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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXIII

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 111-116).

CHAPITRE XXIII.


Influence de la nature du terrain.

Je passe à la seconde cause, savoir, la nature géologique du sol de ces montagnes.

Si nos prévisions sont légitimes, nous devons trouver dans les terrains des Hautes-Alpes une constitution particulière et distincte de celle des autres montagnes de la France. — C’est en effet ce qui est pleinement confirmé par les études géologiques qu’on a faites de ces terrains.

Je dois être bref ici, pour éviter de me jeter entièrement hors de mon sujet.

Sans donc entrer dans l’étude détaillée des couches, je ne distinguerai dans la masse de ces montagnes que trois grandes formations :

— L’une, inférieure, comprenant des calcaires qui appartiennent au deuxième étage du lias (groupe oolithique) ;

— L’autre, superposée à la précédente, comprenant le grès vert et les calcaires à nummulites lenticulines qui s’y rapportent (groupe crétacé) ;

— Enfin, la troisième, supérieure, comprend diverses variétés du terrain tertiaire : les brèches, la mollasse, les dépôts lacustres (groupe supracrétacé).

— Le gneiss et le granit ne viennent au jour que dans les sommités les plus élevées et dans des localités très-resserrées. Le schiste talqueux du Queyras, que certains géologues ont considéré comme une roche primitive, ne se rencontre aussi que dans un petit nombre de vallées. Enfin, les roches d’émission sont dispersées çà et là comme des accidents. Tous ces terrains n’apparaissent donc que par lambeaux affectés à quelques localités.

— Mais ce qui forme la masse générale, la véritable substance de ces montagnes, c’est la triple formation du lias, du grès vert et de la mollasse[1].

On comprend de suite que des terrains d’une formation aussi récente, relevés sur des inclinaisons très-fortes, doivent former des masses peu solides et facilement altérables, sous l’action combinée des eaux, de la pesanteur et des agents atmosphériques. Telle est la friabilité de plusieurs de ces roches, qu’elles se délitent par le seul fait de leur exposition au soleil, sans le concours de l’humidité ni de la gelée. — C’est cette cause qui rend plusieurs passages de routes si coûteux à entretenir, si constamment malpropres, et souvent même si périlleux[2]. — Certaines variétés de calcaire, qui présentaient tous les caractères d’une grande dureté, et qui, sur la foi de cette apparence, avaient été exploitées pour en faire des enrochements, se sont réduites en terreau au bout de deux ans[3]. Ce n’est pas seulement dans quelques-unes de ces roches une simple désagrégation physique : il y a une véritable séparation de principes. La pierre, en se délitant, se tapisse d’efflorescences blanches, salines, qui paraissent être de l’alun, et qui sont le produit d’une décomposition intérieure. Elle se dépouille ainsi d’une partie de ses éléments, et perd tout à la fois sa cohésion physique et sa constitution chimique.

Or, tout cet ensemble de terrains, vraiment remarquables par leur incohésion, ne se retrouve pas dans les autres montagnes, et si on le rencontre ailleurs, ce n’est plus du moins avec les mêmes caractères. Les calcaires du lias ne ressemblent pas au calcaire du même étage qu’on observe ailleurs ; ils s’en séparent même si complètement par leur couleur, leur structure et leur aspect extérieur, que le classement en est resté fort longtemps douteux, et n’a été arrête avec quelque certitude que dans ces dernières années. C’est en suivant les mêmes bancs jusqu’au dehors de ces montagnes, et en les voyant reprendre peu à peu les caractères généraux et bien connus du lias, qui étaient ici complètement dénaturés, qu’on est parvenu à constater l’identité de formation de ces terrains fort dissemblables en apparence[4].

Sans sortir de l’enceinte du département, on peut s’assurer de l’influence qu’exerce la nature du sol sur l’apparition des torrents. — Les torrents abondent dans les chaînes formées par les terrains les plus tendres. — Ils deviennent plus rares et moins redoutables lorsqu’on avance vers les roches plus compactes. — Enfin, dans les terrains primitifs, ils manquent tout à fait.

Par exemple, les torrents ne sont nulle part ni plus furieux, ni plus multipliés que dans la vallée d’Embrun, embrassant toute la ligne comprise depuis Gap et Tallard jusqu’au village de Saint-Crépin. Dans toute l’étendue de ce bassin, la base des montagnes est formée d’un calcaire ardoisé, à texture feuilletée, de couleur sombre et caractérisé par des empreintes de bélemnites.

Cette roche présente au plus haut degré tous les caractères d’incohésion qui ont été décrits plus haut. C’est dans ce terrain que se creusent en tous les sens d’innombrables ravins aux berges arides et bleuâtres, qui donnent aux montagnes d’Embrun une physionomie si caractéristique. Ces berges sont souvent délitées à un tel point, qu’en essayant de les gravir, on enfonce dans les détritus jusqu’aux genoux ; pourtant ce sol est délavé fréquemment par les orages, et la roche vive est remise à nu plusieurs fois dans l’année. — C’est encore ce même terrain qui, en se délayant dans les eaux, forme cette boue noirâtre et tenace qui rend les ravages si particulièrement incurables. — La présence de ces terrains est tellement liée à celle des torrents, que dans les Basses-Alpes, où les cours d’eau de ce genre sont plus rares et beaucoup moins violents, une seule vallée les présente sur l’échelle formidable de ceux d’Embrun ; et cette vallée offre précisément ce même genre de calcaires[5].

Achevons ces preuves. — Dans la vallée de la Romanche, où le terrain devient primitif, les torrents cessent brusquement. On peut observer là un contraste extrêmement remarquable. Une cascade[6] marque le passage des calcaires aux gneis. À gauche et du côté des gneis, la montagne se dresse à pic sur une hauteur de plus de 600 mètres, et les cours d’eau se précipitent en cascades. À droite et du côté des calcaires, le même revers s’incline suivant un profil doux, accidenté, semé de villages, et les cours d’eau le creusent en y formant des torrents[7]. Ceux-ci à la vérité ne sont pas remarquables par leur énergie : c’est là l’effet du climat que j’ai démontré plus haut ; car ils sont situés de l’autre côté du Lautaret, où commence le ciel pluvieux du Nord. Mais l’influence de la nature du sol, observée sur ces deux terrains, de nature différente, qui se touchent et sont soumis au même climat, n’en est pas moins démontrée d’une manière décisive[8].

On peut observer aussi beaucoup de bassins de réception qui sont creusés dans les gîtes de gypse. Ce genre de terrain se décompose surtout avec une extrême facilité sous l’influence de l’eau. — Il semble que cette propriété ait attiré en quelque sorte les torrents ; car elle a provoqué leur formation sur des points où il n’existe pas d’autre motif qui puisse en rendre compte[9].

Tout fortifie donc cette conclusion, que la nature géologique des Hautes-Alpes est la principale cause des torrents. Maintenant on peut à cette raison première en rattacher plusieurs autres qui s’y enchaînent, et n’en sont, au fond, que des corollaires.

Ainsi, la formation récente des calcaires qui ont été relevés dans les Hautes-Alpes place cette chaîne, dans l’échelle des âges, à la suite de la plupart des montagnes de l’Europe. C’est là du moins ce qu’annonce la théorie de M. Élie de Beaumont[10]. Dans cette même théorie, les soulèvements les plus récents ont dû être en même temps les plus violents, puisqu’ils s’exerçaient sur des croûtes plus épaisses et probablement déjà tourmentées par des mouvements antérieurs. — Cette cause a pu achever d’enlever toute cohésion aux terrains des Hautes-Alpes, qui se trouvaient déjà, par la nature même de leur composition et de leur structure, si peu solides.

— Dans le fait, on voit ici, de quelque côté qu’on se tourne, le désordre d’une terre disloquée dans tous les sens, et bouleversée d’une façon terrible. Certaines vallées présentent l’image du plus épouvantable chaos. Les roches les plus compactes sont brisées, et comme broyées jusque dans leur noyau. — Voilà ce qui explique comment, dans un pays où les carrières s’ouvrent à chaque pas, il n’a pas été possible jusqu’ici de découvrir une seule bonne et saine qualité de pierre de taille. Voilà encore pourquoi les gîtes métallifères, disséminés avec profusion dans le haut du département, affectent des allures si capricieuses qui déroutent les exploitations et confondent toutes les prévisions de la science.

Enfin, n’est-il pas possible que l’âge récent de ces montagnes n’ait pas encore laissé le temps aux eaux de se créer un régime stable, comme aux montagnes de revêtir les formes qui mettent leur surface en équilibre avec la pesanteur et les agents extérieurs ? — Sans insister sur cette pensée, dont le développement me mènerait trop loin, je ferai remarquer que l’Amérique, qui est un nouveau continent pour les géologues aussi bien que pour les géographes, et dont la formation est même, dit-on, contemporaine des premières traditions de notre race, l’Amérique présente des exemples multipliés de cet état d’instabilité et de désordre, qui a dû suivre pendant longtemps les formations nouvelles.

Si cette dernière considération n’est pas tout à fait vaine, on doit, parmi ce grand nombre de torrents disséminés dans les Alpes, en trouver quelques-unes qui soient déjà parvenus à cette période de stabilité où le frottement des eaux est en équilibre avec la résistance du lit. Ceux-là ne devront plus exercer de ravages ; leur fureur sera épuisée, et ils s’écouleront à la manière des ruisseaux tranquilles. — C’est là en effet ce qu’on va voir[11].


  1. Voir la Statistique minéralogique du département des Hautes-Alpes, par M. Gueymard, ingénieur en chef des mines, 1830.
  2. À la Saulce, à Prunières, au Serre-du-Buis, à Montmirail, à Malfosse, etc., mais surtout aux Ardoisières, sur la route no 91 : ce dernier passage, par les temps pluvieux, est très-dangereux.
  3. On voit cela sur la digue de la Saulce.
  4. L’altération de ce lias a été comparée par M. Élie de Beaumont à celle d’un morceau de bois, à demi brûlé, dont on peut suivre le tissu fibreux, depuis la partie complète carbonisée jusqu’à la partie demeurée intacte. — Cette comparaison a pris une sorte de célébrité parmi les géologues.
  5. La vallée de l’Ubaye dans laquelle est située Barcelonnette.
  6. La cascade des Fréaux. Elle est formée par le ruisseau du Gas, qui traverse un plateau couvert de magnifiques prairies, et tombe du haut d’une falaise dans la vallée de la Romanche. La hauteur de la chute est d’environ 400 mètres.
  7. Par exemple, le torrent de Maurianne (improprement dit Mauriand), — celui de la Ruine, de Malatret, etc., etc.
  8. On a l’exemple d’un fait semblable dans les Basses-Alpes, près du Martinet, vallée de l’Ubaye. Le calcaire passe de la texture schisteuse à une texture compacte : aussitôt les torrents disparaissent, et l’Ubaye s’encaisse entre des berges solides et abruptes.
  9. Le torrent de Pals, — de Saint-Joseph.
  10. Voyez la note 14.
  11. Une remarque avant de passer plus loin.

    On a vu que les environs d’Embrun étaient plus qu’aucune autre localité infestée par les torrents. Cela s’explique facilement par les considérations qui viennent d’être développées.

    Embrun est placé sous le ciel de la Provence, et ses montagnes sont en calcaire ardoisé. Son territoire est donc placé en quelque sorte à l’intersection même des deux causes, qui forment les torrents ; elles s’y ajoutent, et l’effet de l’une s’augmente par les effets de l’autre. — Quand on monte vers le nord, on marche sur le même terrain, mais en passant sous un ciel différent. Quand on descend vers le midi, on reste sous le même ciel, mais en foulant des terrains d’une autre nature. À Embrun, on voit la malheureuse coïncidence du terrain le plus décomposable et du climat le plus destructeur. Il y a donc là un maximum d’effet.