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À travers ma vie/7

La bibliothèque libre.
Honoré Champion, éditeur (p. 140-170).


CHAPITRE VII


Une soirée au café de Foy. — Le colonel de Brack. — Ses qualités. — Un baladin heureux. — La belle Virginie. — M. Dumanoir. — Le maréchal Jourdan. — Promenade du roi à Versailles. — Une parade dangereuse. — Semonce de Louis XVIII à un colonel. — Les habiletés du baron Capelle. — M. Decazes me prend malheureusement pour un autre. — Présentation à la famille royale. — La bête du Gévaudan.


C’était en 1817. J’étais allé un samedi, selon mon habitude, coucher à Paris chez mon ami Oudard, avec lequel j’avais travaillé côte à côte pendant un an, dans le cabinet particulier du préfet de Seine-et-Oise ; Oudard était alors attaché au cabinet de M. le duc d’Orléans et suppléait presque constamment près de ce prince le chevalier de Broval, dont la santé délabrée forçait celui-ci à garder la chambre pendant des mois entiers. Oudard habitait au Palais-Royal, dans le pavillon de l’Horloge, un petit appartement des plus coquets, dont les trois principales fenêtres donnaient sur la cour d’honneur. La chambre dans laquelle je couchais était éclairée par une de ces fenêtres.

En me voyant entrer, vers les cinq heures, Oudard me serra la main en me disant : « Dépêchez-vous d’aller vous habiller ; on donne ce soir Tartufe aux Français et nous avons la loge du prince tout entière. » Après le spectacle, où Mlle Mars se montra d’une perfection rare et fut couverte de fleurs et d’applaudissements, nous nous rendîmes au café de Foy pour y prendre des glaces.

Au milieu du salon, sous l’hirondelle de Vénus, il y avait quatre jeunes gens dont un seul ne m’était pas connu ; ils vinrent à nous aussitôt qu’ils nous aperçurent et nous engagèrent à nous joindre à eux. La conversation s’anima. Je remarquai surtout la parole pleine d’intérêt, de distinction, d’élégance, ainsi que le brillant esprit de celui de ces messieurs que je ne connaissais pas ; je l’examinai alors avec une véritable curiosité. C’était un grand et beau jeune homme qui paraissait avoir de vingt-cinq à vingt-huit ans au plus ; il avait le teint d’une blancheur teintée de rose qui faisait ressortir le limpide azur de ses yeux ; des moustaches blondes et fines se relevaient fièrement de chaque côté d’une lèvre quelque peu dédaigneuse ; des cheveux châtain clair et soyeux, négligemment rejetés en arrière, laissaient à découvert un front dont le développement et les contours gracieux révélaient l’intelligence et la pureté, sa taille était souple et mince, et l’uniforme devait lui aller à merveille ; il avait encore la mise élégante des derniers jours de l’empire et portait un pantalon de tricot blanc avec des bottes molles à la chevalière ; une redingote polonaise fermée sur la poitrine à l’aide de nombreux brandebourgs et un ruban de plusieurs couleurs noué autour de l’olive la plus élevée du côté gauche, décelaient en lui des habitudes toutes militaires.

Au moment de se lever, notre inconnu trouva le moyen d’aborder la politique, car, dans ces temps d’agitation, il était impossible de se frotter les uns contre les autres sans parler des affaires du jour, qui enchantaient ou mécontentaient selon les couleurs du drapeau adopté. Après avoir dépassé le but dans une sortie des plus violentes, des plus imprudentes, contre la famille des Bourbons, notre jeune homme termina ainsi : « Messieurs, j’ai promis à Elmire[1] de la reconduire ce soir et de prendre le thé avec elle ; un galant cavalier ne doit pas faire attendre une si charmante femme. Bonsoir donc, Messieurs. »

— « Quel est ce monsieur aux allures militaires ? » demandai-je aussitôt qu’il eut le dos tourné. — « C’est le colonel Fortuné de Brack. Comment ne le connaissez-vous pas ? — Je le connais beaucoup de réputation, et quoiqu’il soit fort répandu, le hasard ne me l’a point fait encore rencontrer dans le monde, où il n’est bruit que de sa galanterie, de sa valeur, de son esprit et de sa beauté. » Depuis, les circonstances m’ont rapproché du colonel de Brack ; son humeur était si affable, son caractère si séduisant que je l’aimai bientôt comme un vieil ami, et nous sommes restés, jusqu’à sa mort, liés de la plus étroite affection.

Pendant la nuit même qui suivit l’entrevue dont je viens de parler, le beau colonel me revint plus d’une fois à la mémoire, et me rappelant une des plus jolies aventures qu’il nous avait racontées, j’en arrangeai une nouvelle que j’intitulai Adolphe et Herminie et dont Brack est le héros ; elle a été imprimée dans l’Album dolois, en 1823, et se ressent de l’âge auquel elle fut écrite.

Le colonel de Brack[2] avait été doué en naissant des qualités les plus précieuses dont la Providence puisse combler les hommes. D’une physionomie pleine de douceur, d’intelligence et de distinction, il était fait à merveille et avait une tournure des plus élégantes ; on le trouvait presque trop joli, trop gracieux pour un homme, bien que cet excès de perfection n’ait jamais paru nuire à ses succès. Brack apportait dans le monde un commerce excessivement agréable, et quand il voulait briller et qu’il se trouvait dans ses jours d’entrain, nul n’y réussissait mieux que lui. Il peignait avec beaucoup de facilité, beaucoup de grâce et écrivait de la même manière ; quelques articles qu’il a publiés dans la Revue de Paris sont fort attrayants, et les ouvrages qu’il a laissés sur son métier ont été lus avec fruit et appréciés par des gens compétents. Brack était encore un excellent musicien qui chantait avec un goût exquis la musique italienne, et qui disait avec une verve et une gaieté communicative les couplets les plus bouffons. Chose curieuse, mon beau-frère Clère[3], lieutenant-colonel du 4e hussards sous les ordres de Brack, avait la même tournure élégante et distinguée, et la plupart des goûts artistiques de son chef. Très musicien comme lui, il possédait une fort jolie voix et j’ai entendu à diverses reprises, en 1837 et en 1838, ces deux brillants officiers supérieurs chanter ensemble à ravir des scènes populaires comme la Métempsycose, ou des romances comme l’Ange des premiers amours. Souvent aussi, pour distraire le soir quelques enfants maussades, Brack découpait des cartes à jouer, qui devenaient entre ses doigts habiles de véritables petits chefs-d’œuvre. Tantôt c’était une cathédrale gothique, tantôt un effrayant site de la Suisse ou des Alpes, tantôt une scène d’intérieur de taverne ; ces cartes ainsi ouvragées ne restaient jamais aux petits enfants qui les avaient inspirées, les grandes personnes se les disputaient à l’envi, et en faisaient une des curiosités les plus coquettes de leur album.

Brack savait un peu de tout, et pouvait soutenir avec succès une conversation sur quelque matière que ce fût ; son esprit fin, observateur, quêteur même, le forçait à étudier les questions les plus étrangères à son métier, et c’est pour cela qu’il pouvait donner en toute chose des conseils toujours sérieux, des indications toujours utiles.

Étant en garnison à Nevers, Brack traversait chaque matin une des places principales de la ville pour se rendre au quartier de cavalerie. Toujours il remarquait en passant une espèce de baladin qui avait établi une baraque en planches dans un des angles et faisait, dès l’aube, des efforts inouïs, mais souvent inutiles, pour arrêter les villageois venant au marché, devant un grand tableau dont les sujets qui le composaient étaient presque entièrement effacés par le temps et par la pluie. Dans l’intérieur de son théâtre en plein vent, le baladin montrait des figures de cire représentant les diverses scènes indiquées sur le tableau qui servait d’amorce aux curieux. Cet homme, à l’œil intelligent, à l’air actif, ne jouait pas mal du violon, et le colonel était surpris que son talent n’attirât pas plus d’amateurs à son spectacle. Un jour notre musicien parut au colonel triste et sombre, il n’avait pas son entrain habituel, il se promenait en long et en large, les bras croisés, devant sa baraque vide, et semblait être sous le poids d’un profond abattement. Touché de l’air malheureux du pauvre diable, Brack, qui s’intéressait toujours à tout ce qui souffrait, l’aborde et lui dit : « Eh bien, mon camarade, vous me semblez vivement affligé ? Est-ce que les affaires ne vont pas ? « — Non, monsieur le colonel ; j’ai, dit-on, un peu de talent, l’activité et le courage ne me manquent pas, et pourtant, nous voilà réduits, ma femme et mes enfants, à mourir de faim. S’il ne m’arrive pas un secours inattendu de la Providence, je n’ai plus qu’à me jeter à l’eau. — Bah ! Bah ! répondit le colonel, on ne se jette pas à l’eau quand on a les ressources que vous possédez ; et puis vous avez raison de compter sur le ciel, il n’abandonne pas les gens laborieux et honnêtes qui ont confiance en lui. Mais à quoi, vous devez le savoir, attribuez-vous ce délaissement complet dans lequel vous êtes depuis que je vous vois ici ? — C’est facile à expliquer, monsieur le colonel. On ne distingue plus rien sur mon tableau qui roule avec moi depuis plus de dix ans ; chacun sait par cœur ma complainte et mon spectacle n’intéresse plus personne. — Eh bien, reprit le colonel, il y a un remède bien simple, c’est de changer votre tableau et de faire jouer une autre scène à vos personnages de cire. — Hélas ! je suis sans le sou, fit l’autre, et ce qui m’enlève toute mon énergie, c’est que je vois, comme vous, ce qu’il faut faire pour me tirer de peine et que je ne le puis pas. — Eh bien, répliqua le bienveillant officier, qu’à ça ne tienne, je vous peindrai moi-même un autre tableau, et je vous ferai une ou deux complaintes nouvelles qui en donneront l’explication, puis, nous déguiserons vos figures de cire et nous leur donnerons ainsi une vogue nouvelle. Cela ne vous coûtera rien, je me charge de tout. » Le joueur de violon attendri ne pouvait croire à ce qu’il venait d’entendre ; il saisit avec respect, mais avec feu, la main du colonel, et en y imprimant ses lèvres reconnaissantes, il la mouilla de deux grosses larmes.

Dès le lendemain, Brack se mit à l’œuvre et acheva en trois jours un tableau qui contenait une série de douze sujets des plus populaires, des plus comiques, et fit deux complaintes racontant en détail l’histoire de l’empoisonneuse La Ga… et celle d’un grenadier de la garde impériale, lequel, prisonnier de guerre en Russie, trouve moyen de détruire à lui seul un redoutable dragon qui désolait l’empire des czars. Plusieurs officiers et plusieurs dames du régiment voulurent concourir à cette bonne œuvre du colonel. On fit aux costumes des bonshommes de cire les changements qu’exigeaient leurs nouveaux rôles et on les plaça dans les postures analogues à celles des personnages du tableau. La forme du monstre, à laquelle Brack avait lui-même présidé, était à la fois des plus hideuses et des plus drôles.

Quand cette historiette fut connue dans la ville, chacun voulut voir le spectacle inventé par le commandant du 4e hussards ; les populations d’alentour eurent la même fantaisie et, pendant plus de six mois, la salle de spectacle du baladin ne désemplit pas. Le brave homme parcourut toutes les villes voisines avec le même succès et, après quelques années de travail, il se retira des affaires, jouissant d’un petit capital dû aux bontés de Brack. On nous a assuré, et nous l’avons cru sans peine, que le baladin reconnaissant, agenouillé chaque soir au milieu de ses enfants, adressait toujours une prière au ciel pour le repos de l’âme de son bienfaiteur, mort général de brigade, il y a quelques années.


(Juillet 1818.) La belle Virginie, maîtresse en titre du duc de Berry, est venue hier dimanche au spectacle à Versailles[4].

Elle avait fait retenir en face même de la scène la loge la plus centrale, la plus apparente, et elle ne s’y est montrée, bien entendu, qu’à la manière d’une duchesse en renom, c’est-à-dire après le lever du rideau. Il fallait produire son effet et présenter au public la plus charmante toilette du monde, portée par la plus jolie femme du moment.

Virginie était accompagnée de Monsieur son père, grand mannequin sec, maigre et engainé dans un habit bleu-clair boutonnant militairement jusqu’au cou tel un parapluie dans son étui. C’est un homme qui se donne beaucoup d’importance et de mouvement. Il est frisé, pommadé, et porte son chapeau sur l’oreille à l’instar d’un perruquier de la rue du Faubourg-Saint-Denis, perruquier vraiment qu’il était naguère, et dont la nouvelle dignité de sa fille ne lui a plus permis de continuer l’honorable emploi.

La maîtresse du duc de Berry est parfaitement belle ; sa taille est remarquable, ses yeux noirs sont remplis tout à la fois de douceur et de vivacité, et sa brune chevelure, trop à l’étroit sous son chapeau, déborde en touffes abondantes. Bien que sa physionomie ne manque pas d’expression, de cette expression surtout qui plaît et captive, il reste toujours dans sa tenue et ses manières, malgré les efforts qu’elle fait pour les dissimuler, quelque chose qui trahit la fille d’Opéra. Elle parle haut, gesticule sans cesse, souvent même d’une façon désordonnée, et sa gaieté de femme à la mode se traduit en éclats trop bruyants pour être de bon goût.

Cinq ou six gardes du corps sont allés lui faire leur cour pendant la seconde pièce, et la causerie et les rires de ce petit aparté ont pris un développement tellement indiscret qu’ils ont provoqué, à plusieurs reprises, les murmures du parterre.

Simple figurante dans le chœur des danseuses de l’Opéra, où la lorgnette de son auguste amant était allée découvrir sa beauté et ses charmes, Virginie recevait alors douze cents francs d’appointements et se croyait riche ; elle a aujourd’hui un hôtel confortable à Paris, un élégant équipage, et elle habite en ce moment la délicieuse villa de Madrid, d’où elle vient de temps en temps, en partie de plaisir, se promener à Versailles.


M. Dumanoir était un fort bel homme d’une tournure élégante et qui, dans son très jeune temps, avait été chambellan de la princesse Pauline Borghèse[5]. D’un caractère des plus honorables, d’une conversation spirituelle, attrayante, M. Dumanoir était l’ami d’enfance de M. des Touches. Ils se tutoyaient. Homme simple et modeste, il n’avait qu’une prétention à une seule chose, mais il la poussait à l’excès : c’était de jouer au billard mieux que qui que ce fût.

Il venait souvent à la préfecture, n’y passait jamais moins de trois ou quatre jours et y gaspillait tout son temps à jouer au billard du matin au soir avec le comte d’Houdetot, très fort amateur également. On jouait la partie à écrire et toujours de vingt ou quarante francs ; le marqué était de cent points. M. Dumanoir n’en pouvait pas gagner un seul, et, plus il perdait, plus il s’acharnait, comme cela se pratique d’ordinaire ; puis la mauvaise humeur et les nerfs s’en mêlant, il jouait tout de travers, finissait par se fâcher, et dans son courroux, jetait sa queue sur le billard, en disant au colonel d’Houdetot : « J’ai perdu, mais vous n’en êtes pas moins une mazette, un massacre. »

Le colonel riait, et on recommençait de plus belle, après le déjeuner et après le dîner, car le jeu n’était jamais interrompu que pendant l’heure des repas, et ces messieurs y mettaient tant d’action, que la sueur ruisselait sur leur front, malgré qu’ils eussent ôté leurs cravates, leurs gilets, leurs habits, et même leurs bretelles ; ils étaient vraiment curieux dans leur acharnement comique. On a tort de mettre ainsi de l’amour-propre et de l’entêtement au jeu.

M. Dumanoir arrivait toujours avec une énorme bourse et les poches remplies de napoléons, et lorsqu’il s’en retournait, les voleurs pour lui n’étaient point à craindre, il était même si complètement à sec, que je l’ai vu souvent emprunter quelques pièces de cent sous pour regagner Paris.


Le maréchal Jourdan avait pris M. des Touches en goût et venait le voir assez souvent. C’était un homme de taille moyenne, un peu gros, et portant des oreilles de chien à la manière des généraux de la république ; il avait les cheveux très blancs et, quoiqu’un peu cassé, était encore vigoureux.

Le vieux maréchal m’a paru être un homme très fin sous l’enveloppe de ce que l’on appelle un bon homme ; il était aimable et causait avec entrain. Bien que n’ayant pas été traité par l’empereur Napoléon de la façon à laquelle ses services lui donnaient droit de prétendre, il parle toujours avec respect du souverain déchu. C’est même chose curieuse, lorsqu’un homme du jour l’interroge sur Buonaparte ou le Corse, de l’entendre répondre par Sa Majesté l’Empereur.


(1819) M. Ravez[6], président de la Chambre des députés, a passé la journée d’hier à la préfecture de Versailles avec M. Laîné, frère du ministre de l’intérieur.

Après le déjeuner, on proposa une promenade dans le parc. M. Ravez offrit son bras à Mlle des Touches et nous suivîmes. En descendant une des allées latérales du Tapis-Vert, le président de la Chambre s’arrêta tout à coup en s’écriant : « Ah ! mon Dieu, je suis pris par un accès de goutte des plus violents ! » Il remit Mlle Stéphanie à son père, et jetant les yeux sur moi, il me dit : « Surgat junior ! Venez, jeune homme, venez me prêter le secours de votre bras, sur lequel je pourrai m’appuyer avec sécurité. » Me voilà donc l’Antigone mâle de M. Ravez.

Nous retournâmes péniblement sur nos pas pour regagner la préfecture : mais, au moment où nous débouchions sur la pièce d’eau, appelée le bassin de Neptune, la grille du parc qui fait face au côté droit de ce bassin s’ouvrit avec fracas et nous vîmes paraître un peloton de gendarmes d’élite, dont les chevaux étaient couverts d’écume. C’était l’avant-garde de l’escorte de Louis XVIII, dont la calèche découverte entra une minute après dans le parc, et alla se placer au centre, en face du bassin de Neptune, qui allait être mis en jeu pour le plaisir particulier de Sa Majesté. Nous nous approchâmes de la voiture.

Dès que le roi eut aperçu M. Ravez et M. des Touches, il leur fit signe de la main de venir à lui, et grâce à l’office de béquille que je remplissais en ce moment, j’abordai le souverain avec ces messieurs. Sa Majesté dit à l’oreille de M. Ravez quelques mots que je me détournai pour ne pas entendre, puis elle demanda à M. des Touches comment se portait Madame sa femme.

C’était toujours la question de bienveillance que Louis XVIII adressait au préfet de Versailles chaque fois qu’il le voyait, et parmi les nombreux gentilshommes ou autres fonctionnaires présents, il ne s’en est jamais trouvé un seul qui eût le courage de dire au roi qu’il se trompait, que M. des Touches était veuf depuis vingt ans. Comment veut-on, après cela, que les princes sachent la vérité, quand on ne croit pas devoir la leur dire pour de semblables bagatelles ?


(1819) Après avoir couché à Paris, j’avais rendez-vous hier matin avec mon camarade Xavier Huvelin, brigadier à la compagnie de Noailles, pour aller rendre visite à notre cher député du Doubs, M. Courvoisier. Celui-ci, qui venait de recevoir une cinquantaine de bouteilles de vin d’Arbois, a voulu nous en faire déguster une, malgré l’heure peu propice à cette opération. Tout en causant, le vin nous a paru si excellent que nous avons vidé deux bouteilles sans difficulté aucune.

Quelques instants après, nous passions près des Tuileries, et comme onze heures allaient sonner, Huvelin me proposa d’assister à la parade des gardes du corps. C’étaient les nobles Gramont. Ils débouchèrent du Pont Royal, entrèrent dans la cour, et la musique joua l’air presque national de la duchesse d’Angoulême : le Premier Pas. Nous regardions là, plantés au soleil, lorsque Huvelin se mit à fredonner quelques paroles sur le refrain joué par la musique ; peu à peu il prononça plus clairement et c’est avec stupeur que j’entendis :


Vive le roi ! Pour maintenir en France
L’honneur, la paix, l’abondance et la loi,
Aux ennemis il livre par prudence
Argent, vaisseaux et places de défense.
Vive le Roi !
Vive le Roi !

Vive le Roi ! D’une ligue étrangère
Contre son peuple, il implore la foi,
Des alliés…


Il continuait plein d’abandon et je commençais moi-même à chantonner lorsqu’un éclair jaillit, je saisis le bras de Xavier et lui dis : « Tais-toi donc ! » Il sursauta, me regarda, fit un demi-tour brusque et fila rapidement pendant que je le suivais à grands pas, tout ému du danger couru. Un garde du corps très attaché aux Bourbons et un secrétaire de préfet chantant ensemble un refrain bonapartiste de 1815 à la parade des Tuileries ! Si la moindre oreille nous avait entendus, nous étions perdus. Coquin de vin d’Arbois !


(1819) Le parti ultra-royaliste était tellement exaspéré à la suite de l’ordonnance du 5 septembre que les préfets, ceux surtout des départements entourant Paris, ne pouvaient plus exercer une influence capable de lutter avec avantage contre l’opposition royaliste extrême, si le roi ne prenait à l’égard des personnages haut placés les mesures de répression les plus décisives.

Lors des élections nouvelles qui suivirent ce coup d’État, Louis XVIII désirait voir arriver à la Chambre des députés bien connus par leurs principes constitutionnels et par leur modération. Il avait demandé à plusieurs reprises à M. le baron des Touches quels étaient les candidats les plus en mesure de réussir dans son département, et si la monarchie et l’intérêt public devaient se réjouir des choix faits par les électeurs. Sur la réponse du préfet que ces candidats étaient tout ce qu’on pouvait espérer de mieux, le roi avait témoigné à ce fonctionnaire toute la satisfaction que lui causait cette bonne nouvelle, et l’avait même félicité, à cette occasion, sur la manière habile dont il administrait son département.

Quelques jours après cet entretien, M. des Touches apprend que l’un des antagonistes les plus acharnés des candidats ministériels est M. le comte de Berthier de Sauvigny, colonel du 3e régiment d’infanterie de la garde royale, et que ce militaire, loin de rester passif dans une question aussi délicate, intrigue au contraire de tous les côtés pour s’opposer à la nomination de M. le baron Delaître.

Les démarches actives, audacieuses même, de M. de Berthier de Sauvigny et des personnes puissantes qui agissaient de concert avec lui, éveillèrent l’attention du gouvernement, et l’opposition cavalière d’un colonel de la garde aux volontés du trône arriva bientôt aux oreilles du roi.

Plusieurs jours avant la réunion des collèges électoraux, Louis XVIII vint dîner et coucher au Petit-Trianon. Il y eut, le soir même de son arrivée, une grande réception à laquelle se trouvaient conviées les autorités civiles et militaires. Lorsque tout le monde fut réuni, le roi appela lui-même M. de Berthier et lui dit de sa voix nerveuse et stridente : « Monsieur le colonel, j’ai appris que vous vous occupiez d’élections et que vous manifestiez même, dans cette grave circonstance, des vues entièrement contraires à celles de mes ministres et par conséquent aux miennes ; si ces démarches de votre part continuent et si vous vous mêlez de choses qui doivent rester étrangères à un homme de votre métier, je vous casserai à la tête de votre régiment. » Ces paroles nettes, prononcées avec énergie, produisirent l’effet désiré.


Le baron Capelle[7], dont l’extérieur lourd, empesé, n’annonçait ni esprit ni caractère, était un homme excessivement fin et adroit ; il a su, sous tous les gouvernements, se maintenir sur l’eau, et les divers ministres qui se sont succédé au pouvoir lui ont toujours confié de hauts emplois.

Il y a des hommes qui ressemblent à des plaques de liège que l’on enfonce du pied dans l’eau ou dans la boue, mais qui, quoi que l’on puisse faire, reviennent toujours à la surface.

Courtisan sous l’empire, M. Capelle qui a débuté, dit-on, par être comédien et qui n’a dû son entrée dans la carrière administrative qu’à la protection d’une des sœurs de l’empereur, dont il avait attiré l’attention par sa belle tenue, sa figure et sa jeunesse, M. Capelle est demeuré courtisan sous la monarchie légitime ; c’est le rôle qu’il devait préférer quand il était acteur, car il le joue à merveille. À l’époque du ministère Decazes, il se trouva bien un peu embarrassé, mais, aidé par le génie de l’intrigue que nul ne possédait mieux que lui, et grâce encore à la circonstance que voici, il fut bientôt raffermi sur ses étriers.

Les princes, ne voyant pas d’un bon œil la politique constitutionnelle de Louis XVIII, avaient jugé à propos, par l’entremise de quelques affidés, d’exercer une contre-police, qui, par des rapports exagérés, souvent même absurdes, cherchait à faire croire au comte d’Artois et aux autres membres de la famille royale que le système de M. Decazes tendait à bouleverser la société et à amener une révolution, dont les résultats seraient terribles.

Toutes ces menées de la faction ultra-royaliste avaient pour but d’effrayer le vieux roi et de le forcer à adopter un ordre de choses rétrograde, que leurs vœux et leurs manifestations contre-révolutionnaires appelaient depuis longtemps ; mais Louis XVIII était fort entêté ; il suivit imperturbablement son système, sans s’inquiéter de la frayeur plus ou moins affectée de son frère et de ses neveux.

Dans cette position, les princes, ne pouvant rien obtenir en ce qui touchait à la politique générale, et voyant leurs recommandations devenir plus nuisibles qu’utiles aux leurs, sentirent la nécessité de se rapprocher du ministre favori afin d’arriver, par des moyens conciliants, à des concessions qu’ils avaient tâché, en vain, d’obtenir par l’adresse et la ruse.

Pour atteindre ce but, il fallait un homme souple, capable de conduire cette négociation avec tact et, en outre, assez habile pour ne pas compromettre les augustes personnages au nom desquels il allait agir. M. Capelle était là.

On jeta aussitôt les yeux sur lui. Ses fonctions, indépendamment de celles plus officielles qu’il occupait au Conseil d’État, se bornaient à faire connaître à M. Decazes les désirs des princes, non pas pourtant en ce qui concernait le système adopté, mais seulement pour des objets de détail, tels que le placement de protégés dans l’armée, l’administration ou la magistrature. Au moyen des mystérieux messages de M. Capelle, les princes obtenaient à peu près ce qu’ils désiraient, et les choses marchèrent ainsi jusqu’au jour de l’assassinat du duc de Berry.

Cette anecdote, bien que je ne puisse l’appuyer d’aucune pièce officielle, est néanmoins de la dernière exactitude. Je puis la certifier autant qu’il est possible de certifier un fait que les personnes haut placées, au milieu desquelles je vivais, regardaient comme parfaitement vrai, lorsque je la leur ai entendu raconter.

Le baron Capelle était ministre des travaux publics dans le cabinet Polignac, ce qui faisait dire, fort malignement, que pour ses apostasies et ses méfaits, on l’avait à juste raison condamné aux travaux forcés.

J’ai connu personnellement M. Capelle ; il avait été préfet du Doubs et était resté en relations avec ma famille ; c’était aussi un habitué du salon de Mme la marquise de Montcalm, et je le voyais souvent chez elle.


(Décembre 1819.) J’ai été présenté à M. le comte Decazes, ministre de l’intérieur et président du conseil des ministres.

M. Courvoisier, député du département du Doubs, a bien voulu se charger de ce soin.

M. Decazes est, chacun le sait, le favori, le benjamin de Louis XVIII. La réputation de talent qu’on lui accorde, les brillantes qualités qui le distinguent, en font un des hommes les plus remarquables de cette époque ; ajoutez à cela qu’il est tout puissant sur l’esprit du roi, et qu’il obtient tout ce qu’il veut. De plus, M. Decazes est grand, bien fait, d’une charmante figure, et plein de finesse et d’esprit ; il est aimable, gracieux, insinuant, et son regard vif et scrutateur semble plonger dans le vôtre et arracher les pensées enfouies au fond de votre cœur. Sa haute position excite une jalousie universelle, et les ultras, avec leurs opinions gothiques, ne peuvent pardonner à un petit garçon sans naissance d’avoir usurpé dans l’affection du roi une place qui ne devrait être jamais accordée qu’à un gentilhomme pur sang, et dont les ancêtres auraient joui en tout temps des faveurs de la cour.

Quoi qu’il en soit, en entrant dans le salon de M. le comte Decazes, une émotion extrême s’empara de moi, mes idées se troublèrent de telle sorte que je sentis parfaitement que si le ministre m’adressait la parole en ce moment même, il me serait impossible de lui répondre.

Quand je l’abordai, sous l’aile protectrice de M. Courvoisier, il s’aperçut très bien de l’émotion qui m’agitait, et je lui dois cette justice qu’il chercha tout aussitôt par un mot bienveillant à me remettre dans mon assiette ordinaire ; il y réussit. Après quelques questions particulières sur mes études, mes travaux à la préfecture de Versailles, il me promit solennellement, ainsi qu’à M. Courvoisier, l’un de ses plus fidèles et de ses plus éloquents soutiens à la tribune nationale, de me comprendre sur la première ordonnance de nomination de sous-préfets qu’il aurait à soumettre à la signature de Sa Majesté.

Je quittai le ministère la joie au cœur, et crédule que j’étais, je m’endormis avec l’espoir de me réveiller coiffé d’un chapeau à plumes et l’épée au côté. Mais, hélas ! les promesses des ministres sont plus fragiles encore que celles des femmes, il faut les écrire sur le sable, avec une plume tirée de l’aile d’un papillon.

Pendant deux longs mois qui me parurent des siècles, je me rendis avec une religieuse exactitude aux soirées du premier ministre, et chaque fois qu’il m’adressait la parole, c’était toujours pour me dire que ma nomination paraîtrait incessamment. Un soir, entre autres, que je causais dans un des coins du salon avec mon ami, M. Dupeloux, sous-préfet de Corbeil, l’un des plus jeunes, des plus charmants magistrats de notre département de Seine-et-Oise, auquel le ministre de l’intérieur avait dès longtemps annoncé une préfecture, Son Excellence nous aborda, et, sans donner la moindre attention à mon voisin, elle me dit : « Vous saurez, avant la fin de la semaine, quelle sera votre résidence. » Convaincu que je n’avais plus qu’à commander mon habit brodé, j’allais quitter le bras de Dupeloux et m’esquiver, quand je m’aperçus que le pauvre sous-préfet avait la figure renversée ; il ne pouvait revenir du silence obstiné que le ministre avait gardé vis-à-vis de lui, silence qui lui enlevait tout espoir d’avancement.

Je tâchai, à l’aide de raisons détestables, car il ne m’en venait pas de bonnes, de consoler mon ami malheureux, mais je ne pus y parvenir. « Bah ! bah ! me répondait-il sans cesse en regagnant notre hôtel, vous allez être nommé et je ne le serai pas ! Il faut me résigner à rester sous-préfet toute ma vie, ou bien à donner ma démission. » Et Dupeloux a vingt-huit ans, une des plus jolies sous-préfectures de France, et l’avenir s’ouvre immense pour lui ! Cet âge serait-il par hasard l’âge de l’impatience, de l’ambition ? Eh bien ! le sous-préfet de Corbeil vient d’être appelé récemment à la préfecture des Basses-Alpes, et je suis en expectative… La phrase si précise du ministre s’adressait à Dupeloux et non à moi, seulement M. Decazes se sera trompé de masque.

Maintenant le ministère Decazes résistera-t-il aux attaques violentes dont il est l’objet ? S’il tombe un de ces matins sous les coups redoublés et furieux des ultras, mon chapeau à plumes fera sans doute naufrage avec lui.

L’abus des promesses, c’est le cas de le dire à cette occasion, m’a toujours paru une chose révoltante. On dirait vraiment que plus un homme est élevé, plus il est en droit de se jouer de sa parole. Ah ! si l’on pendait un ministre lorsqu’il manque à ses engagements, qui, en raison de sa haute position, devraient être toujours sacrés, il y aurait plus de moralité dans le gouvernement et moins de solliciteurs aux portes des ministères ! D’une part, les fonctionnaires ne se feraient pas illusion sur leur avenir, et, de l’autre, les coureurs d’emploi, dont les titres ne seraient pas sérieux, se trouveraient promptement éconduits.


(Février 1820). Depuis le 13 de ce mois, jour de l’assassinat du duc de Berry, M. le comte Decazes, attaqué avec une violence extrême par la presse légitimiste et par les différentes factions de la Chambre des députés, a été contraint, avant-hier 17, de résigner entre les mains du roi son portefeuille de ministre de l’intérieur et de la présidence du conseil.

Pour se venger de ce qu’on le mettait dans la nécessité de renvoyer un homme qu’il aimait, et que dans l’intimité il se plaisait à appeler du doux nom de fils, en même temps, pour donner encore à son favori un témoignage de son affection et de ses regrets, Louis XVIII vient de lui accorder, comme fiche de consolation, une gratification considérable, le cordon du Saint-Esprit, l’ambassade de Londres et le titre de duc et pair. Il y a plus, c’est que, par une de ces attentions délicates qui ne se révèlent d’habitude que pour une maîtresse bien-aimée, le roi a dicté lui-même les mots d’ordre et de ralliement que voici : « Élie, prénom de M. Decazes, et Chartres, nom de la ville où celui-ci allait coucher. » Puis il a fait mettre, le lendemain matin, dans son cabinet de travail le portrait du nouvel ambassadeur à Londres, à la place de celui de François Ier.

M. Lepelletier d’Aulnay, qui est venu dîner ce soir à la préfecture en arrivant à Paris, nous a raconté fort spirituellement ces diverses anecdotes, qu’il a terminées par un coup de griffe sanglant contre les ultras, dont il ne peut souffrir, comme tant d’autres, la morgue, la jactance et l’impéritie.


(Octobre 1820). Après ma nomination de secrétaire général de la préfecture de la Lozère, datée du 30 septembre, j’ai été présenté lundi dernier 5 courant au roi Louis XVIII et à la famille royale par M. le duc de Richelieu, premier ministre de Sa Majesté. Mon entrée aux Tuileries me causait beaucoup moins d’effroi que ma première visite à M. Decazes. Je connaissais, pour les avoir vus tour à tour dans les différents salons ministériels, presque tous les personnages que de vieux services rendus pendant l’émigration avaient placés autour du trône, et je dois avouer que cette connaissance n’était pas propre à me donner une haute idée de l’intelligence gouvernementale des conseillers de la couronne. Pendant que je faisais quelques réflexions à cet égard, les deux battants de la porte placée derrière le groupe où je me trouvais s’ouvrirent avec fracas et le silence le plus profond succéda au bruit confus des voix qui bourdonnaient dans cette salle. C’était l’audience du roi. Un huissier annonça d’abord les députations des corps constitués qui venaient complimenter Sa Majesté à l’occasion de la naissance du duc de Bordeaux, puis ensuite, il jeta rapidement les noms des divers fonctionnaires de tous les ordres admis à cette audience. Ceux-ci, poussés par un autre huissier au fur et à mesure qu’ils étaient appelés, défilaient méthodiquement les uns après les autres, comme des capucins en procession, et se bornaient à faire en passant un salut au Roi, qui répondait par un signe de tête bien grêle, bien sec, ne leur adressant la parole qu’à de fort rares intervalles. Lorsque mon tour fut venu et que M. le duc de Richelieu, qui se tenait debout à côté du fauteuil de Sa Majesté, m’eut pris par la main pour me conduire près d’elle, Louis XVIII sourit en me voyant paraître et dit avec une bienveillance marquée : « Voilà, mon cher due, un de vos protégés ; il est bien jeune ; tant mieux, cela prouve encore plus pour lui. » À l’instar de mes devanciers, je tirai une révérence à me rompre l’épine dorsale et je m’éloignai de quelques pas pour laisser le Roi causer librement avec son ministre.

En sortant des appartements du souverain à travers une foule peut-être envieuse de mon bonheur et qui me prenait sans doute pour le fils d’un grand personnage, nous entrâmes chez les princes, où je trouvai le cérémonial beaucoup moins sévère. Il faut en excepter pourtant Mme la duchesse d’Angoulême, dont l’étiquette est absolument semblable à celle de son oncle. Monsieur était debout dans son salon et causait d’une manière simple, aimable, presque familière, avec chacune des personnes qui s’y trouvaient réunies. Dès que le duc de Richelieu fut annoncé, le prince vint au-devant de Son Excellence, échangea quelques paroles avec elle, et quand mon protecteur m’eut présenté à Monsieur : « Vous êtes bien jeune, me dit Son Altesse Royale, mais élevé à l’école de M. le baron des Touches, ainsi que vient de me l’apprendre M. le duc de Richelieu, vous ne pouvez que faire bientôt un bon administrateur. — Monseigneur, répondis-je sans la moindre hésitation, je suis jeune, il est vrai, mais peut-on jamais avoir trop d’années à consacrer au service du Roi et de son auguste famille ? — J’approuve vos sentiments et vos bonnes dispositions, reprit le comte d’Artois, et j’aime à croire qu’ils seront durables. »

Le prince s’entretint pendant quelques instants encore avec le duc de Richelieu et nous prîmes congé de lui. J’accompagnai le président du conseil à son hôtel, place Vendôme, où je fus retenu à dîner pour le soir même. De là, je revins en toute hâte retrouver aux Tuileries M. le baron des Touches, qui me conduisit chez M. le duc d’Angoulême, dont les paroles ne vinrent pas jusqu’à moi, tant Son Altesse était pressée par ceux qui l’entouraient. Le prince, d’ailleurs, causait avec tout le monde à la fois ; il est petit, manque de physionomie et n’a pas de distinction. Son uniforme de général surtout contraste singulièrement avec sa tournure antimilitaire, et un balancement qui ne le quitte pas rappelle trop celui de certains animaux sauvages du Jardin des plantes.

En nous rendant chez Mme la duchesse d’Angoulême, nous traversâmes une grande pièce coupée en deux dans sa longueur par une petite barrière à hauteur d’appui, assez semblable à celles qui se trouvent dans les bureaux de diligence ; derrière cette barrière était le berceau de M. le duc de Bordeaux, au chevet duquel se tenait, droite comme un cierge pascal, Mme la comtesse de Gontault, sa gouvernante. Un huissier, placé au pied du berceau et de notre côté, demandait le nom de chaque personne et le jetait à haute voix dans l’espace lorsqu’on passait. Quand vint mon tour, je m’inclinai profondément devant l’auguste enfant, ou l’enfant du miracle, comme on l’appelle, et je pensai que si ce petit prince, plus avancé en âge, se montrait aussi insensible à la flatterie qu’aujourd’hui, ce serait d’un bon augure pour le peuple qu’il aurait à gouverner.

J’ai trouvé fort ridicule cet usage de présenter de graves personnages à un enfant au berceau qui ne sait encore que crier et pleurer pour exprimer ses désirs ou ses douleurs.

Ma présentation à Mme la duchesse d’Angoulême me causait une excessive frayeur, car cette princesse est la plus impopulaire de tous les membres de la famille royale. Pourtant j’entends dire à mes amis de la garde qu’il est difficile de rencontrer, dans la vie intérieure, une bienveillance plus soutenue qu’en elle et une égalité de caractère plus complète. Quoi qu’il en soit, j’étais vivement ému lorsque je me trouvai en sa présence ; sa figure, qui m’avait paru sèche et guindée, se dérida tout à coup, un sourire, sourire dont elle est toujours avare, effleura ses lèvres, et le dialogue suivant s’établit entre elle et moi :

La princesse. — Ah ! vous allez dans la Lozère ?

Moi. — Oui, Madame.

La princesse. — La Lozère n’est-elle pas l’ancien Gévaudan ?

Moi. — Oui, Madame.

La princesse. — Ah ! mon Dieu ! c’est le pays de la bête ?

Moi. — Oui, Madame.

La princesse. — A-t-on jamais su ce que c’était que cette bête et d’où elle sortait ?

Moi. — Oui, Madame ; c’était une hyène qui s’était échappée d’une ménagerie ambulante et qui était venue se réfugier dans les montagnes de la Lozère. Elle causait de grands ravages et jetait l’épouvante dans toute la province. Une compagnie de dragons, envoyée par ordre de votre auguste père pour la traquer, en délivra le pays.

La princesse. — Je me rappelle toujours la frayeur dont j’étais saisie dans mon enfance lorsqu’on me racontait l’histoire de la bête du Gévaudan. — Quel est votre préfet, non pas à propos de bête, je vous prie ?

Moi. — M. Moreau, Madame.

La princesse. — Est-ce le frère du maréchal ?

Moi. — Oui, Madame, c’est le frère cadet.

La princesse. — Avec un homme qui porte le nom de Moreau, vous devez vous trouver heureux ?

Moi. — On l’est toujours en servant le Roi et son auguste famille.

Mes réponses aux princes n’étaient pas, comme on le voit, d’une grande variété, mais elles avaient le mérite d’être utilisables dans presque toutes les circonstances officielles. On me trouvera peut-être bien versé aussi dans l’histoire du Gévaudan pour avoir répliqué avec autant de précision à la fille de Louis XVI. Je ne veux pas faire le fin. Dès que ma nomination m’a été connue, j’ai recherché les divers ouvrages qui traitaient du pays dans lequel j’allais ouvrir ma carrière et je les ai lus avec avidité en prenant sur chaque fait curieux une note analytique. Voilà pourquoi je connais si bien le Gévaudan.



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  1. Le beau colonel Fortuné de Brack prenait ses Elmire tantôt au théâtre, tantôt dans les salons du faubourg Saint-Germain, tantôt même sur le trône. Celle de ce soir-là était Mlle Mars, alors en rivalité d’amour avec une grande dame ; on fit circuler à ce propos la nouvelle suivante : « Il a été perdu, depuis la rue de la Tour des Dames jusqu’à la rue de *** un beau brac, répondant au nom de Fortuné ; ceux qui le trouveront sont priés de le ramener à Mme la duchesse de X…., ou à Mlle Mars, sociétaire de la Comédie française. »
  2. Brack, dit de Brack (Antoine-Fortuné), 1789-1850. Fils d’un censeur royal, il devint sous-lieutenant au 7e hussards en 1807, capitaine aux chevau-légers-lanciers de la garde impériale en 1813, colonel du 9e chasseurs en 1815. Mis en demi-solde sous la Restauration, il alla servir au Brésil, rentra au service en 1830, fut nommé colonel du 4e hussards en 1832 et général de brigade, commandant l’école de cavalerie, en 1838. La publication des Manuels pour les classes régimentaires et surtout des fameux Avant-postes de cavalerie légère a placé le général de Brack au premier rang des écrivains militaires. Son aspect fin, délicat, efféminé, le faisait appeler par ses camarades Mlle de Brack, mais c’était un soldat d’une énergie et d’une bravoure superbe. Il était le neveu de Cuvier.
  3. Clère (Pierre-Gaspard), 1791-1866. Sous-lieutenant au 26e chasseurs en 1813, colonel du 5e hussards en 1840. Commandeur de la Légion d’honnenr, chevalier de Saint-Louis.
  4. C’est le 2 mai 1814 que le duc de Berry avait fait la connaissance de Virginie Oreille, l’ancienne maîtresse du maréchal Bessières. Elle lui donna deux fils : Charles-Louis-Auguste Oreille, né à Paris le 4 mars 1815, et Ferdinand Oreille, né le 10 octobre 1820. L’aîné, officier d’infanterie en Autriche, mourut à Passy en 1858. Il avait épousé Élisabeth Jugan, dont il eut un fils : Charles-Casimir Oreille de Carrière, artiste dramatique, marié en 1856 à Marguerite-Caroline Chausseblanche, également artiste dramatique. Le cadet servit en France comme capitaine de cavalerie, fut retraité en 1866 et mourut sans alliance.
    Virginie épousa en 1843 François Touchard, entrepreneur des messageries, dont elle avait une fille depuis 1834. L’ancienne maîtresse du duc de Berry est morte en octobre 1870, à l’âge de quatre-vingts ans.
  5. D’après certains racontars, il occupait encore auprès de cette princesse une autre situation analogue à celle du comte de L. et de plusieurs autres. Celui-ci, qui avait été lié fort intimement avec la sœur de Napoléon sous le premier Empire, lui rendit visite à Rome vers 1820, pendant un voyage qu’il fit en Italie. Reçu au petit lever de la princesse auquel assistaient une dizaine de personnes, il se montra aimable et charmant selon son habitude. Le soir même, dans un bal, il rencontrait Pauline qui s’approcha de lui : « Vous avez été très gentil de venir me voir ce matin, lui dit-elle, et j’en suis fort touchée, mais vous avez manqué de grâce en ne vous faisant pas présenter à mon mari. — Votre mari ?… Je suis confus, princesse… où était-il donc ? — Belle question par exemple ; vous l’avez bien vu, il était à côté de moi dans mon lit. — Toutes mes excuses, répondit le comte de L., j’ignorais que ce fût lui »
  6. Ravez (Auguste-Simon-Hubert-Marie, comte), 1770-1849. Fils d’un marchand de parapluies, avocat à Lyon, député de la Gironde en 1816, conseiller d’Etat. Il présida la Chambre pendant dix sessions successives et acquit une grande influence sur la majorité parlementaire. Grand officier de la Légion d’honneur en 1824, commandeur des ordres du roi en 1825, premier président à la cour royale de Bordeaux en 1824, il fut élevé à la pairie en 1829 et resta étranger à la politique pendant le règne de Louis-Philippe.
  7. Capelle (Guillaume-Antoine-Benoît, baron), 1775-1843. Préfet du département de la Méditerranée en 1808, puis du Léman en 1810. Nommé préfet du Doubs en 1815 et conseiller d’État, il devint secrétaire général du ministre de l’intérieur en 1822, préfet de Seine-et-Oise en 1828 et entra le 19 mai 1830 dans le cabinet Polignac. Condamné à la prison perpétuelle à la suite des ordonnances, il rentra en France quelques années après par suite de l’amnistie et mourut oublié. — Le baron Capelle était l’oncle de Marie Capelle, qui, devenue Mme Lafarge, fut malheureusement célèbre.