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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre X

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 43-46).

CHAPITRE X.


Défenses usitées dans les montagnes.

Je ne parlerai que des défenses qui sont employées dans le pays.

Elles sont de deux sortes :

1o Les terrains périssant par le pied, on les défend en revêtant celui-ci de murs : on forme ainsi au bas des berges une espèce de digue longitudinale. C’est le premier genre de défense.

Il en existe peu d’exemples sur les grands torrents, probablement parce qu’il a toujours dû paraître insuffisant ; et, de fait, il n’a réussi nulle part. Les eaux, encaissées par un mur, ne pouvant plus ronger les berges, rongent avec plus d’énergie le fond. Par cette réaction, le lit se trouve attaqué, affouillé, approfondi, et le mur demeure pendu au-dessus d’un gouffre. — On peut citer, comme un exemple de cette action, un mur construit de cette manière sur la rive droite du torrent des Moufettes. Les fondations sont aujourd’hui en l’air, à 4 mètres au-dessus des eaux.

2o Le second genre de défense est beaucoup plus rationnel. Il consiste à barrer le lit par des murs de chute placés à l’aval des terrains que l’on veut protéger. Ces ouvrages réalisent à la fois deux effets, qui sont tous les deux très-favorables à la défense. D’une part, ils retiennent le fond du lit ; de l’autre, ils brisent la pente des eaux. La première action s’oppose à l’entraînement du terrain ; la seconde amortit la violence du courant. Ainsi, ils n’empêchent pas seulement les érosions ; ils en détruisent même la cause. Tel est le motif de leur supériorité sur les murs longitudinaux.

Ces barrages sont très-répandus. Ils ont toujours produit d’excellents résultats. Des terrains complètement mouvants ont été consolidés par eux. Il existe au-dessous du village du Villard d’Arène, et sur la rive droite de la Romanche, un exemple très-remarquable de la fixation d’une vaste étendue de terrain, opérée par la construction d’un seul mur de chute. Une superficie de plus de 4 000 ares, sur laquelle est bâti le village, était disloquée dans tous les sens par les affaissements du sol. La route royale, no 91, qui traverse ce quartier, s’infléchissait insensiblement vers la rivière. Dans le village, on observait depuis un temps immémorial qu’il était impossible de faire tenir aux murs leur aplomb, comme aux planchers leur niveau. Beaucoup de maisons étaient crevassées, et le clocher de l’église penchait d’une manière très-visible. C’est à l’aval de ce terrain que l’on construisit, sous l’empire, un fort barrage de 8 mètres de chute. Depuis cette époque, le terrain peu à peu s’est raffermi : les mouvements, devenus chaque année plus rares et plus faibles, ont fini par s’éteindre tout à fait.

Ordinairement ces barrages sont construits en pierres sèches. Leur parement, dressé avec le plus grand fruit possible, forme une surface courbe, dont la convexité est tournée vers l’amont : ils opposent ainsi plus de résistance au courant. Deux causes surtout tendent à les détruire, et doivent être combattues avec soin. L’une est dans l’affouillement qui se fait au pied du mur, par l’effet de la chute ; on le prévient en tapissant cette partie du lit avec un enrochement. L’autre est dans l’érosion des berges, aux deux extremités du mur. Si ou ne fait rien pour l’empêcher, elle ouvre peu à peu un passage au courant qui s’y précipite ; le mur est alors tourné, et il périt à la première crue. La courbure même du mur favorise cette action, parce qu’elle tend à rejeter les eaux sur les côtés. Pour la prévenir, on donne au couronnement du mur un profil concave vers le ciel, avec une forte flèche, ce qui attire la plus grande violence du courant vers le milieu du mur et l’éloigne des berges. En outre, on enracine profondément le mur dans les berges, et on relève fortement ses extrémités. Quelquefois même, on l’accompagne de murs en retour, qui garantissent les berges d’amont. Construits avec toutes ces précautions, les barrages résistent très-longtemps.

Il est assez difficile de fixer avec précision la longueur de rive qui sera protégée par un barrage nouvellement construit. La saillie du barrage au-dessus du fond du lit, exerce un effet semblable au remous, occasionné par les barrages dans les rivières ; mais l’étendue du champ de la défense n’est pas mesurée par l’amplitude du remous : en effet, il ne suffit pas que les pentes soient simplement affaiblies pour empêcher les érosions latérales ; il faut qu’elles soient affaiblies jusqu’à une certaine limite, au-dessous de laquelle commence l’action défensive, et au-dessus de laquelle la diminution de vitesse n’est pas suffisante pour la faire naître. Or cette limite varie avec la nature des terrains.

Quand le terrain que l’on veut protéger embrasse une trop grande longueur de rive, on divise la pente par une suite de murs, échelonnés les uns au-dessus des autres[1]. Ici nous tombons dans une disposition qui a été proposée souvent comme un système de défense à suivre, pour mettre un terme aux dévastations des torrents. Nous la reprendrons plus tard, sous ce point de vue d’application générale. Pour le moment, où il ne s’agit que de défendre une portion limitée de rive, je me borne à la remarque qui suit :

La longueur de rive protégée par un barrage, décroît rapidement à mesure que la pente du lit augmente[2]. Il suit de là qu’en remontant le cours d’un torrent, comme la pente va en s’accroissant, la dépense des barrages, nécessaires pour défendre une longueur donnée de rive, s’accroît aussi. En même temps la valeur intrinsèque des propriétés diminue, parce qu’on s’élève vers des régions plus froides, plus stériles et moins habitées. Par cette double raison, on aura bientôt atteint une limite où la valeur des propriétés ne sera plus en rapport avec la dépense des nombreux barrages qu’il faudrait faire pour les protéger. Alors ce genre de défense devient complètement inapplicable, si, je le répète, on ne lui demande pas autre chose que de protéger les terres riveraines.

On n’a jamais employé ici ni les fascinages, ni les palissades clayonnées qui sont recommandées par Fabre[3], et qui paraissent convenir parfaitement à cette sorte d’ouvrages. Ce mode de construction enlèverait aux barrages un inconvénient très-grave, dont nous parlerons plus bas, et qui est inséparable de l’emploi des maçonneries sèches.

Les barrages sont fréquemment employés pour assurer les prises d’eau des canaux d’arrosage. Là surtout il importe d’empêcher que le lit ne s’approfondisse, car s’il se trouvait plus bas que le canal, celui-ci serait tari[4].


  1. Ruisseau de Marigny sous les murs d’Embrun, — torrent des Graves.
  2. Voyez la note 7.
  3. No 305 et suivants.
  4. Barrage sur le Boscodon pour assurer la prise de canal de Saint-Jean. — Cet ouvrage, en pieux battus et moisés, a coûté 14 000 fr.