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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XV

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 66-70).

CHAPITRE XV.


Digues éperonnées.

Pour ne rien omettre de ce qui touche les différents genres de défenses usités dans ce département, je vais parler d’un système particulier de construction, que M. Fiard de Gap paraît avoir proposé le premier. C’est du moins ce qu’indiquent plusieurs mémoires conservés dans le bureau des ponts et chaussées.

Ce système consiste en une digue longitudinale éperonnée, construite d’une manière particulière[1].

La digue est formée par une levée arrondie, dont la surface extérieure suit la courbure d’un arc de cercle, de 8 mètres de corde et de 2 mètres de flèche ; ce qui donne à la digue la figure d’un segment cylindrique, qui serait couché à plat sur la surface du lit. La levée est composée d’un noyau de terre graveleuse, revêtu d’une première enveloppe, construite avec les plus gros cailloux, trouvés dans le remblai de la levée. Cette enveloppe est recouverte sur toute sa superficie par un perré dressé régulièrement, suivant le profil courbe que j’ai dit, et avec des blocs cubant au moins un pied cube chacun. Il est fondé du côté du torrent à 60 centimètres de profondeur au-dessous du sol. Pour consolider l’ouvrage, on plante, dans les interstices des blocs, des boutures de saule, d’osier, d’aune, de peuplier, d’hippophaés, etc., suivant la convenance du terrain.

La digue, ainsi construite, et placée le long de la rive à défendre, sert d’enracinement à de petits épis, de 8 mètres de longueur, inclinés de 10 degrés vers l’amont, et espacés de 100 en 100 mètres. Chaque épi est terminé par un musoir de 8 mètres de longueur, dirigé vers l’aval, et dont l’axe est perpendiculaire à celui du corps de l’épi. La surface de l’épi forme un dos d’âne, dont les deux versants suivent l’inclinaison de un et demi de base sur un de hauteur, et dont l’arête supérieure, arrondie et rectiligne, s’abaisse de la racine au musoir, en suivant une pente constante de 25 centimètres par mètre. Les fondations sont descendues à 2 mètres de profondeur près de la levée, et à 3 mètres vers l’extrémité. Toute cette construction est en gros blocs.

Les musoirs sont construits de la même manière, à ces différences près que le niveau des fondations demeure constant sur toute la longueur, et que le profil en dos d’âne diminuant avec la pente en long de l’arête, le musoir se termine par une pointe arrondie.

Tel est ce système, qui fut proposé par M. Spinasse, ingénieur en chef, pour l’endiguement du torrent de Briançon, près de Vitrolles. — Je dis proposé, parce que le projet de M. Spinasse, approuvé en 1829, ne fut pas suivi lorsqu’on procéda à l’exécution des travaux en 1833 : ce qui est certainement regrettable. Nous avons encore si peu d’expérience sur les endiguements des torrents, qu’on doit accueillir avec empressement tous les moyens nouveaux. Quand même l’essai en serait malheureux, il jetterait au moins quelque lumière nouvelle, au milieu d’un sujet encore si plein de ténèbres, et s’il n’enseignait pas ce qu’il convient de faire, il aurait au moins montré ce qu’il est nécessaire d’éviter. — L’abandon des prescriptions du projet n’a pas permis à l’expérience de fixer la valeur de ce système, et il se trouve encore aujourd’hui vierge de toute application. Privé d’observations positives, on ne peut donc avancer que des présomptions.

Ce système est fondé sur deux pensées. — La première, que les eaux affouillent d’autant moins que l’inclinaison des obstacles qui les contiennent est plus douce. La seconde, que les digues actuelles sont dispendieuses à cause des enrochements, et, par conséquent, que c’est dans cette partie qu’il faut principalement porter les perfectionnements, en les dirigeant vers un but d’économie. — L’une et l’autre pensée est également bonne. Ici, le perré à 45 degrés est remplacé par un perré dont la courbure est douce et l’inclinaison faible. Il peut être débordé par les eaux sans inconvénient : il agirait alors à la manière des digues submersibles. L’enrochement est remplacé par les éperons. Ceux-ci présentent encore à l’eau une pente très-douce, et sont construits de manière à être submersibles. Leur inclinaison vers l’amont provoque l’atterrissement ; et leurs musoirs, tournés vers l’aval, rejettent le courant loin de la digue.

Enfin, considérée sous le point de vue de la dépense, la levée coûte plus cher qu’une digue ordinaire en perré ; mais les épis coûtent moins cher qu’un enrochement : en définitive, et tout compte fait, il y a économie à employer le nouveau système.

Tel est l’esprit, et tels sont les avantages de ce genre de défenses. Montrons-en les inconvénients.

D’abord, et avant tout, remarquons qu’il ne peut s’appliquer qu’au cas où les torrents affouillent. Là où ils déposent, il cesse d’être économique, parce que là, il n’est plus besoin de défendre le pied des digues, et que le perré arrondi, dépouillé de ses épis, coûterait alors plus cher qu’un perré ordinaire, privé d’enrochement. — Bien plus, le perré arrondi n’offre pas la faculté d’être exhaussé au fur et à mesure de l’exhaussement du lit : ce qui doit, dans ce cas, le faire rejeter totalement. Or, c’est bien moins l’affouillement qui rend les torrents redoutables, que l’exhaussement de leur lit, propriété funeste, contre laquelle toutes les combinaisons de solidité dans les ouvrages sont complètement déplacées. Le torrent de Briançon était propice à l’essai de ce système, parce qu’il affouille dans la partie où il devait être employé : mais ce cas n’est ni le plus fréquent, ni le plus difficile.

Ensuite, même dans le cas de l’affouillement, l’espacement des épis est certainement trop grand pour qu’ils puissent garantir avec efficacité la levée ; ces eaux capricieuses trouveraient assez de jeu dans l’intervalle de deux épis pour frapper la levée, et revenir dans le milieu du lit sans les avoir même touchés. En admettant même que ceux-ci soient touchés par les eaux, et qu’ils exercent sur elles leur action la plus complète, c’est-à-dire, qu’ils les forcent d’atterrir, et les repoussent loin de la levée, on ne peut toutefois admettre que l’action défensive d’un épi s’exerce sur une longueur de rive, qui excède douze fois la saillie qu’il fait dans le lit[2]. Or, pour être efficace ici, il faudrait qu’elle eût toute cette portée. — Je sais bien qu’on ferait disparaître une partie de cet inconvénient, en rapprochant les épis ; mais alors on les multiplie ; c’en est fait de l’économie que présentait le nouveau système, et on lui enlève le plus certain de ses avantages. — De pareils exemples se sont présentés sur la Durance, dans plusieurs digues construites suivant le même esprit, et notamment dans celles que M. Fiard lui-même fit élever à la Saulce, et dont celle qui nous occupe paraît n’être qu’une imitation. — À mesure qu’on a reconnu que les petits épis étaient insuffisants, on les a multipliés ; et la dépense finalement a dû se trouver au moins égale à celle qu’aurait occasionnée une digue continue avec enrochement.

On pourrait contester encore la bonté de quelques détails d’exécution.

Par exemple, on peut douter que les plantations dans les joints du perré contribuent puissamment à fortifier l’ouvrage. — Beaucoup d’exemples attestent, tout au contraire, que les forces de la végétation détruisent plutôt les ouvrages des hommes qu’ils ne les consolident ; témoin la plupart des ruines, témoin la dégradation rapide des pavés, quand une fois les graminées se sont fait jour entre les pierres. — Les plantations ne sont véritablement bonnes que dans les ouvrages irréguliers, qui doivent résister par leur masse, et ne sont assujettis, ni à un appareil, ni à une forme rigoureusement déterminée. Telle serait une levée en gravier ; tels sont encore les enrochements. Dans un perré, l’effort des racines tend à disjoindre et à déjeter les pierres, et par conséquent à ruiner l’ouvrage, car les pierres ne tiennent entre elles que par leur agencement.

Les plantations dans les joints d’un perré ont encore un autre inconvénient. Elles retardent les eaux et les empêchent de glisser sur la surface lisse de l’appareil ; elles augmentent donc les forces de frottement, et partant, les causes de dégradation.

En résumé, la grande, l’unique difficulté de l’encaissement des torrents est dans l’impossibilité où l’on est de remédier à la formation des dépôts ; le nouveau genre de construction ne soulève pas ce voile. Considéré de ce point de vue, il est donc bien loin du véritable problème. C’est un profil de digue substitué à un autre profil. Il réussira partout où réussissent les autres genres de défense, et il ne rendra pas l’endiguement plus heureux là où ils échouent tous. Par conséquent on ne peut pas le considérer comme une découverte destinée à mettre à jamais un terme à la calamité des torrents.


  1. Voyez les figures 12, 13 et 14.
  2. On admet généralement qu’un épi, placé dans les circonstances les plus favorables, ne protège plus la rive au delà d’une longueur égale à cinq fois la saillie qu’il fait dans le lit.