Tante Gertrude/10

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (7p. 102-113).


CHAPITRE X


— Nous irons bientôt à la noce, ma nièce, c’est moi qui te le dis ! Les affaires marchent entre nos deux tourtereaux ! Ça chauffe, je t’en réponds !

Et Mlle de Neufmoulins sortit en riant et en se frottant les mains, tandis qu’elle jetait sur Mme Wanel un regard plein de malice.

Oui, ça chauffait, comme le disait la vieille fille. Paulette, elle aussi, s’en était aperçue et, à en juger par son air préoccupé, son attitude pensive, elle était loin d’en éprouver la satisfaction témoignée par la châtelaine. Elle en souffrait même étrangement et, depuis quelque temps, elle se sentait prise parfois d’une véritable antipathie pour Thérèse. N’ayant rien à reprocher à son amie, elle était presque honteuse de ces sentiments ; elle rougissait de la jalousie qui grondait au fond de son cœur lorsqu’elle surprenait les deux jeunes gens causant à voix basse et s’interrompant à son approche. Le regard de Jean, si doux, si tendre, lorsqu’il se posait sur l’orpheline, lui faisait mal à voir. Elle s’en étonnait, s’en désolant comme d’une petitesse d’esprit qu’elle ne se connaissait pas et dont la cause lui échappait. Ne devait-elle pas, au contraire, se réjouir de voir son amie dont elle appréciait la bonté et les solides qualités, trouver une affection digne d’elle ? Pourquoi n’était-elle pas heureuse à la pensée de ce mariage qui assurait l’avenir de Thérèse ? Autant de questions que Paulette se posait sans pouvoir y répondre ! Elle ne savait qu’une chose : c’est que les assiduités de Jean auprès de Thérèse lui faisaient un mal affreux… Elle souffrait comme elle n’avait jamais souffert, comme elle ne croyait pas qu’on pût souffrir, voilà tout !

La réflexion de sa tante venait encore de raviver sa jalousie. Tout était sens dessus dessous depuis quelques jours à Neufmoulins. La châtelaine, sur les instances de Paulette, de Madeleine et de Gontran, revenus pour les vacances du Nouvel An, avait consenti à laisser dresser un arbre de Noël monstre pour tous les enfants du village. Chacun s’était mis gaiement à l’œuvre. La grande salle des fêtes, toujours fermée, avait été rouverte pour la circonstance ; Thérèse, aidée du régisseur, avait décoré de guirlandes de feuillage l’immense pièce ; Paulette, avec son goût exquis, suggérait des arrangements heureux : une touffe de gui par ci, un buisson de houx par là, de superbes gerbes de chrysanthèmes disposées savamment au milieu de toute cette verdure, produisaient un effet ravissant que Mlle Gertrude, elle-même, ne pouvait s’empêcher d’admirer, malgré son chagrin et l’ennui que lui causait tout ce bouleversement.

Les jeunes gens avaient travaillé toute la journée ; les préparatifs étaient terminés ; il ne restait que les bougies à allumer dans les branches du sapin gigantesque dressé au milieu de la pièce. Jean conseilla de réserver cet ouvrage pour le dernier moment ; il serait bien temps encore une demi-heure avant l’arrivée des enfants, aussitôt le dîner fini, et chacun courut s’habiller.

— Puis-je vous aider, ma chère Paule ? avait demandé affectueusement Thérèse à travers la porte de la chambre de Mme Wanel.

— Non, merci, fut la brève réponse.

Étonnée, la jeune fille avait insisté.

— Permettez-moi d’entrer et d’arranger vos cheveux ?

— C’est inutile, vous dis-je ; je n’ai besoin de personne !

Thérèse s’était alors retirée. Toute triste, elle était descendue dans la salle, où elle fut bientôt rejointe par le régisseur et les enfants.

— Voyez comme notre « maman Jean » est superbe ! dit Madeleine à Thérèse, en lui montrant son frère, d’un regard admirateur et ravi.

L’orpheline adressa au jeune homme un bon sourire… Oui, il était bien beau, ce soir-là, Jean Bernard ! Son visage, aux traits purs et réguliers, respirait une singulière distinction ; ses yeux noirs, si expressifs, avaient un éclat inaccoutumé ; sa redingote, du coupe irréprochable, faisait admirablement valoir sa haute taille droite et élancée… Il avait vraiment grand air, le régisseur, dans sa tenue de soirée.

C’était l’avis de Thérèse et ce fut aussi celui de Mlle de Neufmoulins, comme elle toisait le jeune homme des pieds à la tête pendant qu’il s’inclinait, devant elle et la saluait respectueusement.

— Où allons-nous ! marmottait-elle, en lui tournant le dos l’instant après. Dans quel temps vivons-nous, mon Dieu ! Si ça ne fait pas pitié de voir des gueux avoir ainsi des airs de grands seigneurs ! Et cette fillette ! si on ne la prendrait pas pour une princesse ! continua-t-elle en apercevant Madeleine, jolie à ravir dans une délicieuse toilette de voile rose — un cadeau de son frère, avait-elle dit à Mlle de Neufmoulins. Cette dernière, qui avait donné la robe à son régisseur pour la petite, en lui défendant de l’offrir en son nom, se garda bien de laisser rien voir ; mais au lieu de faire à Madeleine le compliment qu’elle attendait, elle gronda sur la sottise d’encourager ainsi la coquetterie chez les enfants, et s’éloigna, laissant la fillette toute déçue.

— Vite, il faut allumer les bougies, avant que nos invités arrivent ! déclara Thérèse, en approchant une échelle double et en demandant au régisseur de l’aider.

Elle seule ne semblait pas en fête, la pauvre orpheline. Sa robe noire, simple et sans ornement, n’ajoutait guère de charme à sa taille épaisse, sinon disgracieuse ; aucune coquetterie ne se montrait dans l’arrangement de sa chevelure. La jeune fille, avec ses traits pâles et irréguliers, n’avait nulle prétention à la beauté, et pourtant son visage respirait une telle bonté que personne ne la trouvait laide.

Toujours pleine d’entrain, elle avait grimpé sur une des marches les plus élevées de l’échelle, criant à Jean Bernard d’en faire autant de l’autre côté, et elle s’était mise vivement à l’ouvrage.

Madeleine s’était installée au-dessous d’elle et Gontran avait pris place auprès de son frère ; tous les quatre travaillaient consciencieusement, charmés de voir apparaître l’une après l’autre les lumières qui étincelaient comme de petites étoiles au milieu du feuillage. Jean et Thérèse s’attaquaient parfois à la même bougie, et c’était à qui des deux irait plus vite que l’autre.

Mme Paule n’est pas encore prête ? dit tout à coup Madeleine. Quelle vilaine coquette ! Elle fait sans doute une toilette extraordinaire !

— Je ne sais pas ce qu’elle a, remarqua Thérèse, elle ne m’a pas permis de l’aider ; on croirait qu’elle me boude depuis ce matin.

En ce moment, Mme Wanel parut à l’entrée de la salle et les jeunes gens eurent grand’peine à retenir un cri d’admiration.

Nulle expression ne pourrait rendre la beauté saisissante de Paule, comme elle apparaissait là, dans ce cadre de lumière et de verdure. Un corsage de cachemire blanc moulait sa taille fine et souple, tandis que les longs plis de sa jupe drapaient gracieusement son corps mince et élancé. Un fichu Lamballe en mousseline de soie blanche couvrait ses épaules et laissait apercevoir le cou dans un léger décolleté. Ses magnifiques cheveux d’or crêpelés, retenus par un simple ruban, lui formaient une sorte de diadème ; un seul bijou, un bracelet d’or d’un modèle antique et curieux encerclait un de ses bras nus. Mais ce qui ajoutait encore au charme merveilleux de la jeune femme, c’était l’éclat inaccoutumé de ses yeux, la lueur fiévreuse dont étincelaient ses prunelles d’ordinaire si douces, si caressantes. La bouche aussi, habituellement souriante et tendre, avait une expression de défi ; quelque chose d’étrange, de douloureux se lisait sur ses traits mobiles et un peu pâles.

— Peste ! ma nièce, s’écria Mlle de Neufmoulins en l’apercevant, tu t’es bien mise en frais pour les déguenillés qui vont venir. On croirait que tu attends un fiancé, un prince Charmant que tu veux éblouir à tout prix ! Tu perds ton temps, ma petite. Et ce n’est pas encore ce soir que tu trouveras chaussure à ton pied !

Sans répondre, Paule, s’avançant auprès de l’échelle, offrit son aide. Mais il n’y avait plus de place pour elle, lui déclara-t-on en riant.

— Puis vous êtes trop belle, ma chère ! ajouta gaiement Thérèse ; nous ne ferions plus rien que de vous regarder et nous n’en finirions pas d’allumer nos bougies. Vous nous avez déjà tellement éblouis que nous avons failli perdre l’équilibre !

La plaisanterie était bien innocente ; le ton dont elle était faite bien affectueux, pourquoi la jeune femme s’en trouva-t-elle froissée au point d’y répondre par une parole sèche ?

Elle-même n’aurait pu le dire. Depuis le matin, elle souffrait à crier ! Elle éprouvait un besoin impérieux de blesser Thérèse, de l’humilier, de l’accabler de ses dédains ! Dans la franche cordialité de l’orpheline à l’égard du régisseur, elle ne voyait qu’une coquetterie éhontée ; la simplicité avec laquelle elle réclamait son aide pour accrocher une guirlande de feuillage ou soulever un pot de fleurs lui paraissait de l’effronterie. Thérèse ne se doutant pas des sentiments de jalousie qui s’étaient glissés dans le cœur de son amie, s’abandonnait innocemment à la joie de cette journée de fête ; elle s’étonnait bien, par moment, des paroles brèves de Paule, de son regard mauvais, mais, toujours bonne et indulgente, elle mettait ce mouvement d’humeur sur le compte des nerfs ; loin d’en vouloir à la jeune femme, elle redoublait de douceurs, d’attentions à son égard.

Elle n’avait pas été la seule à s’apercevoir de l’attitude étrange de Mme Wanel ; Jean Bernard, lui aussi, en avait été frappé.

L’illumination était enfin terminée ; les jeunes gens, descendus de leur échelle, s’extasiaient d’admiration devant l’effet prodigieux obtenu par ces milliers de bougies. Une lutte amicale s’engagea entre Thérèse et Jean, celui-ci voulant à tout prix empêcher l’orpheline de se charger de l’échelle et l’autre n’y voulant pas consentir.

— Non, je vous en prie, monsieur Bernard, laissez-moi la reporter ; vous êtes si beau, si élégant, vous vous salirez ! voyez ! moi je n’ai rien à craindre.

— Jamais je ne permettrai à une femme de se charger d’un tel fardeau, répondait gaiement le régisseur. Obéissez, mademoiselle Thérèse !

Le sourire du jeune homme se faisait de plus en plus aimable, tandis qu’il essayait de parler d’un ton d’autorité.

À ce moment, un bruit de faïence brisée les fit se retourner.

— Sotte ! maladroite ! gronda la voix criarde de Mlle Gertrude, s’élevant à son diapason le plus aigu. Qu’avais-tu besoin de toucher à cette potiche ? La voilà en pièces, maintenant ! Quand je te disais que tu n’étais bonne à rien qu’à donner de l’embarras ! Pourquoi faut-il qu’une idiote de ton espèce me soit ainsi retombée sur les bras !

La châtelaine de Neufmoulins continua longtemps sur ce ton, ajoutant mille autre aménités du même genre, sans souci de ceux qui l’écoutaient et du supplice infligé à sa nièce, cause involontaire du désastre.

Quant à Paule, elle recevait en silence ce déluge de sottises exagérées. Très pâle, elle se tenait appuyée à un des buissons de verdure ; elle ne paraissait même pas entendre. Un frémissement nerveux agitait ses lèvres et faisait trembler ses paupières obstinément baissées.

Son silence ne fit qu’irriter sa tante qui continua avec une nouvelle âpreté :

— Quand tu resteras là, les bras ballants, à regarder le dégât causé par ta maladresse, tu ferais mieux d’en ramasser les débris ! Mais tu es encore trop grande dame pour ça, bien sûr !

Thérèse, qui avait écouté toute peinée, cette violente sortie, se précipita pour enlever les malheureux morceaux, mais Jean Bernard l’avait devancée. Sans un mot, il écarta la jeune fille d’un geste très doux, mais très impérieux en même temps, et allant auprès de la cheminée, il sonna : une bonne parut.

— Ramassez tout cela, dit-il, simplement, mais de ce ton de commandement qui lui semblait naturel ; et faites disparaître bien vite toute trace de ce petit accident.

Paule avait-elle entendu ? Toujours debout à la même place, elle semblait pétrifiée : son regard fixe comme celui d’une hypnotisée dévisageait Thérèse avec une expression étrange, tandis que cette dernière, penchée vers le régisseur, lui exprimait à voix basse sa gratitude pour ce qu’il venait de faire. Soudain, d’un mouvement automatique, sans se retourner, Mme Wanel traversa la grande pièce et s’éloigna en silence, balayant le parquet de sa longue traîne blanche.

Juste à cet instant les enfants faisaient irruption par la porte opposée et dans le brouhaha qui suivit leur entrée chacun oublia la petite scène qui venait de se passer.

Toutefois le régisseur, tout, en se multipliant pour installer les habitants du village et les parents qui avaient répondu avec empressement à l’invitation de la châtelaine, ne pouvait s’empêcher de jeter souvent un regard inquiet du côté par où Paule avait disparu.

Mlle Gertrude, qui l’observait sans qu’il s’en doutât, l’aborda tout à coup.

— Monsieur Bernard, dit-elle de sa voix impérative, cherchez donc dans le vestibule la pelisse de ma nièce et allez la lui porter. Elle est sortie prendre l’air, mais elle pourrait bien aussi prendre une fluxion de poitrine ! Elle nous donne déjà assez d’embarras sans cela ; il ne manquerait plus que d’avoir à la soigner !

— J’y vais tout de suite, mademoiselle, répondit Jean avec empressement.

Et il partit bien vite, suivi par le regard moqueur de la vieille fille.

Le jeune homme trouva facilement la pelisse de loutre dont Paule s’enveloppait lorsqu’elle sortait par les grands froids, mais il eut beaucoup plus de peine à découvrir celle qu’il cherchait. Après avoir exploré sans succès la plupart des appartements, la terrasse, les bancs autour de là pelouse, il commençait à se demander où Mme Wanel pouvait bien s’être réfugiée lorsque l’idée lui vint de jeter un coup d’œil dans la serre, qui se trouvait derrière l’aile gauche du château. À la lueur d’un des grands lampadaires de la cour, qui envoyait un peu de sa lumière dans ce coin retiré, il aperçut la jeune femme, étendue plutôt qu’assise sur un des fauteuils rustiques placés auprès du bassin. La tête appuyée sur un de ses bras repliés, les veux fermés, Paulette, perdue dans sa rêverie, ne vit pas venir le régisseur, aussi tressaillit-elle violemment en entendant sa voix grave :

— Madame, je viens de la part de votre tante vous apporter cette mante, car elle craint que vous ne preniez froid.

Les grands yeux bleus se levèrent railleurs et superbes, tandis qu’un sourire moqueur soulevait la lèvre dans une moue pleine de mépris.

— Quelle tendre sollicitude ! j’en suis vraiment confondue !

Un froid pénétrant arrivait par la porte grande ouverte et devait glacer Paulette, si légèrement vêtue.

— Permettez-moi de vous aider à mettre cette pelisse ? demanda anxieusement le régisseur, sans paraître avoir entendu la remarque ironique de Mme Wanel.

— Je vous remercie. Je n’ai pas froid… Vous pouvez la poser sur ce banc.

Le ton était bref et saccadé.

Jean fit un pas pour se retirer, mais ayant vu frissonner la jeune femme, il s’enhardit.

— Je vous en prie, insista-t-il doucement ; ce courant d’air est mortel… Ne restez pas ici… Ne voulez-vous pas rentrer dans la salle ; rejoindre votre amie Thérèse ?…

À ce mot, Paule se leva brusquement, et se tournant, la lèvre irritée :

— Que vous importe ? dit-elle avec hauteur. Vraiment, je vous trouve bien osé, monsieur ! Laissez-moi… Allez vite rejoindre la demoiselle de compagnie de ma tante : la pauvre fille doit être inquiète, jalouse peut-être. Retournez auprès d’elle !… Elle pourrait vous faire une scène et s’imaginer que je cherche à faire la conquête de son amoureux !… Mais partez donc !

Jean Bernard, pâle à faire peur, se dirigea en chancelant vers la porte de la serre, tandis que Mme Wanel, haletante, suffoquée par l’émotion, retombait sur son siège, et appuyait son front brûlant sur ses deux mains crispées.

Elle poussa un long soupir en entendant le bruit de la porte qui se fermait… Enfin ! il était parti ! elle était seule ! elle pouvait pleurer et souffrir à son aise !… Soudain, elle sursauta…

— Oui, madame, je suis en effet bien osé…

Un mouvement de révolte la fit se dresser frémissante… Mais, subjuguée par le charme irrésistible de cette voix, aux notes graves, qui avait sur elle un tel empire, elle ferma les yeux et se rassit silencieuse, attendant, écoutant…

— Ma conduite doit vous paraître étrange, et je vous supplie de me pardonner mon importunité… Mais vous avez mis en cause une personne qui m’est chère… et il faut que je la défende.

Jean Bernard parlait si bas que la jeune femme avait peine à entendre. Elle ne pouvait pas le voir non plus, car il se tenait derrière elle… Mais elle le devinait tout près… elle sentait son souffle effleurer ses cheveux…

— Vous avez flétri d’un soupçon blessant une amie qui vous aime d’une tendresse profonde et vous est entièrement dévouée… c’est mal… Vous souffrez sans doute et c’est ce qui vous excuse… la souffrance rend si injuste. Oui, madame, j’aime Mlle Thérèse, et elle m’aime aussi, mais notre affection n’a nullement le caractère que vous lui prêtez… Je ne suis pas son amoureux, comme vous le disiez tout à l’heure !

La voix, toujours basse, se faisait plus dure, plus tranchante… Et Paule, tremblante, essayait de comprimer son cœur qui battait à se rompre.

Mlle Thérèse est fiancée. Mais son fiancé n’est pas de ce monde… La noble enfant a visé plus haut, et son amour plane au-dessus de nos pauvres amours humaines… Elle s’est vouée à Dieu depuis le jour où elle restée orpheline, et, seule, la volonté de Mlle de Neufmoulins, à laquelle elle n’ose se soustraire, la retient ici. Ce sont de ces noces après lesquelles elle soupire que nous nous entretenons dans les longues causeries qui ont excité vos injustes soupçons… Je suis son seul confident. Dans sa vie de triste isolement, mon amitié lui est précieuse ; elle me considère comme un frère aîné… J’en suis heureux et fier ! C’est un si noble cœur, une âme si pure !… Nos situations, fort semblables sur bien des points, nous ont aussi rapprochés… Un intendant et une demoiselle de compagnie : deux domesticités déguisées ! Soumises toutes deux à bien des épreuves, des affronts, souvent cruels !

Le ton était amer… Le cœur de Paule se serrait affreusement.

Mlle Thérèse vous aime beaucoup, continua Jean, après un silence et d’une voix plus douce. Votre affection lui est plus chère que tout au monde… Un soupçon comme celui que vous venez d’avoir lui briserait le cœur… C’est pourquoi j’ai tenu à vous dire la vérité… Ne soyez jamais injuste à son égard… Ne la jugez pas mal… Je la connais si bien ! C’est une sainte… Si elle savait la pensée qui vous est venue, elle en souffrirait amèrement et croirait devoir renoncer à la douceur de notre amitié… Vous ne voudriez pas faire cela… Ce serait cruel… Et vous êtes si bonne… Je vous en conjure, n’ayez plus la moindre pensée au sujet de notre intimité… Oh ! si vous saviez ce que vous…

Qu’allait-il dire ? Paule, n’osant faire un mouvement, attendait, haletante…

Mais Jean Bernard se tut… Il s’écarta brusquement du dossier du fauteuil sur lequel il se tenait penché, effleurant presque de ses lèvres les cheveux d’or soyeux…

Paule se retourna alors… Ses yeux, humides de pleurs, rencontrèrent les prunelles sombres du jeune homme attachées sur elle avec une expression à la fois si triste et si tendre, qu’elle en fut bouleversée !

Sans savoir ce qu’elle faisait, elle tendit ses deux mains vers lui en un geste suppliant.

— Pardon ! dit-elle très bas.

Jean Bernard, qui avait baissé les yeux, ne vit pas le geste, mais il entendit la prière.

— Ce n’est pas moi que vous avez offensé, répondit-il doucement sans oser la regarder, c’est celle dont je vous ai révélé le secret.

— Je cours auprès d’elle, s’écria Paule.

Mais le régisseur l’arrêta.

— Non, ne lui dites rien de tout cela ; il vaut mieux qu’elle l’ignore toujours… Seulement, soyez bonne pour elle… Et ne voyez jamais, dans notre affection que celle d’un frère pour une sœur faible et pauvre, qui a besoin d’un appui, d’un encouragement… en attendant qu’elle aille se donner tout entière à Celui qu’elle a choisi pour lui consacrer sa vie…

Jean Bernard se tut… Il s’inclina profondément devant Paule et s’éloigna sans lever les yeux sur elle. Mais comme il ouvrait la porte, une petite main se posa sur son bras.

— Monsieur Bernard !…

Il s’arrêta, tremblant, hypnotisé par la douceur de la voix.

— Monsieur Bernard… moi aussi, je suis pauvre et abandonnée… moi aussi j’ai souvent beaucoup à souffrir… J’aurais bien besoin, comme Thérèse, d’un frère, d’un protecteur… Monsieur Bernard, voulez-vous être mon ami ?

Le jeune homme, chancelant comme un homme ivre, le visage bouleversé, resta un moment interdit… Mais, se reprenant, par un effort inouï de volonté, il s’inclina sur la petite main que ses lèvres effleuraient et murmura d’une voix étranglée :

— C’est trop d’honneur… Oui, madame, je serai pour vous un ami loyal et fidèle.

Quand Paulette rentra dans la salle de fête l’instant d’après, elle fut accueillie par les cris joyeux des enfants qui connaissaient tous la belle et bonne dame et en raffolaient. Et, lorsque la soirée finie, parents et enfants se retirèrent, rien ne peut donner une idée de leur concert de louanges à l’adresse de Mme Wanel, qui ne s’était jamais montrée si gaie, si charmante. Elle avait même fini par vaincre la mauvaise humeur de Mlle de Neufmoulins, qui n’avait pas assez d’yeux pour l’admirer.

— Oh ! tante Gertrude, comme je suis heureuse ! répétait Paule, chaque fois que les rondes ou les danses la ramenaient dans le coin où se tenait la châtelaine.

— Vertudieu ! ça se voit ! ripostait la vieille fille en contemplant le beau visage radieux ; et ça s’entend ! continuait-elle, tout égayée par le rire frais et perlé qui éclatait à tout instant comme une brillante fusée.

Jean Bernard ne put approcher souvent Paule pendant toute la soirée, tant elle était accaparée par les enfants, et il se retirait même assez triste, presque fâché de n’avoir pu obtenir, ne fût-ce qu’un regard avant de s’éloigner, lorsqu’une ombre légère parut au haut de l’escalier.

— Bonsoir, monsieur Bernard !

Et la forme gracieuse, se penchant sur la rampe, murmura d’une voix caressante :

— Mon ami Jean a-t-il été content de moi, ce soir ?

Mais, avant même que le jeune homme eût pu répondre, la charmante vision avait disparu dans un léger bruissement de soie, laissant derrière elle un doux parfum de violette…