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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XLI

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 204-221).

CHAPITRE XLI.


Récapitulation des mesures à prendre.

Je vais résumer les diverses propositions développées dans les précédents chapitres.

Les dispositions à prendre sont de deux sortes : les unes tiennent à la législation ; les autres tiennent à l’exécution de certains travaux.

Les premières servent de préparation aux secondes. Voici en quoi elles consistent :

1o Investir le préfet de plusieurs droits, dont les principaux seraient :

— De fixer l’étendue et les limites des pacages ;

— De fixer le nombre des bestiaux ;

— De régler les cultures sur les terrains en pente ;

— De mettre sous le régime forestier certaines propriétés communales.

2o Élever les travaux de reboisement dans les Hautes-Alpes au même rang que les travaux des ponts et chaussées, par une ordonnance déclarative d’utilité publique, laquelle permettrait l’expropriation, toutes les fois que l’expropriation serait jugée nécessaire.

3o Enfin, affecter à ces travaux un fonds spécial, inscrit dans le budget voté par les chambres, et s’élevant annuellement à 100 000 fr.

Je passe aux dispositions exécutives.

L’exécution embrasse deux sortes d’opérations, suivant qu’elle s’applique à des terrains vagues, dans lesquels il s’agit de prévenir la création des torrents, ou à des terrains déjà envahis par des torrents, et qu’il s’agit de défendre. — Mais ces deux opérations se résument toujours en des travaux de reboisement, avec cette différence qu’ils seront, dans le premier cas, plus faciles que dans le second, et partant, moins dispendieux. Il est donc inutile de les distinguer.

Je voudrais qu’avant d’entreprendre aucun travail de cette nature, ou dressât un plan exact des lieux, une évaluation approximative de la dépense, un devis des ouvrages à faire, un mémoire justifiant les dispositions proposées. — En un mot, je voudrais qu’on fournît le projet des travaux à entreprendre, élaboré avec le même soin et dans les mêmes détails que ceux qui précédent les travaux des ponts et chaussées. Ce projet, soumis à l’administration, serait mis à exécution dans les cas où il aurait été approuvé, et où des fonds auraient été alloués ad hoc.

L’exécution s’en ferait conformément aux règles qui ont été exposées dans cette étude, ou conformément à d’autres règles, si l’expérience en faisait découvrir de meilleures. Les questions de propriété seraient tranchées par les dispositions législatives indiquées plus haut. — La charge de ces travaux serait supportée par l’État.

Au bout de quelques années, quand les plantations commencent à devenir productives, une nouvelle période s’ouvre. Les travaux de reboisement sont remplacés par des travaux de surveillance, d’entretien et d’exploitation ; et ceux-ci, au lieu d’exiger des dépenses, rapporteraient des bénéfices.

Pour ces nouveaux travaux, on adopterait des dispositions empruntées à l’administration des eaux et forêts, et aussi à celle des ponts et chaussées, puisqu’ils sont dirigés vers un but hydraulique, qu’ils se compliquent de quelques ouvrages d’art, et qu’ils entrent par là dans le domaine des ingénieurs. L’exemple des Landes pourrait fournir ici d’utiles enseignements.

Quant au produit des forêts nouvellement créées, il pourrait être partagé entre les communes et l’État. — Il reste là une question toute nouvelle à discuter. — L’État se contentera-l-il du bénéfice de l’accroissement de l’impôt, résultant de la mise en valeur de terrains aujourd’hui incultes ? C’est l’opinion de M. Dugied. — Gardera-t-il encore à sa charge les frais de surveillance et d’entretien, une fois que les plantations seront devenues productives ? — Les fera-t-il retomber sur les communes, suivant les règles écrasantes de la loi du 20 juillet 1837 ? — N’exigera-t-il pas des communes le remboursement du prix des terrains, dont il sera devenu l’acquéreur par la voie d’expropriation ? etc., etc. — Je laisse à d’autres le soin de débattre ces considérations, pressé d’arriver au terme de ma course, déjà trop longue.

Enfin, après tous ces travaux, il restera à encaisser les torrents dans le bas, au moyen de digues. — La dépense de ces ouvrages serait supportée par les propriétaires, qui en profitent immédiatement, et aussi par l’État, qui y coopérerait à titre de secours, et dans le cas même où il n’y serait pas directement intéressé pour ses routes[1]. Les mêmes motifs que j’ai fait valoir pour intéresser le gouvernement à la dépense des reboisements, je pourrais les reproduire ici pour la dépense des digues. Les habitants sont tellement pauvres qu’ils ne feront rien, ou presque rien, par eux-mêmes ; et il est nécessaire de les seconder, si l’on reconnaît qu’il est nécessaire d’encaisser les torrents. — Cette pensée est aussi celle de M. Dugied, et il la fondait sur le même motif ; il veut que le trésor intervienne pour la moitié dans la dépense[2].

Avant la Révolution de 89, lorsqu’il s’agissait de construire une digue, les États du Dauphiné payaient la plus grande partie de la dépense. Dans ces derniers temps, les fonds départementaux venaient en aide aux propriétaires syndiqués. C’est ainsi qu’ont été faites jusqu’à ce jour la plupart des digues. Mais depuis la loi du 10 mai, le concours du département est devenu impossible, et ces constructions si utiles restent sans encouragement, sans secours ! — L’intervention de l’État apporterait une sorte d’adoucissement aux maux que cause ici cette funeste loi.

Cette intervention serait d’ailleurs fort peu onéreuse pour le trésor, car elle ne s’appliquerait qu’aux véritables ouvrages d’art, qu’il pourrait être nécessaire d’élever sur certains grands torrents. — Dans les torrents de moindre importance, où les défenses se réduiraient à de simples levées en gravier, provenant du curage du lit, et fortifiées par des plantations, des fascinages, nu de petits murs à pierres sèches, ces travaux, qui ne sont ni dispendieux ni difficiles, qui n’exigent aucun art, et ne demandent que des soins d’entretien, seraient laissés à faire aux riverains. — Or ce cas serait le plus général, puisque le résultat des reboisements aura été d’affaiblir les torrents, de rendre les endiguements de plus en plus faciles et économiques, et par suite, les ouvrages d’art de moins en moins nécessaires (Chapitre 36).

Dans ce cas donc, qui sera le plus fréquent, le concours de l’administration se bornera à faire lever par ses employés le plan du torrent, et à fixer aux riverains l’alignement suivant lequel les défenses devront être construites. — Le levé de ces plans ne laisserait pas d’être un ouvrage assez considérable. Il exigerait qu’on renforçât ici, pendant quelques années, le personnel des ponts et chaussées. — Ces plans, certifiés par les ingénieurs qui les auraient dressés, puis soumis à toutes les formalités de l’enquête et dûment approuvés, seraient déposés au chef-lieu des communes qu’elles concernent, de même qu’on le fait pour les plans du cadastre. Chaque commune aurait donc sous la main le plan de tous les torrents qui traversent son territoire et chaque propriétaire pourrait les consulter au besoin.

Il serait bon qu’on affectât ensuite au service des torrents un certain nombre de conducteurs, qui seraient spécialement chargés de faire observer les alignements prescrits, soit en les traçant eux-mêmes sur le terrain, soit en dénonçant par des procès-verbaux les propriétaires qui auraient fait la faute de ne s’y point conformer. — Plusieurs fois les préfets ont sollicité l’organisation de ce service spécial ; plusieurs fois aussi ils ont insisté sur la nécessité de procéder à un levé général des plans des torrents, et ces plans existent déjà pour quelques-uns de ces cours d’eau.

Les alignements une fois déterminés, pour encourager les travaux partiels des propriétaires, et arriver le plus promptement possible à un encaissement général, il serait nécessaire que la législation révisât tout ce qui tient à la construction des défenses ; qu’elle dégageât ces questions des liens de l’ordre judiciaire, qui embarrassent inutilement les riverains, les condamnent à l’inaction ou les jettent dans d’affligeantes hostilités, et nuisent ainsi à tout le monde sans profiter à personne. Il faudrait qu’elle élargît et légitimât les attributions de l’administration qui, ayant plus près de sa main le secours de la science, plus exercée d’ailleurs à manier les questions qui touchent à l’intérêt général, devrait seule être appelée à prononcer sur le tracé des défenses, et seule vider les différends que ces constructions peuvent soulever.

Enfin, pour épuiser ce sujet, je parlerai d’un dernier objet sur lequel je voudrais que l’attention de l’administration se fixât d’une manière toute spéciale.

On a vu combien, sur les terrains en pente, l’usage de la charrue est funeste à la stabilité du sol, et combien il serait nécessaire de faire intervenir là quelques restrictions, mûrement étudiées, et appliquées avec sagesse. On a vu aussi que les bois ne sont pas l’unique moyen propre à retenir les terrains mobiles ; que le gazon, la pelouse, les prairies, paraissent produire, partout où elles se développent, des effets tout aussi salutaires. — Il suit de là que la multiplication des prairies dans ce pays viendrait en aide aux travaux de reboisement, pour arrêter la destruction du sol végétal, et qu’il faudrait, par conséquent, provoquer par toutes les voies possibles cette sorte de culture, considérée comme complément des premiers travaux.

Or les prairies, qui sont le genre de culture le mieux approprié aux terrains en pente, sont aussi celui qui donne les plus forts revenus, et si les habitants ne l’adoptent pas partout, à l’exclusion de tout autre, cela tient uniquement à la disette de l’arrosage : partout, en effet, où il y a de l’eau, on ne voit plus que des prairies. — Le moyen infaillible de multiplier ici les prairies serait donc de multiplier les canaux d’irrigation.

C’est ici que l’intervention de l’État serait encore une fois nécessaire. — Pour donner l’impulsion à ces travaux, l’État aurait besoin de prendre une sorte d’initiative. Il favoriserait la formation des syndicats, en étendant l’influence des préfets, et anéantissant par là cette multitude d’oppositions qui surgissent, comme une force de frottement, au milieu des opérations les plus utiles, lorsqu’elles exigent l’association d’un grand nombre de volontés et de bourses. Il prêterait aux habitants le secours de ses ingénieurs, pour étudier les tracés, et diriger l’exécution des travaux. Il pourrait aussi, par des encouragements, venir à l’aide des syndicats pauvres. Il pourrait enfin provoquer, par des subventions, la formation de compagnies qui, faisant exécuter à leurs frais le canal, et vendant ensuiteen détail l’arrosage aux propriétaires, trouveraient certainement de bons bénéfices à cette spéculation, comme le démontre l’expérience de plusieurs entreprises semblables.

Qu’on se figure un instant tous ces revers, aujourd’hui si desséchés et si stériles, sillonnés par de nombreux canaux d’irrigation, l’eau ruisselant partout avec profusion, de vertes prairies tapissant les pentes du terrain, de riants vergers à la place de maigres champs de seigle, les cultivateurs enrichis par l’accroissement des revenus du sol, et désormais sans crainte de trouver, après un orage, leur champ dévoré par les eaux, et le rocher mis à nu sur la place où ils espéraient voir lever une récolte !… À ceux qui savent jusqu’à quel point inconcevable l’eau transforme, dans certaines contrées, la valeur et la physionomie des terrains, de pareils tableaux n’offrent rien d’imaginaire ; et à ceux qui l’ignorent, il est difficile d’en donner une peinture exacte, sans avoir l’air de porter les choses au delà de la vérité.

Maintenant parcourons d’un regard général ces diverses propositions, et voyons quelles sortes d’objections pourraient leur être opposées. Nous n’en découvrirons pas une seule qu’il ne soit facile de réfuter avec avantage.

En les rassemblant par groupes, on peut les concentrer en trois points principaux, et cet ordre rendra le débat plus clair.

1o On peut contester la possibilité de reboiser les montagnes ;

2o Le reboisement étant supposé effectué, on peut nier qu’il soit assez efficace pour faire disparaître les torrents ;

3o Enfin, la contestation peut s’attaquer aux diverses mesures réglementaires, qui doivent servir d’accompagnement aux travaux de reboisement.

Au risque de repasser sur des points déjà débattus, nous allons examiner successivement, et dans leur ordre, chacune de ces trois objections. Ne vaut-il pas mieux risquer l’ennui de quelques répétitions, que de laisser derrière soi des doutes mal éclaircis et des questions sans réponse ?

D’abord, pour ce qui concerne la possibilité d’effectuer le reboisement, sans revenir sur les faits déjà cités, l’extinction des torrents, l’expérience des terrains mis à la réserve, l’exemple des Landes, etc., etc., n’est-elle pas démontrée de la manière la plus probante par ce fait même, que les montagnes qu’il s’agit de boiser aujourd’hui étaient déjà boisées anciennement ? Ne l’est-elle point, par l’existence de ce grand nombre de bois, débris mutilés des forêts antiques, que l’on voit ici dispersés par lambeaux sur toutes les croupes, attachés à toutes sortes de terrains, soumis à toutes les expositions, et qui se tiennent debout, victorieux contre les attaques incessantes des hommes et des eaux, des troupeaux et du climat, comme pour attester par leur seule présence combien leur énergie est supérieure à tous ces obstacles, que l’on voudrait nous faire considérer comme insurmontables ? Se peut-il qu’une chose que la nature entreprend d’elle-même et sans effort, qu’elle maintient avec tant d’obstination, qu’elle renouvelle partout où on la laisse libre de ses mouvements, devienne impraticable dès que l’homme se mêlerait de venir au-devant de la nature ? Et par quel caprice celle-ci retirerait-elle ses forces, précisément parce que l’homme les lui demande, et qu’il a compté sur elles ?

On cite souvent les tentatives faites par des particuliers, qui ont vainement essayé de replanter certains terrains. — On ne réfléchit pas qu’il existe un grand nombre de causes, capables de faire avorter une expérience isolée, et qui disparaissent, lorsqu’il s’agit d’une entreprise faite sur une échelle générale.

Qui nous dit que le propriétaire ait convenablement choisi l’essence de ses arbres ? qui nous garantit qu’il ait eu recours aux procédés les mieux appropriés à la nature de son terrain, ou qu’il ait appliqué à ses essais toute la persévérance, tous les soins et toutes les dépenses désirables ? — On ne pratique d’ailleurs guère ces reboisements que sur des terrains dont on ne peut tirer aucun autre parti. Il est bien rare qu’un propriétaire s’avise d’attendre patiemment la venue incertaine des chênes et des sapins, quand il a la possibilité de faire sortir immédiatement du même sol de bonnes récoltes. De façon que ces sortes d’expériences n’embrassent, le plus ordinairement, que de courts espaces de terrains, ce qui est déjà un désavantage, et de plus, des terrains de mauvais fond, ce qui est un autre désavantage.

Combien dans le reboisement, tel que nous l’avons présenté, toutes les circonstances sont autrement disposées pour la réussite !

D’abord, nous ne nous obstinons pas à faire réussir des plantations, la où les plantations n’auraient aucune chance de succès. Aux terres arides et bouleversées, où les arbres viendraient probablement fort mal, où même ils ne viendraient pas du tout, nous ne demandons pas de produire des arbres ; nous nous contentons d’y favoriser simplement la venue des broussailles. Ce résultat, comme on le sait, nous suffit, et en remplissant, au moins provisoirement, notre but, il dispose le sol à recevoir par la suite une végétation plus robuste. — Or, on peut poser en principe, qu’il n’est aucune sorte de terrain qui ne soit propre à porter quelque espèce de broussailles. On voit ici les hippophaës dresser leurs tiges épineuses sur les cailloux les plus nus de la Durance, et des torrents ; au bout de trois ans, ils ont formé des bourres tellement serrées, qu’il est impossible à un homme de s’y frayer un passage. L’épine-vinette, aux longues racines traçantes usitées dans la teinture, le buis, le prunellier, l’épine noire, la ronce rampante, croissent sur les côtes les plus arides. Le myrtil, le genévrier, le rhododendron prospèrent jusque sur le sommet des montagnes, parmi la neige et les glaces. Enfin, la lavande pousse ses touffes parfumées à travers les débris formés par les éboulements des rochers, dans ces terrains nommés ici des casses, et dont on ne peut donner une meilleure idée, qu’en les comparant à un approvisionnement de moellons, qui auraient été jetés au hasard les uns sur les autres, et entassés sans ordre. — Dès qu’on voudra s’occuper sérieusement de ce sujet, quelques recherches faites avec soin et intelligence auront bientôt fait découvrir quel genre de plantes convient à telle exposition, à tel terrain, à telle hauteur. Quelques expériences, pratiquées en petit, enseigneront ensuite les meilleurs procédés à suivre, pour transporter ces plantes sur le sol qui leur est destiné. Dès lors la méthode sera trouvée : l’on opérera en grand, et l’on marchera, sans tâtonnement et sans détours, vers un but assuré.

Ensuite, notre opération, au lieu d’être rétrécie dans les étroites proportions d’une propriété privée, couvre un vaste champ, dans lequel les chances de succès s’accroissent, en quelque sorte, avec la superficie du terrain. Je m’explique :

— Lorsqu’une grande étendue de terrain est ensemencée ou complantée, il est très-possible que la végétation ne surgisse pas avec un égal succès sur tous les points à la fois : cela n’est pas même probable. Il y aura des parties rebelles et ingrates ; mais aussi, dans une enceinte aussi spacieuse, il y aura beaucoup de chances d’avoir enserré quelques parties, qui conviennent à la végétation, et sur lesquelles elle ne peut manquer de s’établir avec vigueur. On peut donc se représenter le champ de l’opération comme formé par un certain nombre de places, où la végétation aura pris pied, dispersées çà et là, comme des oasis, au milieu d’un vaste espace, dont le sol sera resté nu et dépouillé. — Mais alors commence une action nouvelle.

Autour de chacun de ces oasis, et sous l’influence du bouquet de végétation qui le décore, se forme une lisière plus ou moins large, où le sol, rendu plus humide par le voisinage de l’ombre, labouré par les racines qui serpentent au loin, engraissé par la chute des feuilles, recevant d’ailleurs une multitude de rejetons et de graines, aura subi une sorte de préparation, qui le rend propre à se couvrir à son tour des mêmes plantes. Celles-ci s’y fixent ; le cercle est agrandi ; chaque année, la végétation englobe dans sa conquête une zone nouvelle, et prépare une autre zone pour l’année suivante. Chaque oasis devient un centre de propagation, et va ainsi, s’élargissant toujours, et gagnant sans cesse du terrain. Bientôt toutes les terres médiocres sont conquises par la verdure : les mauvaises, resserrées de plus en plus, bonifiées par le contact de la végétation, et enveloppées enfin de tous les côtés, finissent par être envahies comme le reste.

C’est ainsi que procède la nature, dont il faut se rapprocher le plus possible, et épier le secret. Si elle a réussi à enraciner des forêts jusque sur les plus durs rochers, c’est par suite de cette propriété qu’a la végétation de s’étendre sans cesse, en transformant d’abord le sol rebelle, afin de s’en emparer plus tard : véritable contagion, qui se communique de proche en proche, et que les vents peuvent transporter tout à coup à des distances immenses, à l’aide des semences qu’ils emportent dans leur course. Comme le temps ne fait qu’accroître cette puissance d’envahissement, puisque d’une part, il prépare de mieux en mieux le sol, et de l’autre, étend de plus en plus le périmètre de la conquête en même temps qu’il multiplie la masse des graines, il n’est point de terrains capables de résister indéfiniment à une telle force, et tous à la longue doivent finir par être gagnés. On ne conçoit pas de limite à cette action. — Aussi voit-on, dans les îles inhabitées, et dans les portions de continent où l’homme n’a pas encore troublé l’ordre de la nature, les forêts recouvrir presque sans interruption la surface entière du sol, ne s’arrêtant que là où la terre leur manque pour faire place à l’eau. Telles sont les forêts vierges de plusieurs îles de l’Océanie ; telles étaient celles du Brésil, et celles de l’Amérique du Nord, avant l’établissement des Européens. Telle enfin se présentait vraisemblablement notre vieille Europe, avant les âges historiques, et même à des époques moins reculées ; car l’histoire nous montre la Germanie, du temps des premiers Césars, comme ne formant à peu près qu’une seule grande forêt, coupée par les fleuves et par les marais, et dans laquelle les bourgs et les cultures étaient noyés comme des clairières. Il n’y a pas encore un siècle que la Russie était toute noire de forêts, et je ne sais quel voyageur, pour en donner une idée, rapportait qu’un écureuil, sautent d’un arbre à l’autre, pouvait aller de Moscou en Finlande, sans toucher une seule fois la terre.

Il est bon qu’on ait présent à l’esprit l’image de cette prodigieuse puissance de la végétation, lorsqu’on parle sérieusement de l’impossibilité de créer ici des forêts. — Qu’aurait-on prouvé, après tout, si, désignant quelques quartiers, où il ne reste plus que le rocher, aux parois lisses et verticales, on nous mettait au défi de les tapisser d’arbres ? Nous accorderions ce point bien volontiers, attendu que nous n’avons nul intérêt à boiser une partie où le terrain est, par lui-même, si parfaitement dur et solide, que les eaux ne peuvent pas l’entamer ni l’emporter. Il n’en reste pas moins prouvé que le reboisement est possible partout où, sur des inclinaisons modérées, se présentent, soit des terres friables, soit même des roches en décomposition. Or, ces parties, qui sont les seules où le reboisement soit véritablement utile, constituent une zone immense, embrassant en largeur tout l’espace qui s’étend entre la cime rocheuse des montagnes et le milieu environ de leurs flancs, et s’étendant en longueur sur tout le développement des chaînes. Dans cette vaste superficie, les places inabordables à la végétation ne figureraient que comme des points, et ne changeraient absolument rien au résultat général des travaux.

Passons à la seconde objection : celle qui mettrait en doute les résultats du reboisement, dans le cas où l’on serait parvenu à l’effectuer avec un plein succès.

M’arrêterai-je à la réfuter ? En vérité je le crois superflu, car il n’y a presque pas une page de ce livre qui ne mette ce doute au néant. L’effet que les bois doivent exercer sur les torrents n’est pas seulement démontrée directement par les faits, mais il est prouvé avec non moins de solidité par l’analyse des causes qui engendrent et entretiennent les torrents, et qui sont toutes évidemment annihilées par la présence des forêts. Je saute donc outre.

Cependant, il est une erreur qui pourrait opposer une influence fâcheuse à l’exécution de nos travaux, et qu’il est important de détruire. Je veux parler de cette opinion dans laquelle, sans mettre en débat les heureux résultats du reboisement, on s’attendrait toutefois à ne les voir se réaliser qu’au bout d’une très-longue série d’années.

Je dis que cette opinion serait fâcheuse : car, en tout ce que nous entreprenons, nous voulons toucher vite au but ; nous avons soif de jouir, et les travaux séculaires ne sont plus de notre goût. Avec une si âpre impatience, comment ne reculerions-nous pas, consternés et rebutés, devant une entreprise dont nous ne verrions jamais nous-mêmes le terme, dont les fruits ne seraient mûrs que pour une postérité aux destinées incertaines, qui, enfin, se présenterait à nous comme perdue dans les vapeurs d’un avenir lointain, pour lequel beaucoup de nous n’ont, malheureusement, ni de sympathie, ni de foi ?

Mais hâtons-nous de faire voir que cette opinion n’est pas fondée.

En effet, de quoi s’agit-il principalement dans tout ce que nous proposons ? — De détruire les torrents. Eh bien ! pour en arriver là, il n’est pas indispensable d’attendre que les torrents soient ensevelis sous une couche de hautes forêts ; il suffit que le sol soit tapissé de gazon, de broussailles ou d’arbustes. — Les broussailles, aussi bien que les arbres, consolident la surface du sol, divisent les courants qui tendent à le raviner, empêchent la concentration subite des eaux, et en absorbent une certaine portion dans l’humus qu’elles entretiennent à leur pied. Tout cela, nous le savons déjà, et les exemples se pressent pour l’attester.

Or, à une pareille végétation, il faut très-peu de temps pour se rendre définitivement maîtresse du sol. S’il faut soixante ans pour créer une véritable forêt, s’il faut plusieurs siècles pour parvenir à boiser certains revers déchirés, où les obstacles redoublent en nombre et en puissance, il suffira de quatre à cinq années pour couvrir un terrain de broussailles. C’est là ce que prouve l’expérience de beaucoup de quartiers mis à la réserve, et auxquels il n’a pas fallu plus de temps pour se montrer revêtus de cette utile armure.

Est-ce à dire, par là, qu’il faille se contenter de produire des broussailles même là où l’on pourrait immédiatement créer une forêt ? — Non ; car les bois donnent de la valeur aux terrains qu’ils recouvrent : ils emportent d’ailleurs avec eux des éléments nouveaux de régénération, qui ne se rencontrent pas dans les broussailles. Considérons seulement cette menue végétation comme destinée à précéder la grande végétation des forêts sur les terrains où celle-ci aurait trop de peine à s’installer tout d’abord. Après les arbustes viendront les arbres, et la forêt complétera plus tard l’œuvre commencée par les modestes buissons.

Ainsi, il faut concevoir le résultat de l’entreprise, comme se séparant en deux effets. — l’un, qu’on peut considérer comme immédiat, produit par l’apparition de l’herbe ou des arbres naissants, et qui se manifestera de suite par l’extinction ou par l’affaiblissement des torrents ; — le second, plus lointain, qui n’arrivera qu’à la suite des forêts, et dont l’importance sera développée tout à l’heure. — Mais, en ne considérant que le premier effet, qui est précisément le but dominant de nos travaux, celui qui doit mettre un terme aux maux présents, et qu’il est le plus pressant d’atteindre, il demeure bien établi que cet effet-là, loin d’être séculaire, sera presque instantané, et qu’il se fera sentir dès les premiers essais.

Si, abandonnant toute contestation sur les points précédents et abordant enfin la dernière objection, on venait à attaquer les mesures réglementaires, la discussion se trouverait transportée sur un champ nouveau, où les plus solides raisons me semblent encore être de notre côté.

À quoi se réduisent en effet tous ces règlements qu’on attaque ? — Les uns à introduire des sujétions dans la culture des terres ; les autres, à mettre une règle dans le pâturage des troupeaux.

En admettant d’abord que ces mesures imposent temporairement des sacrifices à quelques particuliers ou à quelques communes, n’est-il pas vrai que des gênes qui ne pèsent que sur quelques intérêts privés, et qui ne sont d’ailleurs que momentanés, ne peuvent prévaloir sur un intérêt général, ni empêcher l’accomplissement d’une entreprise, dont les avantages seraient impérissables ?

Mais une chose qu’il faut surtout considérer, c’est que ces règlements, qui apparaissent au premier aperçu si écrasants pour les particuliers ou pour les communes qu’ils atteignent, sont tout au contraire conçus dans l’intérêt de ceux mêmes qui semblaient en être les victimes. — Cela est facile à voir, pour l’une et l’autre sorte de règlements.

Pour ceux, en effet, qui introduisent des restrictions dans l’usage de la charrue sur les talus trop déclives, leur conséquence la plus probable sera de pousser les cultivateurs à substituer des cultures permises à celles qui leur sont interdites : ce qui les amène tout naturellement à transformer leurs champs en prairies. On peut compter en toute sûreté sur ce résultat, si, comme nous l’avons proposé plus haut, on fait marcher de front l’ouverture des canaux d’arrosage avec les travaux de reboisement : mesure qui doit sembler bien rationnelle, lorsqu’on considère que ces deux genres de travaux sont complémentaires l’un de l’autre, et qu’ils tendent tous les deux au même but, qui est de retenir les terres, les premiers, en les tapissant de prairies, les seconds, en les recouvrant de forêts. — Or, cette transformation, fût-elle même imposée aux propriétaires par l’action de certains règlements, elle n’en serait pas moins tout à leur avantage, puisque les prairies ont plus de valeur que les champs cultivés ; et la contrainte n’aurait eu d’autre effet que de les forcer à tirer de leur sol le meilleur parti possible.

Les prairies sont, sans contredit, le genre de culture le mieux approprié aux pays de montagnes. Au lieu d’ameublir le sol, elles le relient, elles le retiennent fixe sur des talus, d’où une terre labourée s’écoulerait incessamment. Elles exigent peu d’engrais et en donnent beaucoup, par les bestiaux qu’elles permettent d’élever. Elles n’épuisent pas la terre, et livrent chaque année les mêmes produits, sans qu’on ait besoin de revivifier le fond par des jachères ou des assolements. Avec des prairies, le cultivateur peut se passer de main-d’œuvre, de bêtes de trait, de tout cet attirail de labour et d’instruments aratoires, dont le transport au milieu de ces montagnes est toujours si embarrassant et si pénible, souvent même si périlleux. Avec des prairies, il n’a plus à redouter, ni les gelées tardives du printemps, ni les gelées précoces de l’automne, ni les gelées excessives de l’hiver, ni les longues pluies, les grêles et les orages de l’été, ni les insectes dévorants, ni le maraudage de l’homme. Est-il étonnant qu’avec un tel nombre d’avantages, les prairies soient plus recherchées qu’aucune autre sorte de culture, et qu’une terre, ainsi transformée, se vende plus cher, et rapporte davantage qu’un champ labouré ?

Puisque, dans cette substitution des prairies aux champs cultivés, l’intérêt particulier se trouve donc si parfaitement d’accord avec l’utilité publique, il semble que l’on ne puisse employer trop de moyens pour y attirer insensiblement la population. Et si l’on adoptait nos idées, elle s’y trouverait doublement entraînée, et par son intérêt, qui lui commanderait de former des prairies, dès qu’elle aurait la faculté de les arroser, et par la contrainte des règlements, qui lui susciteraient des sujétions gênantes pour toute autre espèce de culture.

Aux précédents motifs pourra se joindre un troisième, provenant des restrictions introduites dans le pâturage des chèvres et des moutons. — Elles détermineront vraisemblablement les habitants à multiplier le gros bétail, qui est aujourd’hui fort rare dans le pays. — Le gros bétail est loin d’être aussi nuisible aux pacages, que le sont les chèvres et les moutons ; ce qui tient, en partie, à une conformation différente des dents. Il donne d’ailleurs plus d’engrais. Il fournit des attelages à la charrue et aux charrettes ; sa viande est plus nourrissante, son laitage plus recherché. Ce genre d’élève devrait donc être fortement encouragé, et je ne crois pas qu’il le soit beaucoup, à l’heure qu’il est.

Si les habitants étaient conduits peu à peu à substituer des bœufs et des vaches à leurs désastreux troupeaux de chèvres et de moutons, ils sentiraient le besoin d’augmenter leurs récoltes de fourrages, pour fournir à la subsistance de ces bêtes pendant l’hiver. Les voilà donc sollicités encore une fois à augmenter leurs prairies. — C’est ainsi que tout s’enchaîne, et que les améliorations se suivent à la file, l’une entraînant l’autre, de même que nous l’avons vu plus haut pour les éléments de destruction.

Je passe sous silence cette mesure qui commettrait aux préfets le droit de mettre sous le régime de la réserve les quartiers appartenant aux communes, où ce régime serait reconnu nécessaire. — Comme elle ne serait jamais appliquée qu’aux terrains désolés, et qu’elle a pour objet de les restituer à la végétation, en les garnissant de forêts, de buissons ou de gazon, il est bien manifeste que les habitants ne peuvent que gagner à ce changement. Ce qui le prouve, c’est que, dès à présent, et sans contrainte, on voit les communes mettre une foule de quartiers en réserve. Elles s’y portent librement, poussées seulement par la conscience de leur intérêt, et malgré les obstacles que leur suscite, dans plusieurs cas, l’opposition des particuliers lésés, opposition généralement toute-puissante dans les petites localités, mais qui n’a pu prévaloir ici contre l’évidence des faits et l’autorité d’une conviction universelle.

Passons aux règlements de pâturage.

La encore, il est aisé de démontrer que les mesures proposées sont toutes favorables aux troupeaux, contre lesquels elles semblent d’abord dirigées. — Elles consistent en effet, soit à interdire absolument certains quartiers aux troupeaux, soit à limiter sur d’autres quartiers le nombre des bêtes qui pourraient y paître. Elles consistent, en un mot, dans un sage équilibre a établir entre la force des troupeaux et les ressources des terrains qui les nourrissent. Eh bien ! quel sera l’effet d’une semblable restriction, maintenue pendant quelques années avec fermeté, et combinée avec les travaux le reboisement ? — Il sera de regénérer les quartiers épuisés, de rappeler la verdure sur les lieux d’où la présence des troupeaux l’aurait éternellement proscrite ; il sera donc d’augmenter le produit et l’étendue des pacages, et partant, d’accroître le nombre des bestiaux.

Il n’est pas rare aujourd’hui de voir un très-médiocre troupeau éparpillé sur des superficies immenses, qui suffisent à peine à le nourrir, tant le sol est usé par le piétinement ou par la dent des bêtes ; et plus un pacage est ainsi appauvri, plus elles achèvent de l’épuiser, parce qu’elles s’acharnent alors à la recherche de la moindre touffe d’herbe, de la plus maigre broussaille, de la plus chétive plante rachitique qui a pu se faire jour, et qu’elles broutent jusque dans la racine, détruisant à la fois la récolte et le fonds. Si ces terrains étaient livrés pendant quelques années au repos, la végétation y renaîtrait, et l’on pourrait ensuite y lâcher des troupeaux considérables, qui y trouveraient une ample subsistance, en n’enlevant chaque année que le produit de chaque année. Il n’est pas douteux qu’à l’aide de ces interdictions, le pays ne puisse devenir capable de nourrir, au bout de peu de temps, et sans qu’il en résultât le plus petit inconvénient, une masse de bestiaux bien supérieure à celle qu’il n’entretient aujourd’hui qu’aux dépens de son sol et de son avenir.

Donc, en restreignant pendant quelques années le nombre des bestiaux, on se prépare les moyens de l’augmenter dans la suite, et cette mesure, loin de diminuer les troupeaux, tend à les accroître. — Qu’arriverait-il au contraire, si, reculant devant la crainte de ces restrictions temporaires, on laissait aller les choses comme elles vont ? Le gazon disparaîtrait insensiblement ; les pacages deviendraient de plus en plus rares et maigres ; et le nombre des moutons, diminuant chaque année en raison de la diminution des pacages, finirait par se réduire à un chiffre à peu près aussi insignifiant que zéro. Je ne fais pas là de prophétie hasardée, puisque les statistiques ont déjà révélé le fait de cette diminution dans plusieurs parties de ces montagnes.

Celui donc qui, pour repousser tout règlement dans le dénombrement et dans les pacages des troupeaux, ferait valoir l’importance de cette branche de revenu pour le pays, celui-là serait forcé plus que tout autre d’accepter ces règlements, dans l’intérêt même de la conservation du bétail, dans l’intérêt même de la cause qu’il défend, et par les motifs mêmes qu’il aurait imaginés pour la mieux soutenir.

N’a-t-on pas fait des règlements de chasse, d’une sévérité presque féodale, pour empêcher la destruction du gibier, et forcé par là la génération présente à user sobrement d’une jouissance, afin de ne pas la ravir aux générations à venir ? Or ce qu’on a mis si résolument en vigueur pour un but au fond assez peu grave, puisqu’il ne se rapporte qu’à un objet de gourmandise, n’oserait-on plus le tenter, lorsqu’il s’agit de prévenir le dépérissement des troupeaux, qui sont un aliment de première nécessité ? — Ce sont de très-graves sujets, que tous ceux qui touchent à l’alimentation du peuple, et c’est là surtout qu’il n’est plus permis de manquer de prévoyance, sous peine de misères infinies, ou de révolutions terribles. L’amour croissant du bien-être matériel, et l’amélioration graduelle de la condition des pauvres, rendent la consommation de la viande de plus en plus étendue ; et pendant ce temps, nos troupeaux décroissent et dégénèrent. Ce fait, malheureusement incontestable, est général par toute la France.

Parmi les causes auxquelles il paraît devoir être attribué, on cite en première ligne le morcellement excessif et toujours croissant des propriétés, qui est défavorable à l’éducation des bestiaux. Rien ne fait pressentir le terme de ces morcellements, car les petites propriétés s’agglomèrent très-rarement pour en former de grandes, tandis que tous les jours, les grands domaines se dissolvent en lambeaux, soit par l’effet de nos lois d’héritage, soit parce que, divisés en lots, la vente en est plus expéditive et plus lucrative. — La diminution du bétail doit donc aller toujours en croissant

Il serait sage, dès lors, de se réserver en France quelques circonscriptions, qui seraient spécialement consacrées à nourrir des troupeaux, et qui fourniraient ainsi à la consommation des pays environnants. — Or, que peut-on choisir de mieux approprié à cette destination que les pays de montagnes ? Là s’étendent de vastes régions, souvent inhabitables, quelquefois d’un accès difficile, qui ne seront jamais susceptibles ni de cultures, ni de morcellements ; où il faut laisser à la nature le soin de produire, et aux bestiaux celui de rechercher la récolte et de l’enlever sur place ; ou enfin les bestiaux eux-mêmes, errant en liberté sous un ciel pur et vivifiant, semblent se plaire de préférence à tout autre lieu. Cela est si vrai que dans tous les temps, et dans tous les lieux de la terre, les troupeaux ont toujours fait la principale richesse des montagnes, et souvent même, l’unique ressource de leurs habitants.

Admettons donc qu’on leur accorde cette destination, qui leur semble assignée par la nature même, et considérons-les comme des parcs immenses, affectés à l’approvisionnement du reste de la France. — Mais alors il devient essentiel de veiller à ce que ce rôle ne leur échappe pas. Et il leur échapperait, si l’on n’environnait pas le droit de pâture de toute la prudence et de tous les soins que l’importance du sujet réclame.

Car ici, aussi, les troupeaux sont frappés d’une loi de dépérissement, qui a sa cause dans la destruction progressive des pacages et du sol végétal. Hâtons-nous donc d’arrêter le mal, et de le prévenir dans sa source. À cette progression si déplorablement décroissante dans le nombre des bestiaux, efforçons-nous de substituer une loi nouvelle d’accroissement, non pas en favorisant sans règles et sans mesure l’invasion des troupeaux étrangers, mais en augmentant graduellement l’étendue ou le produit des pacages, soit par d’heureuses conquêtes sur les terrains stériles, soit par des améliorations faites sur les pacages eux-mêmes. — De la sorte, au lieu de confisquer l’avenir au profit du moment actuel, ainsi qu’on le pratique maintenant avec une imprévoyance et une tranquillité d’esprit inconcevables, nous ménagerons à ceux qui nous suivront des ressources de plus en plus précieuses ; et nous aurons conjuré cette sinistre prévision, qui nous montre les Alpes réduites à des crêtes décharnées, et les nombreux troupeaux qui y paissent aujourd’hui, perdus à jamais pour la consommation de la France.

Ce n’est pas aux esprits simples des campagnes qu’il faut demander une longue prévoyance. On leur pardonne, puisque la loi les y autorise par son silence (voire même par ses définitions surannées), on leur pardonne, dis-je, d’user et d’abuser de leurs propriétés, de dévaster les forêts, de désoler les montagnes, et, rétifs à tous les conseils, de confesser de gaieté de cœur que le pays ne sera ruiné que lorsqu’eux-mêmes n’y seront plus depuis longtemps. Mais, je le demande, est-il permis à une administration sage de laisser consommer sous ses yeux de tels abus, sans interposer son autorité ? N’a-t-elle pas un compte à rendre de l’héritage placé sous sa tutelle, et qu’elle doit transmettre intact à ceux qui viendront après nous ? N’est-elle pas responsable des embarras, et peut-être des misères qu’elle leur prépare, et qu’ils pourront reprocher à juste titre à son incurie, ou à un coupable manquement de fermeté ?

— Le propriétaire ne travaille que pour le présent ; il concentre l’univers et le temps dans sa famille ; et quand il a pourvu à l’établissement du dernier né de ses enfants, ses yeux ne découvrent plus rien au delà : combien de fois même sa prévoyance ne s’étend-elle pas aussi loin ! C’est à l’État qu’il abandonne les soucis de l’avenir lointain ; c’est à l’État de porter noblement le poids de sa mission ; à lui de s’alarmer et d’aviser aux remèdes, là où la génération présente, absorbée dans sa tâche de chaque jour, ne prévoit rien, et ne redoute rien.

Et qui donc oserait prétendre que l’État n’a point à se préoccuper de l’avenir des Hautes-Alpes, par le motif que ce pays lui-même ne s’en préoccupe pas ? — Mais cette apathie même du pays rendrait le devoir de l’État mille fois plus obligatoire. On aura beau répéter que la contrée pâtit aujourd’hui de ses propres fautes, qu’elle n’a jamais tenté aucun effort pour se délivrer de son mal, qu’elle est même loin de désirer l’application de tous ces grands projets de régénération, qu’elle a souvent repoussé, par son ingratitude et par son mauvais vouloir, les efforts de ses administrateurs les plus généreux… Quand toutes ces raisons auront été bien développées, je dis qu’on aura d’autant mieux démontré la nécessité de l’intervention de l’État. Si le pays n’a pas la puissance, ni même la volonté de se sauver, il faut que le secours lui vienne du dehors. Il faut qu’une main étrangère le tire de cette atmosphère méphitique, dans laquelle il s’endort, et qui le tuerait d’autant plus sûrement qu’elle ne lui laisse pas même sentir les approches de la mort.


  1. Ce qui, du reste, est prévu par la loi du 16 septembre 1807, art. 33. « La dépense de ces digues sera supportée par les propriétés protégées, dans la proportion de leur intérêt aux travaux, sauf les cas où le gouvernement croirait utile et juste d’accorder du secours sur les fonds publics. »
  2. Voyez la note 18.