Tante Gertrude/11

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (7p. 114-123).

CHAPITRE XI


Une véritable tempête de vent, de grêle et de pluie s’était déchaînée depuis plusieurs jours, obligeant les habitants de Neufmoulins à rester enfermés dans le château.

Paulette, debout à la fenêtre de sa chambre, contemplait l’eau qui tombait à torrents et qui, poussée par la rafale, frappait les vitres avec violence.

— C’est le déluge ! murmura-t-elle. Mon ami Jean ne pourra jamais quitter l’Abbaye ! Il lui faudrait une barque pour arriver jusqu’ici ; et pourtant j’aurais tant voulu le voir aujourd’hui !

Thérèse venait de quitter son amie, et celle-ci était encore sous l’impression de ce qu’elle avait, appris… Jean Bernard l’aimait !… Avec une joie d’enfant, elle ne pouvait se lasser de se répéter ces paroles à elle-même.

Elle avait travaillé toute la matinée dans la lingerie avec l’orpheline et, prise soudain d’un de ces besoins d’épanchement qui lui étaient naturels, elle lui avait avoué sa jalousie le soir de Noël, l’intervention de Jean Bernard et la chaleur avec laquelle il avait défendu Thérèse. Cette dernière, profondément émue, s’était à son tour laissée aller à des confidences : elle avait dit l’amour ardent du régisseur pour elle, Paule ! le culte silencieux qu’il lui avait voué, la place qu’elle tenait dans son cœur. Et la jeune femme, avec un étonnement dans ses grands yeux bleus, écoutait ravie ces aveux qui mettaient une rougeur à ses joues et soulevaient sa poitrine…

— Mais pourquoi ne m’a-t-il pas dit tout cela, mon ami Jean ? demandait-elle naïvement.

— Grande enfant ! répondait Thérèse, en sonnant et en haussant légèrement les épaules devant la candeur de son amie ; est-ce qu’on parle de ces choses ? Il ne vous le dira jamais !

— Pourquoi ? Moi aussi, je l’aime !

— Oui ! Comme vous m’aimez et comme vous aimez votre tante !

— Un peu plus, peut-être ! dit gaiement Paulette, de son air espiègle.

— En tout cas, le pauvre garçon sait bien que son amour ne pourra jamais être autre chose qu’une affection toute platonique. Mme Wanel, le jour où elle se remariera, n’ira pas prendre pour époux l’intendant de sa tante.

Et l’orpheline ne quittait pas du regard le visage mobile et expressif de son amie.

Celle-ci était devenue rêveuse ; l’image de Jean Bernard, avec ses traits distingués mais un peu hautains, avec ses yeux sombres, avec ce grand air répandu sur toute sa personne, s’était dressée subitement devant elle…

— Non… assurément non ! avait-elle répondu d’un ton vague, d’une voix hésitante.

— Il le comprend bien, continua Thérèse, avec sa logique implacable, et c’est pourquoi il ne vous parlera jamais de son amour.

Longtemps après le départ de sa compagne, Paulette était restée pensive, préoccupée. Ingénument coquette, elle se promettait bien d’arracher au jeune régisseur, un jour ou l’autre, l’aveu de son affection… Non, sans doute, il ne pouvait être question de mariage entre eux !… Mais, savoir qu’elle était aimée de cet homme si sérieux, si distingué, la flattait délicieusement, et son cœur battait comme il n’avait jamais battu à la pensée de le revoir.

— Es-tu là, Paulette ?

La voix perçante de sa tante la tira brusquement de sa douce rêverie.

— Tu ne pourrais pas répondre au moins quand on t’appelle ? Voilà une heure que je m’évertue à crier ton nom du haut en bas de la maison !

— Oh ! tante Gertrude, je ne vous avais pas entendue.

— Tu dois être diablement sourde, alors ! Je viens de recevoir une visite qui te concerne, continua la vieille demoiselle en s’asseyant sur le fauteuil que sa nièce lui avait avancé.

— Une visite, par ce temps ?

— Oui ! Pour mettre un pied dehors aujourd’hui, il faut être fou ou amoureux, n’est-ce pas ? C’est à cette dernière catégorie qu’appartient le visiteur.

— Amoureux… de moi ? interrogea naïvement Paulette.

— Vertudieu ! ma nièce, tu ne supposes pas que ce soit de ma personne ? Ah ! par exemple, il en aurait entendu, celui-là ! Je lui aurais montré bien vite le chemin de la porte, sinon celui de la fenêtre ! Ma chère, tes beaux yeux ont fait une nouvelle conquête ; Wanel n’est plus le seul imbécile de ma connaissance ! Son successeur est même autrement chic, quoiqu’il n’ait pas de corset comme ton Lanchères ! C’est M. Le Saunier, en deux mots, je te ferai remarquer. La particule me semble bien contestable, mais après tout, ça ne me regarde pas ! Ce riche banquier de Lille, qui fraie avec la première société à cause de sa mère — une baronne, paraît-il — mais surtout à cause de ses millions, te fait l’honneur de demander ta main. Tu le connais ?

— Oui, murmura Paulette, d’un air pensif ; je l’ai rencontré souvent chez sa sœur, la femme du colonel.

— Il est très bien de sa personne : il a au moins un mètre quatre-vingt-dix ! Signe particulier : il ne pose pas pour les petits pieds ! Sapristi ! quels abatis ! il n’était pas entré dans le salon que je les apercevais déjà et que je ne voyais que cela ! C’est un fameux gaillard ! Je serai tranquille de te savoir appuyée au bras d’un homme pareil pour traverser la vie ! Celui-là pourra te protéger et te défendre ! Décidément, tu avais raison d’avoir confiance en ta chance ! Tu es née sous une bonne étoile ! Je me suis chargée de te transmettre, sa demande, et je ne lui ai laissé, naturellement, aucun doute sur le résultat de sa démarche. Pour le reste, vous vous débrouillerez ensemble. Il croit peut-être que je vais te doter ? En ce cas, il se trompe ! Après ma mort — et encore si tu marches droit ! si tu agis à peu près à ma guise ! — tu auras quelque chose ; mais je ne suis pas de celles qui se dépouillent de leur vivant pour des écervelés qui, ensuite, se soucient de vous comme du Grand Turc ! Non ! non ! Gertrude de Neufmoulins n’est pas à prendre à la minute ! Et il serait bien malin celui qui saurait la refaire… Là ; maintenant que ma mission est finie, je te laisse. Quand tu auras bien réfléchi, tu pourras descendre dans mon cabinet rejoindre mon intendant.

— M. Bernard est ici ?

— Comme tu le dis ! Je lui ai même fait remarquer qu’il était en retard d’une demi-heure et que je n’aimais pas à être ainsi volée sur le temps qu’on me doit. Pour comble de bénédiction, il m’est arrivé crotté comme un chien barbet ! Il ruisselait littéralement ! On aurait dit un tonneau percé ! Il a fallu nettoyer derrière lui, partout où il était passé. Avec cela il éternue sans cesse et paraît enchifrené d’une manière ridicule ! Aussi lui ai-je fait faire du feu ! S’il pinçait son affaire, c’est encore sur mon dos qu’on le mettrait. Quelle scie, grand Dieu, d’être obligée d’employer des gens ! À tout à l’heure, ma nièce. Aussitôt que tu seras décidée, tu me le diras, pour que j’informe ton prétendant, le colosse, qu’il peut venir te faire la cour. Encore un embêtement pour moi, par exemple ! Il faudra se marier le plus tôt possible, car il n’y a rien qui m’horripile comme la vue de tous ces airs « bouche en cœur » que le sexe laid se croit obligé de prendre dans le temps des fiançailles !

Une fois sa tante sortie, Paulette se hâta de quitter le peignoir qu’elle portait encore ; elle mit un soin particulier à sa toilette qui, bien que modeste, avait toujours un certain cachet élégant dû au bon goût de la jeune femme. Elle avait aussi une façon à elle d’arranger ses beaux cheveux bouclés et crépelés, qui convenait admirablement à la coupe de son visage et rehaussait encore sa remarquable beauté. Avait-elle entendu les dernières réflexions de Mlle Gertrude ? Une seule chose avait frappé son attention : Jean Bernard était arrive et elle se sentait tout émue à la pensée de le revoir, de passer quelques heures auprès de lui.

— Bonjour, monsieur Jean !

Le régisseur se retourna vivement au son de la voix harmonieuse, et contempla avec admiration la ravissante créature qui lui semblait toujours plus belle chaque fois qu’il la voyait.

— Je suis en retard, n’est-ce pas ? Mais je ne vous attendais pas par ce temps affreux ; et, travailler toute seule dans ce bureau lugubre et sombre ne me disait rien ! Comment avez-vous pu arriver jusqu’ici ? En bateau ?

— Non, madame, à pied, très prosaïquement, je vous assure. Et, pendant que je me secouais consciencieusement avant de pénétrer dans le vestibule, j’ai eu à essuyer la mauvaise humeur de Mlle de Neufmoulins, qui paraissait furieuse de mon retard d’une demi-heure et, d’autre part, toujours originale comme à son habitude, prétendait que j’aurais mieux fait de rester chez moi. Elle a mis ensuite la maison sens dessus dessous pour allumer du feu que je ne demandais pas ; elle avait fait entasser tant de bois dans la cheminée que, si je n’avais pas protesté, du train dont elle y allait, je serais certainement grillé à l’heure qu’il est.

— Est-elle drôle, ma tante Gertrude ! fit remarquer Paulette en riant.

— Si drôle, répondit Jean Bernard, qu’elle a planté là, au beau milieu du vestibule, un visiteur qu’elle reconduisait sans doute et dont la voiture attendait au bas du perron, pour me faire toute cette algarade ! Vous n’avez pas entendu ses cris ?

— Non ; j’étais dans ma chambre. Je viens d’avoir sa visite. C’est elle qui m’a annoncé votre arrivée.

Pendant ce colloque, le régisseur avait préparé les registres, livres de comptes, correspondance, enfin tout ce qui constituait son travail habituel, et il avait tendu à sa compagne, assise en face de lui, de l’autre côté de la table, ce qui la regardait spécialement, les mémoires que sa tante lui chargeait de reviser.

Mais Paulette, évidemment distraite, ne paraissait pas pressée de se mettre à l’ouvrage. Elle examinait Jean Bernard, penché sur son bureau, alignant des chiffres et s’interrompant de temps en temps pour ouvrir le tiroir, tailler un crayon, mais sans regarder jamais de son côté.

— Monsieur Jean ? demanda-t-elle tout à coup, d’une voix hésitante.

Cette fois le régisseur leva les yeux sur elle et sourit d’un air interrogateur.

— Monsieur mon ami, continua Paulette de ce ton câlin qui bouleversait le jeune homme, j’ai besoin de votre avis sur une grave question. Un monsieur riche, de bonne famille, de réputation honorable, très bien de sa personne, me fait l’honneur de solliciter ma main… Que conseille monsieur Jean Bernard à son amie ? Doit-elle accepter ?

Le régisseur était devenu très pâle, son sourire avait disparu et son visage avait repris l’expression grave, un peu sévère, qui lui était habituelle. Son regard, posé sur sa compagne qui l’examinait d’un air ingénu, s’était fait soudain sombre et préoccupé.

— Mon Dieu, madame, murmura-t-il après un moment d’hésitation — et on eût dit que les mots avaient peine à sortir de sa gorge serrée — le sujet est bien délicat. Vous seule pouvez être bon juge dans une question aussi importante. Si vous… aimez ce monsieur et qu’il vous offre toute garantie de bonheur… il n’y a pas à hésiter.

— L’aimer ? mais je ne le connais pas ! répondit Paulette en riant.

— Alors — et le ton de Jean Bernard était si amer, si dédaigneux, que Mme Wanel tressaillit, redevenant subitement sérieuse — alors, pourquoi penser à l’épouser ?

Et un étonnement pénible se lisait dans les yeux noirs qui semblaient vouloir plonger jusqu’au fond de l’âme de Paulette.

— Mais croyez-vous donc que l’amour soit nécessaire pour un mariage ? balbutia-t-elle, tandis qu’elle sentait une timidité étrange l’envahir tout à coup devant le regard scrutateur de Jean Bernard.

— Oui, j’ai encore cette naïveté.

Oh ! comme le ton du régisseur était méprisant !

— Peut-être de votre côté, madame, n’y voyez-vous qu’une… affaire ? En ce cas, c’est différent, et il n’y a pas à hésiter. Si le marché est avantageux, si l’affaire est bonne, il faut la bâcler tout de suite, ne pas laisser échapper une pareille occasion !…

Un silence pénible suivit ces paroles, prononcées d’une voix cassante.

Mme Wanel, toute songeuse, paraissait examiner avec attention le registre place devant elle, mais, en réalité, sa pensée était bien loin. Quant au régisseur, il s’était remis à son travail dans une indifférence affectée… sa main tremblait si fort qu’il ne parvenait pas à tracer un chiffre !

— Alors, monsieur Jean, — Paule parlait doucement et avec une certaine hésitation, sans même lever les yeux, — quand vous vous marierez, c’est que vous aurez, rencontré une jeune fille que vous aimerez, et qui vous ai… dont…

— Dont l’affection répondra à la mienne ? Oui, madame… Mais ce jour-là ne viendra jamais !

Et une expression de mélancolie passa sur les traits sévères du régisseur.

— Vous n’aimerez jamais, monsieur Jean ? interrogea curieusement Paulette en enveloppant le jeune homme de son regard caressant.

— Oh ! je n’ai pas dit cela, madame. Nous ne sommes pas maîtres de notre cœur ; où il va il faut le suivre. Mais si j’aimais, ce serait pour moi un véritable malheur, car ce ne serait que pour souffrir. Je ne puis pas me marier…

— Pourquoi ? demanda candidement Mme Wanel.

Jean Bernard hésita. Sa voix semblait toute changée, comme il répondait en baissant la tête devant les grands yeux pleins de tendresse attachés sur lui.

— Parce que ma vie appartient à mes deux enfants… parce que je suis pauvre… et cela ne suffit pas ! La compagne qui consentirait à accepter mon nom devrait aussi accepter le seul legs que mes parents m’aient laissé. Il faudrait qu’elle travaillât avec moi pour nourrir ces enfants, les élever… C’est une charge trop lourde pour, de jeunes épaules… Où trouverais-je jamais pareille abnégation ?… Puis, mes idées sur le mariage sont si étranges, si différentes de celles de nos jours ! Je consacrerais ma vie entière à celle que j’aurais choisie pour épouse ; je n’aurais pas une pensée qui ne soit pour elle, pas un désir autre que les siens… Mais j’exigerais la même chose en retour. Je voudrais que nos deux cœurs battissent à l’unisson, que je sois son tout comme elle sera le mien…

Jean se tut : une flamme brillait dans ses yeux noirs et un peu de rouge colorait ses joues, si pâles d’ordinaire.

Paulette, le regard vague, semblait perdue dans une profonde rêverie… Un monde nouveau s’ouvrait devant elle… Eh ! oui, se marier dans ces conditions devait être bien doux !… Mais, pour cela, il fallait épouser le compagnon de son choix. Se sentir ainsi aimée, protégée, quel beau rêve !… Pouvait-elle le réaliser en acceptant M. Le Saunier ?… Ce n’était pas lui dont la pensée la suivait partout, dont l’image emplissait alors son cœur et son esprit !…

Il était de fière stature, celui aux côtés de qui il serait si bon, lui semblait-il, de traverser la vie !… Ses yeux noirs avaient pour elle un charme pénétrant dans leur tristesse expressive… Son visage, un peu sévère pour les autres, s’adoucissait étrangement lorsqu’il la contemplait… sa bouche, habituellement dédaigneuse, se faisait tendre dans son sourire… Pourquoi Jean Bernard n’était-il qu’un intendant ?… Qu’importait sa pauvreté s’il avait été seulement de son rang, de son monde !…

Et le regard de Paulette, qui ne pouvait se détacher du régisseur, penché sur son travail, devenait de plus en plus pensif… Un silence profond, troublé seulement par le bruit léger de la plume qui grattait sans relâche, s’était établi entre les deux jeunes gens…

Mlle de Neufmoulins les surprit ainsi lorsqu’elle entra dans le courant de l’après-midi, comme elle le faisait souvent, pour soumettre une observation à son intendant, lui donner un ordre. Elle fut si étourdie du mutisme de sa nièce qu’elle ne put s’empêcher d’en faire part à Thérèse, qu’elle rejoignit dans la lingerie.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé entre Paulette et le sire de la Triste-Figure — c’est ainsi qu’elle désignait parfois le régisseur — bien sûr ils se sont chamaillés ! et en ce moment ils se boudent : ça n’est pas difficile à voir ! Silence complet ! on se croirait dans une cellule de chartreux !

La vieille fille n’était pas au bout de ses étonnements. Comme elle se disposait à monter à sa chambre, ce soir-là, — Jean Bernard s’était retiré ainsi que Thérèse, — sa nièce, qui s’apprêtait à sortir en même temps qu’elle lui déclara tranquillement :

— Tante Gertrude, vous pourrez écrire à votre colosse que je le remercie beaucoup, mais que je ne puis l’épouser.

— Ah bah !

Et Mlle de Neufmoulins fut si bouleversée qu’elle souffla la lampe qu’elle venait d’allumer, se plongeant du même coup dans l’obscurité. Furieuse de sa distraction, elle en rejeta toute la faute sur sa nièce, tandis qu’elle grattait avec rage la moitié d’une boîte d’allumettes, toutes plus ou moins rebelles. Lorsqu’elle eut enfin obtenu de la lumière, elle s’en servit pour dévisager Paulette, et la toiser des pieds à la tête.

— Et pourquoi ne peux-tu pas épouser ce monsieur ?

— Parce que… parce que je ne l’aime pas.

Paulette avait rougi en faisant cette déclaration, tandis que sa tante redoublait ses exclamations.

— Ah ! par exemple, ça c’est du nouveau. Quand je le disais que tu deviens sentimentale. Ma foi ! elle est bien bonne ! Est-ce que tu aimais ce gros poussah de Wanel ? et ce benêt de Lanchères ? Tu ne l’aimes pas ? la belle affaire ! Lorsque tu le connaîtras, tu l’aimeras, pardi ! Il a le sac, c’est le principal ! Avec tes goûts, c’est là l’essentiel, et ce que tu dois chercher par-dessus tout. En voilà des idées ! C’est bien sûr cette grande sotte de Thérèse qui t’a mis en tête ces nouvelles billevesées ?

— Non, dit tranquillement Paulette, ce n’est pas Thérèse. Je vous en prie, ma tante, n’insistez pas ; à aucun prix je n’épouserai M. Le Saunier.

— Ça prouve que tu deviens de plus en plus idiote. Réfléchis encore bien ; tu ne retrouveras jamais pareille occasion, c’est moi qui te le dis ! Et tu risques fort de ne pas te remarier, si tu attends un personnage que tu aimes et dont tu sois aimée ! Ma pauvre fille, ces choses-là n’existent que dans les livres ! et dans l’imagination d’un tas de « propres à rien » qui s’amusent à écrire ces sottises pour troubler des cervelles comme la tienne en leur promettant plus de beurre que de pain ! La nuit porte conseil, et j’espère bien que demain tu auras changé d’avis.

— Non, tante Gertrude, je vous dirai demain ce que je vous dis aujourd’hui.

— Bah ! je n’en crois rien. Allons, bonsoir ! tu as la tête à l’envers, ça se remettra. Je m’en vais, car je suis tellement furieuse en entendant toutes tes bêtises que je t’en dirais plus que je ne voudrais !

Et tante Gertrude se retira, non sans avoir claqué la porte avec une telle violence que toute la maison trembla.

Était-elle vraiment si furieuse, la vieille et originale châtelaine ? On ne l’eût pas cru en la voyant l’instant d’après, lorsqu’elle se fut bien assurée qu’elle était seule dans sa chambre, arpenter cette pièce à grands pas, en se frottant énergiquement les mains et en se marmottant in petto toutes sortes de réflexions.

Jean Bernard ne dormit pas beaucoup cette nuit-là, et lorsqu’il succomba à la fatigue, sur le matin, ce fut pour tomber dans un sommeil fiévreux, troublé par un rêve étrange et persistant.

Paulette se mariait, et lui, caché derrière un pilier, cherchait en vain à voir les traits de l’homme au bras duquel elle s’appuyait avec abandon… Chaque fois qu’il était sur le point de l’apercevoir, le visage dur et sarcastique de Mlle de Neufmoulins se dressait entre lui et l’inconnu, tandis qu’elle ricanait de sa voix moqueuse :

— À nous deux, Jean Bernard !

L’obsession était si forte que le jeune régisseur s’éveilla, baigné de sueur…