Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXII

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 107-110).

CHAPITRE XXII.


Influence du climat.

C’est un fait d’expérience que les crues des torrents n’ont jamais lieu qu’à la suite des fontes de neige ou des orages (chap. VIII). L’intensité des crues varie avec l’intensité de ces deux causes ; et si elles venaient toutes les deux à cesser, les ravages des torrents cesseraient en même temps. — Or l’une et l’autre de ces causes se présentent ici accompagnées de circonstances propres à en augmenter l’intensité, et que les Hautes-Alpes doivent présenter à un plus haut degré que toutes les autres montagnes de la France.

Étant plus élevées, elles pénètrent plus avant dans la région des longues neiges. Elles les reçoivent sur une plus grande superficie, les conservent plus longtemps, et, par cela même, en amoncellent davantage. Au retour du printemps, le soleil, à cause de la latitude du pays, prend de suite une grande chaleur. Ce changement est surtout brusque dans les régions élevées, où la couche atmosphérique est moins dense, et par conséquent où l’influence des rayons solaires est plus directe et moins modérée. Il en résulte que la fonte, au lieu de s’opérer peu à peu, se fait tout d’un coup. Dans deux jours toute la masse est écoulée et la débâcle est terminée. Souvent il arrive du sud des vents chauds qui hâtent encore ces effets. — Voilà une première cause de dégradation plus énergique ici qu’ailleurs ; mais elle disparaît en puissance à côté des suivantes.

J’ai déjà dit que les pluies étaient rares dans ces montagnes, mais toujours très-épaisses. On ne connaît ici, ni les brouillards, ni les brumes, ni ces pluies fines, longues, continues, qui sont, dans une grande partie de la France, l’état normal de l’atmosphère pendant six mois de l’année. — Rien n’égale la pureté de l’air et l’inaltérable sérénité du ciel de ces montagnes ; mais cet air si constamment sec, ce ciel si bleu et si limpide, l’unique charme de cette austère contrée, sont pour elle le plus funeste des présents. Comme ils rendent les pluies plus rares, ils les forcent par là même de tomber en flaques énormes[1].

Je m’explique. — Il est reconnu que la quantité d’eau qui tombe annuellement dans les pays de montagnes, toutes choses égales d’ailleurs, est plus grande que dans les pays de plaines. Il est reconnu aussi que cette quantité augmente à mesure qu’on s’approche des tropiques. Par conséquent, il doit tomber ici annuellement une quantité de pluie au moins égale à celle qui tombe dans le même temps à Paris. Mais tandis que la chute, à Paris, se distribue dans un intervalle de six mois, elle se consomme ici en entier dans quelques averses d’orage[2]. — Ceci explique tout[3].

Cette dernière cause surtout rend le climat des Hautes-Alpes plus hostile à la conservation du sol, je dirai presque plus dissolvant que celui des autres montagnes de la France. Son influence peut être mise hors de doute par une observation directe faite ici sur les lieux.

Il existe un point de passage très-remarquable, où le ciel passe presque subitement du climat de la Provence au climat du Nord : ce point est le col du Lautaret. — À mesure qu’on s’élève vers le col, en remontant la vallée de la Durance, puis celle de la Guisanne, son affluent, on voit la sérénité du ciel se troubler et les jours pluvieux devenir de plus en plus fréquents. Lorsqu’on a dépassé le col, on pénètre dans la gorge de Mallaval, creusée par la Romanche ; puis, en suivant le même cours d’eau, dans le pays appelé l’Oysans, qui fait partie du département de l’Isère. — Là, la transformation du climat est devenue complète. Les pluies sont extrêmement fréquentes ; et au lieu de tomber par averses, elles se prolongent et se fondent pour ainsi dire en bruines. Presque toujours l’air est humide et chargé de nuages. On voit les brouillards ramper sur les flancs des montagnes, s’accrocher aux aspérités des rochers » et envelopper souvent la vallée tout entière. — En un seul mot, on entre dans le climat du Nord, le même qui règne à Grenoble, et qui tranche d’une manière frappante avec celui d’Embrun, où les brouillards sont un phénomène à peu près ignoré.

De cette différence dans le climat, découlent les différences correspondantes dans l’action des torrents, et c’est sur ce point-là que j’insiste spécialement. — Les montagnes qui encaissent la vallée de la Romanche présentent dans beaucoup de parties la même nature de terrain que celles du bassin d’Embrun : c’est un calcaire ardoisé noir, remarquable par son excessive friabilité, et dont je parlerai tout à l’heure. Mais ce même terrain qui, dans l’Embrunais, est rongé par une multitude de torrents redoutables, ne montre dans l’Oysans que de rares torrents presque effacés, sans énergie, et nullement comparables aux premiers. — Dans la dernière contrée, on voit des montagnes dressées sur des talus très-rapides et couvertes de végétation sur toute leur hauteur ; quoiqu’elles soient déboisées, elles sont à peine sillonnées par quelques minces filets. Dans l’Embrunais, au contraire, dès que les forêts ont disparu des flancs d’une montagne, celle-ci devient immanquablement la proie des torrents.

Telle est l’action hygrométrique du climat. Là, où le sol est constamment baigné par une atmosphère humide, les revers se tapissent de verdure, et les torrents n’ont plus d’aliment. Ici, où l’air est toujours sec, la végétation prend avec plus de peine, et les pluies d’orages la balayent de la surface du sol à mesure qu’elle s’y fixe.

Plus tard nous verrons quelle est l’importance de la végétation dans la question des torrents ; et comme le climat de son côté agit puissamment sur la végétation, son effet doit s’étendre nécessairement jusqu’aux torrents.

Ainsi l’humidité du climat empêche l’action des torrents par deux raisons également puissantes :

Premièrement, elle rend les ondées plus rares et moins violentes. Secondement, elle rend le sol plus solide en le recouvrant par une végétation plus vigoureuse. Elle diminue donc comme du même coup deux causes d’érosion.

S’il pouvait encore rester quelque doute sur le rôle actif que joue le climat dans la production des torrents, je citerais une observation générale qui a été faite depuis longtemps dans ces montagnes : — quand on parcourt les vallées dirigées de l’est à l’ouest, ou réciproquement, on remarque que les versants tournés du côté du nord sont généralement boisés ou tapissés de végétation, tandis que ceux tournés vers le sud sont dénudés et arides. On observe en même temps que les premiers sont beaucoup moins infestés par les torrents que les seconds ; et le contraste est souvent tel que l’on voit des revers horriblement mutilés par les torrents en face d’un autre revers sur lequel il n’en existe pas un seul[4].

— Or, il est évident qu’une pareille différence dans la manière d’être de deux revers, qui sont presque toujours formés des mêmes bancs de terrain, ne peut s’expliquer que par l’influence de l’exposition. Et comment agit l’exposition, si ce n’est en tempérant dans les versants tournés au nord les effets du soleil méridional ? Ils gardent plus longtemps les neiges, retiennent mieux l’humidité, sont à l’abri des vents brûlants du sud, jouissent de tous les avantages de l’ombre et de la fraîcheur, etc. Tous ces effets s’ajoutent, et soumettent en réalité ces versants à des conditions climatériques différentes de celles qui agissent sur les versants opposés, quoiqu’ils soient placés tous les deux sous le même ciel.


  1. « C’est ainsi que l’on passe, dans les Alpes, des mois, presque des années, sans recevoir de pluies. Puis tout à coup les nuages arrivent de tous les points de l’horixon, s’entassent comme pressés par des vents opposés, et fondent en torrents qui entraînent tout dans leur cours. »
    (Mémoire de M. Dugied).
  2. On lit, par exemple, dans un Annuaire du département des Hautes-Alpes (année 1835), qu’en 1807 il n’y eut que dix-sept jours de pluie ou de neige dans tout le courant de l’année.
  3. Voyez sur l’action destructive des pluies violentes les exemples cités par Daubuisson (Traité de géognosie, tome Ier, page 115).

    Voyez aussi la note 13.

  4. Par exemple, dans la vallée d’Orcières, — dans la Vallouise.