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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XIV

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 62-65).

CHAPITRE XIV.


Mode de construction des défenses.

On emploie dans les défenses les cinq genres de construction suivants :

1o Levée en perré ;

2o Murs à chaux et sable ;

3o Murs à pierres sèches ;

4o Chevalets ;

5o Coffres.

1o Les perrés sont employés de préférence dans les digues longitudinales. Les maçonneries à chaux et sable s’emploient également dans les digues et dans les épis. Les trois dernières constructions ne s’appliquent guère qu’aux épis.

Les levées en perré sont formées d’une chaussée en terre, dont le couronnement a de 2 à 3 mètres de largeur, et s’élève de 2 à 3 mètres au-dessus du lit du torrent. Le talus du côté des eaux est revêtu par un perré incliné à 45 degrés, et fondé de 1 mètre à 1,50 m dans le lit. Le talus oppose est en terres coulantes. Le perré est construit avec de gros matériaux, dont la queue varie de 40 à 75 centimètres. — Quand on redoute un affouillement, on protège le pied du perré par un enrochement. Celui-ci est formé des blocs les plus volumineux possible, et qui doivent tous être supérieurs à un cube minimum prescrit. Ce minimum est généralement de 30 centimètres cubes. On les pose à la main, comme une véritable maçonnerie sèche, et la surface extérieure est dressée avec le même soin que celle du perré. Elle suit une courbe arrondie qui part horizontalement du pied du perré, et pénètre dans le sol suivant une tangente verticale. On donne ordinairement à l’enrochement 3 mètres de largeur, sur 2 mètres de profondeur[1].

Je, décris simplement les procédés en usage. Je ne les donne pas comme les meilleurs, mais comme ceux qui ont été employés jusqu’à ce jour, et sur lesquels on a recueilli des observations, qui auraient peut-être été autres, avec d’autres modes de construction. Dans ma pensée, la forme que l’on donne aux enrochements, n’est pas la plus convenable. On dresse leur surface suivant une courbe convexe du côté des eaux. Or, c’est tout l’opposé qu’il faudrait faire. La courbe devrait être concave, se raccorder tangentiellement avec le perré, pénétrer dans le sol à une plus grande profondeur que la courbe actuelle, et se terminer par une tangente horizontale. L’enrochement pourrait n’être formé que d’un seul rang de blocs, et deviendrait un véritable prolongement du perré, continué suivant des inclinaisons de plus eu plus douces, et avec des blocs de plus en plus volumineux[2]. Cette courbe est celle que forment d’eux-mêmes les cours d’eau rapides, au milieu des terrains caillouteux, dans les parties de leur lit, où le régime a pris quelque stabilité. On peut l’observer sur beaucoup de points de la Durance, où les eaux se sont mises en équilibre avec la résistance du lit.

2o Les murs à chaux et sable, sans enrochement, étaient fréquemment employés autrefois. Jusqu’à ce jour on regardait ce genre de construction comme étant plus solide que tous les autres. Cela est tout au plus vrai pour les épis, et cela n’est plus vrai pour les digues longitudinales. — On peut constater, sur une foule de points, que de pareilles digues construites à chaux et à sable, ont été renversées, là où les perrés ont tenu[3]. Quand le torrent creuse, le perré résiste mieux qu’un mur, parce que son inclinaison diminue la violence de l’affouillement. Quand le torrent exhausse, le perré est encore préférable pour deux motifs. D’abord, il soutient mieux la poussée des matières qui s’entassent dans le lit. Ensuite il peut être exhaussé sans difficulté, à mesure que le lit lui-même s’exhausse ; un mur ne présente pas In même facilité, parce qu’en le surhaussant on l’affaiblit. Ce dernier avantage est surtout d’un grand prix. Beaucoup de défenses sont provisoires, parce qu’elles n’empêchent pas l’exhaussement du lit (chapitre 12). Dans ce cas, c’est une grande ressource de pouvoir suivre avec les travaux l’exhaussement graduel du lit, et d’opposer à l’action continue du torrent, des ouvrages qui soient eux-mêmes faciles à continuer[4]. Cette ressource, quoique précaire, n’en est pas moins précieuse, parce qu’en reculant le mal, elle sauve au moins le présent, et donne le temps de trouver pour l’avenir des remèdes plus efficaces.

Les perrés, sous tous les rapports, sont donc préférables aux murs à chaux et sable. Sous le rapport de la dépense, les perrés ont encore l’avantage, car ils coûtent beaucoup moins que les murs. Dans un pays pauvre, où les frais des travaux de défense écrasent les propriétaires, cette dernière considération est très-grave. Elle doit faire proscrire décidément dans les digues continues l’emploi des murs, dont la préférence reposait sur une erreur.

Dans les épis, l’emploi des murs à chaux et à sable est mieux entendu. Ils peuvent être mouillés sur toutes leurs faces, sans se dégrader ; les eaux peuvent même les submerger sans inconvénient : ces circonstances se présentent quelquefois’dans les épis, et seraient fatales à une levée en perré[5].

3o Les murs à pierres sèches ne différent des murs maçonnés à chaux et sable, que parce qu’ils sont moins solides et plus économiques. Ce dernier motif les fait employer fréquemment.

4o Les chevalets sont des cadres triangulaires formés par trois pièces de bois, dressés suivant un talus, et soutenus par une quatrième pièce, qui s’assemble au sommet du triangle, et s’enfonce par l’autre extrémité dans le sol. Cette forme est celle d’une pyramide triangulaire, couchée sur le sol, et dont la base, figurée par le cadre, est opposée à l’eau. Le cadre est renforcé par des fascines, des épines, des branches d’arbre et des blocs. — Les chevalets ne peuvent servir qu’à défendre de petites portions de terrain[6].

6o Les coffres, comme l’indique leur nom, sont des caisses allongées, en forme de parallélipipède, dont les arêtes sont en grosses pièces de bois, et dont les faces sont fortifiées par des blindages. L’intérieur est rempli de pierres sèches. — Ces caisses sont placées dans le lit comme de petits épis. Elles résistent par leur poids. Il arrive fréquemment que le torrent les déplace en les culbutant, sans les détruire ; d’autres fois il les vide, en les affouillant[7]. Ce genre de construction a de l’analogie avec les caissons employés sur de grandes échelles dans les travaux hydrauliques.

Ces deux derniers genres de défense sont très-répandus. — Ils ne constituent qu’une défense provisoire et leur champ d’activité est très-circonscrit. Les grandes crues les détruisent souvent ; mais leur construction est simple et peu coûteuse, de sorte qu’ils sont rétablis aussi vite qu’ils sont emportés. Par leur aide, chaque propriétaire pauvre peut se garantir isolément, sans presque d’autres dépenses que celles de son temps et de sa peine.

Je n’ai vu ici aucun emploi ni des chevrons, recommandés par Fabre, ni des fascinages, qui ont tant de succès sur d’autres cours d’eau. — Sans préjuger suc l’expérience, je craindrais que les fascinages, étant ici rarement mouillés et placés sous un ciel ardent, n’eussent pas beaucoup de durée. Du reste, les matériaux manqueraient presque partout pour les construire[8].


  1. Voyez la figure 11.
  2. J’en ai fait construire dans ce système à Savines.
  3. Sur le torrent de Théus, la rive droite est endiguée par un perré, la rive gauche par un mur. Le perré résiste ; le mur est très-souvent avarié ; et chaque fois qu’on a réparé une brèche, on a remplacé le mur par un perré, lequel a tenu bon.

    — Sur le torrent de Réalon, même fait.

  4. On exhausse depuis quinze ans le perré de Sainte-Marthe, sans en diminuer la solidité. — Sur le torrent de Chorges à force d’exhausser un mur, on l’a affaibli, et il a été renversé en partie.
  5. Épi de Baratier, construit depuis plusieurs siècles ; — épi sur le Rabioux, près du moulin Ferrary ; — épi sur le torrent de Bramafam.
  6. On en voit sur tous les torrents. C’est la défense la plus commune. Il serait possible d’en tirer très-bon parti en la perfectionnant.
  7. Épis en coffre sur le torrent de Vachères, — sur celui de Bramafam. — Fabre décrit ce genre de construction sous le nom de Digues en encaissement : « Ces digues, dit-il, sont particulièrement usitées dans les pays de montagnes, à cause de la grande rapidité de leurs rivières. Dans le département des Basses-Alpes, elles sont connues sous le nom d’arches, dénomination tirée du mot latin arca, qui signifie un coffre. » (no 382.)
  8. On emploie des gabions sur le Buëch à Aspres ; mais c’est faute de gros blocs.