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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXVIII

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 140-145).

CHAPITRE XXVIII.


Dépérissement des forêts.

Il est aisé de comprendre maintenant tout le mal qu’a fait l’homme en déboisant imprudemment ces montagnes. Il a troublé les conditions de l’ordre établi par une longue succession de siècles. Le sol tendre, longtemps masqué sous une couverture de forêts, a été remis au jour. Cette espèce de lutte entre la gravitation et les agents atmosphériques d’un côte, tendant à niveler le terrain, et le sol de l’autre côté, s’efforçant de résister à leurs attaques ; ce long combat, où le sol avait fini par triompher, grâce au secours de la végétation, l’homme est venu le renouveler, lorsque, renversant les bois antiques, il s’est ajouté lui-même aux forces de destruction. Alors l’équilibre a été rompu, et tout l’avantage est resté du côté de la ruine et des bouleversements. — Il faut donc le reconnaître : si la cause primitive des torrents est dans la nature même du sol et du climat de ces montagnes, une seconde cause, non moins puissante, vient de l’homme, et il pâtit en ce jour des désordres qu’il a lui-même créés.

Déjà, en 1797, Fabre signalait, dans les départements du Var et des Basses-Alpes, le danger de l’imprévoyance des habitants, qui ruinaient leur pays en le déboisant[1].

Il signalait cette imprévoyance comme une très-ancienne cause de la formation des torrents, et comme une cause nullement contestée, bien comprise et bien avouée de tous.

On conçoit à peine que depuis cette époque, ni les habitants, ni l’administration, n’aient pris aucune mesure efficace pour s’opposer à un ordre de choses si clairement funeste.

Cela tient à plusieurs causes.

Il est certain d’abord qu’une bonne partie des Alpes était déjà déboisée quand parut, en 1669, l’ordonnance de Colbert, qui régla les eaux et forêts, et interdit les défrichements aux communautés[2].

La révolution causa ensuite la ruine d’une superficie considérable de forêts, par le gaspillage qui suivit la confiscation des biens de la noblesse et du clergé. Beaucoup de communes, dans la première confusion, s’emparèrent de bois considérables, que le domaine de l’État, subitement accru, ne revendiquait pas, et qui de suite furent abattus. Elles en gardèrent d’autres, sous des titres douteux et mal vérifiés, et elles les ruinèrent en peu de temps.

La loi du 9 floréal an XI fit cesser le désordre. À partir de cette époque, les exploitations sont restreintes, les grands abus tombent ; mais beaucoup de causes conspirent encore à détruire ici insensiblement les forêts.

Dans ces montagnes, la plus grande partie des forêts est formée par les arbres résineux. Ceux-ci ne repoussent pas de souches, et le gazon étouffe les semis. On ne peut pas, à cause de cela, les exploiter par coupes réglées, ou, comme on dit, à blanc estoc ; il faut les abattre çà et là dans les parties les plus fourrées, où de jeunes arbrisseaux sont prêts à les remplacer : c’est ce qu’on appelle jardiner. Or, ce mode d’exploitation ne peut pas s’effectuer sans briser ou mutiler beaucoup déjeunes arbres. Ensuite il est pénible, ce qui rebute les exploitants, qui ouvrent alors, en fraudant, des coupes moins incommodes, mais infiniment plus destructives.

Croissant sur des talus rapides et souvent dans des régions très-élevées, les forêts sont dévastées par les avalanches. — Elles exigent aussi, pour prospérer, des conditions particulières d’air, d’ombre, de température ; et là où ces conditions manquent, elles dépérissent ou viennent mal.

Ainsi la reproduction des forêts est généralement ici plus pénible que dans le reste de la France ; elles sont soumises aussi à des causes de destruction plus énergiques. Il faudrait donc aussi les ménager avec plus de sévérité, entourer leur jouissance de plus de restrictions ; enfin, provoquer leur régénération par des moyens artificiels plus actifs. — Rien de tout cela ne s’est fait ici.

La plupart des communes, successivement, ont obtenu une ordonnance royale qui autorise le pâturage des bêtes à laine dans leurs propres forêts. Il est inutile de démontrer l’effet désastreux de cette tolérance. — On tolère aussi l’enlèvement des détritus ; c’est comme si on tolérait chaque année l’enlèvement du sol végétal. — Il n’y a pas trois ans, on tolérait l’ébranchage. Pour apprécier tout le danger de cette dernière tolérance, il faut savoir que les arbres verts périssent quant on les ébranche au delà du tiers de leur hauteur. L’abus était devenu si excessif, qu’on ne put plus s’empêcher de le supprimer.

À ces fâcheuses concessions, il faut joindre les difficultés que la nature du pays oppose à la surveillance des gardes, et leur insuffisance manifeste à réprimer les nombreux délits, que la rareté progressive des bois rend chaque année plus hardis. — Il faut y joindre aussi la disette de fonds, qui empêche de procéder sur une échelle convenable aux semis, aux replantations, aux améliorations, etc.[3].

Tout ceci ne s’applique qu’aux forêts situées dans l’Est du département. — À l’Ouest, elles sont formées d’essences plus variées, et dont la reproduction est plus facile[4] ; elles sont répandues sur des régions moins élevées et d’un accès plus commode. Les avalanches y font moins de dégâts. Le nombre de gardes, à égalité de superficie, y est presque double[5]. La proportion des bois appartenant à l’État est aussi plus considérable, et ceux-ci peuvent être mieux soignés que les bois communaux, par la raison que l’État peut faire plus de sacrifices que les communes[6]. — En même temps l’administration paraît en avoir été plus sévère.

Mais à l’Est, toutes les causes se sont réunies pour amener peu à peu les funestes résultats qui se manifestent de toutes parts. Les ravages des torrents vont croissant ; de nouveaux se forment ; d’autres, qui paraissent éteints, se rouvrent et vomissent de nouvelles déjections.

Voici comment M. Héricart de Thury décrivait, en 1806, la triste situation de cette partie du département. — « Dans ce magnifique bassin (celui d’Embrun), la nature avait tout prodigué. Les habitants ont joui aveuglément de ses faveurs ; ils se sont endormis au milieu de ses dons. Ingrats, ils ont porté inconsidérément la hache et le feu dans les forêts qui ombrageaient les montagnes escarpées, la source ignorée de leurs richesses. Bientôt ces pics décharnés ont été ravagés par les eaux. Les torrents se sont gonflés ; ils sont tombés avec fureur sur les plaines ; ils ont coupé, arraché et miné leurs bases. Des terrains immenses ont été enlevés ; d’autres ont été engravés : ceux-ci sont recouverts de rochers, ceux-là n’offrent plus qu’un gravier stérile. Les ravages continuent ; on n’oppose aucun obstacle à leur furie. Bientôt Crevoux, Boscodon, Savines et tous les torrents auront anéanti ce beau bassin qui, naguère, pouvait être comparé à tout ce que les plus riches contrées possèdent de plus fertile et de mieux cultivé[7] ! »

(Potamographie du département des Hautes-Alpes.)

D’autres causes sans doute ont une large part dans ces désastres ; mais on ne peut pas contester celle due au dépérissement des forêts ; et l’on aurait déjà beaucoup fait, si l’on avait donné à l’administration locale tous les moyens qui lui manquent de rendre son régime plus tutélaire, et si elle-même se trouvait encouragée dans une voie plus sévère et moins facile aux concessions.

Il y a quelques années, on a beaucoup parlé et beaucoup écrit sur le danger des déboisements. Il est étonnant qu’à cette époque l’exemple des Hautes-Alpes n’ait jamais été hautement cité.

Comme il arrive toujours dans les questions à la mode, chacun renchérissait sur ce qui avait été dit avant lui ; et, à force de chercher des raisons toujours nouvelles, on finit par en trouver de fort équivoques. Le mal s’enfla donc, et si prodigieusement, qu’il y eut comme un cri d’alarme par toute la France.

— Cette exagération fut elle-même un grand mal. On se demanda bientôt si les influence attribuées aux déboisements sur les variations de température, sur les pluies, sur les vents, sur la composition de l’air, etc., n’étaient pas tout au moins un peu douteuses. Insensiblement, tout le monde se refroidit, et la question, portée d’abord si haut, retomba doucement dans l’oubli. — Telle est parmi nous la marche malheureuse de l’opinion : elle avance par oscillations, s’engouant un jour, puis indifférente le jour suivant. — Si elle avait persévéré ici dans sa poursuite avec sagesse et avec mesure, elle aurait aisément dégagé la vérité du milieu de quelques illusions.

Dans cet important sujet du déboisement, il y a d’abord une distinction profonde et radicale a établir entre les pays de plaine et les pays de montagnes. Les conditions des uns ne ressemblent en rien aux conditions des autres ; et si, dans les premiers, le danger des déboisements est très loin d’être démontré, il l’est d’une manière décisive dans les seconds

— Après cela, on peut, même en ne sortant pas des pays de montagnes, disputer sur l’action climatérique que beaucoup de personnes ont attribuée aux forêts ; car, en définitive, cette action n’est que probable, et on l’appuie sur des présomptions plutôt que sur des observations positives. Mais ce qu’il est impossible de disputer, ce qui est au-dessus de toute contestation, c’est l’influence qu’exercent les forêts sur la conservation du sol des montagnes ; et à celui qui prétendrait la nier, on montrerait les Alpes, qui en donnent une si forte et si déplorable preuve, une preuve évidente, je ne dis pas à toutes les intelligences, mais à tous les yeux.

N’est-il pas à déplorer que des vérités si graves aient été si complètement rejetées dans l’oubli ? Ne serait-il pas grandement temps que l’opinion publique s’en alarmât encore une fois ? — Ce n’est pas une question de médiocre intérêt que celle qui agiterait l’avenir de vie et de mort de plusieurs de nos départements ; et n’a-t-elle pas autant de droit à nos préoccupations que tant de disputes vaines et stériles pour lesquelles nous nous passionnons sans relâche et sans fatigue ?


  1. Voyez son Essai, pages 64 et suivantes. — Idem, pages 131 et suivantes.
  2. Voyez la note 15.
  3. Toutes ces causes de dépérissement sont parfaitement exposées dans un mémoire de M. Delafont, inspecteur des eaux et forêts ; mémoire plein de sagesse et de bonnes intentions, et qui fait regretter de n’avoir pas inspiré à l’administration des vues plus larges et plus hardies, qui seront seules à la mesure du mal, car à de grandes plaies, il faut de grands remèdes.

    « Ces tristes résultats que je viens de signaler, dit M. Delafont, de toutes parts on les déplore. Tous les hommes qui ne sont pas aveuglés par l’ignorance, ou dont le cœur ne s’est pas desséché par l’égoïsme, expriment la pensée qu’il serait temps enfin d’arrêter les progrès toujours croissants d’une si effrayante dévastation. Ils gémissent sur les maux sans nombre causés par le déboisement des montagnes, et semblent nous appeler au secours de nos richesses forestières. Ces réflexions, ces vœux, je les ai plusieurs fois entende moi-même prononcer avec cette énergie qu’inspire la conviction profonde de l’existence d’un grand mal et de l’impérieux besoin d’en suspendre le cours. — Entendons les cris de détresse d’une population alarmée sur son avenir ! etc. »

    (Mémoire sur l’état des forêts dans les Hautes-Alpes, les causes de cet état, ses résultats, et les moyens d’y remédier. Imprimerie de Allier.)

    On peut juger par cette citation, et par tant d’autres semblables que j’ai transportées à dessein dans mon propre travail, s’il y a rien d’exagéré dans la manière dont j’ai présenté les choses.

  4. Le chêne et le hêtre sont les essences dominantes dans l’arrondissement de l’Ouest ; le sapin, le mélèze, l’épicéa, dans celui de l’Est.
  5. Dans l’Est, il y a un garde pour 900 hectares ; dans l’Ouest, il y a un garde pour 500 hectares.
  6. Dans l’Est, la superficie totale des bois est de .......... 49 572 hect.
    Celle des bois domaniaux y figure pour .......... 00 369 hect.
    Dans l’Ouest, la superficie totale est de .......... 26 467 hect.
    Les bois domaniaux y figurent pour .......... 01 568 hect.

    Dans l’Est, la proportion est environ de 1 : 134 ; dans l’Ouest, elle est de 1 : 17. — La proportion des bois de l’État aux autres bois est donc 7 fois plus forte dans l’Ouest que dans l’Est.

  7. Voyez la note 16.