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À travers ma vie/6

La bibliothèque libre.
Honoré Champion, éditeur (p. 116-139).


CHAPITRE VI


La duchesse de Castiglione. — Comment se maria le maréchal Augereau. — M. de Sainte-Aldegonde. — Les habitués de la préfecture. — Douce remontrance. — Aux fêtes des environs. — Talma et Mlle Duchesnois. — Les Antinoüs du prince Henri de Prusse. — Le général Lejeune et le général du Taillis. — Mme de Laporte. — Les suites d’un bal. — Cruelle déception. — Le prince de Poix.


Mme d’Houdetot avait une ravissante cousine, propre nièce de M. des Touches, Mme la duchesse de Castiglione.

Cette délicieuse duchesse vint en 1816 passer une semaine à la préfecture de Versailles. C’est, sans contredit, la femme la plus exquise que j’aie vue de ma vie. Elle a, je suppose, de vingt-quatre à vingt-cinq ans ; son profil grec est d’une grande pureté, d’une grande noblesse ; ses yeux bleus, qui reflètent l’azur du ciel, sont surmontés de sourcils largement dessinés et retombant en arc ; quelques rares taches de rousseur, semées sur son beau visage, ne semblent se trouver là que pour faire ressortir davantage la finesse et la délicatesse de sa peau ; sa taille, bien qu’élevée, est d’une élégance admirable et d’une souplesse voluptueuse, son corsage montre les proportions les plus riches et les plus gracieuses ; une opulente chevelure noire et soyeuse semble fatiguer de son poids sa tête et son cou merveilleusement attachés ; pleine d’une grande bienveillance, et n’ouvrant jamais la bouche que pour en laisser tomber de douces, d’agréables paroles.

Mme la duchesse de Castiglione est bonne musicienne ; sa voix étendue et vibrante plonge ceux qui

l’entendent dans de ravissantes extases ; elle dit délicieusement surtout, et avec un cachet particulier, les romances guerrières de l’empire : La sentinelle !Quoi ! vous partez pour aller à la gloire !Partant pour la Syrie, etc., etc. Ces romances, presque séditieuses alors, remplissaient nos jeunes cerveaux pendant des semaines entières, et nous les fredonnions constamment en pensant à celle qui nous les avait chantées avec tant de mélancolie, de sentiment et de goût. La voix de la duchesse est belle comme elle, si l’on peut s’exprimer ainsi, et, lorsqu’elle chante, cette voix semble naître dans son cœur et venir mourir dans le vôtre.

Les détails du mariage de Mme la duchesse de Castiglione sont assez curieux pour être ici rapportés. Ennuyé d’un long veuvage, le maréchal Augereau, dont le nom se rattache à tous les beaux faits d’armes de nos armées, alla trouver un beau matin M. Péan de Saint-Gilles, son ami bien plus que son notaire, et lui tint à peu près ce langage : « Je m’ennuie d’être seul ; le rôle de femme de ménage m’est insupportable, et je ne me sens pas la force de le continuer plus longtemps, je voudrais me remarier, et comme, malgré la guerre, je n’ai pas un membre de moins, je désirerais épouser une jeune personne, belle, bien élevée, et capable de faire avec tact et grâce les honneurs de ma maison. Je désire par-dessus tout qu’elle appartienne à une famille honorable, plutôt bourgeoise que noble. Quant à la fortune, je n’y tiens pas ; si la jeune personne me plaît, je la couvrirai d’or et de diamants.

— « La chose ainsi posée, répondit le notaire, est des plus faciles. Je connais une jeune fille d’une grande beauté et d’une rare distinction, dans les conditions que vous venez d’établir vous-même, et qui n’a pas un sou de dot. Venez, mon cher maréchal, dîner chez moi dimanche prochain, je vous placerai à table entre la mère et la fille, et, si celle-ci vous plaît, l’arrangement, je l’espère, sera bientôt conclu. »

Le maréchal Augereau fut exact au rendez-vous. C’était un homme de quarante-cinq ans, très bien conservé, très vigoureux, mais d’un physique peu attrayant ; il avait, ce jour-là, une tenue des plus soignées ; son valet de chambre y avait mis tout son talent ; mais, hélas ! on a beau faire, la jeunesse du cerveau ou celle du cœur ne remplace pas la jeunesse du visage, et une fois qu’un homme a passé la quarantaine, il ne fait plus guère, par ses charmes extérieurs du moins, la conquête d’une jeune fille.

À cette époque, vivait retirée, dans un des quartiers les plus humbles de Paris, une famille composée d’un fils, chef d’escadrons de hussards, et d’une fille, que sa mère, femme de mérite et de distinction, élevait avec le plus grand soin. Le chef de cette famille, vieillard respectable, était lieutenant-colonel de cavalerie en retraite. Il s’appelait Bourlon de Chavanges, avait eu autrefois une grande fortune, que des revers successifs lui avaient fait perdre, et cette famille vivait de la pension de retraite de M. de Chavanges et de quelques faibles débris de sa première fortune échappés au naufrage.

Placé à table entre la mère et la fille, le maréchal Augereau fut bientôt épris et décidé ; et tous ceux qui ont connu Mme la duchesse de Castiglione savent qu’il eût été impossible qu’il en arrivât autrement.

« Augereau, a dit Napoléon à Sainte-Hélène, n’avait pas d’instruction, pas d’étendue dans l’esprit. » Moi j’ajouterai, d’après ce que j’ai entendu répéter au baron des Touches, qu’il était bon, très facile dans sa vie intérieure et surtout d’une extrême simplicité. C’est le seul des maréchaux de France qui n’a jamais voulu prendre son titre et le nom de duc de Castiglione. « Je me f… bien de tout cela, disait-il, je m’appelle Pierre Augereau et je ne veux pas qu’on me débaptise. »

En sortant de table, le maréchal prit à part M. Péan de Saint-Gilles et lui dit : « Mon cher ami, demandez ce soir même la main de Mlle de Chavanges » La chose fut ainsi faite et agréée, et quelques jours après, Augereau conduisait à l’autel sa jeune et brillante épouse.

Devenue veuve à son tour[1], la duchesse de Castiglione épousa en secondes noces, quelques années plus tard, M. le comte Camille de Sainte-Aldegonde[2], colonel, aide de camp du duc d’Orléans, le futur Louis-Philippe.

Le comte de Sainte-Aldegonde était jeune et brave ; une balle, qui lui avait traversé les deux joues à la bataille de Brienne, avait labouré sa langue en passant, ce qui le faisait zézayer un peu ; mais ce léger défaut, loin de lui être nuisible, donnait au contraire un attrait de plus à son accent. C’était un homme d’excellent ton, très aimable, aimant les chevaux, les équipages, le luxe ; il monta sa maison sur un tel pied que la grande fortune de sa femme n’y résista pas et se trouva bientôt compromise.

La duchesse de Castiglione passait pour avoir cent cinquante mille francs de rente. Ne pouvant plus faire face à ses dépenses, M. de Sainte-Aldegonde quitta la France et, avec l’agrément du roi, se rendit en Russie, où l’empereur lui confia le commandement d’un des régiments de sa garde. Lorsque les embarras financiers qui l’avaient forcé à s’expatrier furent aplanis, le colonel de Sainte-Aldegonde revint en France, où il obtint, peu après son retour, le grade de général de brigade. De son mariage avec la veuve du maréchal Augereau sont nées deux filles, connues par leur rare beauté et leurs vertus. Leurs portraits, peints par Dubuffe, attirèrent l’admiration générale, au Salon de 1834 ou 1835. L’une de ces charmantes personnes mourut à dix-neuf ans, et sa mort impressionna douloureusement tout Paris.

Les circonstances ne me rapprocheront certainement jamais de Mme la comtesse Camille de Sainte-Aldegonde, mais, s’il en était autrement, j’aurais peine, sans doute, à retrouver, sous les rides de l’âge, quelques-uns de ces traits parfaitement beaux qui la rendaient si séduisante autrefois[3].

M. des Touches quittait régulièrement son cabinet à cinq heures, entrait dans sa chambre pour s’habiller, et venait ensuite se mettre à table. Il n’aimait pas les grands dîners, les dîners d’apparat, mais rien ne lui plaisait davantage que l’arrivée inattendue de deux ou trois convives agréables. Aussi avait-il su se ménager des habitués d’élite, dont la seule annonce dans le salon nous faisait jeter à tous des cris de plaisir et de joie. Parmi ces habitués, se trouvait un vieillard d’une soixantaine d’années, plein de verdeur, de jeunesse même, et dont les prouesses galantes auraient rendu jaloux les lions de cette époque. Il portait ses habits comme on les avait au temps du Directoire, c’est-à-dire à taille très basse, à larges basques, et d’une ampleur outrée sur la poitrine, qui demeurait toujours ensevelie sous les flots d’une riche dentelle. Ce vieillard avait nom M. de la Meilleraye ; il appartenait à la famille du duc de la Meilleraye, grand maître de l’artillerie sous Louis XIII et sous Louis XIV, qui se distingua dans les guerres du comté de Bourgogne et qui reçut, en 1639, le bâton de maréchal, des mains du roi, sur la brèche de Hesdin.

M. de la Meilleraye était fort laid, sa tête grosse et difforme était couverte d’une épaisse chevelure inondée de poudre, à laquelle appendait une petite queue qui se tordait coquettement, à la manière de celle d’un chien carlin ; son visage, d’un rouge audacieux, était profondément sillonné par les ravages de la petite vérole, et au milieu de sa face rebondie s’étalait avec assurance un nez aux vastes proportions, que surmontaient deux petits yeux, gais, hardis, moqueurs, et qui s’agitaient sans cesse dans leurs orbites trop étroites.

Malgré ce portrait peu séduisant, il y avait tant d’esprit, tant de mouvement dans la physionomie de M. de la Meilleraye, qu’on en oubliait bien vite la laideur pour suivre sa conversation pétillante comme de la mousse de Champagne. Elle était très amusante, en effet, et aussi très instructive ; il avait passé sa vie dans le monde le plus élégant, le plus spirituel de Paris, et comme il était fort aimé, fort discret, il avait été le confident ou le témoin d’une foule d’intrigues de boudoir qu’il racontait avec une finesse et une grâce charmantes. Nul, au surplus, ne connaissait mieux que lui la généalogie des grandes maisons et les anecdotes scandaleuses des familles.

Vieux garçon sans fortune, il s’était retiré à Versailles dans un très modeste appartement qu’il n’occupait jamais que la nuit, car toutes les heures de la journée étaient employées par ce joyeux viveur en visites, en promenades et en parties de plaisir dont il était toujours l’acteur principal. Il avait son couvert mis chez les personnes les plus distinguées de la ville, quelles que fussent d’ailleurs leurs opinions politiques, et il venait dîner une fois au moins par quinzaine à l’hôtel de la préfecture, où il payait très généreusement son écot en causeries vives, piquantes, parsemées de mots heureux et d’à-propos d’une originalité grivoise mais de bon goût qui n’appartenait qu’à lui.

M. des Touches n’aimait pas qu’on allât sur le théâtre faire les aimables avec les actrices. Il disait toujours à mon collègue Alexandre de Fleury et à moi : « Voyez ces dames chez elles tant que vous le voudrez, mais ne vous montrez jamais en public avec elles. » Cette observation était parfaitement juste et convenable, mais, avec la facilité que nous avions de descendre pour ainsi dire de la loge même de la préfecture dans les coulisses, comment résister, à vingt ans, à l’herbe tendre, quand on n’a qu’à se baisser « pour tondre de ce pré, la largeur de sa langue ? » Et puis ces jeunes filles avaient du talent ; elles étaient jolies, gaies, vives et légères…

Donc, un soir, malgré la sage recommandation de notre préfet, nous nous étions, Fleury et moi, glissés furtivement, dans un entr’acte, près de la jeune première et de la soubrette. Nous avions avec elles une conversation des plus intéressantes, des plus animées, lorsque nous nous aperçûmes que Mlle Stéphanie des Touches, qui par le plus grand des hasards était venue ce jour-là au spectacle, nous observait en souriant à travers le petit washistass (le diable m’emporte, si je sais comment s écrit ce nom germanique) qui donnait sur la scène. Nous demeurâmes confondus l’un et l’autre, et ce fut bien pis encore quand nous vîmes quatre ou cinq têtes de jeunes personnes avides de savourer notre embarras se succéder curieusement à ce maudit guichet. C’étaient Mlles de Lalonde, les filles du maire de Versailles. Elles étaient venues, sans la faire prévenir à l’avance, prendre leur amie de la préfecture pour aller ensemble à la première représentation du Petit Chaperon rouge que l’on donnait le soir même.

En découvrant ces dames, Fleury et moi nous opérâmes notre retraite le plus lestement possible derrière une des toiles du théâtre, mais il était trop tard, nous avions été vus et aucun de nous n’osa rentrer dans la loge de la préfecture où il aurait eu à subir, sans pouvoir se défendre, un feu roulant de plaisanteries et de malices féminines. Nous prîmes le prudent parti de nous retirer dans nos appartements où, après avoir devisé jusqu’à minuit sur la manière de nous justifier de notre équipée galante, nous nous décidâmes à aller dormir.

Le lendemain matin, en entrant dans mon cabinet, je trouvai, piqué sur mon grimoire, un petit chiffon de papier qui contenait ces mots : « On vous a surpris hier, sur le théâtre, Fleury et vous ; c’est fort mal ! Plus on approche l’autorité, moins il faut se compromettre ! »

Je montai aussitôt près de mon complice, et je lui lus l’arrêt fatal. Nous étions encore très préoccupés de la juste remontrance de notre excellent préfet, lorsqu’on vint nous annoncer que le déjeuner était servi. Il nous sembla que c’était beaucoup plus tôt qu’à l’ordinaire, et nous aurions bien voulu pouvoir renvoyer la partie au lendemain.

Nous entrâmes dans la salle à manger ; M. des Touches nous reçut le sourire aux lèvres, et comme si nous n’avions pas péché la veille. Il ne nous dit pas un seul mot de notre étourderie, qu’il aurait sans doute commise s’il eût été lui-même à notre place, car son penchant pour les jolies femmes n’était pas toujours bien secret ; il causa gaiement, selon son habitude, de tous ces petits riens qu’on aime à dire pendant le repas et qui délassent souvent l’esprit fatigué des travaux trop sérieux.

Au fond de l’âme M. des Touches nous excusait, car il en avait fait tout autant à notre âge ; mais il fallait maintenir le décorum parmi ses jeunes et bouillants élèves, et sa mercuriale, dans la circonstance dont je viens de parler, était certainement fort juste, fort méritée, et était plus que suffisante pour nous empêcher de recommencer pareille escapade… en public du moins !

D’un tempérament vil et sanguin, M. des Touches était bon comme le sont en général ceux qui ont le cœur chaud et bien placé. Il n’a jamais repris l’un de nous, avec quelque vivacité, qu’il n’ait paru, un instant après, en avoir du repentir. Aussi ne revenait-il pas deux fois sur la même remontrance ! Et lorsqu’il nous voyait entrer au salon, l’oreille basse, la figure allongée, à la suite de quelque étourderie de lui connue et pour laquelle il nous avait, le matin ou la veille, donné un savon, il tâchait, par des mots aimables et gais, de nous remettre dans notre assiette ordinaire, et il y réussissait toujours.

Ah ! c’est qu’il connaissait le cœur impressionnable des jeunes gens, c’est qu’il savait le langage qu’il faut leur tenir pour en être écouté ; c’est qu’il était, en un mot, fort indulgent pour les peccadilles de la jeunesse et très sévère pour certaines fautes qui, en se renouvelant, auraient pu nous faire dévier de la bonne voie.

Si nous avons été bien accueillis dans le monde, si nous y avons trouvé des jouissances et parfois quelques éclairs de bonheur, c’est à nos manières, à notre discrétion, à notre politesse, que nous l’avons dû ; et toutes ces bonnes façons étaient l’ouvrage de M. des Touches, qui ne laissait jamais échapper l’occasion de nous donner une leçon utile et des conseils que nous avons toujours suivis.

Nous manquions rarement, avec nos amis de la garde royale et des gardes du corps, les parties de plaisir en vogue ; nous étions fidèles aux fêtes de village qui se tenaient dans un certain rayon autour de Versailles ou bien entre Paris et cette ville ; nous étions connus pour d’intrépides danseurs aux bals de l’Étoile, à Saint-Cloud, à Meudon, à Sèvres, à Lucienne, aux Loges et à Viroflay ; nous avions surtout une prédilection, une tendresse véritable pour ce dernier endroit. Cela tenait d’abord à ce qu’étant très rapproché de Versailles, toute la bonne compagnie venait à cette réunion, ensuite parce que le maire du lieu était un vieux gentilhomme aimable, plein d’esprit, de gaieté, repoussant l’âge et les vieux, et qui donnait chaque année, à l’occasion de sa fête patronale, un dîner charmant auquel il invitait les jeunes gens les plus spirituels de la ville et de la garnison. Il y avait à Viroflay une salle de bal du plus délicieux aspect ; une demi-douzaine de tilleuls séculaires étendaient sur une pelouse toujours verte leurs rameaux enlacés et protégeaient ce salon de verdure contre les ardeurs du soleil et l’humidité de la nuit. Cette salle était splendidement éclairée dès que le soir arrivait, et les échos lointains répétaient de vallon en vallon les brillants refrains du célèbre orchestre de Collinet, le joyeux Musard de notre époque. À quelques pas en arrière de la salle de danse, on voyait, sur la lisière d’un bois ombreux, un riant bosquet dont les allées, bordées d’arbustes odorants, étaient foulées, pendant les courts entr’actes du bal, par les pieds impatients des danseurs et des danseuses. Combien de fois nous nous sommes promenés le soir, la tête penchée vers la jeune femme qui, suspendue nonchalamment à notre bras, nous racontait d’une voix émue les gracieuses impressions qu’elle avait conservées du bal ou du concert de la veille.

Nous trouvant à Versailles il y a quelques années, nous eûmes la fantaisie d’aller faire une course à Viroflay, pour y revoir des lieux où nous avions passé des heures si douces, si mélancoliques, si pleines d’espérance et de bonheur ; mais nous avons cherché vainement, et la salle de danse, et le bouquet parfumé. Le tracé du chemin de fer, sur la rive gauche de la Seine, a tout détruit ; un réseau de fonte recouvre la pelouse que nos danseuses effleuraient à peine sous leurs pas capricieux, un vaste atelier de construction occupe la place de notre cher bosquet, de ses fraîches allées, et l’on n’entend plus aujourd’hui que le bruit monotone du marteau retentissant sur l’enclume, dans ces lieux discrets où l’on ne soupirait autrefois que des paroles de mystère et d’amour. L’industrie est certainement une belle et noble chose et nous profitons de ses bienfaits ; mais l’industrie, par malheur, glace et dépoétise tout.

Dans ce beau temps on aimait mieux passer ses soirées dans le salon d’une jolie femme, près d’une table chargée des livres, des gravures à la mode, et entourée de vases remplis de fleurs parfumées, que d’aller au café faire avec quelques camarades une causerie saugrenue, un cigare ou une pipe à la bouche, en face d’un arsenal de cruchons débouchés ou d’un bol de punch à la flamme pétillante.

Mon préfet avait l’habitude, chaque fois que des grands acteurs du Théâtre-Français venaient donner une représentation à Versailles, de les inviter à dîner. Cette politesse était d’autant mieux appréciée par ceux qui en étaient l’objet, qu’à cette époque, la Restauration semblait vouloir rappeler ou plutôt ressusciter, à l’égard des comédiens, de faux et gothiques préjugés. Talma vint dîner un jour de 1816 avec Mlle Duchesnois.

Talma n’était ni grand ni petit ; il avait des traits fins et délicats, l’œil vif et observateur, ses manières étaient très élégantes. C’est peut-être le seul homme de talent que j’aie vu parler pour l’amusement des autres et non pour le sien propre ; exemple malheureusement peu suivi. Il ne se laissait guère entraîner à la causerie que lorsqu’on le provoquait ou quand il s apercevait qu’il était agréable. Dans un aparté en sortant de table, il nous conta mille charmantes historiettes sur ce qu’il appelait la naïveté de Mlle Duchesnois : « Une fois, nous dit-il, j’allais avec elle donner quelques représentations à Troyes ; nous voyagions ensemble dans la même chaise de poste, et, tout le long de la route, elle ne cessait de me répéter : Il me tarde bien de voir les remparts de cette fameuse ville de Troyes, autour desquels Achille a traîné le corps d’Hector. — Il me fut impossible de la faire revenir de cette sotte et stupide erreur. »

Talma nous raconta ensuite que le prince Henri de Prusse, frère du grand Frédéric, l’avait engagé à plusieurs reprises à aller passer quelques jours avec lui, dans son château de Reinsberg. « Je me rendis à son invitation, continua Talma. Ami passionné des arts et de la littérature française, le prince avait le goût des tableaux et des statues, et dépensait beaucoup d’argent en acquisitions de ce genre. Dans un voyage qu’il fit à Rome, il avait acheté une fort belle statue d’Antinoüs. Or, lorsque je vins le voir, son parc venait d’être dessiné et replanté dans le genre de nos grands jardins français, et, dans une allée droite, rappelant le Tapis Vert de Versailles, il avait fait placer de chaque côté des piédestaux destinés à recevoir les statues nombreuses commandées aux plus habiles artistes de la France et de la Prusse. Mais, impatienté de voir ces piédestaux veufs des chefs-d’œuvre qu’il attendait, il eut la singulière idée de faire mouler son Antinoüs et d’en faire tirer assez d’exemplaires pour orner entièrement l’allée principale de son parc. Seulement, lorsqu’il recevait la visite de quelques étrangers de distinction, il s’empressait de leur montrer ses jardins et les conduisait à cette fameuse allée aux statues, qui était devenue son allée de prédilection.

— « Voilà, disait-il, un superbe Antinoüs. — Celui-ci, c’est un Antinoüs. — Oh ! pour celui-là, c’est encore un Antinoüs. »

« Il allait ainsi jusqu’au bout de l’allée, répétant la même phrase, mais prenant soin de varier autant que possible l’inflexion de sa voix et ses gestes. » Et Talma imitait le prince de la manière la plus sérieuse, la plus plaisante et avec une telle originalité que l’on croyait toujours qu’il allait dire autre chose que ce qu’il venait de dire.

En cette même année 1816, nous eûmes la visite du général Lejeune, l’habile peintre militaire auteur de l’Attaque du convoi. Il venait d’avoir un accident assez curieux. Étant allé passer quelques jours chez son vieux camarade, le général du Taillis, lequel avait laissé un de ses bras sur le champ de bataille d’Eylau, il assista à une partie de chasse donnée dans le parc du château. Le général Lejeune suivait la chasse sous bois quand un braconnier, caché dans un massif épais, sortit tout à coup de sa retraite et cria au général, qui n’était plus qu’à quelques pas : « Monsieur, si vous avancez, vous êtes mort ! » L’autre continua froidement sa marche, sans tenir compte de cette menace brutale ; mais le braconnier ne manqua pas à sa parole, il tira. Le général tenait son fusil des deux mains et croisé devant lui dans l’attitude d’un chasseur en quête ; le coup l’atteignit en pleine poitrine, mais en raison de la petite distance, le plomb n’écarta pas et le général reçut presque toute la charge dans les avant-bras et fut renversé. On s’empara du meurtrier qui ne connaissait point sa victime et n’était pas connu d’elle, puis on le livra à la justice. Au bout de six semaines, le général était sur pied, mais ne pouvait se servir ni de ses bras ni de ses mains toujours emprisonnés dans un appareil. C’est dans cet état qu’il vint, conduit par le général du Taillis, prendre gîte à la préfecture de Versailles pendant que la cour d’assises jugeait le braconnier. Celui-ci fut sauvé, grâce à la déposition bienveillante du général qu’il avait mutilé sans raison, et ne fut condamné qu’à cinq ou six ans de travaux forcés.

Le général, quand nous le vîmes à cette époque, ne pouvait faire usage encore ni de ses bras ni de ses mains ; son domestique lui donnait à manger comme à un enfant. C’était un douloureux spectacle que la vue de cet homme encore jeune, que la guerre avait épargné, et qui tombait en pleine paix, victime de la folie d’un scélérat. Depuis, le général, soigné par un habile médecin, a recouvré complètement l’usage de ses membres mutilés, et c’est même après cet événement qu’il a composé et peint son beau tableau de la bataille de la Moskowa.

Le général Lejeune avait une charmante figure, pleine de douceur et de distinction ; ses manières étaient des plus élégantes et sa taille était souple et bien prise. Ses allures n’avaient rien de militaire, et on l’eut pris bien plutôt pour un préfet que pour un général. J’ai fait avec lui de longues promenades, son esprit était cultivé ; il racontait avec une grâce toute particulière les épisodes dont il avait été le témoin ou les aventures intéressantes dans lesquelles il avait figuré. Je n’ai point oublié et n’oublierai jamais les quatre ou cinq jours que le général Lejeune a passés au milieu de nous à Versailles.


Une des femmes les plus à la mode et les plus aimées de nos salons de Versailles était, au début de la Restauration, Mme de Laporte. Son mari, ancien capitaine aux grenadiers à cheval de la garde impériale, était gros, grand, et… bon pour la garde ; il portait des moustaches démesurément longues, à la prussienne, et terminées par un petit balai de poils qui produisait le plus singulier effet du monde ; son nez d’un rouge violet était flanqué de deux gros yeux surpris, ouverts comme des portes de grange, et tout son ensemble le faisait ressembler, trait pour trait, à ces grotesques que les débitants de tabac placent sur le devant de leur boutique. M. de Laporte avait entendu répéter si souvent, lorsqu’il se promenait dans les rues de Versailles, coiffé de son bonnet à poil : « Ah ! le bel homme ! Quel magnifique officier ! » qu’il ne se trouvait jamais en face d’une glace sans s’admirer avec complaisance et avec cet air satisfait qui semblait indiquer que nul ne pouvait lui disputer la place sur aucun terrain. Cette suprême confiance en lui-même était heureuse pour la sécurité de la femme et du mari.

Mme de Laporte n’était ni une belle ni une jolie femme, mais c’était une femme charmante dans toute l’acception du mot : son visage n’offrait pas les purs contours grecs ou romains, et n’était pas du nombre de ceux qui inspirent une passion durable, mais il était impossible, en la voyant, de ne pas éprouver un violent caprice ; et puis, à sa tournure, à sa respiration haletante lorsque son cavalier la serrait d’un peu près, dans une valse ou une anglaise, on jugeait aisément qu’elle devait avoir des ardeurs enivrantes et des transports de bacchante affolée.

Donc un soir, c’était à un bal chez l’amiral de Linois, elle avait une toilette ravissante, une gaieté et un esprit qui ajoutaient encore à sa grâce habituelle. J’eus la tête bouleversée, non pas de la toilette, mais de celle qui la portait, et je résolus de dire à Mme de Laporte tout ce que j’éprouvais pour elle. L’occasion ne tarda pas à se présenter. En dansant avec elle, je lui glissai plusieurs phrases très aimables, très douces, très pressantes, et comme je me plaignais de ne pouvoir tout dire à cause de la foule qui nous entourait : « Venez demain à Paris, me dit-elle, j’y vais moi-même par la gondole de dix heures, et nous causerons en route. »

À ce moment, la dernière figure de la contredanse expira et l’on annonça que le souper était servi. Je glissai le bras de Mme de Laporte sous le mien, la conduisis dans la salle à manger, et m’emparant pour elle d’une des meilleures places de la table, je restai debout derrière sa chaise pour la servir. C’était alors l’usage des soupers au milieu du bal, usage charmant dont les maîtresses de maison ont bien tort aujourd’hui de faire l’économie. Ces soupers étaient toujours somptueux et les cavaliers cherchaient, par les soins les plus délicats, à prouver l’amour qu’ils avaient pour telle ou telle dame. Mme de Laporte ne manqua de rien. À elle les morceaux les meilleurs, à elle les pâtisseries les plus friandes. Je n’oubliai pas non plus de remplir son verre d’un pétillant vin de Champagne dont la bouteille ne me quittait pas. Mme de Laporte avait, il faut en convenir, — ce qui n’était guère de bon ton alors, surtout parmi les Anglaises — oui, elle avait l’appétit grossier d’une grisette et la soif désordonnée d’une commère ; elle fit un délicieux souper et sortit de table le teint coloré et l’œil agaçant.

Lorsque les femmes eurent quitté leurs places, les hommes s’assirent. Ce nouveau, ou plutôt ce second souper fut des plus bruyants et on rentra dans le salon, disposé à faire durer le bal jusqu’au jour. Toutefois un grand nombre de personnes se retirèrent ; Mme de Laporte était de ce nombre. Je fis comme elle et sortis assez tôt pour la rejoindre au bas de l’escalier, et lui dire en lui serrant la main de ce tremblement convulsif que donne l’espoir d’un prochain succès : « À demain ! »

Après une nuit de fièvre pendant laquelle il me fut impossible de fermer l’œil, je commençai, dès l’aube, une toilette des plus soignées, et j’arrivai au bureau de la gondole une demi-heure avant le départ.

Les gondoles étaient de grandes et belles voitures, organisées à la manière anglaise, par M. de Bonnecarrère qui avait joué un petit bout de rôle pendant la Révolution, grâce à Mirabeau, lequel, ayant quelque sympathie pour lui, l’avait fait nommer ambassadeur dans une petite principauté d’Allemagne. Je me rappelle avoir vu dans la chambre à coucher de M. de Bonnecarrère une lettre fort curieuse du grand orateur, à lui Bonnecarrère ; elle était encadrée avec luxe et placée à côté du lit de ce dernier. Les gondoles se divisaient en trois compartiments, le coupé, l’intérieur et la gondole. Quand j’arrivai, il n’y avait plus de place dans l’intérieur où s’était installée Mme de Laporte et je fus obligé de monter dans le coupé, sans avoir pu, malgré les manœuvres les plus savantes, les plus diplomatiques, réussir à changer de place. Je pris donc mon parti en brave, mais, avant de monter en voiture, je m’approchai de Mme de Laporte et lui dis : « Permettez-moi, au moins, puisque le sort me sert aussi mal, d’espérer que nous ferons ensemble un tour de promenade aux Tuileries. — Un tour aux Tuileries ? s’écria-t elle avec un air qui affectait la surprise, oh ! c’est impossible, mais nous pourrons causer quelques instants en quittant le bureau. »

J’ai déjà parlé de mon camarade Alexandre de Fleury ; la porte de sa chambre à la préfecture était vis-à-vis de la mienne, il n’avait pas de secrets pour moi, je n’en avais point pour lui. Nous allions presque toujours ensemble dans les mêmes soirées, pourtant il était plus répandu que moi dans les salons du quartier Saint-Louis, qui est le faubourg Saint-Germain de Versailles. Moi, j’avais une préférence marquée pour les salons du quartier Notre-Dame, dont le public était plus en harmonie avec mes opinions et mes goûts. Quelle que fut l’heure à laquelle nous rentrions, celui qui revenait le dernier entrait dans la chambre de l’autre et on se redisait les historiettes et les émotions de la soirée. Mais Fleury, pour la première fois, n’avait pas plus que moi résisté aux regards de Mme de Laporte ; il en était devenu fort épris, et remarquant que nous courions le même lièvre, il ne me dit rien de ses projets ; je ne lui parlai pas davantage des miens. Comme il savait le départ de Mme de Laporte, il se rendit aussi à la gondole, mais en évitant de me rencontrer, afin de se soustraire à toute question de ma part. Il avait pris une place dans la rotonde et s’était traîtreusement blotti dans une allée voisine, d’où il ne sortit qu’au moment du départ de la voiture.

Nous voilà donc tous trois en route vers Paris, livrés chacun à nos rêves amoureux, à nos espérances toutes roses.

Arrivés devant le bureau des gondoles, situé à cette époque où il est encore aujourd’hui, rue de Rivoli, en face même du guichet qui débouche sur la place du Carrousel, nous nous élançâmes au même moment, Fleury, de la rotonde, moi, du coupé, pour offrir le bras à Mme de Laporte. À peine avions-nous fait notre conversion mutuelle vers le centre, que nous aperçûmes un jeune et bel officier des cuirassiers de la garde, en bourgeois, donnant la main à Mme de Laporte qui, comme une sylphide, avait volé dans ses bras ; ils traversèrent rapidement la rue et disparurent, joyeux, sous le guichet du Louvre. À cette vue le sang s’arrêta dans nos veines glacées ; mais en voyant la piteuse figure que faisait chacun de nous, un fou rire nous prit, si vif, si bruyant, si tenace, que les passants surpris s’arrêtèrent pour savoir ce que signifiait cette comédie. Tirés enfin de notre extase comique par les regards ébahis de la foule, nous nous rapprochâmes et nous allâmes faire un excellent déjeuner pour nous remettre de cette mystification imméritée.

C’est la seule vengeance que Fleury et moi avons tirée de cette espièglerie de mauvais goût.


(1817) Le prince de Poix est venu déjeuner aujourd’hui à la préfecture ; on était tout à fait en famille ; je me trouvais placé à côté de lui ; il a causé beaucoup avec moi, et le soin presque minutieux avec lequel il m’a interrogé sur mon pays, ma famille, mes espérances, m’a prouvé que M. des Touches lui avait déjà parlé de moi en termes bienveillants.

Le prince de Poix était avant la Révolution colonel du régiment des dragons de Noailles qui avait été levé par son grand-père, dans la guerre de Succession. Il devint, au retour du roi en 1815, capitaine d’une compagnie des gardes du corps, poste qu’il céda peu de temps après à son fils, le duc de Mouchy.

Le prince de Poix n’est pas un homme d’esprit ; c’est encore moins un soldat ; mais il a l’air d’un bien bon, d’un bien honnête homme. Il est gouverneur du château de Versailles. Ses manières, d’un sans-façon un peu affecté, m’ont paru bien communes pour un homme d’aussi haute naissance. Il a dans son langage rarement élégant un laisser aller qui passerait pour trivial chez un bourgeois, mais qui, chez un prince, est mis sur le compte de la simplicité et de la bonhomie. J’ai vu rire beaucoup, mais sans doute par politesse, de quelques-unes de ses plaisanteries niaises et plates, et souvent par trop décolletées, surtout en présence d’une jeune personne.

Après le déjeuner, nous avons accompagné le prince de Poix dans une sorte d’inspection qu’il avait à faire du château et du parc de Versailles. Il a passé en revue tous les employés, tous les gardiens, tous les concierges, il a parlé à tous avec bienveillance et il nous a été facile de nous convaincre qu’il était tendrement aimé de tout ce personnel.

D’un excellent cœur, d’un caractère obligeant, le prince n’avait contre lui qu’une éducation vulgaire, peu en harmonie avec son rang et le poste élevé qu’il occupait, mais, je le répète, il y avait de l’afféterie dans ses manières, et je suis convaincu que c’était un genre bien déplorable certes, mais un genre qu’il voulait se donner.


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  1. Le maréchal Augereau mourut d’une hydropisie de poitrine le 12 juin 1816. à l’âge de cinquante-neuf ans, dans sa terre de la Houssaye (Seine-et-Marne).
  2. Sainte-Aldegonde (Charles-Camille-Joseph-Balthazar, comte de), 1387-1853. Sorti de l’École polytechnique en 1807, il devint capitaine d’artillerie en 1812, aide de camp du maréchal Ney, puis du duc d’Orléans, colonel en 1814, commandant de la Martinique en 1827. Après avoir servi la Russie pendant douze ans, il rentra en France, fut nommé maréchal de camp en 1841, et retraité en 1848. Grand officier de la Légion d’honneur, chevalier de Saint-Louis.
  3. Mme de Saint-Aldegonde est morte le 2 décembre 1869.