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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XLII

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 222-243).

CHAPITRE XLII.


Conclusion.

Il serait facile de tracer un tableau séduisant, en rassemblant les bienfaits sans nombre qui découleraient de tous ces travaux.

On peindrait le département retiré comme du sépulcre, sa face entièrement renouvelée, et la prospérité succédant partout à la désolation et aux ruines ; ces affreux lits de déjection cachés sous les ondes des moissons, et des bois majestueux suspendus à ces revers aujourd’hui croulants et décharnés. — On montrerait ces montagnes divisées en trois zones, échelonnées l’une au-dessus de l’autre à diverses hauteurs, et dont les produits variés seraient pour le pays une triple source de richesses. La zone inférieure, comprenant les vallées et les croupes les plus basses des montagnes, serait exclusivement réservée aux cultures. Plus haut, où les pentes commencent à devenir rapides, le sol ingrat, le ciel froid, se déroulerait une ceinture d’épaisses forêts, qui suivrait les ondulations de la chaîne en s’élevant jusqu’aux crêtes. Là enfin, commenceraient les prairies pastorales, les plateaux ondulés, tapissés de pelouses, où se presseraient de nombreux troupeaux, devenus pour la première fois inoffensifs. Les forêts, jetées ainsi sur les parties les plus mobiles des montagnes, entre les cultures du fond et les roches menaçantes du sommet, serviraient de boulevard aux vallées, et les défendraient contre l’écroulement des parties supérieures. Les habitants jouiraient à la fois du bénéfice des champs cultivés, des forêts et des troupeaux. Chacun de ces produits, sagement resserré dans la région qui lui convient, laisserait un libre champ au produit voisin ; les troupeaux ne nuiraient plus aux cultures, ni les cultures aux forêts ; et le territoire, utilisé ainsi dans toutes ses parties, rendrait tout ce qu’il est capable de rendre.

Sans parler du changement heureux que ces nouvelles forêts pourront introduire dans le climat, ne peut-on pas compter, avec beaucoup de raison, sur l’apparition d’un grand nombre de sources que la chute des bois a fait tarir, et que leur résurrection ramènera vraisemblablement au jour ? Ces sources répandraient autour d’elles la fécondité et la fraîcheur ; tandis que les eaux des torrents, devenues tranquilles, fourniraient à l’agriculture d’abondants arrosages et du limon, à l’industrie, des forces motrices d’une inépuisable puissance, qu’on s’étonnera sans doute un jour d’avoir laissé dissiper pendant si longtemps, sans aucune utilité pour la société.

La destruction des torrents et des ravins, et la stabilité générale des terrains, permettraient d’ouvrir à peu de frais de bonnes communications vicinales. Ces chemins, à présent dispendieux et constamment dégradés, rendus plus solides et plus multipliés, porteraient la vie jusque dans les derniers recoins de ces montagnes. Ils faciliteraient même, en beaucoup d’endroits, l’exploitation des terres, que l’incommodité des communications rend souvent fort difficile, et quelquefois impraticable.

Alors aussi, rien n’empêcherait de multiplier à peu de frais les canaux d’irrigation. Aujourd’hui, on n’aborde ces excellents ouvrages qu’en tremblant, à cause des difficultés, parfois insurmontables, que présentent les passages des torrents ; et lorsque enfin ces obstacles sont vaincus, on en voit naître à tout instant de nouveaux, à cause de l’incohésion extrême du sol. Les orages, en emportant les terres, coupent le canal ; les revers friables à travers lesquels il ruisselle laissent filtrer ses eaux, et le mettent à sec ; les éboulements de terrains le comblent. Toutes ces difficultés dans la construction, dans le curage, dans l’entretien, sont telles, qu’elles ont souvent fait reculer devant l’exécution des canaux les plus utiles. Du jour où elles seraient enlevées, ces ouvrages n’offriraient plus rien de difficile ni de coûteux, et ils pourraient être aisément répandus dans toutes les parties du territoire.

Des communications faciles, jointes à la présence des forêts, des cours d’eaux et des richesses minérales enfouies dans les entrailles de ces montagnes, y attireraient l’industrie qui, jusqu’à ce jour, n’est pas encore parvenue à s’y fixer. Elle occuperait les bras pendant l’hiver, et retiendrait la population, qui déserte généralement le pays à cette époque. — D’un autre côté, l’augmentation des produits du sol, en répandant ici plus d’aisance, dispenserait les habitants de chercher ailleurs de quoi vivre. — Ainsi tomberait cette triste coutume de l’émigration, qui disperse les familles loin de leurs foyers domestiques, et les condamne à une vie pénible, errante et solitaire.

L’État, dans cette transformation, aura vu ses routes s’améliorer, leur entretien devenir plus facile et plus parfait, leur ouverture plus économique. Il y aura gagné une plus grande superficie de terrains imposables, et de belles forêts à proximité de ses ports ; enfin son trésor récoltera cet accroissement de recettes, qui vient toujours à la suite du bien-être et de l’augmentation numérique des populations.

Mais considérons les choses de plus haut, et sans nous arrêter davantage aux profits que retirerait de ces travaux la localité ou le trésor public, recherchons quel sera le résultat de cette grande création des forêts, en embrassant la société dans ses intérêts les plus généraux.

Il y a longtemps que tous les hommes, chez qui la préoccupation du présent n’a pas étouffé tout souci de l’avenir, sont alarmés de la rapide diminution des bois sur tous les points de l’Europe. — C’est en France surtout que la dévastation paraît s’accélérer. Vainement plusieurs voix se sont élevées pour y mettre un terme ; vainement la statistique a-t-elle révélé les chiffres les plus effrayants, et de sombres prophéties ont-elles dépeint l’aspect décrépit que présentera notre terre, une fois que les bois auront totalement disparu de sa surface. Rien n’a arrêté la marche des choses : on la dirait commandée par une loi irrésistible. Les forêts s’en vont, et l’État lui-même, au lieu de tenir tête au torrent, s’y est laissé entraîner, quand il a aliéné, il y a quelques années, une superficie considérable de ses bois.

Cette disparition graduelle des forêts, en dépit de tous les efforts qu’on a tenté pour les retenir, peut s’expliquer très-simplement, ce me semble par un seul fait : — c’est que les forêts ont généralement moins de valeur que les terres cultivées. — Les besoins de la société vont toujours grandissant ; les populations s’amoncellent, et s’évertuent de plus en plus à tirer parti du sol qui doit nourrir cette masse croissante de consommateurs. Chacun veut avoir son champ au soleil, dans cette France surtout, où le peuple a peut-être, plus que partout ailleurs, l’amour de la propriété du sol, et une répugnance, bien légitime à mon avis, pour le triste travail des fabriques. De là vient que les propriétés tendent sans cesse à se morceler, et que chaque lopin de terre est tourmenté de façon à produire le plus de revenu possible. — Dès lors, il est difficile que les forêts ne soient pas remplacées insensiblement par des cultures ; puisqu’à surface égale, le revenu d’une forêt est presque partout inférieur à celui d’une bonne terre labourée. D’un autre côté, les forêts ne se prêtant pas au morcellement se trouvent, par là même, à l’égard du propriétaire qui veut les vendre, dans des conditions moins avantageuses que le serait une superficie équivalente de champ labourable ; il est donc de son intérêt de les abattre, et de vendre en détail le sol à une foule de petits propriétaires.

À cette cause radicale, vous pouvez ajouter plusieurs causes accessoires : le maraudage des paysans qui ruine les bois et les fait périr sourdement ; les abus de jouissances des communes ; la lenteur avec laquelle croissent les forêts, et la facilité avec laquelle on peut les détruire ; les accidents de fortune qui forcent quelquefois un propriétaire, pour sortir de détresse, à ruiner tout d’un coup ses bois par des coupes déréglées, etc., etc. Comment les forêts résisteraient-elles à tant de causes conjurées contre elles ? Tout conspire à les effacer du sol. L’intérêt particulier trouve du profit à les détruire, et l’intérêt général, en commandant de les conserver, n’oppose que des motifs vagues et éloignés aux raisons pressantes qui expliquent leur disparition, et, disons plus, qui la justifient dans beaucoup de cas. C’est là ce qui n’a pas été nettement démêlé. Il n’est pas vrai que la destruction d’une forêt soit toujours et partout une opération pernicieuse. Si elle est condamnable dans certaines circonstances, elle ne l’est pas dans d’autres, et l’administration, qui n’a pas établi cette division, se trouve aujourd’hui malhabile à faire face aux abus.

Dans les pays peu accidentés, dans les grandes vallées, en même temps que les forêts s’appauvrissent, les voies de transport deviennent de plus en plus rapides, commodes et économiques : ce qui permet de chercher le bois à des distances de plus en plus lointaines, sans en restreindre la consommation, et sans que le prix en soit notablement augmenté. Ces pays finissent ainsi par tirer des contrées voisines le bois qu’elles ne produisent plus elles-mêmes.

Or cet emprunt, considéré sous le point de vue économique, est loin d’être une chose blâmable. Le territoire des plaines est généralement fertile, et partout où le sol peut porter de productives récoltes, il serait absurde d’y planter des arbres qui sont d’un moindre rapport. Les arbres viennent à peu près partout : les cultures au contraire ne prospèrent que sur une terre féconde. Là donc où le sol est fécond, les cultures sont dans leur site naturel. — Il existe pour chaque contrée un certain nombre de produits, qui réussissent mieux chez elle que partout ailleurs, et qui semblent plus spécialement affectés à son terroir. Le rôle des communications est justement de faciliter l’échange des productions, de manière à permettre à chaque contrée de donner le plus d’extension possible aux produits qui conviennent, en lui fournissant ceux qui lui manquent, et en la dispensant de les tirer de son propre sein.

Disons donc qu’une plaine, toutes les fois que son territoire sera fertile, ou toutes les fois que ses communications, à l’aide des canaux, ou des chemins de fer, ou des rivières, ou des voies maritimes, ou même des routes ordinaires, lui amèneront des bois à un prix inférieur à celui que coûterait le bois venu sur place, eu égard au prix moyen des terres et à leur rendement ; disons qu’elle fait bien de s’approvisionner au dehors, et qu’elle aurait grand tort de diminuer la valeur de son territoire, en le recouvrant par des forêts. — Non-seulement dans une pareille plaine, le reboisement serait une œuvre de déraison, mais le défrichement même des forêts sur pied n’est, au fond, qu’une opération éminemment bonne et désirable, puisqu’elle substitue une production avantageuse à une autre qui l’est moins, sans que, d’ailleurs, la contrée souffre de la privation du produit qui lui est enlevé.

Observons maintenant que dans les plaines, l’enlèvement des forêts n’est suivi d’aucun de ces effets fâcheux que nous avons décrits ailleurs. Il ne détruit pas la stabilité du sol : il ne nuit pas aux cultures. On ne peut pas même dire qu’il dérobe à la campagne les charmes de l’ombre, de la verdure et de la fraîcheur ; car des vergers bien touffus procurent le même agrément, avec infiniment plus de profit pour le propriétaire.

Enfin, ajoutons que dans les plaines, la facilité générale des communications permet de colporter la houille et d’autres combustibles minéraux qui peuvent suppléer au bois de chauffage. La même commodité y développe l’industrie, qui s’ingénie à remplacer le bois par le fer ou par d’autres métaux, dans les ouvrages de menuiserie et de charpente.

Il existe de vastes contrées, admirablement fertiles, parfaitement cultivées, et qui, étant complètement dénuées de forêts, ne paraissent pourtant pas se ressentir péniblement de leur absence. — Telle est, entre autres, la Hollande. Tandis qu’elle exploite son sol, en le couvrant de jardins et de pâturages, le Rhin lui apporte le bois des Vosges, et ses navires vont au delà des mers, dépouiller à son usage les forêts scandinaves.

Mais quittons pour un instant les plaines, et pénétrons dans l’intérieur des montagnes : nous voilà transportés tout à coup au milieu d’une nature nouvelle et de conditions toutes différentes.

Ici, plus de rapides communications, plus de ports de mer, plus de larges rivières navigables. Si nous y découvrons quelques routes faciles au roulage, nous les voyons ramper au fond des vallées principales, sans que leur action puisse se ramifier au loin, encaissées comme elles sont entre des montagnes, sur les parois desquelles la circulation est nécessairement pénible et très-circonscrite. — Il est donc nécessaire que les forêts croissent ici sur place : car s’il fallait les exploiter au loin, et les faire remonter ensuite du fond des plaines vers les montagnes, le bois serait d’un prix inabordable à la plupart des consommateurs.

Non-seulement il faut que les montagnes contiennent dans leur enceinte assez de bois pour suffire aux besoins de leur population, mais il faut encore que cette masse suffisante de forêts soit ainsi distribuée dans toutes les parties du pays, que chaque village, chaque hameau, chaque habitation ait sous la main le pan de bois destiné à l’approvisionner. Sitôt en effet que la forêt s’éloigne, les difficultés du transport deviennent excessives ; la forêt n’étant plus à la portée des habitants, est comme si elle n’était pas, et la position n’est plus tenable. — C’est là ce qui arrive dans plusieurs communes de ce département, où l’éloignement progressif des bois amène insensiblement le décroissement de la population. Il suffirait, dans certaines localités, qu’un incendie dévorât les habitations, pour contraindre la masse des indigènes à déserter leur territoire, à cause de l’impossibilité où ils se trouveraient de construire de nouvelles demeures, faute de bois. Là, on peut dire que la population ne tient plus au sol que par un fil, que l’accident le plus ordinaire peut rompre d’un jour à l’autre.

On voit ici, dans une petite vallée (celle de Lagrave) les habitants réduits, pour se chauffer et pour cuire leurs aliments, à faire brûler de la bouse de vaches, préalablement pétrie en galettes et durcie au soleil. Cet ignoble combustible infecte de son odeur leurs chaumières, leurs vêtements, l’air qu’ils respirent, et jusqu’aux aliments dont ils se nourrissent : l’atmosphère de la contrée tout entière en est imprégnée. — Or s’ils ont recours à un si triste chauffage, ce n’est pas que la localité soit absolument dépourvue de combustibles : elle en est au contraire très-richement dotée, puisqu’elle possède plusieurs gîtes d’anthracite en pleine exploitation. Mais on conçoit aisément que ce minerai étant fort lourd, sitôt qu’il faut le transporter à dos de mulets ou à dos d’hommes, jusqu’à de grandes élévations, à travers des rochers et sur des rampes affreuses, la fatigue et le prix du transport s’élèvent à un tel point, que la plupart des pauvres sont contraints d’y renoncer. — Aussi ces mines, qui seraient si précieuses dans une plaine, ne profitent ici qu’aux habitants qui en sont immédiatement voisins ; et elles demeurent presque sans usage, au delà d’un rayon de quelques lieues.

Concluons : pour que les montagnes soient habitables, il faut que les montagnes soient boisées, et l’anéantissement total de leurs forêts entraînerait infailliblement la fuite de la population.

Mais là ne s’arrête pas la différence des conditions.

Qu’une forêt disparaisse d’une plaine, elle fait place aux cultures : c’est un produit du sol substitué à un autre produit, et cette substitution, dans la plupart des cas, n’a même rien de regrettable. — Abattez, au contraire, l’antique forêt qui couvre les reins d’une montagne : aussitôt tout est bouleversé. Les orages et les ravins déchirent les talus : le sol végétal a bientôt fui, et avec lui, la fertilité et la verdure. Plus de champs ; plus de cultures. Livrée sans défense aux attaques des eaux, fouillée jusque dans ses entrailles par les torrents, succombant enfin sous son propre poids, la montagne descend en roulant sur la plaine, qu’elle ensevelit sous ses débris, et confond dans sa propre ruine.

Sans doute, il arrive ici, comme dans les plaines, qu’on abat chaque jour des bois, pour livrer le sol à la charrue ; et les défricheurs ne se portent à cette destruction que par le profit qu’ils y trouvent. Mais qu’on ne s’avise pas de confondre ces profits éphémères et illusoires, avec l’avantage durable et bien réel qui résulte de la même opération dans les plaines.

Les premières anuées qui suivent un défrichement sur une montagne, produisent d’excellentes récoltes, à cause de l’humus que la forêt laisse après elle sur la terre. Mais ce précieux terreau, d’autant plus mobile qu’il est plus fécond, ne reste pas longtemps sur les pentes : au bout de peu de temps, il est dissipé : le fond stérile vient au jour, et l’inconséquent propriétaire perd son héritage pour avoir voulu contraindre le sol à produire au delà de ce que comportait sa nature. C’est le conte de la poule aux œufs d’or, trop souvent mis en pratique dans les montagnes, en dépit des enseignements mille fois répétés de l’expérience. J’en pourrais citer un exemple tout récent, dans des défrichements effectués ici sur les montagnes du Champsaur.

Ainsi le défrichement sur les terrains en pente est toujours suivi d’effets funestes, et la destruction des forêts, presque partout sans inconvénient dans les plaines, devient au contraire, dans les montagnes, la plus désastreuse des perturbations. Elle rompt l’équilibre des terres, et ressuscite les désordres de l’ancien chaos. Après avoir ravi à l’habitant l’usage des forêts, elle lui arrache jusqu’au sol même qui le nourrit, le chassant ainsi par la faim, s’il parvenait, à force d’habitude, à se résigner à la privation du bois.

Si donc, il est indispensable de proscrire quelque part les déboisement, c’est dans les montagnes. S’il est expédient de reboiser quelque part les terres, de repeupler les forêts détruites, ou d’en créer de nouvelles, c’est dans les montagnes surtout qu’il faut mettre la main à l’œuvre ; car c’est là surtout que le reboisement se présente avec des caractères frappants de nécessité.

Plus on médite cette matière, plus on se pénètre de la convenance attachée à ce boisement des montagnes. — Leur sol maigre et sec, leur âpre climat, leurs torrents, leurs tourmentes, leurs roches toujours en ruines, ne conviennent qu’à la robuste végétation des forêts, et repoussent les frêles cultures de nos vallées. L’arbre seul peut braver l’effort de tant de forces, toujours en lutte sur le sol de ces rudes régions. Seul, il peut se passer des soins de l’homme, et vous le voyez planter son tronc vigoureux sur la pointe des rochers, ou le plus vaillant montagnard n’aurait osé l’enraciner.

Les montagnes sont la patrie naturelle des forêts. C’est de leur fond qu’on tire les arbres les plus volumineux et les plus sains. Tout le monde a lu la description de ces monstrueux châtaigniers, venus sur les croupes de l’Etna ; de ce pin des Pyrénées, à qui les orbes concentriques du tronc assignaient l’âge du déluge ; de cet autre pin colossal, qui fut extrait, sous le règne de Tibère, des Alpes Juliennes, etc. Le pin, le mélèze, le sapin se plaisent à lutter contre la tourmente, à enfoncer leurs fortes racines dans les entrailles des rochers, et à dresser leur cime chargée de frimas, jusque sous les coupoles des glaciers. Ces mêmes arbres se rabougrissent dans les plaines, lorsqu’à force d’art et de soins, on est parvenu à les y attirer. Les essences mêmes, à qui la plaine paraît plus spécialement dévolue, tels que le chêne, le châtaignier, le frêne, l’orme, transportés dans les montagnes, y prennent un caractère particulier de force et de dureté, qui les fait rechercher par les constructeurs. Il est bien connu que les vallées, avec leur ciel tiède et leur sol gras, n’enfantent que de médiocres bois de charpente. Ces arbres, qui croissent avec tant de célérité et de magnificence sur les rives du Mississipi, n’ont guère plus de durée ni de vigueur que notre peuplier, tandis que les sapins de la froide Norwége fournissent à la marine les matériaux les plus précieux. — Il existe, sans aucun doute, une loi d’équilibre, entre la force de la végétation et la pression du milieu, dans lequel elle se développe : c’est le principe de l’action égale à la réaction, qui se retrouve au fond de la plupart des lois naturelles. Cette rude et austère nature des montagnes en agit avec les plantes, comme la loi de Lycurgue : elle anéantit d’abord tout ce qui est infirme, et ne laisse plus debout que les sujets assez énergiquement trempés pour supporter sa rigueur.

Il suit de là que si vous appelez les forêts sur les montagnes, vous leur livrez un sol infertile, qui leur convient merveilleusement, et qui ne convient qu’à elles, au lieu que dans les plaines, vous ne pourriez les établir qu’aux dépens des cultures, et en leur sacrifiant d’utiles moissons.

Je pourrais suivre le parallèle plus loin, et faire ressortir encore beaucoup d’autres divergences.

Dans les montagnes, les forêts, en retardant la course trop rapide des eaux, les empêchent de déchirer le sol : dans les plaines, elles les empêchent de s’écouler, et engendrent par là des marais. Ainsi, de la même propriété découlent des effets directement opposés. Voilà pourquoi le déboisement des vallées et des plaines a souvent été une œuvre préalable de civilisation et d’assainissement, sans laquelle elles eussent été inhabitables. — C’est ce mariage des forêts et des marais qui rend certaines contrées du nouveau monde si meurtrières à l’homme, et qui, dans les montagnes, a fait peupler généralement les coteaux avant le fond des vallées, ainsi que l’attestent ici beaucoup d’exemples.

Dans les montagnes, les forêts étant portées jusque dans la région des nuages, il n’y a rien de surprenant qu’elles les accrochent, qu’elles les pompent, ni même qu’elles les attirent en raison de leur masse, par la somme des attractions exercées par chaque arbre. Mais cet effet serait bien étrange dans les plaines, où les nuages volent à de grandes hauteurs au dessus des forêts.

Je ferai remarquer encore que l’élévation des montagnes, qui les place presque dans l’impossibilité de rien emprunter aux plaines, leur facilite au contraire, les moyens d’y faire écouler leurs propres produits. Les cours d’eau qui serpentent au fond de leurs vallées, et qui s’épanchent ensuite dans les plaines, semblent des voies faites exprès pour la descente des bois, c’est-à-dire de la seule substance susceptible d’être flottée par le plus mince volume d’eau, sous forme de bûches perdues.

On peut juger, d’après tout cela, quel immense intervalle sépare les pays de montagnes des pays de plaines, dans la question des forêts, et combien il est important de ne pas les confondre sous une même règle. C’est faute d’avoir suffisamment conçu cette distinction que plusieurs esprits, distingués d’ailleurs, sont arrivés à considérer l’inconvénient des défrichements comme assez peu grave, et les craintes exprimées à ce sujet, comme étant fort exagérées, sinon tout à fait vaines. — Il est certain que dans les montagnes, ces craintes sont malheureusement très-fondées, et loin d’être exagérées, je dirai plutôt qu’elles sont au-dessous de la mesure du danger. De la présence des forêts sur les montagnes dépend l’existence des cultures et la vie de la population. Ici, le boisement n’est plus, comme dans les plaines, une simple question de convenance : c’est une œuvre de salut, une question d’être ou de n’être pas. Il est donc urgent de rappeler les forêts sur les montagnes, puisque ces pays n’existent que par elles, et qu’en définitive, il faut bien qu’il y en ait quelque part, les plaines elles-mêmes ne pouvant s’en passer, qu’autant qu’elles en trouvent à leur portée dans les régions voisines.

De toutes parts, sur les montagnes comme dans les plaines, les forêts diminuent. Cependant, il est impossible qu’une société d’hommes vivant avec les habitudes et les besoins que la civilisation lui a faits, puisse se passer de bois. Il devient donc pressant d’aviser à faire équilibre à l’incessante destruction des bois par la création d’une grande masse de forêts nouvelles. — Or, ces forêts nouvelles, ou les placera-t-on ? Sera-ce dans les plaines, où elles prennent, comme à regret, la place des moissons ? Sera-ce dans les montagnes, où elles prospèrent sur des terrains incultes ? Dans les plaines, qui peuvent chercher leurs bois au loin, ou dans les montagnes, que la difficulté des communications oblige à les tirer de leur propre fonds ? Dans les plaines, où ces reboisements n’ont aucune influence salutaire sur les cultures environnantes, ou dans les montagnes, où le bienfait de cette influence est incontestable ? — Toutes les raisons se pressent donc pour transporter le champ des reboisements dans les montagnes : elles assignent à ces régions une destination nouvelle d’une suprême importance : — celle de fournir du bois aux vastes pays qui sont couchés à leur pied. Les montagnes deviendront les chantiers où s’approvisionneront les plaines, et elles les préserveront par là du déplorable avenir dont on les a si souvent menacées, et dont quelques parties de la Provence pourraient déjà nous donner, au besoin, une assez fidèle image.

Laissons donc les plaines se dépouiller peu à peu de leurs bois, et qu’elles continuent, comme par le passé, à nous livrer le blé et les doux fruits de leurs vergers. Elles ne sont pas faites pour cette sauvage et primitive végétation des forêts, et nous rebrousserions vers la barbarie gauloise, si nous allions contraindre leurs belles campagnes à se hérisser d’arbres stériles[1]. Mais à mesure que les forêts s’effaceront des plaines, attirons-les sur les montagnes, dont elles sont la cuirasse, en même temps que l’ornement et la décoration. Là, elles s’allient artistement avec la rudesse du sol et les durs contours de l’horizon ; leurs grandes masses, sombres et touffues, sont la draperie naturelle de ces colosses. C’est là enfin leur dernier asile contre les envahissements de la civilisation, qui les presse, qui les poursuit le soc à la main, toujours plus affamée et plus puissante ; c’est la seule place qui leur reste sur cette Terre, autrefois leur conquête, et dont le fer de l’homme les chasse aujourd’hui de toutes parts.

Au fait, n’est-ce pas à cet usage qu’ont déjà servi les montagnes, partout où la civilisation a vieilli dans la possession du sol, et surtout dans les climats ardents, où le soleil est toujours prêt à changer la terre en désert. — Lorsque les plaines sont depuis longtemps dépouillées de leurs bois ; lorsqu’usées par le trop long séjour de l’homme, écrasées sous les ruines de ses monuments, dévorées par la sécheresse, elles n’offrent plus à l’œil que le triste spectacle d’une terre désolée, on voit la fraîcheur et la verdure se réfugier, avec les grandes forêts, dans les escarpements des montagnes ; c’est dans leur sein que l’habitant des plaines va chercher les bois, que ses campagnes dénudées ne peuvent plus lui fournir. Il semble que la nature ait réservé ces difficiles régions aux forêts pour les soustraire plus longtemps au pouvoir imprévoyant de l’homme ; elle lui ménage ainsi des trésors, et ne les lui abandonne qu’après qu’il a épuisé tous ceux qu’il avait d’abord sous la main. — Ainsi, nous voyons l’Italie, sous l’empire romain, sortir ses bois des Apennins et du fond de la Gaule Cisalpine ; ainsi la Provence s’est alimentée longtemps dans les forêts des Alpes, que lui apportait le flottage de la Durance ; ainsi la Judée, cette terre antique déjà déboisée au temps de Salomon, allait chercher la charpente de son temple dans les forêts du Liban ; ainsi les Vosges approvisionnent aujourd’hui les Pays-Bas et la Hollande. Enfin, c’est ainsi qu’au moment même où j’écris ces lignes, nous commençons à exploiter les forêts de la Corse, qui, jusqu’à ce jour, étaient demeurées à peu près vierges.

Avec leurs forêts, leurs inaccessibles retraites, leur sol âpre, hérissé d’accidents, les montagnes ont accompli, dans l’histoire de l’homme, une noble et brillante destination. Elles trempaient leurs peuples, comme elles font de leurs arbres. En plaçant l’homme toujours en présence des fatigues, des privations et des périls, elles l’élevaient au mépris de la vie et de la mollesse ; ainsi se formaient des races dures, intrépides, aux muscles de fer, à l’obstination invincible, chez qui la passion de l’indépendance et le goût de la lutte semblent attachés aux fibres mêmes du corps. Rarement le bras du conquérant arrive-t-il jusqu’au front de ces fiers montagnards ; et plus d’une fois l’histoire nous les montre, retirés dans un noyau de rochers, qui se maintiennent libres et insoumis au milieu des vastes empires. D’autres fois, poussés par leur humeur aventureuse, ou par la pauvreté de leur sol, on les voit fondre tout à coup de leurs hauteurs, et se répandre, comme un torrent, dans les plaines, ici, pour les piller, là, pour s’y établir par la force des armes, en domptant des populations énervées par l’habitude d’une vie facile. — Ouvrez les annales des peuples ; dans tous les temps, dans tous les lieux, vous trouverez cet antagonisme perpétuel entre les montagnes et les plaines ; les premières débordant sur les secondes ou les tenant continuellement en échec ; les secondes subissant souvent l’envahissement, ou n’y échappant qu’au prix d’une lutte incessante.

De là résultait un grand bien. Les plaines initiaient les montagnes à leur civilisation, et celles-ci communiquaient aux plaines leur sève et leur vigueur : les nations étaient renouvelées, et le flambeau était repris par des coureurs toujours jeunes. — Ramifiées, comme elles le sont sur la sphère de la planète, comme par l’effet de quelque loi providentielle, les montagnes semblent avoir distribué par tout le globe des réservoirs de forces vives, destinées à régénérer les races humaines sans cesse usées par la civilisation. Elles ont porté jusque sous la zone torride l’esprit de liberté, la rude activité, et toutes ces fortes et mâles vertus, dont certains historiens ont fait l’apanage exclusif du Nord ; mais à tort, car pas une partie de la terre n’en a été déshéritée, grâce à la présence des montagnes.

En outre, les montagnes servaient de barrière contre les peuples ennemis. — Elles donnaient un refuge aux persécutés, une retraite aux faibles ; et c’est probablement de cette manière que beaucoup d’entre elles ont été peuplées. Elles s’offraient aux proscrits, comme des forteresses toujours ouvertes à tous ceux qui demandaient asile, au saint nom de la Liberté. C’est là que se cachaient les novateurs religieux, et c’est de là qu’ils sortaient. C’est aussi là que se retiraient les débris des peuples vaincus. Souvent ces misérables restes, fortifiés lentement par les épreuves du malheur, en même temps que par l’éducation sévère des montagnes, s’y rendaient de plus en plus indomptables ; et pendant que les vainqueurs s’amollissaient dans les plaines, un peuple nouveau se formait en silence derrière des rochers. L’Espagne, au temps de Pélage, en est un bel exemple.

Tel a été, jusqu’à ces derniers temps, le rôle historique des pays de montagnes : rôle éminemment belliqueux, propice à l’esprit de résistance et aux instincts guerriers de l’humanité. — Cependant ces instincts aujourd’hui semblent s’adoucir, et la fureur de détruire fait place au goût des fondations durables et pacifiques. Peu à peu, les vieilles haines des races s’éteignent : partout le droit succède à la violence, et l’amour de l’humanité à l’amour étroit de la cité. Si cette pente générale du globe vers la pacification n’est pas seulement le rêve de quelques utopistes, mais l’inévitable avenir que prophétise la voix de l’histoire, et vers lequel nous entraînent nos mœurs et nos sympathies, les montagnes devront nécessairement changer de destination, sous peine de déchoir de leur importance.

Il semble, au premier aspect, qu’une fois destituées de leurs fonctions guerrières, et jetées sur un globe que les hommes ne priseront plus qu’à raison de ce qu’il produit, ou des commodités qu’il offre à leur civilisation, il semble, dis-je, que les montagnes, n’ayant pour elles ni la fertilité du sol, ni l’aisance des communications, soient destinées à devenir de plus en plus délaissées et insignifiantes. De tout temps, la civilisation s’est déployée de préférence au milieu des pays plats. Sur quels points du globe la voyez-vous prendre son premier essor ? — Dans les vallées enchantées de l’Asie, dans les plaines de l’Euphrate, sur la féconde lisière du Nil. Les populations accourent et s’agglomèrent le long des grands fleuves, ou sur les rivages de la mer. C’est là que fleurissent les arts, doux fruits de l’imagination et du bonheur ; c’est là que la société se police et se raffine ; c’est là que s’étalent les cités industrieuses et les capitales.

Cet entraînement, qui a toujours porté les peuples vers les plaines, semble devoir redoubler son effet dans les temps modernes, à cause de l’importance toujours croissante qui s’attache aux communications. Depuis qu’on s’est bien convaincu que ces voies sont les artères vitales de l’industrie et du commerce, en même temps que les propagateurs les plus efficaces de la civilisation, puisqu’elles anéantissent les distances et rapprochent tous les peuples, on a dû s’efforcer de les rendre de plus en plus parfaites. L’intérêt qui préside à la création a pris un caractère de grandeur et de généralité devant lequel sont tombés les petits intérêts des localités. Autrefois les routes grimpaient et se tordaient pour chercher les villes ; aujourd’hui ce sont les villes qui courent à la rencontre des routes. Celles-ci ne sortent guère des vallées ; elles se détournent peu volontiers de la ligne la plus droite, et insensiblement, les habitations se déplacent pour se grouper à côté d’elles.

Il n’y a pas 5 siècles, c’était une bonne fortune pour une ville d’être perchée sur quelque escarpement bien abrupt, bien inabordable, qui la mettait à l’abri des brigandages de la guerre. Les populations affluaient dans ses murs, parce qu’elles y trouvaient du repos et de la sécurité. Maintenant les temps ont changé. Le citadin n’a plus grand souci de se blottir, comme une bête fauve, dans les anfractuosités des rochers. Le pèlerin moderne chemine au grand soleil, la poitrine découverte et par les routes ouvertes à tous. Les villes s’empressent à lui ouvrir leurs portes, et pour mieux recevoir le dédaigneux marcheur, qui aime ses aises et qui connaît le prix du temps, elles descendent de leurs hauteurs et se bâtissent des habitations nouvelles dons les plaines. Combien n’en voit-on pas, qui sont divisées ainsi en deux quartiers : la ville ancienne, sombre amas de masures jeté sur la pointe de quelque montagne, et la ville nouvelle, qui se dresse, fraîche et riante, dans la vallée, au pied des noires murailles gothiques ? Et malheur à celles qui s’emprisonnent dans leurs vieux retranchements, ou que leur site relègue à l’écart, loin des grandes voies sillonnées par le roulage ou par les bateaux ! Celles-là sont frappées de déchéance ; les routes ne viendront jamais les chercher dans leur solitude, et elles dépériront tristement, tandis qu’autour d’elles, les cités rivales croîtront chaque jour en opulence et en grandeur.

Il est incontestable que les contrées qui se prêtent le mieux à l’ouverture des communications devront, toutes les autres conditions étant égales d’ailleurs, s’élever rapidement au-dessus des contrées qui n’offrent pas le même avantage. Il existe beaucoup de villes dont la fortune, toute récente, ne s’explique que par le hasard qui les a placées à l’intersection ou au débouché de quelque puissante ligne de transport.

Ainsi le flux social s’épanche dans les plaines et sur les bords des grands cours d’eau. Pendant ce temps les pays de montagnes, déshérités par la nature de tout ce qui fait les faciles parcours, tombent dans l’isolement et dans l’oubli. Ces difficultés d’accès, qui les ont rendus si longtemps précieux à la défense du faible contre le fort, en éloignent aujourd’hui la civilisation. Elle les enveloppe de toutes parts ; elle marche à côté d’elles d’un pas de géant, et ne se traîne qu’en boitant dans les détours de leurs gorges, comme si ces rudes sentiers gênaient sa marche. Plus elle trouve de facilité à se mouvoir dans les plaines, plus il lui répugne de s’aventurer dans les montagnes ; et si jamais l’on vient à réaliser ces magnifiques projets de chemins de fer, que l’on agite depuis quelques années, nul doute qu’ils n’attirent autour d’eux, et n’absorbent, pour ainsi dire, toute la vie sociale, et alors l’abandon des montagnes sera complet !

Les montagnes seraient-elles véritablement condamnées à ce triste dépérissement ? Est-ce ainsi que finira leur histoire ; et ces antiques sanctuaires de l’indépendance tomberont-ils en ruine, comme des temples abandonnés ? C’est une curieuse recherche que celle du rôle dévolu à ces régions, dans une ère où l’humanité, cessant de se déchirer les entrailles, ne s’occupera plus qu’à exploiter paisiblement son globe au profit de son perfectionnement ; règne de calme et de sérénité, où il n’y aurait plus de place pour les sanglantes vertus du soldat, et où les avantages stratégiques d’une contrée lui seraient comptés pour rien.

Dans notre pensée, les montagnes ont là encore leur lot spécial, et de nouvelles destinées à poursuivre, qui les rendront aussi nécessaires aux sociétés futures qu’elles ont été utiles aux sociétés passées ; et cette destination, il nous semble la voir dans la double présence des forêts et des cours d’eau.

J’ai suffisamment indiqué quelles seraient la convenance et l’utilité extrême des forêts accumulées dans le sein des montagnes. Je ne reviendrai plus sur ce sujet.

Les forêts recèlent le feu, c’est-à-dire la force la plus universelle dont l’homme se soit rendu le maître. C’est avec le feu qu’il dompte et assouplit les métaux, qui sont le premier instrument de sa civilisation. A-t-il besoin de moteur ? il l’emprisonne, sous forme de vapeur, dans les parois de ses machines, et soudain, il en tire une force dont la puissance n’aurait pas de limites, sans la fragilité des appareils mêmes qui la contiennent.

De leur côté, les cours d’eau sont un réceptacle fécond de forces motrices qu’ils empruntent à la gravitation, et qu’ils sont tout près de mettre à notre disposition. Ils réunissent dans les montagnes tous les éléments propres à faire de ces contrées une sorte de laboratoire, où fonctionneraient mille machines, où mille forces dociles n’attendent, en quelque sorte, que notre fiat lux pour se mettre à l’œuvre, et travailler à l’amélioration de notre bien-être. Les montagnes, en un mot, sont la patrie des machines comme elles sont la patrie des forêts ; et, sous cette double forme, elles renferment les principes d’une incommensurable force physique.

Les machines, en dépit de quelques perturbations passagères, sont un incontestable bienfait. Nous leur devons la partie la plus prestigieuse de notre civilisation. En prêtant à l’homme des forces nouvelles, elles l’affranchissent du travail des bras dans les fonctions les plus monotones et les plus grossières, dans celles qui, étant susceptibles d’être exercées par des machines, sont, par ce motif-là même, dégagées de toute intelligence, et par conséquent abrutissantes. Grâce à leur secours, nous dominons la matière par le seul effort de notre pensée, et sans être contraints de lutter corps à corps avec elle. C’est l’ignorance des machines qui légitimait en quelque façon l’esclavage chez les Anciens. Il fallait bien trouver dans les nerfs des hommes les forces qu’on n’avait pas encore su arracher à la nature ; et quel est l’être intelligent et libre qui se fût résigné à garrotter son existence au levier d’une meule ?… Enfin les progrès de la mécanique, en donnant une supériorité matérielle aux peuples civilisés, ont mis décidément à leurs pieds tout l’univers barbare ; ils ont assuré à jamais la domination de l’intelligence sur la force brutale, et placé ainsi le pouvoir du côté le plus noble et le plus digne.

Lorsqu’on médite sur l’immense influence que les machines ont déjà exercée sur nos sociétés, il est impossible de s’imaginer qu’elle s’arrêtera au point précis où nous l’observons aujourd’hui : elle ira plus loin et finira par modifier profondément la condition de l’homme sur la terre. La nature en avait fait une créature adroite, mais faible et presque sans armes. Les machines lui ont mis entre les mains des armes formidables ; elles en ont fait un être merveilleux, doué des pouvoirs les plus incroyables. L’homme, ainsi transformé, est devenu un être tout nouveau, et les machines ont opéré en lui une véritable création.

Quand on est bien pénétré de ces pensées, on entrevoit de suite quel avenir est réservé aux régions qui, comme les montagnes, renferment précisément tous les principes destinés à vivifier les machines. Démontrer la puissance des machines et leur rôle dans la civilisation, c’est démontrer la haute destination à laquelle se prêtent les montagnes. — Il y a un effrayant calcul à faire de la force éparpillée dans le courant de ces mille filets d’eau qui les inondent. Si quelqu’un, estimant cette force en chevaux, ainsi qu’on le fait en dynamique, s’avisait d’imprimer qu’il connaît en France quatre ou cinq régions renfermant des millions de chevaux qui ne coûtent rien à entretenir ni à nourrir, et qui vaguent dans les campagnes, sans qu’on ait pensé jusqu’à présent à s’en emparer, quelle ne serait pas notre surprise ? Combien nous nous apparaîtrions à nous-mêmes barbares et mal avisés d’avoir tardé si longtemps à tirer parti de tels auxiliaires ? Eh bien ! ces auxiliaires existent réellement dans toutes nos montagnes, et il ne tient qu’à nous de les assujettir à notre usage.

Ce serait une erreur de croire que la vapeur a détrôné pour toujours les cours d’eau : ce qui enlèverait aux montagnes toute supériorité sur les plaines, parce que la vapeur n’appartient pas plus spécialement à une région qu’à l’autre.

La machine à vapeur, cette admirable découverte des temps récents, aura toujours sur les cours d’eau un grand désavantage : — celui d’être plus dispendieuse. Pour créer une force, elle en dépense une autre, sous la forme du numéraire. Elle emprunte son principe d’action aux combustibles, qui se consument et sont des matières coûteuses ; au lieu que la modeste roue hydraulique tire le sien d’une eau courante qui coule sans fin et ne coûte rien. L’établissement d’une roue sera toujours plus économique que celui d’une machine à feu, là surtout où le bois est à bon compte. Rien d’ailleurs de plus aisé que de former une chute d’eau sur tous ces ruisseaux de montagne ; car le secret de leur force est dans leur pente, plutôt que dans le volume du courant, et on peut les barrer avec la plus grande commodité, sans qu’on ait jamais besoin de recourir, ni à des dérivations lointaines, ni à ces difficiles barrages en lit de rivière, écueil de la science des ingénieurs.

En revanche, la vapeur a son avantage qui lui est propre et que n’ont point les cours d’eau : elle est locomotrice, dans l’acception la plus large du terme. Non-seulement nous la forçons de travailler en tous lieux ; mais (ce qui est une merveille inouïe jusqu’à nous) nous lui commandons de marcher, et elle marche ; elle anime un appareil mouvant et nous porte partout où il nous plaît d’aller. Par elle, nous avons su donner à des masses de fer et de bois la propriété la plus inexplicable du règne animal, celle-là même qui a fourni aux naturalistes le caractère le plus spécifique pour distinguer la bête du minéral, ou de la plante.

Voilà ce qui assure à la vapeur une place spéciale, dont les cours d’eau ne la déposséderont jamais. Ceux-ci sont cloués à la surface du sol ; nous pouvons les utiliser là où nous les trouvons, sans qu’il dépende de nous de les créer, ni de les charrier avec nous.

De là il suit que les montagnes ont sur les plaines l’avantage de posséder une immense quantité de forces travaillant en quelque sorte spontanément et d’elles-mêmes, et ne coûtant presque rien. Les plaines auront pour elles une force dispendieuse, mais agile, et admirablement disposée pour faciliter les communications. Aux montagnes donc, les machines immobiles et l’élaboration la plus économique des produits ; aux plaines, l’échange rapide des produits, et la circulation perpétuelle des hommes et des choses.

Maintenant, voulez-vous élever les montagnes à leur destination véritable, et réaliser cet avenir pour lequel elles semblent faites plus spécialement qu’aucun autre lieu de la terre ? — Percez-les d’abord par quelques routes commodes, qui, circulant au fond de leurs replis, et pénétrant jusque dans leur cœur, les relient au reste du monde. Arrêtez les fléaux, tels que les déboisements, les torrents, qui les ruinent et finiraient par les rendre absolument inhabitables. Attirez-y, par divers encouragements, l’industrie, qu’effrayent aujourd’hui l’isolement et le défaut de débouchés. Mettez la main à quelques travaux d’utilité locale, qui, donnant du bien-être à la population peu fortunée qui les habite, lui fourniraient les moyens de tirer elle-même parti de toutes les ressources de son territoire. Alors vous y verrez se produire ce que l’on peut déjà remarquer maintenant, à l’état de germe, dans plusieurs coins de montagnes, notamment dans les Vosges. L’industrie, trouvant dans ces pays une mine de forces intarissable, y accourra comme vers sa terre promise et s’y établira en reine ; car son empire n’est-il pas au milieu des moteurs et des machines ? Elle s’emparera de tous les produits qui l’environnent, et les manipulera sur place ; elle dépècera le bois des forêts et le marbre des carrières ; elle ne permettra plus aux troupeaux de porter ailleurs leur fine toison, et la tissera sur les lieux mêmes, ainsi que la soie si recherchée que donnent les mûriers des lieux élevés. Les richesses minérales, que renferment en si grande abondance la plupart des montagnes et qui dorment aujourd’hui ignorées dans leurs entrailles, seront mises au jour. Avec du charbon, des cours d’eau et des routes, n’aura-t-on pas, rassemblées sous la main, toutes les conditions qui rendent ces exploitations profitables, et dont l’absence, dans l’état actuel des choses, en fait presque toujours des spéculations impossibles ou ruineuses ?

Une vie nouvelle animerait les montagnes. Le bois flotterait en longs radeaux ou en bûches errantes, au fil de leurs rivières. Le roulage, remontant leurs routes à vide, se chargerait sans effort, à la descente, des plus lourds transports. Leurs solitudes se peupleraient d’usines et de fabriques ; chaque cours d’eau aurait sa file de roues, échelonnées de chute en chute tout le long de ses rives. Ce mouvement s’activerait de jour en jour, à mesure que les communications, en s’améliorant, élargiraient autour d’elles la sphère des débouchés. Finalement, elles seraient transformées en de vastes ateliers, en de gigantesques centres de travail, enfantant des masses de produits, qui descendraient en ruisselant sur les plaines, où sont dispersés les grands centres de consommation. C’est là que la vapeur les recevrait à son tour, pour les répandre dans toutes les directions.

Qu’on reporte maintenant sa pensée sur les travaux que nous proposons d’entreprendre dans les Hautes-Alpes, et on ne les jugera plus seulement du point de vue de l’utilité locale, et comme une œuvre nécessaire pour empêcher la ruine d’une petite contrée. On y verra une entreprise d’un caractère tout à fait général, applicable à tous les pays de montagnes, qu’elle place dans la condition qui leur convient, et sans laquelle ils couvriront inutilement le sol.

On a trop souvent répété que des pays semblables à celui-ci ne valent pas les sacrifices qu’on ferait pour en tirer quelque utilité : on les regarde comme dévoués éternellement à la pauvreté et à l’isolement. C’est là, selon nous, une profonde et funeste erreur, car elle ne tendrait à rien moins, si elle était décidément accréditée, qu’à délaisser ces malheureux pays, et à reporter tous les soins et les trésors de l’État sur les contrées qui rendent déjà aujourd’hui tout ce qu’elles peuvent donner. Il nous paraît, tout au contraire, que s’il faut redoubler quelque part de sollicitude et de libéralité, c’est là où rien n’est fait, et où tout reste à faire.

Jusqu’à ce jour, on n’a guère considéré cette partie des Alpes que sous la figure d’un colossal massif, jeté entre la France et l’étranger, et fournissant à la patrie d’admirables frontières, à l’ombre desquelles elle pouvait librement discuter ses lois et développer sa puissance. C’est là, en effet, un incontestable service que nous leur devons. Mais jamais on n’a pensé qu’elles fussent bonnes à autre chose qu’à ce rôle purement stratégique.

Dans la crainte qu’on ne s’armât de pareilles raisons pour repousser nos propositions, nous avons essayé de faire entrevoir que nos Alpes pourraient nous rendre encore d’autres services ; qu’elles ont, comme tous les pays de montagnes, leurs propriétés originales, et qu’elles ne sont ni sans avenir, ni sans valeur : avenir agricole par les forêts, les prairies et les troupeaux ; avenir industriel, par les cours d’eau, les combustibles et les richesses minérales.

Je demanderai à ceux pour qui le mot de pays perdu paraît une raison si péremptoire, et qui parlent si lestement d’abandonner une contrée à sa ruine, je leur demanderai s’il nous sied bien de dénigrer à la volée des lambeaux considérables de notre territoire, lorsqu’autour de nous pullulent et s’agitent des nuées de prolétaires, sans pain et sans asile, qu’un arpent de terre arracherait pour toujours aux funestes tentations de la faim, et qui errent menaçants au travers de nos sociétés, sans pouvoir l’y trouver ?… Plus la population s’entasse, plus il serait sage d’augmenter l’importance des travaux, dont le but est d’accroître les produits du sol : car le premier besoin de l’homme et la plus grande plaie des sociétés, c’est la faim ; et, en dernière analyse, c’est toujours la terre qui doit pourvoir à ce besoin.

N’est-ce pas d’ailleurs le devoir de chaque État, dans l’intérêt même de sa richesse et de sa puissance, d’interroger toutes les ressources de son territoire, et de l’exploiter dans toutes ses parties, sans en rebuter aucune, et en assignant à chaque lieu sa destination la plus convenable ? — N’est-ce pas aussi la tâche donnée à l’homme, de féconder le sol de sa planète ; et puisqu’il se glorifie d’en être le roi, serait-ce pour la désoler, comme un conquérant malfaisant, et pour ne laisser derrière lui, partout où il a traîné sa civilisation, que des ruines et de lugubres déserts ?…

FIN.

NOTES.

  1. Il est inutile de faire observer que des propositions aussi générales doivent comporter quelques exceptions. Il existe dans les plaines des parties essentiellement infécondes, et qui, à cause de cela, ne peuvent convenir qu’aux forêts : telles sont certaines parties de la Sologne, de la Bretagne, de la Champagne Pouilleuse, etc. On est conduit à admettre ces exceptions par les principes mêmes sur lesquels sont fondées les propositions générales.