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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXIX

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 146-150).

CHAPITRE XXIX.


Défrichements et dépaissances.

Il est très-probable, sinon certain, que beaucoup de terrains dépouillés d’arbres résisteraient aux affouillements, malgré leur défaut de consistance, s’ils étaient revêtus de prairies. Le gazon les protégerait en pompant les eaux, en les divisant, et en donnant au sol le liant et la ténacité qui lui manquent. — S’il pouvait rester quelque doute à cet égard, je citerais ce qui se passe sur la plupart des cols et dans les montagnes pastorales. On peut voir là des talus extrêmement déclives, coupés dans tous les sens par de nombreux et rapides cours d’eau, et dont le sol pourtant tient ferme contre toute espèce de dégradation, parce qu’il est tapissé de pelouses et de prairies[1].

Mais les prairies ne succèdent pas ainsi aux forêts. — À mesure que les arbres sont tombés sous la cognée, le terrain a été défriché, ou livré aux troupeaux ; et, de la sorte, les bois ont été convertis en champs labourés ou en pacages. — La où le terrain était horizontal, ou du moins peu incliné, ce changement dans la destination du sol n’avait pas de grands inconvénients. Mais il en avait de très-graves partout où les pentes devenaient rapides ; et ce cas, à cause de la forme de ces montagnes, s’est trouvé presque partout le plus fréquent.

Les défrichements rendent le sol meuble : ce résultat est celui-là même qu’on veut réaliser par l’action des charrues, et leur emploi n’a pas d’autre but. Quand une averse tombe sur ces terres que le soc a privées de cohésion, elle les détrempe et les emporte le long des pentes, jusque dans le fond des vallées. Si cette action se répète à plusieurs reprises, le sol végétal disparaît en entier, et le roc nu reste à la place. — C’est ce qui est arrivé partout.

Il existait une ancienne loi, citée par Fabre et par M. Dugied, qui défendait les défrichements sur les talus rapides, à moins de soutenir les champs par des murs. Quoique incomplète, cette loi était sage ; elle témoignait du danger des défrichements et de la nécessité de les soumettre à une règle ; mais elle paraît être tombée en désuétude depuis longtemps.

L’ordonnance de 1669 défendait les défrichements sur les terrains en pente non boisés. — Mais cette partie de l’ordonnance n’est jamais appliquée par les tribunaux. Ils s’appuient sur la loi du 9 floréal an XI, laquelle ne prévoit et ne punit que les défrichements des terrains boisés : ce qui est une tout autre chose. — Ne dirait-on pas que la confusion qui existe dans le langage ordinaire entre les termes défrichement et déboisement s’est glissée jusque dans l’esprit du législateur, et a passé de là dans le texte même de nos lois ?…

Après les charrues viennent les troupeaux, et ceux-ci achèvent la ruine de ces montagnes. Ils consistent en chèvres, et principalement en moutons et en brebis ; c’est-à-dire qu’ils consistent dans les espèces dont la morsure est la plus pernicieuse à la végétation. Depuis un temps immémorial, les communes afferment leurs montagnes aux bergers de la Provence, qui y conduisent chaque printemps de nombreux troupeaux. Ceux-ci s’ajoutent aux troupeaux du pays, et répandent sur tous les lieux élevés un nombre énorme de bêtes, tout à fait disproportionné avec les produits des terrains qui les nourrissent Leur chiffre n’a pas été exactement relevé, les communes étant intéressées à le cacher ; mais il ne peut manquer d’être très-considérable, puisqu’un seul petit canton, le Dévoluy qui ne compte pas 2 500 habitants, nourrit au delà de 35 000 bêtes à laine.

De là vient le mal. — Lâchés en si grande abondance sur de maigres terrains, ces bestiaux les épuisent, en rongeant l’herbe jusque dans les racines. Par leur piétinement, ils pétrissent le sol et ils écrasent les plantes naissantes. Non-seulement le reboisement devient alors impossible, mais le gazon même finit par disparaître. — Leur fumier pourrait compenser ces dévastations, s’il restait sur les pacages ; mais comme il est recherché dans le pays, les habitants l’enlèvent et le répandent sur les champs cultivés.

Quand on examine les pâturages qui sont traversés fréquemment par les moutons, on les voit sillonnés par une infinité de sentiers, qui sont les traces de leur continuel passage. Ces sentiers se multiplient, se croisent, se confondent, et finissent par envahir la surface entière des pelouses, qu’ils rendent stériles[2].

Sur d’autres revers déjà dénudés, le piétinement de ces animaux remue les pierres et détache des blocs, dont la vitesse s’accélère en roulant. Quand une route est placée au pied d’un pareil talus, le passage des moutons sème sa surface de débris et devient quelquefois pour les passants un péril très-réel[3]. On est averti de leur approche par le bruissement des pierres qui roulent sous leurs pieds. — Qu’on juge si un terrain bouleversé de cette manière peut revêtir jamais un talus stable ! qu’on juge surtout si la végétation peut jamais parvenir à s’y fixer !

Le mal que causent les troupeaux est devenu partout si manifeste, que beaucoup de communes, pour sauver leurs montagnes, ont pris le parti de les mettre à la réserve. Cette mesure consiste à les interdire aux troupeaux en même temps qu’à la charrue, sans les soumettre toutefois au régime forestier : on les abandonne à elles-mêmes. — Telle est la bonté naturelle de ces terrains, que la végétation reparaît à leur surface dès que les moutons cessent de la fouler : et cette mesure si simple a suffi partout pour réparer de longs abus. Sur les talus les plus arides et les plus mobiles, où le sol s’écoulait aux moindres pluies, on a vu sortir, comme par enchantement, des touffes d’épines-vinettes, de buis, de genévriers, de lavandes aromatiques ; et toutesces plantes buissonneuses et vivaces, projetant dans tous les sens leurs racines, et entrelaçant leurs tiges, ont bientôt consolidé le terrain sous une bourre tenace.

Enfin, quelques communes, cherchant un salut contre les ravages incessants des torrents, ont eu recours à la même mesure, et elles l’ont appliquée aux montagnes qui recèlent les bassins de réception. Tel est le parti que vient de prendre le conseil municipal du bourg de Chorges. — Rien ne démontre mieux l’imminence du péril. Il fallait qu’elle fût frappante et terrible pour dompter l’obstination des habitants, et les forcer à s’imposer eux-mêmes des sujétions qui blessaient leurs intérêts présents[4].

Mais il ne faut passe le dissimuler ; plus d’une cause rendra l’application générale de cette mesure bien difficile. — D’une part, le climat de ces montagnes convient admirablement aux moutons : ils s’y engraissent ; ils échappent aux épizooties ; leur laine y prend une qualité supérieure. Les bergers de Provence seront donc toujours attirés par ces avantages, même quand ils ne seraient pas chassés hors des pâturages du Midi par les sécheresses estivales et le manque d’herbages. — D’un autre côté, les habitants, louant leurs montagnes, en tirent chaque année un revenu assuré, qui ne leur coûte ni fatigues, ni sacrifices. Des bénéfices si faciles seront toujours un grand appât à leur indolence et à leur pauvreté. Cette pauvreté d’ailleurs est une autre raison, et c’est la meilleure de toutes. Il est facile aux contrées riches de s’imposer des sacrifices ; mais comment exiger d’un pays pauvre qu’il renonce de bon gré à une partie de ses ressources ? — Enfin, parmi ces motifs, et par dessus tous les autres, il faut placer la force de l’habitude, toute puissante chez ces montagnards.

Toutes ces causes réunies ne permettent pas d’espérer que les communes arrivent jamais d’elles-mêmes à s’appliquer ces salutaires restrictions.


  1. Montagne de Vars, — d’Orcières, — de Lautaret, — Mont-Genèvre, etc.
  2. Cela se voit sur le Mont-Genèvre, sur le Morgon, sur la montagne de Vars, sur celle de Châteauroux,… en général, sur toutes les montagnes pastorales.

    Ces sentiers portent dans le pays le nom de Drayes.

  3. Par exemple, sur la petite route de Grenoble à Briançon (route royale no 91), les moutons empêchent la fixation des talus d’éboulements formés aux pieds des falaises qui encaissent la vallée. — Ils ont été fréquemment la cause d’accidents graves, et nécessiteraient dans cette localité un règlement d’interdiction tout spécial, pour cause de sûreté publique.
  4. À Chorges, le quartier des Cottes, sur la rive gauche de la Vence, mis à la réserve depuis trois ans, est aujourd’hui couvert de gazon et débroussailles, et les eaux sauvages n’emportent plus le sol.

    La même mesure a été prise dans plusieurs localités des Basses-Alpes, entre autres, à Barème. Elle a toujours eu du succès.

    Les mêmes faits se sont produits à Orcières, aux Crottes, à Savines, au Queyras, à Réalon, etc., etc. Il n’y a peut-être pas une seule commune, à l’heure qu’il est, qui n’ait mis quelque quartier en réserve, ou qui ne soit à la veille de prendre cette mesure…

    Dans plusieurs parties de l’Isère, les habitants se sont syndiqués de leur propre mouvement pour proscrire les chèvres. On a introduit la même interdiction, comme clause, dans les baux de fermage.