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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre IX

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 39-42).

DEUXIÈME PARTIE.

Défenses employées contre les torrents.


CHAPITRE IX.

Ravages des torrents dans les montagnes.

Deux régions, on l’a vu plus haut, sont principalement soumises aux dévastations des torrents : c’est le bassin de réception dans la montagne, et le lit de déjection dans la plaine.

On comprend de suite de quelle manière s’exercent les dévastations dans la montagne.

Le torrent, qui roule un grand volume d’eau sur des pentes très-rapides, affouille, et ronge avec fureur le pied de ses berges. Celles-ci s’éboulent, et abaissent peu à peu vers le lit les propriétés voisines, que les eaux finissent par engloutir.

Comme les berges sont généralement très-profondes, leur chute entraîne des effets dont les limites s’étendent fort loin. Tout le terrain environnant s’ébranle. Certaines parties, minées par la base, s’affaissent en masse ; d’autres glissent ; d’autres se crevassent. Le long des deux rives du torrent, on voit courir de larges fentes, dirigées parallèlement au lit. Ces affaissements, ces fentes, cet ébranlement, communiqués de proche en proche, se propagent jusqu’à des distances incroyables, et finissent par embrasser des pans tout entiers de montagnes.

On cite plusieurs de ces quartiers que les érosions des torrents ont rendus tellement mouvants, qu’il est devenu impossible d’y asseoir des constructions. Sur la rive gauche du torrent des Moufettes, on voit des maisons appartenant au village des Andrieux, qui ont été lézardées à une distance du lit, de plus de 800 mètres. — Sur la route no 92, en face des Ardoisières, on a l’exemple d’un revers considérable de montagne rongé par la Romanche, et tourmenté par de continuels mouvements. L’instabilité de ce sol a forcé plusieurs familles d’abandonner des chalets, situés à de grandes distances de la rivière. L’on comprendrait à peine que celle-ci pût être la cause de mouvements aussi lointains, si l’analogie des faits, et d’autres preuves encore, ne l’avaient pas révélé de la manière la plus irrécusable[1].

Il existe des villages entiers, bâtis dans les bassins de réception, qui sont menacés d’être engloutis de cette manière par les torrents. Chaque année, le torrent gagne du terrain, et le village lui abandonne quelques cabanes. Ces faits démontrent la marche envahissante de ces cours d’eau. Peu menaçants dans l’origine, ils grandissent, ils s’étendent, et bientôt ils atteignent les habitations, construites sans défiance à de grandes distances de leurs rives. — Il y avait, avant le treizième siècle, sur les bords du Rabioux, près de Châteauroux, un monastère habité par des Bénédictins. Plus tard, les moines le désertèrent dans la crainte d’un engloutissement. Aujourd’hui on en découvre les ruines, suspendues au milieu des berges vives du torrent[2].

Le plus souvent, l’affaissement du sol se fait graduellement, et cette action est d’autant plus lente et plus régulière qu’elle embrasse une région plus étendue. La grande masse de terrain amortit les mouvements et leur imprime une sorte de continuité. Mais d’autres fois aussi, le sol se détache, et tombe brusquement, comme par l’effet d’une secousse. C’est ainsi que dans la vallée du Dévoluy, il y a quelques années : un lambeau de la montagne d’Auroux, couvert de champs cultivés, s’abîma comme un seul bloc dans la gorge du torrent de Labéoux. La commotion due à cette épouvantable chute fut ressentie jusqu’au village de la Cluse, et les habitants l’attribuèrent à un tremblement de terre. La cause n’était pas ailleurs que dans l’érosion du torrent, qui avait sapé la base du terrain.

Ceci demande une explication.

Beaucoup de terrains sont formés de bancs parallèles, disposés par assises planes, et relevées sur de fortes inclinaisons. Souvent une couche interposée, plus soluble ou moins tenace, se décompose par les infiltrations. S’il arrive en même temps que les bancs supérieurs soient attaqués par le pied, un poids énorme de terrain se trouve suspendu sans support au-dessus d’un gouffre ; la force d’adhésion, étant affaiblie, ne suffit plus pour retenir cette masse, et l’attacher au corps de la montagne. Alors elle se détache en entier, et glisse sur la surface de la couche décomposée, comme sur un plan incliné. — On peut remarquer en effet que de pareils glissements se manifestent fréquemment dans les calcaires du lias, qui se décomposent avec une extrême facilité, et qui affectent la stratification schisteuse : ce genre de terrain est très-répandu ici.

D’autres terrains ont été formés par les débris des parties supérieures de la montagne ; ils composent une masse grossière, sans stratification, et le plus souvent sans consistance, qui recouvre le noyau stratifié de la montagne, et forme à sa surface des couches d’une grande épaisseur. Il est rare qu’un bassin de réception ne comprenne pas dans son enceinte un grand lambeau de cette formation toute moderne, car c’est dans les parties creuses que les débris ont dû rouler et s’entasser de préférence. On conçoit que les érosions qui ont lieu dans de semblables terrains, lorsqu’elles attaquent le fond de berges très-élevées, doivent forcer le sol à se détacher par grandes masses, et les ruptures se feront suivant des prismes immenses, d’après des lois semblables à celles de la poussée des terres.

Ainsi, c’est dans l’abondance de certains genres de terrains, et dans la composition du sol même de ces montagnes, qu’il faut placer le secret de la principale puissance des torrents. Cette vérité sera mise dans tout son jour plus bas.


  1. À ces exemples, ajoutes : les mouvements du sol dans la montagne de Saint-Sauveur, en face d’Embrun, provoqués par le torrent de Vachères et par plusieurs autres torrents de troisième genre. — id. : ceux du quartier de Vabriès, miné par le torrent de Crevoux, sur sa rive gauche. — id. : de Villard Saint-André, par le même torrent, sur sa rive droite : ce dernier terrain est devenu plus mouvant encore depuis l’établissement d’un canal d’arrosage. — id. : ceux dus au torrent de Sainte-Marthe, près de Caleyères : un moulin est sur le point d’être abîmé. — id. : ceux dus au torrent de Merdanel, au-dessus de Chadenas, etc.

    On remarque encore des mouvements très-violents dans les parties supérieures du Devizet, de Labéoux, du Rabioux, de Boscodon, du Ruisseau-Blanc (Lautaret), etc., etc.

    J’ai cru devoir multiplier ici les citations, parce que la cause de ces mouvements a été souvent mal interprétée, notamment dans l’exemple cité plus haut, en face des Ardoisières. Les habitants l’attribuent à la nature particulière du terrain. N’ayant que cet exemple sous les yeux, ils ne comprennent pas que c’est là un phénomène tout à fait général et commun a tous les torrents.

  2. Sont menacés de la même manière : le village de Lacluse, par Labéoux (Dévoluy) ; — celui des Hières, par le Mauriand ; — celui des Arvieux, par les Moulettes ; — le hameau des Marches, et le hameau des Maisonnasses, par le torrent de Rousensasse, rive droite du Drac (Champsaur).