh ! Tu deviens bien sentimentale, ma nièce !

— Non, tante Gertrude, pas du tout ; mais vous ne sauriez croire avec quelle force, avec quelle persistance le passé se présente souvent à mon esprit, depuis que je suis revenue sous votre férule.

— Thérèse, aidez-moi, s’écria soudain Paulette, d’un air éploré, s’interrompant dans sa conversation avec Mlle de Neufmoulins pour se tourner vers l’orpheline qui, assise auprès de la fenêtre, une grande corbeille de linge à ses côtés, était tout occupée à en vérifier le contenu.

— Qu’y a-t-il donc, madame Paule ? demanda-t-elle en souriant.

— D’abord, il n’y a plus de Mme Paule ? Je suis fatiguée de vous le répéter ; il n’y a ici que Paulette, votre amie, entendez-vous ? Voyez, c’est cette manche qui ne prétend pas aller droit ; j’ai beau faire, elle sera toujours de travers !

— C’est-à-dire que c’est toi, ma pauvre fille, qui ne sauras jamais la placer comme il faut, déclara railleusement Mlle Gertrude. Je crois bien que Thérèse perd son temps en essayant de t’apprendre quoi que ce soit ! Une poupée incapable et maladroite, voilà ce que tu as été jusqu’ici et ce que tu seras pour le reste de tes jours, j’en ai bien peur !

Mme Wanel essaya de sourire, mais sa lèvre eut un frémissement involontaire, tandis qu’elle abaissait vivement ses longs cils sur ses yeux devenus soudain humides.

Elle était là depuis une heure, s’évertuant à monter la manche d’un corsage que Thérèse lui avait taillé et qu’elle avait voulu confectionner elle-même, aidée des conseils de la jeune demoiselle de compagnie. Mais elle avait beau y mettre tous ses soins, elle ne réussissait pas, et c’est alors que, rouge d’animation et de dépit, elle venait de recourir à son amie.

Celle-ci, empressée autant que complaisante, prit le vêtement rebelle et ses doigts habiles eurent bientôt fait de mettre tout en place.

— Là ! ma chère Paule ; ce n’est pas plus difficile que cela, dit-elle tranquillement, et il ne fallait pas vous décourager pour si peu.

Il y avait près de trois mois que Mme Wanel était installée à Neufmoulins et elle commençait à peine à s’habituer à cette nouvelle vie, si différente de celle qu’elle avait menée jusque-là.

Mlle Gertrude avait payé toutes les dettes de sa nièce, et jamais un mot à ce sujet n’avait été prononcé entre elles, mais la vieille fille n’était pas tendre pour Paulette ! Aussi, bien des fois, avait-il fallu l’amitié de Thérèse, ses encouragements affectueux pour réconforter la jeune femme, l’aider à supporter les épreuves souvent pénibles auxquelles elle se trouvait soumise chaque jour, dans sa situation actuelle.

Habituée à être servie, elle avait dû se mettre à tout faire elle-même et renoncer à ce luxe, à tout ce confort qui lui était si cher. Son indolence naturelle avait eu fort à souffrir à côté de l’activité prodigieuse de sa tante. Levée dès l’aube et à l’ouvrage de grand matin, Mlle Gertrude exigeait que toute sa maison en fît autant ; elle ne s’était pas montrée, sous ce rapport, plus tendre pour sa nièce que pour les autres. Après le déjeuner, elle distribuait à chacun son travail pour la journée, et il fallait que tout marchât. Elle ne pouvait voir quelqu’un d’inoccupé. Thérèse était chargée de l’entretien intérieur du château, de l’office, du linge, etc. ; à Paulette revenait le soin de visiter les pauvres, les malades. Chaque jour elle partait vers neuf heures, quelquefois avec la châtelaine, le plus souvent seule, suivie d’une bonne portant un énorme panier dans lequel il y avait de tout : du bouillon pour l’un, du vin pour l’autre, un vêtement pour celui-ci, une couverture pour celle-là. Plus d’une fois, dans les premiers temps, son cœur s’était soulevé de dégoût en pénétrant dans ces misérables chaumières, auprès de ces grabats de moribonds, mais sa tante avait haussé les épaules.

— Ta, ta, ma petite, avait-elle dit, te voilà bien délicate ! Ça te vaudra mieux que l’odeur du patchouli de tous les muscadins qui papillonnaient autour de toi tant que tu étais riche, et qui ne te regardent même plus depuis que tu es dans la dèche. Tu t’y habitueras !

Et Paulette, en effet, s’y était habituée ; elle avait même pris plaisir à ces visites quotidiennes, et c’était d’un pas allègre qu’elle partait maintenant voir ses pauvres, heureuse de la reconnaissance qu’ils lui témoignaient, de l’accueil qu’elle recevait partout.

Plusieurs fois, elle avait rencontré Jean Bernard au chevet des malades qu’elle visitait, et elle s’était sentie délicieusement émue en entendant le concert de louanges, qui, dans chaque chaumière, suivait le départ du régisseur.

Mlle Gertrude lui ayant confié aussi la tenue de ses livres de comptes, sous prétexte que sa vue baissait beaucoup depuis quelques mois, Paulette se trouvait, toutes les après-midi, en contact avec le jeune homme. Celui-ci se montrait d’une grande réserve dans ses rapports avec elle ; toujours poli et respectueux, il ne se départait jamais d’une certaine froideur qui contrastait étrangement avec la cordialité qu’il témoignait à Thérèse. Que de fois Paule avait envié secrètement le bon sourire approbateur adressé par Jean à l’orpheline, lorsqu’elle avait émis une opinion qu’il partageait sans doute !

Mlle de Neufmoulins qui, à propos de tout, critiquait sa nièce sans pitié et ne manquait jamais une occasion de relever vertement ses moindres maladresses, paraissait choisir de préférence, pour le faire, le moment où le régisseur était présent. On eût dit qu’elle prenait un malin plaisir à humilier Paulette devant cet étranger et à faire ressortir, au contraire, toutes les qualités de Thérèse, sa demoiselle de compagnie.

Plus d’une fois, à la suite d’une de ces algarades, Mme Wanel avait jeté furtivement un regard sur Jean Bernard, mais celui-ci, les yeux obstinément baissés, gardait un visage impénétrable ; on eût pu croire qu’il n’avait même pas entendu, que sa pensée, étrangère à ces scènes, errait bien loin…

Et pourtant, il n’en perdait pas un mot et il lui fallait toute sa force de caractère pour comprimer les battements précipités de son cœur, pour arrêter les paroles ardentes qui montaient à ses lèvres en flots tumultueux. Paulette ne s’en doutait guère. Tendre et câline comme une enfant, ne se laissant pas rebuter par la dureté de sa vieille parente, elle avait une façon à elle d’appuyer son beau visage sur l’épaule de Mlle de Neufmoulins, en murmurant d’une voix humble : « Ne grondez pas, tante Gertrude ; je ferai mieux une autre fois ! » qui aurait attendri un rocher.

Mais, la vieille châtelaine, insensible aux caresses comme aux prières, la rabrouait de plus belle. Dernièrement, elle lui avait refusé catégoriquement une nouvelle toilette pour l’hiver, et Thérèse, avec sa bonté habituelle, était, comme toujours, venue au secours de son amie. Elle avait trouvé dans la garde-robe de Paulette un ancien corsage qui, habilement transformé, pourrait encore faire très bonne figure, et c’est à ce travail que Mme Wanel mettait tous ses soins au moment où commence notre chapitre.

On était au mois de novembre ; une pluie fine et serrée tombait depuis plusieurs jours et, pour chasser l’humidité glaciale qui pénétrait dans les appartements, on avait allumé un grand feu dans la salle où se tenaient chaque après-midi la châtelaine ainsi que Paulette et Thérèse. Jean Bernard, qui avait fini son rapport quotidien, était venu aussi, sur l’invitation de Mlle Gertrude, prendre place auprès du foyer et lire les journaux apportés par le courrier.

Il avait interrompu sa lecture pour admirer la dextérité de Thérèse.

— Là ! ma petite, quand tu seras capable d’en faire autant, il aura encore coulé de l’eau sous le pont ! fit remarquer Mlle de Neufmoulins d’un ton sarcastique, tandis que sa demoiselle de compagnie tendait à Paulette le corsage en question.

Mlle Thérèse a réellement des doigts de fée, déclara Jean Bernard de sa voix grave et harmonieuse.

— Voyons, Paule, interrogea l’orpheline, gênée par ces compliments et voulant détourner l’attention de sa modeste personne ; vous vous êtes interrompue dans vos souvenirs d’enfance, vous nous disiez que…

— Tiens, oui, c’était intéressant ta petite machine sentimentale, appuya Mlle Gertrude, toujours moqueuse ; reprends-la un peu, ça nous distraira.

Paulette, qui s’était remise à son travail avec une nouvelle ardeur, sourit doucement.

— Je vous disais que c’est vraiment extraordinaire comme depuis quelque temps je suis hantée par mes souvenirs d’enfance.

— Les souvenirs d’enfance ne s’effacent jamais, chantonna Mlle de Neufmoulins d’une voix chevrotante.

— Que de fois je me revois dans ce grand parc, sur les épaules de mon chevalier servant à cette époque, Jean de Ponthieu.

Ce nom, subitement évoqué, fit tressaillir le régisseur, si troublé même qu’il laissa échapper de ses mains le journal qu’il tenait. Mlle Gertrude fut la seule à s’en apercevoir.

— Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il dans votre gazette ? Vous avez l’air bouleversé ? interrogea-t-elle. Un monstre qui a encore coupé une femme en morceaux ? On devrait faire disparaître votre sexe, pendre tous les hommes jusqu’au dernier ! Il n’y a rien de bon à en attendre !

Le régisseur, qui avait eu le temps de se remettre, répondit en souriant :

— Vous êtes vraiment trop indulgente pour nous, mademoiselle ; heureusement que tout le monde n’est pas de votre avis.

Mais, sans s’occuper davantage de lui, Mlle Gertrude continua, s’adressant à sa nièce :

— Est-ce que tu te le rappelles encore ce Ponthieu ?

— Non… pas très bien, murmura Paulette.

— Il doit être très laid en tout cas, s’il n’a pas changé, car c’était un affreux petit bonhomme lorsqu’il venait pour ses vacances à Neufmoulins.

— Affreux ? Pas du tout ! Il avait des yeux superbes ! protesta Paulette.

— Bon ! Comment peux-tu prétendre qu’il avait des yeux superbes, puisque tu viens de dire que tu ne te le rappelles pas ? — Cher monsieur — et elle se tourna soudain vers son régisseur — votre façon de laisser dégringoler votre journal m’agace horriblement ! Prenez donc un guéridon, — Thérèse, approche la table !

— Je m’en souviens… sans m’en souvenir, continuait Paule, toute au passé.

— Ça n’est pas très clair ! riposta Mlle Gertrude.

— Non, je sais bien !… J’ai une vague souvenance d’un garçon assez grand, mince, un peu pâle… ses traits sont trop confus pour que je puisse préciser… Mais je vois toujours ses yeux… des yeux noirs superbes ! toujours tristes… oh ! comme ils étaient tristes !…

Mlle de Neufmoulins haussa les épaules.

— Ta mémoire te fait défaut, ma petite, dit-elle ironiquement. Tu n’es pas mieux douée sous ce rapport-là que sous les autres ! Jean de Ponthieu, je te le répète, était un affreux petit bonhomme, une sorte de gringalet, maigriot et pâlot, avec des yeux en boules de loto comme ton Lanchères…

— Oh ! ce n’est pas vrai ! ne put s’empêcher de s’écrier Paulette.

— Tu es polie, ma chère ; je t’en félicite ! Dis-moi donc que j’ai menti ?

— Non, tante Gertrude, ce n’est pas cela que je veux dire ! Mais l’image qui m’est restée là — et la jeune femme mit un doigt sur son front — est si différente de celle que vous me faites, que je n’ai pu m’empêcher de protester. Puis, il était si bon, mon ami Jean, si tendre !… Je me rappelle toujours une petite aventure qui a vivement frappé mon imagination d’enfant. J’adorais, à cette époque, grimper aux arbres.

— Ça ne m’étonne pas, marmotta Mlle Gertrude.

— Un jour que Jean m’aidait à atteindre la branche d’un cerisier, dont les fruits appétissants me tentaient beaucoup, le bois cassa tout d’un coup et, sans mon chevalier, j’aurais bien pu, à mon tour, me casser quelque chose ! Il me reçut dans ses bras où je tombai sans mal ni douleur, mais en faisant à la robe de batiste que je portais pour la première fois un accroc effroyable ! À la vue de ce désastre, je fondis en larmes ! Ma mère n’était pas tendre pour tout ce qui touchait aux dégâts de ma toilette, et je prévoyais une bonne correction à mon retour à la maison. Mais mon chevalier, pour me consoler, m’embrassa et me promit de réparer le dommage. Il courut au château, rapporta du fil, des aiguilles et se mit bel et bien en devoir de recoudre le fameux accroc. Je me vois encore assise dans l’herbe les épaules couvertes de l’habit de Jean qu’il m’avait arrangé lui-même avec soin et j’entends encore sa voix grave :

— Ne bouge pas, Paulette, surtout ne pleure plus ; dans un moment, il n’y paraîtra pas.

Et je ne faisais pas un mouvement ; et, lorsque Jean, avec mille précautions, m’eut rhabillée, je me rappelle mes transports de joie en constatant que la déchirure n’existait plus. Je couvris de baisers fous un de ses doigts qui saignait, tant il s’était piqué avec son aiguille ! Je suçais ces petites gouttelettes rouges en criant :

— Oh ! Jean ! Tu ne vas pas mourir, dis ! Je t’aime tant ! Je t’aime pour toute la vie et, pour la peine que tu es si bon, je serai ta femme ! Je n’aurai jamais d’autre mari que toi !

— Une belle récompense pour le pauvre garçon ! déclara en riant Mlle Gertrude. Et que répondait-il, le malheureux, à cette offre merveilleuse de ton inutile personne ?

— Je ne sais pas… je ne me souviens plus… Sans doute ce qu’il a répondu il y a deux ans ! répartit gaiement Paulette.

Thérèse, que le récit de son amie avait amusée vint à regarder le régisseur à cet instant ; elle fut frappée de sa pâleur et de son visage contracté. D’un geste elle le désigna à Mlle de Neufmoulins ; celle-ci se retourna vivement :

— Vous avez triste mine, monsieur Bernard ! dit-elle. Êtes-vous indisposé ?

— Oui… je ne me sens pas très bien… un peu de migraine, je crois, j’y suis sujet. Oh ! ce n’est rien !

Mme Wanel s’était retournée aussi pour regarder le jeune homme qui, gêné, se leva et se dirigea vers la châtelaine.

— Je vous demanderai même la permission de me retirer, dit-il, et je vous prierai de m’excuser pour ce soir.

— Mais certainement, cher monsieur ! Si vous avez la migraine, il faut vous coucher ; c’est le seul remède. Quand je vous le disais que les hommes de nos jours ne sont plus que des femmelettes ! Vertudieu ! Il eût fait beau voir cela du temps de mon père, le colonel !

Jean Bernard, indifférent à la boutade de la vieille demoiselle, qu’il ne paraissait même pas entendre, avait pris congé de ses hôtes. Il s’était incliné profondément devant Paulette, qui lui témoignait de sa voix tendre et caressante ses regrets au sujet de son indisposition. Il n’avait pas répondu, mais l’expression de ses yeux sombres, qu’elle avait surprise, comme il les levait sur elle, l’avait étrangement troublée…

Longtemps, après son départ, elle était restée pensive et n’était sortie de son silence que pour dire tout à coup à sa tante, qui l’observait sans qu’elle s’en doutât :

— Vous allez encore vous moquer de moi, tante Gertrude, mais je ne puis pas voir M. Bernard sans penser à mon ami Jean de Ponthieu… ; il a ses yeux, j’en suis sûre !

— Il serait très flatté, ce cher comte, s’il savait trouver son sosie dans mon intendant.

— On pourrait trouver pire ! répondit Paulette avec une certaine vivacité.

— Thérèse est absolument de ton avis, déclara Mlle de Neufmoulins en s’éloignant après avoir lancé un regard moqueur sur la jeune orpheline, toute rougissante de se voir mise ainsi en cause.

Quant au régisseur, rentré chez lui, il s’était enfermé dans son cabinet, au grand étonnement de sa bonne, qui le croyait invité à dîner au château, et était fort intriguée par ce retour aussi subit qu’inattendu… Et la vieille horloge de l’Abbaye, frappant lentement douze coups dans le silence lugubre de la nuit, le surprit encore éveillé et songeur ?

« Oh ! Jean ! tu ne vas pas mourir, dis ? Je serai ta femme ! Je te jure que je n’aurai jamais d’autre mari que toi ! Je t’aime pour la vie !… »

Ainsi, il n’était pas le seul à se souvenir de ces serments d’enfant… elle aussi se rappelait !… Et sa voix, en les évoquant, s’était faite tendre comme au jour où elle les avait murmurés pour la première fois… Il avait retrouvé la même intonation caressante qui le remuait, le bouleversait !… N’avait-elle rien deviné ? Ne s’était-il pas trahi ?… Non ! Ses yeux clairs d’enfant n’avaient eu qu’un regard étonné et sympathique : rien que la politesse qu’une femme bien élevée témoignerait à un inférieur.

Thérèse non plus, sa confidente habituelle, n’avait rien compris à son trouble. Il lui faudrait veiller soigneusement, à l’avenir, sur ses moindres paroles, se méfier de son cœur et surtout commander à son visage, à l’éclat de ses yeux noirs, trop expressifs parfois… Comme il aimait Paule !… Elle s’était si bien emparée de son cœur depuis ces trois mois, qu’il ne s’appartenait plus ! Était-ce seulement de cette époque que datait son amour ?… Il lui semblait qu’il l’avait toujours aimée ! C’était toujours le beau visage de la jeune femme qu’il trouvait dans ses souvenirs les plus reculés…

Mais ce contact journalier avec elle avait singulièrement avivé ses sentiments. Il y avait quelque chose de si touchant à voir les efforts ingénus de Paulette pour satisfaire sa vieille tante ! Elle mettait un tel courage, une telle bonne volonté à s’appliquer à ce travail qui lui était imposé et pour lequel elle avait si peu de goût, si peu de dispositions !

Jean Bernard, en maintes circonstances, retrouvait l’enfant expansive, la créature aimante et charmeuse d’il y avait quinze ans ! La voix harmonieuse n’avait pas changé et c’étaient les mêmes remerciements affectueux lorsqu’il l’aidait pour un compte, une addition compliquée.

— Oh ! monsieur Bernard, que c’est bon à vous de venir ainsi à mon secours ! Tante Gertrude ne pourra pas me gronder aujourd’hui ! monsieur Bernard, je vous remercie infiniment.

Et les yeux clairs rayonnaient de joie, grisant de leur douceur caressante le jeune homme ébloui, fasciné.

D’autres fois Paule le consultait, lui expliquant avec une sorte d’abandon ses ennuis matériels. Jean, secrètement heureux et fier de cette confiance, répondait de sa voix grave, donnant des conseils que la jeune femme écoutait avec une déférence qui touchait le régisseur plus qu’on n’eût pu le dire. Parfois, il s’oubliait dans ses propres souvenirs ; il parlait de sa mère, si digne, si éprouvée : il cherchait à inspirer à celle qu’il aimait les sentiments élevés qu’il avait toujours admirés dans la comtesse de Ponthieu… Et Paulette, suspendue à ses lèvres, attachant, sur lui son regard candide, écoutait, silencieuse, émue, le questionnant lorsqu’il se taisait, voulant savoir encore, s’étonnant ensuite de trouver tant de distinction, de noblesse, chez un intendant — un valet, après tout ! comme disait si dédaigneusement Mlle de Neufmoulins.

Lorsque Jean se retrouvait seul avec Thérèse, c’était encore de Mme Wanel qu’ils s’entretenaient longuement. De son côté aussi, par une sorte d’entente tacite, l’orpheline coopérait de tous ses efforts à l’œuvre entreprise par le régisseur et qu’elle avait vite devinée. Peu à peu, elle arrivait à inspirer à la jeune veuve des idées plus sérieuses, des goûts moins frivoles. Paulette, pour plaire à son amie, avait renoncé aux toilettes excentriques, aux coiffures ébouriffées, aux modes tapageuses qui lui avaient été chères jusque-là et l’avaient fait si mal juger par le monde, toujours prêt à la critique. Loin de diminuer sa beauté, sa nouvelle mise, plus simple, plus comme il faut, ne faisait que la rehausser et y ajouter une distinction qui frappait tous ceux qui l’approchaient.

Jean Bernard n’ignorait pas la part qui revenait à Thérèse dans ces heureux changements ; il lui en gardait une vive reconnaissance qui venait s’ajouter à l’estime profonde qu’il avait déjà pour la jeune fille. Quoiqu’il n’en fût jamais question entre eux, elle savait l’amour de Jean pour Paule, et elle eût tout donné pour voir cette dernière y répondre. Mais, sous ce rapport, Mme Wanel restait impénétrable pour tous, même pour son amie à qui, pourtant, elle confiait ses secrets et ses moindres pensées. Plusieurs fois, Mlle Gertrude avait fait de certaines allusions à ce qui, disait-elle, réaliserait un de ses désirs : voir Thérèse épouser son régisseur. Paulette en dissimulant un soupir, avait répondu :

— Oui, ce serait bien la femme qu’il lui faudrait… Ils sont si parfaits tous les deux !…

Jamais l’orpheline n’avait parlé à Paule de sa résolution d’entrer au couvent — elle sentait que, sur ce point, elle ne serait pas plus en communion d’idées avec son amie qu’elle ne l’était avec la châtelaine — seul, Jean Bernard connaissait ses intentions à ce sujet. Et on eût dit que ces confidences échangées rendaient leur amitié plus franche, leurs rapports plus intimes, plus cordiaux. Ils causaient de leur avenir comme de bons camarades.

— Quand je serai religieuse, disait tranquillement Thérèse, vous m’amènerez Madeleine pendant les vacances. Quand vous serez marié, ajoutait-elle ensuite avec son bon sourire, vous m’amènerez votre femme, et je penserai à vous deux dans ma solitude… et je prierai pour vous…

Paule était loin de se douter du sujet dont s’entretenaient ainsi pendant des heures, qui lui semblaient des siècles, le régisseur et son amie… Elle les croyait secrètement fiancés et gardait une certaine rancune à Thérèse de ne pas le lui avouer, de paraître se méfier d’elle.

— Je n’ai aucun secret pour elle, pensait-elle tristement ; pourquoi en a-t-elle pour moi ?

Était-elle bien sincère, la jeune Mme Wanel, en parlant ainsi ? N’avait-elle pas, elle aussi, un secret pour son amie ?…