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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXI

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 101-106).

QUATRIÈME PARTIE.

Causes de la formation et de la violence des torrents.


CHAPITRE XXI.

Causes de la formation des torrents.

Au premier aspect, rien ne caractérise mieux les torrents que leurs lits de déjection : ce n’est pourtant là qu’un de leurs caractères secondaires. Si les eaux n’affouillaient pas d’abord dans les montagnes, elles n’exhausseraient pas dans les plaines. L’exhaussement dérive donc de l’affouillement, et la forme des lits de déjection n’est qu’un résultat nécessaire de cette première cause.

L’affouillement étant la cause unique de l’action des torrents, quelles sont les causes qui provoquent l’affouillement ?

— Pour qu’un affouillement se manifeste, il faut qu’une grande force d’érosion agisse sur un terrain susceptible d’être corrodé : de là, deux conditions nécessaires et suffisantes :

1o La présence d’un terrain affouillable ;

2o Le développement d’une grande force de corrosion.

La première condition est offerte par la nature même du sol. C’est là une cause première au delà de laquelle il est inutile d’en chercher une autre.

Pour que la deuxième condition se réalise, il faut qu’une grande masse d’eau se rassemble instantanément sur un même point, et qu’elle soit assujettie à couler sur des pentes très-rapides, afin d’acquérir une grande vitesse. Ces deux éléments, savoir la Masse et la Vitesse, sont les seuls capables d’engendrer une force d’érosion, et cette force sera d’autant plus énergique, que les deux termes dont elle est fonction croîtront eux-mêmes en grandeur.

Or, d’une part, la forme du bassin de réception est ainsi faite, qu’elle concentre, à peu près instantanément, les eaux, et les lance dans un goulot très-incliné. — Elle fournit donc l’élément de vitesse.

— D’une autre part, on a vu que les crues n’arrivaient jamais qu’à la suite des fontes de neige ou des orages. Voilà les sources de l’autre élément. Les fontes de neige et les pluies d’orage fournissent les masses, que les formes du bassin de réception mettent ensuite en mouvement.

Résumons. — Trois causes président à l’action des torrents.

1o Une cause géologique, résultant de la nature même du terrain ;

2o Une cause topographique, résultant de ses formes ;

3o Une cause météorologique, résultant des actions atmosphériques.

Poursuivons cette analyse. — Une première réflexion se présente tout d’abord. La forme des bassins de réception, qui est une des trois causes, peut-elle bien être acceptée comme une cause primitive ? — Pour que cela fût ainsi, il faudrait que la cause qui a créé ces montagnes eût moulé du même coup ces bassins, suivant la figure caractéristique qu’on leur voit aujourd’hui ; il faudrait que cette figure eût précédé l’action des eaux : celles-ci auraient alors trouvé les formes du terrain déjà prêtes, et elles auraient produit, dès le premier jour, tous les phénomènes qu’elles poursuivent encore aujourd’hui devant nous.

Mais il est impossible d’admettre une pareille explication. — Les bassins de réception sont évidemment le résultat de l’action violente et longtemps prolongée des eaux, rassemblées d’abord dans un simple pli du terrain, et coulant sur un sol privé de consistance.

— Ce qui le prouve d’une manière décisive, c’est la présence de ces larges lits de déjection, qui ont été formés en entier aux dépens des régions supérieures d’où sortent les torrents. — Tous les jours, d’ailleurs, nous voyons les bassins de réception s’élargir, et les lits de déjection s’exhausser. Ces effets se poursuivent même avec une telle rapidité, qu’un petit nombre d’années a dû suffire pour apporter d’énormes modifications dans les formes originelles du terrain. Il n’y a donc qu’à reporter, pour ainsi dire, dans les temps anciens ce qui se passe aujourd’hui sous nos yeux, en supposant que les phénomènes présents sont la continuation d’une même action commencée depuis des siècles ; et le creusement des bassins se trouve expliqué. — Enfin, s’il m’est permis de recourir à un postulatum, en invoquant ici un fait qui ne sera démontré que plus tard, je dirai qu’il existe des torrents tout à fait récents, qu’il s’en forme chaque jour de nouveaux, et que là, on assiste littéralement à la formation des bassins, au milieu de terrains où rien ne faisait pressentir leur apparition.

Je sais bien que cette action peut sembler au premier abord exagérée, quand on considère la vaste étendue que présentent les bassins de certains torrents, et leur encaissement profond, qui en forme de véritables vallées. Mais alors, il faut considérer en même temps l’énorme cube formé par les dépôts, lequel n’a pu sortir que des bassins ; il faut se rappeler que ce cube est encore loin d’exprimer toute la masse que le torrent a tirée de la montagne, puisqu’une partie de cette masse a été versée dans la rivière, qui l’a dispersée plus loin. Par un effort de notre pensée, transportons la montagne formée par les déjections jusque dans les parties supérieures du torrent ; jetons-la dans le creux du bassin ; augmentons-la de tout ce cube emporté par la rivière, et nous ne serons pas loin d’avoir comblé ces excoriations profondes, dont nous hésitions tout à l’heure d’attribuer le creusement aux eaux. Nous comprendrons de cette manière comment il n’y a aucune exagération à affirmer que la vallée tout entière du torrent, depuis sa naissance jusqu’à son confluent, est l’unique ouvrage de ses eaux. — Les torrents nous révèlent ainsi le secret d’un genre de formation commun, sans doute, à un grand nombre de vallées, mais qui n’est nulle part plus incontestable[1].

De cette discussion il résulte que la cause que j’ai appelée topographique ne devient plus qu’un corollaire obligé des deux autres causes. Ces montagnes, une fois mises en relief, quelle que soit la forme primitive qu’on leur suppose imprimée par la force qui les a poussées au jour, ont dû nécessairement présenter, d’une part, des pentes fortes, et de l’autre, des rides, des ondulations, des dépressions. Il n’y avait là rien qui ne fût commun à toutes espèces de montagnes.

— Mais ici, cette circonstance, tout ordinaire qu’elle est, a suffi pour créer des torrents, tandis qu’ailleurs, où le sol s’est trouvé plus résistant, et le climat moins destructeur, les mêmes conditions n’ont produit que de simples ruisseaux.

Ainsi, deux causes seulement restent à examiner, qui dominent toutes les autres, et qui sont véritablement fondamentales : — la cause météorologique et la cause géologique. Par conséquent, c’est dans la nature même du sol et du climat des Hautes-Alpes que nous placerons désormais la première raison de la formation des torrents.

Dès lors, on commence à s’expliquer pourquoi les torrents forment un caractère spécial affecté exclusivement à cette partie des Alpes, qui semble attaché à son sol comme un mal endémique, et qu’on ne retrouve pas dans toutes les autres montagnes. — Ne considérons que la France. N’est-il pas digne de remarque que de pareils cours d’eau ne se montrent ni dans les Vosges, ni dans les Cévennes, ni dans l’Auvergne, pour ne citer d’abord que les montagnes qui sont à ma connaissance ? — Dans la Lozère, on a les vallats, espèces de ravins qui ne sont pas sans analogie avec nos plus petits torrents du troisième genre, comme ceux répandus entre Briançon et le Monestier, le long de la Guisanne : mais ceux-ci, qui, par leur faiblesse, ne ressemblent presque plus aux véritables torrents, sont encore, à côté des vallats, des torrents fort énergiques. — Les torrents des Pyrénées, nommés généralement Gaves dans le pays, sont des cours d’eau très-rapides, profondément encaissés, qui souvent même s’engouffrent dans des canaux souterrains, et qui seraient classés ici parmi les ruisseaux ou les rivières torrentielles. — On ne rencontre pas davantage de torrents, ni dans les montagnes de la Corse, ni dans celles du Jura.

Pourtant, parmi ce grand nombre de montagnes, plusieurs sont aussi nues et aussi déboisées que les croupes les plus chauves des Hautes-Alpes[2]. Ce n’est donc pas la destruction des forêts, ainsi qu’on le croit communément ici, qui a suffi pour attirer sur ces dernières montagnes le fléau si particulier qui les désole. On verra plus bas quel est le rôle que jouent les déboisements dans la production des torrents : leur influence sans doute est puissante, mais elle ne constitue pas une raison première, et elle eût été nulle avec un autre ciel et d’autres terrains.

D’un autre côté, on ne peut pas non plus prendre en considération l’élévation absolue au-dessus du niveau des mers, considération qui placerait les Hautes-Alpes au-dessus de toutes les autres montagnes de la France[3]. Dira-t-on, par exemple, que les torrents, de même que les avalanches, les glaciers, etc., ne commencent à se montrer qu’à partir d’une certaine hauteur, et que, s’ils ne se reproduisent pas dans toute espèce de montagnes, c’est que toutes les montagnes ne s’élèvent pas jusqu’à cette limite nécessaire à leur formation ?… — Mais on répondrait à cela que les torrents apparaissent, dans les Alpes françaises, à toute sorte de hauteurs. On citerait aussi les montagnes de la Suisse, qui sont plus élevées, dans quelques parties, que les Hautes-Alpes, et qui, dans ces parties, ne présentent pas les mêmes genres de torrents.

Dira-t-on que les torrents sont le résultat d’une forme particulière de montagnes, qui se montre seulement dans les Hautes-Alpes ? — Mais on sait que les formes des montagnes sont elles-mêmes le résultat de la constitution de leurs terrains, en même temps que de la puissance plus ou moins énergique des agents extérieurs auxquels ils sont soumis[4] ; on retombe ainsi sur les deux causes déjà connues : le sol et le climat.

On pourrait pousser ce parallèle plus loin ; et en comparant ainsi avec attention les Alpes aux autres montagnes de la France, on finira par conclure que la cause véritable des torrents ne peut pas être ailleurs que dans l’alliance d’un certain genre de climat avec une certaine constitution géologique.

Sans doute, ces conditions ne sont pas tellement inhérentes aux Hautes-Alpes qu’elle ne puissent pas se reproduire ailleurs[5]. Mais partout où elles se reproduiront, on pourrait affirmer d’avance qu’il se rencontrera des torrents semblables à ceux que nous décrivons ici.

Nous voici donc retombés, par une chaîne de considérations nouvelles, sur les mêmes conclusions que nous avions déjà rencontrées à la suite d’un autre ordre d’idées. Cette coïncidence peut déjà être considérée comme une sorte de vérification. — Assurons-nous maintenant directement s’il est bien réel que les Hautes-Alpes présentent, dans la nature de leur sol et de leur climat, des caractères qui leur soient particuliers. Cette nouvelle vérification rendra la démonstration complète.


  1. Voyez la note 11.
  2. Il faut joindre ici aux Hautes-Alpes une partie des montagnes du département de l’Isère, de la Drôme et des Basses-Alpes, qui appartiennent à la même formation, et présentent également des torrents. Voir l’avant-propos.
  3. Voyez la note 12.
  4. Voyez la note 11.
  5. Il est même très-probable qu’elles se reproduisent dans une bonne partie des montagnes de l’Italie et du Piémont.