Tante Gertrude/14

La bibliothèque libre.
Éditions du « Petit Écho de la Mode » (7p. 141-150).

CHAPITRE XIV


Le cœur de Jean Bernard battait d’une singulière émotion comme il franchissait, pour la dernière fois, pensait-il, le seuil du magnifique palais bâti par son oncle.

Tout en se dirigeant vers le cabinet où l’attendait la châtelaine, il jetait autour de lui un regard attendri, cherchant à fixer pour toujours dans son esprit l’image de ces lieux tant aimés, où il avait espéré rester longtemps encore et que la fatalité l’obligeait à quitter si soudainement.

Pendant le trajet de l’Abbaye au château, il avait eu le temps de recouvrer son sang-froid ; redevenu maître de lui-même, il se sentait fort contre la rude épreuve qu’il allait subir, contre le coup qu’il prévoyait.

Mlle de Neufmoulins, avec sa clairvoyance habituelle, se rendit compte de cette disposition lorsqu’elle vit entrer dans son cabinet celui qu’elle avait mandé en toute hâte.

— Vous savez pourquoi je vous ai fait appeler ? commença-t-elle en le toisant avec dédain.

— Je crois le savoir, mademoiselle, répondit Jean d’un ton poli et froid.

— Eh bien, si vous n’en êtes pas encore bien sûr, sachez-le tout de suite. J’ai à vous dire que vous êtes un drôle, monsieur Jean Bernard ! un véritable coquin, entendez-vous ? Plus ambitieux encore que les manants de votre espèce, ce n’est pas dans ma caisse que vous avez volé à pleines mains, vous avez visé plus haut. Voyant la naïveté, la bêtise de ma nièce, vous vous êtes dit que la conquête d’une telle sotte serait facile ! Alors vous avez fait la cour à la petite, sachant bien que si elle n’a pas le sou aujourd’hui, demain, lorsque sa vieille originale de tante aura tourné de l’œil, elle sera riche à millions ! Allons ! le plan était assez habile, avouez-le donc, monsieur Jean Bernard ?

Le jeune homme, toujours silencieux, s’était fait un visage impénétrable ; ses jeux, qu’il tenait obstinément baissés, ne laissaient point voir la lueur étincelante de ses prunelles enflammées ; il était debout, appuyé au dossier d’une chaise qui tremblait par instants sous la pression nerveuse de sa main crispée.

On eût pu croire devant son impassibilité que ce n’était pas à lui que s’adressaient les paroles insultantes de la vieille châtelaine. Celle-ci, assise au fond d’un large fauteuil, les bras croisés dans une attitude de défi, dévisageait le jeune homme, étonnée de ne pas le voir bondir sous les coups dont elle le fouaillait… Comme il se taisait toujours, elle continua sans pitié :

— Ah ! vous êtes un comédien habile, monsieur Jean Bernard ! il faut le reconnaître ! Vous avez su bien jouer votre rôle ! Vous vous y entendez à merveille pour faire vibrer la corde des beaux sentiments ! Aussi ma nièce s’y est-elle laissé prendre tout de suite ! Encore un peu, nous aurions juré que vous étiez un prince déguisé, tant vous avez su copier les dehors d’un grand seigneur ! Mais vous avez oublié la première qualité qui dénote le parfait gentilhomme et que vous ne posséderez jamais, monsieur mon intendant ! Vous avez oublié l’honneur !…

Cette fois, les yeux noirs se levèrent, laissant voir à la vieille fille leur regard enflammé.

— En êtes-vous bien sûre, mademoiselle ?

Jean parlait d’une voix grave et triste, d’un ton légèrement dédaigneux ; Mlle Gertrude, un peu interdite, ne trouva rien à répondre.

— Non, je n’ai jamais forfait à l’honneur, continua le jeune homme avec une telle fierté qu’il en imposa à son interlocutrice restée silencieuse. J’ai pu avoir un moment de faiblesse… je n’aurais pas dû me trahir… je n’avais pas le droit d’aimer Mme Wanel, et je devais avoir la force de taire cet amour… C’est mal à moi, je l’avoue. Quant aux vils sentiments que vous me prêtez, ma conduite me justifiera mieux que tous les arguments… Interrogez votre nièce ; elle-même vous dira ce qui s’est passé entre nous… Vous verrez alors combien vous avez été injuste dans vos soupçons à mon égard.

Mlle de Neufmoulins s’était reprise et, dévisageant hardiment le régisseur, elle déclara de sa voix sarcastique :

— Oh ! je sais ! Vous avez si bien circonvenu cette petite sotte qu’elle ne dira pas autrement que vous ! Vous ne pouvez pourtant pas nier lui avoir parlé d’amour, j’imagine ?

— Non, je ne le nie pas… J’aime Mme Wanel depuis… depuis le jour où je l’ai vue, je crois, répondit Jean avec dignité, et sans baisser les yeux. Cet amour a grandi singulièrement ces derniers temps. Ses malheurs, son isolement, ses efforts vraiment touchants pour arriver à vous satisfaire, mademoiselle, sa bonté, sa douce résignation devant des rebuffades le plus souvent injustes m’ont ému jusqu’au fond de l’âme et m’ont fait éprouver pour elle une affection profonde, capable de tous les dévouements, de tous les sacrifices, qui ne peut qu’honorer celle qui en est l’objet, fût-ce même de la part d’un mendiant ! de l’être le plus pauvre et le plus misérable ! Je croyais bien qu’elle ignorerait toujours ce culte ardent que je lui avais voué et il a fallu une circonstance extraordinaire, un de ces coups qui vous prennent par surprise, pendant lesquels on n’est plus maître de sa volonté… Si mes lèvres ont trahi mon cœur, hier, c’est de votre faute, mademoiselle, déclara hardiment Jean Bernard, en regardant la vieille châtelaine bien en face.

— Mais, vraiment, ce manant est d’une audace !

— Oui ! — et la voix brève du régisseur monta à un diapason plus élevé, imposant silence à Mlle de Neufmoulins, subjuguée par le ton tranchant et l’expression impérieuse des yeux noirs — oui, c’est votre faute ! Cette enfant que vous devriez protéger et que vous semblez torturer à plaisir est arrivée chez moi affolée, hors d’elle-même !… Elle est venue à moi comme à son seul ami, le seul être en qui elle eût confiance, qui pût l’aider, la guider… Éperdue, sanglotante, elle m’a dit que vous l’aviez chassée, demandant d’elle une chose qu’elle ne pouvait vous accorder. Vous vouliez lui imposer un mariage qui lui paraît odieux… de quel droit, vraiment, exigez-vous pareille monstruosité ?

— Et de quel droit, s’il vous plaît, vous mêlez-vous des affaires de ma nièce et des miennes ? riposta Mlle Gertrude, qui avait retrouvé toute sa violence. Je ne sais pas pourquoi j’ai la patience de supporter pareil langage ! Vertudieu ! Qu’on me parle de la sorte, à moi, une Neufmoulins ? Et qui ?… un manant, un valet que je devrais faire chasser sur l’heure !

— Je vous éviterai cette peine, mademoiselle, répondit fièrement le jeune régisseur. Je vais partir ; mais, auparavant, je vous dirai tout ce que j’ai sur le cœur ! tout ce qui me brûle les lèvres depuis si longtemps ! Je vous dirai l’horreur que m’inspirent vos procédés pour l’enfant de votre frère !

— Tiens ! tiens ! Je ne serais pas fâchée d’entendre cela ! L’opinion d’un Jean Bernard sur ma conduite ! ce doit être assez curieux !

Et Mlle Gertrude, prenant son face à main, toisa le régisseur avec insolence, tandis qu’elle s’étendait complaisamment au fond de son fauteuil dans un calme affecté.

— Parlez donc, jeune homme, je suis tout oreilles !… Et d’abord, reprenons où nous en étions restés… Vous disiez que ma nièce était venue vous demander conseil ! Naturellement, vous l’avez encouragée à me résister, à refuser ce parti que je lui offrais pour vous épouser, vous, Jean Bernard ?

— Non !

Le régisseur avait mis une telle hauteur dans cette brusque et laconique réponse que Mlle de Neufmoulins le regarda avec une nouvelle attention.

— Non ! répondit-il au bout d’un instant de silence — et une expression de tendresse immense emplit soudain ses yeux noirs passionnés… sa voix se fit douce et triste… il parla lentement… — Mon amour est trop profond pour être égoïste… J’ai eu une seconde la vision du ciel… j’ai été ébloui par le bonheur… mais j’ai eu la force de résister… Pauvre chère Paule !… Elle ne se doutera jamais de la grandeur de mon sacrifice… Je lui ai dit que je n’avais pas le droit, moi, le paria, le salarié, de prétendre à sa main… Je l’ai suppliée d’oublier… Et j’ai compris que je devais partir, ne jamais la revoir, ne plus entendre le son de sa voix… Elle est faite pour la fortune, le luxe, les honneurs… il faut la laisser à ce cadre d’or qui lui convient si bien !… La condamner à une vie de luttes et de misère serait un crime… je ne le commettrai pas… Mais elle va souffrir… elle m’aime, je le sais… Il faudra être bonne pour elle… il faudra lui donner un peu de cette affection, de ces caresses, dont elle a tant besoin !… C’est une enfant aimable et tendre…

Pour un observateur attentif, le visage de Mlle Gertrude eût offert un sujet d’études fort curieux en ce moment : des larmes, qu’elle essuyait rageusement, perlaient au bord de ses paupières, tandis qu’elle attachait sur le régisseur un regard hypnotisé ; ses lèvres s’agitaient comme pour parler, et sa bouche se tordait grimaçante, sous une émotion indéfinissable.

Mais, se reprenant soudain, et sans cesser d’examiner son interlocuteur, elle l’interrompit de sa voix mordante :

— Peuh ! comédie que tout cela ! On ne m’en fait pas accroire à moi ! Avouez tout simplement que lorsque la jeune belle vous a annoncé que je la chassais si elle n’épousait pas Le Saunier et que vous avez vu l’impossibilité de gruger la vieille tante, vous vous en êtes tiré comme vous avez pu !

Jean Bernard bondit sous cette nouvelle insulte. Il se redressa avec hauteur et, foudroyant la châtelaine de son regard fulgurant :

— C’en est trop à la fin ! s’écria-t-il, et vous abusez étrangement de votre situation. Si je n’ai pas accepté l’offre si généreuse de Mme Wanel, sachez que c’était uniquement pour lui permettre de reprendre auprès de vous la place qui lui convient.

— Eh bien ! monsieur, vous avez perdu votre temps, car je n’ai qu’une parole, et si ma nièce n’épouse pas celui que j’ai choisi pour elle, elle peut faire son paquet ! je la chasse comme je vous chasse vous-même ! Libre à vous de vous charger d’elle.

— C’est ce que je ferai, mademoiselle ! déclara fièrement le jeune homme. Je demanderai à genoux à la noble enfant d’accepter le peu que j’ai à lui offrir et de m’accorder le droit de la protéger dans la vie.

— Un beau protecteur qu’elle aura là, ma foi ! Un intendant ! Un valet ! Moins que rien ! Un Jean Bernard ! Une espèce d’enfant trouvé, j’imagine !…

Un frémissement de colère faisait trembler le jeune homme : il était livide et ses yeux étincelaient.

— Je pars, mademoiselle de Neufmoulins ! Je ne suis plus à votre service ! — Un accent de dédain inexprimable vibrait dans sa voix dure et métallique. — Avant de m’éloigner, laissez-moi vous dire que si votre nièce doit être bien pauvre, elle aura du moins, en m’épousant, un nom plus beau et plus noble que celui qu’elle quittera… Il n’y a plus de Jean Bernard, ici !… Je suis le comte de Ponthieu, mademoiselle !…

— Ah ! enfin ! enfin ! Mais dites-le donc ! dites-le donc ! depuis que je l’attends, cet aveu !

La foudre fût tombée aux pieds de Jean qu’il n’eût pas été plus stupéfait qu’en entendant ces paroles… Et ce fut bien autre chose lorsqu’il vit l’expression de profonde tendresse, de ravissement qui transfigurait le visage d’ordinaire si laid et si dur, qui l’illuminait au point de le rendre presque beau.

— Mon enfant, mon pauvre Jean !…

Sa voix avait une douceur infinie, des accents d’une tendresse toute maternelle, tandis que ses bras s’ouvraient pour recevoir le jeune homme qui, éperdu, ne comprenant pas, mais devinant qu’il était en face d’un mystère d’amour, se laissa tomber aux pieds de Mlle Gertrude…

Ce fut une heure d’émotion inoubliable que celle des confidences de la vieille châtelaine… Conduit par elle dans la chambre princière, meublée avec tant d’amour par son oncle, Jean ne pouvait détacher ses yeux ravis du buste de la comtesse de Ponthieu, sa mère adorée, qui semblait lui sourire du haut de son socle de velours… Assis, presque agenouillé aux côtés de Mlle Gertrude, il écoutait, dans un silence recueilli, l’histoire étrange, quasi merveilleuse qu’elle lui contait… Il apprenait que, depuis dix-huit ans, elle l’avait suivi pas à pas dans sa vie de lutte et de travail, ne le perdant jamais de vue, sachant tout de lui, n’ignorant rien de ses moindres agissements, entretenant avec son ami Antoine de Radicourt une correspondance active à son sujet, toujours prête à lui venir en aide si le besoin s’en était fait sentir.

— Tiens, mon enfant, regarde ! Et Mlle Gertrude tirait de ses poches volumineuses, toujours bourrées d’objets de toutes sortes, un vieux portefeuille usé. — Vois ! je me suis procuré toutes les photographies qui existaient de toi, jusqu’à la dernière ! J’ai eu tant de chagrin lorsque mon imbécile de frère s’est fâché avec tes parents et qu’on ne t’a plus revu ! Lui aussi avait bien du chagrin, mais il avait également la mauvaise tête des Neufmoulins, et jamais il n’aurait voulu reconnaître ses torts dans cette affaire ! Le vieux fou se consolait en faisant bâtir ce nid merveilleux qu’il te destinait et que, sans moi, bien sûr, tu n’aurais jamais habité ! Si le bon Dieu l’a admis dans son Paradis, et s’il nous voit de là-haut, en ce moment il doit être bien heureux ! Si tu savais ma fureur à la lecture de ce testament ridicule ! J’avais toujours espéré qu’il vous laisserait sa fortune à Paulette et à toi, mais je ne me doutais pas que l’idée pût lui venir d’y mettre cette clause absurde ! Connaissant ta nature sérieuse et réfléchie, ton grand cœur, tes sentiments élevés, je savais bien que pour rien au monde, tu n’accepterais de donner ce beau nom de Ponthieu, dont je te savais si fier, à la petite poupée sotte et frivole qu’était alors ma nièce. Comment arriver à la solution rêvée par le vieil original ? Car, tout en traitant d’idiotie sa singulière combinaison, je me mis bientôt en tête d’en tenter la réalisation. Et tu sais notre devise : « Ce que Neufmoulins veut, Neuf moulins peut ! » Dès le début, j’ai bien cru la partie perdue ; je voyais Paulette, que j’aimais bêtement, malgré tous ses travers, remariée à ce bellâtre de Lanchères, ce joli monsieur à corset, ce pantin à qui on avait oublié de mettre un cœur dans la poitrine, et je ne dérageais pas ! Pour l’argent, je savais bien que tu en aurais ta part, puisque je restais maîtresse d’en disposer à ma guise, mais le désir de vous voir unis m’était devenu aussi cher qu’à mon olibrius de frère et je ne trouvais guère le moyen de le réaliser ! Heureusement le bon Dieu, qui était bien sûr dans mon jeu, a su tout arranger, et joliment encore ! Ton prince mort, ma nièce ruinée, je restais avec pas mal d’atouts en main ! Et tu sais si ça a marché ! Que de fois me suis-je sentie émue jusqu’aux larmes devant les efforts courageux de ma petite Paulette pour arriver à obtenir de toi un sourire approbateur, un mot d’éloge ! Quel maître habile et puissant que l’amour ! Comme il a su vite transformer la poupée frivole en une femme dévouée et sérieuse !

Avec quel héroïsme elle eût accepté la pauvreté, les épreuves d’une vie de travail et de lutte s’il l’eût fallu ! Mon Jean, mon enfant tant aimé, laisse-moi te dire combien je suis heureuse de votre amour à tous deux !… Vois ! je pleure comme une vieille bête ! et ce moment me paie de bien des tracas ! Pauvre Paulette ! Elle n’y a jamais rien compris ! Elle n’a rien deviné ! Elle s’étonnait de ma dureté, surtout ces derniers temps ! Elle ne se doutait guère que c’était pour hâter un dénouement qui se faisait trop attendre à mon gré, depuis que je l’appelais de tous mes vœux ! Je voulais te forcer à te dévoiler ! Vertudieu ! ce ne fut pas facile. Mais Gertrude de Neufmoulins y est arrivée tout de même ! Elle a pu réaliser ce projet si chèrement caressé : voir sa nièce comtesse de Ponthieu et rendre à ce Jean qu’elle a toujours aimé l’héritage qu’elle n’avait accepté que comme un dépôt…

Ils causèrent encore longtemps, la vieille châtelaine voulant tout savoir de la vie de Jean avant son arrivée au château, lui demandant mille détails sur « ses enfants ». Elle ne se lassait pas de l’écouter, de l’admirer ! Elle se révélait à lui sous un nouveau jour, lui laissant voir tout à coup les trésors de son cœur débordant d’une tendresse maternelle, qu’elle n’avait mis tant de soin à lui cacher jusque-là que pour le mieux servir !

Puis ils parlèrent de Paulette, et là, encore, ils se comprirent : leur amour leur suggérant une ruse délicieuse, ils convinrent de lui ménager une surprise, et le jeune homme, trop ému pour parler, écoutait silencieux, mais souriant, les recommandations faites par Mlle Gertrude, ravi à la pensée du bonheur qui attendait sa fiancée, de cette explosion de joie dont il serait témoin, de la lueur d’extase qui brillerait dans ses grands yeux caressants et si tendres, lorsqu’elle saurait tout le lendemain…

Il eut besoin de faire un effort surhumain pour cacher à Paulette l’expression radieuse de son visage, lorsqu’il vint la retrouver à l’Abbaye…

Toujours affaissée dans le fauteuil qu’elle n’avait pas quitté, elle leva sur lui un regard interrogateur.

Doucement, tendrement, il la prit dans ses bras et lui parla de sa voix grave, tandis qu’elle baissait la tête, tremblante d’émotion, anxieuse de ce qu’il allait lui dire.

— Ma bien-aimée, il faut être forte et courageuse. Je pars… mais je reviendrai bientôt ; ayez confiance… Votre tante vous dira tout ce qui s’est passé entre nous… Le comte de Ponthieu doit arriver au château demain… Peut-être a-t-elle des projets au sujet d’une union… En tout cas, Paule, vous êtes libre…

— Je ne veux pas le voir ! s’écria la jeune femme dans une sorte d’effroi et en cherchant à repousser Jean qui la tenait toujours sous son regard énigmatique, qu’il essayait de rendre triste, mais dont l’éclat eût assurément frappé sa compagne si elle avait pu le voir.

— Si ! Vous ferez cela pour moi, Paule ; vous le recevrez… Et si, dans quelque temps, après avoir bien consulté votre cœur, vous êtes sûre que vous n’aurez jamais un regret ni pour le nom, ni pour la fortune… si vous croyez que moi, Jean Bernard, l’intendant, je puis vous donner le bonheur… vous me le direz, ma bien-aimée… et je viendrai vous chercher…

— Oh ! Jean !… Merci !

Levant alors la tête et l’enveloppant de son regard caressant devenu soudain timide comme celui d’un enfant :

— Jean, dit-elle gravement du même ton dont elle eût prêté un serment, quoi qu’il arrive, je suis à vous ! Jamais je ne serai la femme d’un autre… Je vous appartiens pour toujours…

Il la suivit longtemps des yeux comme elle s’éloignait, ne se doutant certes pas du bonheur qui l’attendait… Elle marchait maintenant la tête haute, bien décidée à lutter, à se conserver pure et fière pour celui à qui elle avait donné sa foi. Ni le comte de Ponthieu, ni d’autres ne la feraient faiblir ! et, à n’importe quel prix, elle serait la femme de Jean Bernard !…

Il ne dormit guère cette nuit-là, le régisseur de Neufmoulins : le bonheur le tint éveillé… De radieuses visions d’amour et de fortune se déroulaient devant ses yeux éblouis… Il entendait toujours la voix vibrante de tendresse de la châtelaine :

— Mon enfant !… Mon pauvre Jean !… Ce que Neufmoulins veut, Neufmoulins peut !…

Et une profonde reconnaissance emplissait son cœur pour la vieille fille qui avait su si bien jouer son rôle, qui, sans souci de l’opinion de tous, n’avait eu qu’un but, qu’une pensée : faire le bonheur de ses deux enfants.