Œuvres complètes d’Hippocrate (trad. Littré)/tome 1/13

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Traduction par Émile Littré.
Baillière (Tome premierp. 440-464).

CHAPITRE XIII.

EXPOSÉ SOMMAIRE DE LA DOCTRINE MÉDICALE D’HIPPOCRATE.

Si je m’étais engagé dans la recherche et l’exposition de la doctrine médicale d’Hippocrate, avant d’avoir travaillé à reconnaître ce qui lui appartient en propre dans la Collection, il m’aurait été très difficile de donner une idée claire de cette ancienne doctrine, et le lecteur lui-même ne serait pas parvenu à suivre des propositions qui se seraient ou heurtées par leur contradiction ou mal coordonnées à cause de leur incohérence. On aurait eu, ici l’hypothèse des quatre humeurs, là celle du chaud et du froid élémentaires, ailleurs celle du pneuma, sans qu’il eût été possible de trouver, entre ces différentes conceptions de la plus vieille médecine grecque, une liaison qui, dans le fait, n’existe pas ; car elles appartiennent à des systèmes différents.

Par des témoignages et des raisonnements que j’ai avec soin enchaînés les uns aux autres, mais qui n’ont rien emprunté à ce qui aurait pu être considéré comme système d’Hippocrate, je suis arrivé à signaler, dans la Collection, un certain nombre d’écrits que je regarde comme siens. Or, par une coïncidence que j’ai déjà plusieurs fois retrouvée et qui confirme en dernier lieu les résultats de mon travail, il advient que ces livres, désignés comme étant d’Hippocrate d’après des motifs étrangers à l’examen de la doctrine, présentent un ensemble où une seule pensée règne, où tout se lie et où l’on ne remarque ni disparate, ni incohérence, ni contradiction. À ce point, les longues recherches que j’ai entreprises reviennent, pour ainsi dire, sur elles-mêmes et forment un cercle ; et je puis, en détournant le sens d’une phrase d’un auteur hippocratique, dire au sujet de cette concordance des arguments : une circonférence étant tracée, le commencement ne peut être trouvé[1].

Il est donc possible de résumer les principes de l’ancienne médecine d’Hippocrate. J’exclurai de l’objet de cette exposition l’anatomie et la physiologie. Ces deux parties de la science médicale étaient, à cette époque, encore trop ignorées pour que les médecins eussent sur ce sujet autre chose que des idées vagues, bien que parfois profondes, mais dont l’appréciation m’entraînerait trop loin de mon sujet.

Que la médecine d’Hippocrate ait fait une large part à la théorie, qu’elle se soit livrée à la recherche des causes et des explications, qu’elle ait mérité le nom de dogmatique que l’antiquité a donné à son école et à ses successeurs immédiats, c’est ce dont on ne peut douter quand on lit ce passage de Platon : « La médecine recherche la nature du sujet qu’elle traite, la cause de ce qu’elle fait, et sait rendre compte de chacune de ces choses[2]. » Il est facile, à l’aide des idées théoriques consignées dans les écrits que la critique admet comme appartenant réellement à Hippocrate, de remplir ce programme indiqué par Platon.

Dans la médecine antique, un premier point à considérer est l’opinion sur les causes des maladies. Hippocrate reconnaît deux ordres principaux de causes, et il leur attribue la génération des affections pathologiques. Le premier ordre comprend les influences des saisons, des températures, des eaux, des localités. Le second ordre de causes est plus individuel, et résulte, soit de l’alimentation particulière à chaque homme, soit des exercices auxquels il se livre. On trouve le développement de l’un et de l’autre surtout dans le livre des Airs, des Eaux et des Lieux, et dans celui de l’Ancienne médecine.

La considération des modifications de l’atmosphère, suivant les saisons et suivant les climats, est une idée féconde qu’Hippocrate a exploitée avec bonheur, et que la science subséquente n’a pas encore épuisée. Le médecin grec en a tiré des conséquences étendues. À mesure que l’année passe par ses phases successives de chaleur et de froidure, d’humidité et de sécheresse, le corps humain éprouve des changements, et les maladies en empruntent les caractères. C’est sur ce fondement qu’est établie la doctrine des constitutions pathologiques correspondant à des états particuliers de l’atmosphère, doctrine qui a été plusieurs fois renouvelée et étudiée avec grand soin. Suivant Hippocrate, quand l’année ou la saison présentait un caractère spécial, et était dominée par telle ou telle température, il s’ensuivait, parmi les hommes qui y étaient soumis, une série d’affections toutes marquées du même cachet. Il y a là un aperçu profond, que les modernes ont recueilli et sur lequel ils débattent encore : c’est le génie des constitutions pathologiques et des épidémies.

La théorie de l’influence des climats, développée avec tant de talent par Hippocrate, et qui lui a été depuis si souvent empruntée, est une conséquence de tout ce qu’il pensait sur les saisons et sur la température des années. En effet, un climat n’est pour ainsi dire qu’une saison permanente, et l’empreinte en doit être d’autant plus puissante qu’elle existe toujours et se fait sentir incessamment ; aussi Hippocrate n’y a-t-il presque pas mis de bornes. La conformation du corps, la disposition des esprits, le courage, l’amour de la liberté, tout, suivant lui, dépend de la loi des climats ; et, si les Grecs sont braves et libres, et les Asiatiques efféminés et esclaves, cette différence tient au climat que ces peuples habitent.

Les âges étaient naturellement considérés comme des saisons, et, par la même cause, exposés chacun à des maladies spéciales que l’on se plaisait à rapprocher de celles que produisent les changements annuels de l’atmosphère. Cette assimilation était d’autant plus facile qu’elle s’appuyait sur une des principales théories d’Hippocrate. Suivant lui, le corps humain est pénétré d’une chaleur qu’il appelle innée, dont la quantité est à son maximum pendant l’enfance, et qui va sans cesse en s’épuisant par le progrès de la vie jusque dans la vieillesse, où elle arrive à son minimum. Ces changements successifs de la chaleur innée, qui éprouve les mêmes phases que le soleil pendant l’année, devaient faire considérer les âges comme des saisons, et faire attribuer à chacun d’eux un ordre de maladies analogue à celui qu’on attribuait à chacune d’elles.

La seconde partie de l’étiologie générale comprenait l’influence exercée par la nourriture et par l’exercice. Toutes sortes de désordres sont mis sur le compte d’une nourriture mal réglée. La surabondance et le défaut engendrent également des maladies, et c’est une sentence remarquable que celle où Hippocrate signale, chez les athlètes, le danger d’un excès de santé provenant d’un excès d’alimentation et de force. Les exercices, qui sont considérés comme destinés à consumer le trop plein que cause la nourriture, déterminent, quand ils sont excessifs ou tout-à-fait négligés, des accidents inverses, nuisibles à la conservation de la santé.

Cette étiologie, prise dans son ensemble, est grande et belle, et le cours des temps et le progrès de la science en ont respecté les bases. Cependant il faut seulement y voir le premier aperçu, clair, il est vrai, et profond de la médecine grecque, sur les causes des maladies. L’étiologie est encore de nos jours un des plus importants et des plus difficiles sujets d’étude. Il fut naturel aux premiers médecins, et entre autres à Hippocrate, de comprendre et de noter d’abord la grande et universelle influence des agents du monde extérieur : climat, saisons, genre de vie, alimentation, toutes ces influences furent signalées à grands traits. Voir les choses d’ensemble est le propre de l’antique médecine ; c’est ce qui en fait le caractère distinctif, et ce qui lui donne sa grandeur, quand l’ensemble qu’elle a saisi est véritable ; voir les choses en détail, et remonter par cette voie aux généralités, est le propre de la médecine moderne. Il ne serait plus possible aujourd’hui d’édifier une étiologie aussi compréhensive que celle qui fait la doctrine d’Hippocrate. Beaucoup d’influences, qu’on ignorait du temps du médecin de Cos, ont été signalées ; tout ce qui est relatif aux contagions, aux virus, aux infections, est venu prendre une place importante dans l’enseignement ; et puis, ce que l’on croyait savoir, il s’est trouvé qu’on l’ignorait : cette fièvre typhoïde, qui est la grande fièvre endémique, au moins dans une partie de l’Europe, a vu tomber toute son étiologie devant des travaux récents. Les agents extérieurs et l’alimentation n’en expliquent pas la production, et sa cause est rentrée dans le domaine des choses inconnues. Mais, d’un autre côté, nulle part l’influence de l’âge ne se fait mieux sentir, et, par un privilége singulier, la vieillesse en est exempte.

À part l’influence de la chaleur innée et des âges, influence dont l’admission est une preuve qu’Hippocrate n’était pas étranger aux doctrines qui comparaient l’homme au monde, le microcosme au macrocosme, il est clair que son étiologie est toute dans l’étude des causes extérieures, comme nous verrons plus loin que sa pathologie est toute dans l’action des humeurs nuisibles. Ce qu’Hippocrate savait le mieux, c’étaient les effets produits sur le corps par l’alimentation, le genre de vie et l’habitation ; ce qu’il savait le moins, c’était le mécanisme des fonctions. De là le caractère de son étiologie, toute tournée vers le dehors. Il a dit que, pour embrasser la médecine dans sa véritable généralité il faut étudier l’action de tous les aliments, de tout le genre de vie, de tout ce qui entoure l’homme ; c’est certainement un des plus grands programmes de l’étiologie qui aient été tracés et une des indications les plus profondes qui aient été données à la médecine. Ce programme, qui ne laisse en dehors que le mouvement et le développement spontané de la vie, s’est résumé pour Hippocrate dans l’étiologie que je viens d’exposer. Mais il est vrai de dire qu’il n’est pas épuisé, et que le remplir est encore une des tâches principales de la science. Je reviendrai ailleurs sur cette pensée qu’Hippocrate a déposée dans un de ses livres les plus remarquables ; seulement il faut observer qu’un plan de recherches ainsi conduites, ayant pour objet l’être vivant dans ses rapports avec le monde ambiant, comprend essentiellement l’hygiène et la pathologie ; par conséquent, bien qu’il présente des lacunes, il offre une base solide et immense à l’étude, et l’on conçoit qu’animée par une pensée si juste et si féconde, la vieille médecine de la Grèce et d’Hippocrate ait fait un si heureux choix dans son observation de la nature, et légué à l’avenir, avec un trésor d’expérience, une méthode qui a exercé de loin comme de près une influence puissante et salutaire.

La médecine a souvent cherché à découvrir le moyen organique par lequel la cause véritable ou prétendue produisait la maladie. En cela, Hippocrate n’a pas échappé à l’influence des doctrines qui l’avaient précédé et qui régnaient de son temps. Déjà avant lui Anaxagore avait attribué les maladies à la bile ; Hippocrate les attribua aux qualités des humeurs et aux inégalités de leurs mélanges. La pathologie des humeurs a dû nécessairement précéder celle des solides ; car, long-temps avant de voir que les poumons étaient hépatisés dans la pneumonie et la plèvre couverte de fausses membranes dans la pleurésie, on s’était aperçu des modifications qu’éprouvaient dans les maladies l’urine, la sueur, l’expectoration et les excrétions alvines. Cependant Hippocrate, dans le traité de l’Ancienne médecine, admet, à côté de l’action des humeurs, celle de la forme et de la disposition des organes (σχήματα). Cette vue a été peu suivie, même par lui, et la théorie humorale prédomine toujours.

Suivant Hippocrate, la santé est due au mélange régulier des humeurs, c’est ce qu’il appelle la crase ; et la maladie procède du dérangement de la crase des humeurs. À cette opinion se rattache une doctrine qui est un des pivots de la médecine hippocratique. Cette doctrine est celle de la coction ; il faut l’expliquer avec quelque détail. Elle tient incontestablement à une autre théorie, à celle de la chaleur innée ; elles sont une conséquence l’une de l’autre ; mais elles n’en sont pas moins l’une et l’autre appuyées sur l’observation de phénomènes physiques : la chaleur innée, sur ce fait que le corps vivant a une température qui lui est propre ; la coction, sur cet autre fait que certaines humeurs, à mesure que la maladie marche vers sa terminaison, se modifient, s’épaississent, changent de couleur, toutes altérations qui coïncident avec l’amélioration.

Voici en fait ce qu’est la coction : au début d’un coryza, l’humeur qui s’écoule du nez est ténue, liquide et acre ; à mesure que le mal approche de sa guérison, cette humeur devient jaune, visqueuse, épaisse, et elle cesse d’irriter les parties avec lesquelles elle est en contact. Dans une inflammation de la conjonctive, l’humeur que fournit l’œil est d’abord chaude et acre, puis elle devient épaisse et douce. Les crachats de la pneumonie, d’écumeux, de visqueux, de sanguinolents qu’ils sont d’abord, deviennent jaunes et épais quand la maladie approche d’une solution favorable. Voilà ce que les anciens ont observé, et ce qu’ils ont appelé coction. La coction est donc le changement que les humeurs subissent dans le cours d’une maladie, et qui, leur ôtant en général leur ténuité, leur liquidité et leur âcreté, leur donne plus de consistance, une coloration plus foncée, et quelques caractères qui ont été métaphoriquement assimilés au changement produit par la cuisson dans les substances.

Généralisant ces observations faciles dans quelques maladies, les anciens ont admis que la plupart des maladies avaient une coction, c’est-à-dire, une élaboration d’humeurs terminée par l’expulsion. La coction ayant été définie, il est inutile d’expliquer ce que c’est que la crudité des humeurs, car dans cette théorie cela s’entend de soi. De cette façon, l’urine est arrivée à la coction lorsqu’elle présente un dépôt. Tant que les humeurs sont crues et légères, elles flottent dans le corps, le mal est dans toute son intensité, et rien ne peut déterminer l’expulsion de ces matières nuisibles ; mais, quand le travail propre à la nature en a amené la maturation, alors elles se fixent, et elles sont entraînées ou par les évacuations spontanées, ou par les évacuations artificielles. Dans cette théorie, c’est toujours une matière qui gêne l’économie animale ; c’est toujours en l’écartant qu’on détruit les maladies ; c’est toujours le même moyen que la nature emploie pour y réussir, c’est-à-dire la coction, le changement de la matière crue en un état où elle ne puisse nuire, et où l’évacuation s’en fasse sans danger ; aussi toute affection qui n’est pas susceptible de cette altération est réputée incurable ; par exemple le cancer.

Tel est le sens, telle est la portée de la doctrine d’Hippocrate sur la coction. Et on peut faire à ce sujet des réflexions importantes sur la marche des sciences, et un rapprochement curieux avec les doctrines qui prévalent encore de nos jours. Cette théorie d’Hippocrate a un point de contact remarquable avec celle que les recherches de l’anatomie pathologique ont suggérée récemment à quelques esprits. Très différente dans les conséquences, elle part d’un principe commun, qui est, qu’il n’y a point d’affection sans altération matérielle. Suivant Hippocrate, l’altération consiste dans une humeur qui trouble l’économie animale ; suivant les explications de l’école qui a voulu se fonder uniquement sur l’anatomie pathologique, elle consiste dans une lésion appréciable des organes : de telle sorte qu’au point de départ et à un terme bien éloigné, la médecine roule sur le même principe. L’idée de maladie sans matière, comme l’ont entendue certaines écoles, est étrangère à Hippocrate. J’essayerai, dans l’Argument du traité de l’Ancienne médecine, d’expliquer ce qu’on pourrait appeler le vitalisme du médecin de Cos. Il l’a conçu, je le dis d’avance, dans sa réalité, et avec autant de force que de profondeur.

Je ne puis encore ici m’empêcher de considérer la coction sous une autre face, et de la rapprocher d’un autre point de la médecine moderne. La coction est, pour plusieurs maladies, aiguës ou chroniques, dans la science hippocratique, l’idée qui correspond véritablement à ce que nous appelons résolution. Prenez pour exemple la pneumonie : le médecin ancien, voyant les crachats, d’écumeux et sanguinolents, devenir épais et jaunâtres, annonce la coction qui accompagne la guérison ; le médecin moderne, en auscultant le poumon malade, reconnaît les progrès de l’amélioration et entend le râle crépitant succéder au souffle bronchique, et la respiration naturelle au râle crépitant ; c’est la résolution qui s’opère. La coction est donc ici le signe extérieur du travail intérieur qui se passe dans le poumon ; le médecin ancien suivait le signe extérieur ; le médecin moderne suit le travail intérieur. Rien de plus instructif que d’étudier les solutions diverses fournies par les sciences pour un même problème à différents temps. La coction de l’expectoration et la résolution de l’hépatisation sont deux réponses, séparées par plus de vingt-deux siècles, à cette question : à quel signe reconnaît-on le travail de guérison de la pneumonie ?

La coction, considérée en elle-même, offre trois points principaux. En premier lieu, elle s’appuie sur une donnée certainement trop générale, à savoir que toute maladie est causée par une humeur nuisible. En second lieu, là où les anciens médecins l’ont vue, c’est-à-dire là où une humeur, s’écoulant, subit diverses altérations de consistance et de couleur, elle n’est qu’un fait concomitant de la résolution qui s’opère dans la partie ou l’organisme. En troisième lieu, le système de coction a été, par voie d’assimilation, étendu à plusieurs maladies où ce travail était reculé loin des yeux de l’observateur ; par exemple dans les fièvres continues. Il faut dire ici, de la manière la plus générale, que la question n’est pas jugée, et que, dans la plupart des affections où l’on revient à l’altération des humeurs, dans celles qui sont produites par l’introduction de principes virulent et délétères, les phénomènes pathologiques présentent un certain développement qui autorise la coction hippocratique, ou du moins l’idée d’un travail d’élimination, qui y est comprise.

La coction des humeurs en prépare l’expulsion. Les efforts pour cette expulsion reçurent un nom particulier dans la médecine grecque ; ils s’appelèrent crise. Différentes voies y sont ouvertes ; les plus communes sont les voies de la sueur, de l’urine, des excrétions alvines, des vomissements et de l’expectoration.

Un autre mode de crise est signalé souvent par Hippocrate, c’est le dépôt (ἀπόστασις). La théorie du dépôt est étroitement liée à celle des autres crises et n’en est qu’une extension. Quand la matière morbifique n’a pas trouvé une issue convenable, la nature la porte et la fixe sur un point particulier. Le dépôt n’est pas un abcès ; c’est tantôt une inflammation extérieure telle qu’un érysipèle ; tantôt la tuméfaction d’une articulation ; tantôt la gangrène d’une partie. De là cette distinction, obscure au premier coup d’œil, mais réelle, des maladies qui sont un vrai dépôt et qui amènent une amélioration, et de celles qui ne sont un dépôt qu’en apparence, et qui ne jouent aucun rôle dans la solution de la maladie. Ces érysipèles funestes qu’on remarque dans certaines fièvres typhoïdes, et qui, loin d’en atténuer les accidents, les aggravent, fournissent un bon exemple, dans la clinique moderne, de cette distinction. Il faut encore y rapporter une sentence du Pronostic, regardée par les uns comme inintelligible, par les autres comme futile, et qui est non-seulement conforme à la doctrine hippocratique, mais encore fondée en fait. Suivant cette sentence, un malade est moins en danger lorsqu’il a une partie du corps tout-à-fait noire que lorsqu’il l’a livide. Sprengel se demande (Hist. pragmat. de la Médecine, t. 1, p. 339) pourquoi il en serait ainsi. Le voici : la noirceur des parties annonce la gangrène, la formation du dépôt, un effort favorable de la nature, et, si la mortification se borne, des chances de guérison ; la lividité des parties n’est pas un dépôt et peut être considérée comme une preuve de l’affaiblissement général du malade et un signe de très mauvais augure.

La doctrine des jours critiques est le complément de celle des crises. Suivant les anciens médecins, les crises ne surviennent pas à des époques indéterminées de la maladie ; le temps de celle-ci est réglé ; les phénomènes qu’elle présente sont assujettis à un ordre ; et certains jours sont, suivant le malade, la maladie, la saison, affectés aux efforts critiques de la nature. Hippocrate a adopté cette doctrine ; il a signalé les jours qui lui ont paru importants à observer ; ce qui les retarde ou les accélère ; ce qu’indique leur régularité ; ce qu’annonce leur irrégularité, et le danger des jours critiques qui ne jugent pas.

Des considérations générales sur les causes des maladies, de la théorie sur les humeurs, sur leur coction, sur les crises et sur les jours critiques, résultait une manière toute différente de la nôtre de juger du malade et de la maladie. C’est ce que l’époque d’Hippocrate appelait la prognose. Ceci est important ; car c’est là une des plus essentielles différences qui séparent la médecine hippocratique de la médecine moderne. La prognose pour l’école de Cos n’est pas ce que nous entendons par la sémiotique. La sémiotique, dans nos traités, est une fraction de l’encyclopédie médicale, elle nous apprend la valeur des signes, mais elle n’a pas une prédominance absolue sur les autres parties ; elle est même subordonnée au diagnostic dans le cas où le diagnostic est précis, et elle occupe une place bien moins grande que celui-ci dans l’enseignement. La prognose d’Hippocrate, au contraire, domine toute la science, elle en est le point culminant, elle fournit la règle du praticien : il n’est rien qu’elle n’atteigne et qu’elle n’embrasse ; il faut donc bien en concevoir le sens et la portée ; c’est pour ainsi dire la clé de la médecine hippocratique.

Elle tient par un lien évident aux théories sur la coction, sur les crises, sur les jours critiques ; je ne chercherai pas si elle est née de ces théories, ou si au contraire ces théories en dérivent. Pronostic, coction, crises, jours critiques, marchent naturellement ensemble ; ce qui était réglé devait pouvoir se prévoir, ou bien ce qui se prévoyait était réglé. Il me semble plus philosophique de regarder la prognose et la doctrine sur la coction et les crises, non comme nées l’une de l’autre, mais comme les deux côtés d’une même conception scientifique. Ces deux idées se sont formées ensemble, ont été élaborées simultanément, éclairées par les mêmes travaux, appuyées par les mêmes expériences, et, sans avoir reçu une forme systématique, elles constituent la doctrine d’Hippocrate et la règle à laquelle il a tout rapporté.

Qu’est-ce donc que la prognose d’Hippocrate ? Il ne faut pas s’attacher à l’étymologie du mot, et croire qu’elle se rapporte uniquement à la prévision de ce qui doit arriver ; la prognose (Hippocrate est formel sur ce point) instruit à la fois sur le passé, sur le présent, sur l’avenir du malade. Elle instruit sur le passé, car elle donne les moyens de suppléer à ce que le malade ne sait ou ne peut pas dire, et fournit des indications sur les accidents auxquels il a été soumis, les causes qui ont agi sur lui, et la nature de l’affection pour laquelle il réclame des secours ; sur le présent, car elle enseigne la différence qui existe entre l’état de santé et de maladie, et montre par le degré que cette différence a atteint le danger que court le patient, les chances de salut qui lui restent, et l’intensité du mal qui l’accable. Enfin elle instruit sur l’avenir, car elle enseigne les signes qui annoncent la crudité ou la coction des humeurs, l’approche des crises, les jours où elles doivent éclater, les issues qu’elles iront prendre, et les parties où les dépôts critiques se feront. Voilà la portée tout entière de la prognose hippocratique, voilà le champ qu’elle embrasse, voilà l’enseignement qu’elle donne.

On vient de voir que, la santé étant maintenue par le juste mélange ou la crase des humeurs, la maladie est produite par le dérangement de cette crase ; que, dans le cours de la maladie ainsi produite, il s’établit un travail, comparé métaphoriquement à la coction, lequel, s’accomplissant, amène la guérison, ou, ne s’accomplissant pas, laisse le mal durer ou finir par la mort ; qu’à la suite de ce travail il survient des crises caractérisées par des évacuations ou par des dépôts ; que ces phénomènes sont réglés par le temps, ce qui donne les jours critiques ; enfin que, guidé par cette série d’observations et de raisonnements, le médecin parvient à embrasser la maladie dans une doctrine générale, qui est la prognose. Maintenant, quelle est l’idée dernière de cette doctrine ? c’est que la maladie, indépendamment de l’organe qu’elle affecte et de la forme qu’elle revêt, est quelque chose qui a sa marche, son développement, sa terminaison. Dans ce système, ce que les maladies ont de commun est plus important à considérer que ce qu’elles ont de particulier ; et ce sont ces portions communes qu’il faut étudier et qui constituent le fondement de la prognose. On peut encore l’exposer autrement : la prognose est, si je puis m’exprimer ainsi, le diagnostic de l’état général, diagnostic dans lequel le médecin ne tient qu’un compte très secondaire de l’organe malade, ou, pour me servir du langage d’Hippocrate, du nom de la maladie. Dans la prognose, ce que nous appelons diagnostic et ce que nous appelons pronostic se trouvent confondus et réunis ; et cette réunion provient de ce que le médecin de l’école de Cos, attaché surtout à reconnaître l’état général du malade, diagnostique, il est vrai, une certaine condition actuelle, mais prévoit en même temps, d’après les règles de son art, une certaine marche du mal, et même en apprécie, dans le passé, quelques circonstances : ce qui est la définition qu’Hippocrate a donnée de la prognose. Remarquez que cette définition implique l’admission d’une doctrine profonde, c’est que, dans chaque maladie, le travail pathologique est un, et passe, depuis le début jusqu’à la terminaison, par un développement où toutes les phases tiennent l’une à l’autre. De sorte que l’école de Cos, maîtresse de l’idée de l’unité, ou, en d’autres termes, du développement de la maladie, et peu instruite sur les particularités, c’est-à-dire sur le siége, sur la condition anatomique, sur l’étendue de chaque affection, se tourna tout entière vers la recherche des communautés des maladies ; c’est le résultat de cette étude qu’Hippocrate a consigné dans le beau livre qui est intitulé le Pronostic.

Ainsi la prognose est la source de toutes les véritables lumières pour l’ancien médecin ; elle est, à cette époque, la philosophie de la science, sans elle il n’y a rien qu’empirisme et pratique aveugle. Effacez la prognose telle que l’école de Cos l’a conçue et établie, effacez-la, dis-je, à une époque où l’anatomie a fait si peu de progrès, où l’étude des fonctions est dans l’enfance, où l’anatomie pathologique n’existe pas, où le diagnostic différentiel est privé de ses éléments les plus précieux, quelles lumières restera-t-il à la médecine ? Où sera le lien qui l’empêchera de se perdre dans un dédale de faits particuliers sans connexion, et de languir dans l’éternelle enfance où reste tout ce qui, n’étant pas l’objet d’un travail scientifique et d’une méthode, tombe nécessairement entre les mains des empiriques et ne marche plus qu’au hasard ? La prognose est la première construction scientifique que nous connaissions de la médecine. À ce titre elle mérite notre attention, et elle la mérite encore parce qu’elle n’est point fondée sur des vues rationnelles et hypothétiques, mais parce qu’elle part d’observations et d’expériences réelles. Les faits de mutation des qualités des humeurs durant le cours des maladies, les indications des signes qui annoncent le progrès du mal ou une terminaison favorable, l’étude des évacuations et des mouvements critiques ou non, tout cela constitue un ensemble qui a été un digne objet d’étude et de théorie pour l’école de Cos.

Le sens scientifique des Grecs se manifesta, là comme ailleurs, avec une grande sûreté et une grande supériorité. Le problème à eux posé fut : de concevoir qu’il n’y avait pas seulement des faits de détail, ce qui les sauvait de l’empirisme, et de trouver un système général, ce qui faisait de la médecine une science. Sans entrer dans un examen des caractères propres aux différentes maladies, sans essayer de les réunir dans un cadre et de les classer, sans y songer même, l’école de Cos saisit une idée féconde qui résumait toute chose, et, dans une abstraction qui ne manque ni de portée ni de grandeur, elle donne au médecin une doctrine qui le guide à la fois dans les recherches scientifiques et dans la pratique de l’art. Suivant elle (et c’est l’expérience, non l’hypothèse, qui fournit ces données) le corps humain présente, durant le cours des maladies, une série de phénomènes qui, sans qu’il soit besoin de les rattacher plus particulièrement à telle ou telle affection, ont une signification propre, présagent ce qui va arriver, indiquent l’issue probable de la lutte, les efforts que tentera la nature, les voies par où elle se déchargera, et les secours auxquels l’art peut et doit recourir. Dans ce point de vue où la maladie est considérée comme quelque chose de général et d’indéterminé, la connaissance d’une maladie particulière n’est même pas très nécessaire, et remarquez que, dans le fait, cette connaissance était très bornée. La prognose étudie l’expression fidèle par laquelle l’économie trahit le dérangement qu’elle éprouve ; et c’est cette expression qu’il importe de saisir. Faire prévaloir l’observation de tout l’organisme sur l’observation d’un organe, l’étude des symptômes généraux sur l’étude des symptômes locaux, l’idée des communautés des maladies, sur l’idée de leurs particularités, telle est la médecine de l’école de Cos et d’Hippocrate.

J’ai déjà eu occasion de le remarquer dans cette Introduction, la science humaine ne marche pas autrement que l’histoire humaine ; les découvertes et les systèmes ne naissent pas plus spontanément et sans antécédents que les événements des empires et les révolutions des sociétés. La prognose hippocratique, telle que je viens de l’exposer, est certainement un beau résultat du travail de l’antiquité, mais elle n’est pas née soudainement dans la tête d’Hippocrate, ou, pour mieux dire, dans l’enceinte de l’école de Cos ; elle avait ses éléments tout préparés, et la filiation en est simple et naturelle. On sait ce qu’étaient les temples des Asclépiades ; les prêtres-médecins qui les desservaient, y recevaient les malades, consignaient les remarques que leur suggérait l’issue des maladies, et formaient ainsi un recueil des notes expérimentales que l’on retrouve dans les Prénotions coaques, et dans le premier livre des Prorrhétiques. Il importait beaucoup à des prêtres, il était dans leur caractère, il était dans les habitudes de tout l’ordre sacerdotal en Grèce, d’essayer de percer le voile de l’avenir, et, dans les temples des Asclépiades, de prédire les événements pathologiques dont le corps de chaque malade allait être le théâtre. De là le cachet de prévision, le cachet pronostic, si je puis m’exprimer ainsi, que présente l’ancienne médecine des prêtres asclépiades. Mais la divination ne s’applique pas seulement à l’avenir, elle s’applique aussi à un présent et à un passé que l’on ignore. C’est pourquoi le mot de prognose (προγινώσκειν) a été employé pour exprimer ce travail d’esprit, ce jugement médical qui avait pour but d’apprécier l’état passé, présent et futur du malade. Jusque là ce fut un métier ; mais ce fut une science, quand l’école de Cos, embrassant à la fois ces trois temps, vit ainsi, dans chaque maladie, non plus une succession de phénomènes bizarres, désordonnés et sans loi, mais un enchaînement où chaque fait avait sa raison dans le fait précédent. Là, ce me semble, est le passage de l’empirisme des temples à la doctrine de l’école, et peut-être est-ce à Hippocrate lui-même qu’il faut attribuer ce progrès. Au reste, la trace évidente en est dans le mot même de prognose (προγινώσκειν), qui est resté attaché au principal travail d’Hippocrate sur cette matière. C’est donc de la divination médicale dans les temples, et des observations sur lesquelles elle se fondait, qu’est née la prognose d’Hippocrate, doctrine profonde d’après laquelle toute maladie est à la fois une et commune, une par son développement, commune par certains phénomènes que j’appellerai ici, pour abréger, état général, et que Galien, en expliquant Hippocrate, nomme diathèse. On ignore ce que fut la médecine des Égyptiens et des autres peuples de l’Orient, et si elle est jamais sortie hors du cercle des remarques particulières, des faits sans lien et des observations sans méthode philosophique. L’école hippocratique franchit ce cercle, et par là elle a influé sur l’avenir entier de la médecine dans l’Occident.

La base sur laquelle reposait l’étude de l’état général ainsi conçu n’avait rien d’arbitraire, c’était la comparaison entre la santé et la maladie. Après avoir étudié le jeu régulier du corps vivant, que la gymnastique leur enseignait avec tant de précision, les médecins de l’école de Cos mettaient en regard les phénomènes qui se produisent dans les diverses maladies ; l’état de santé était la mesure d’après laquelle ils en calculaient l’importance et en appréciaient le danger. Dans tout le Pronostic, Hippocrate n’a pas d’autre règle que celle-là pour caractériser l’expression de la face, les sueurs, l’urine, les évacuations alvines, la respiration, etc. Toute étude de pathologie est, à la vérité, fondée sur une comparaison de l’état de santé avec l’état de maladie, mais toute étude de ce genre n’est pas conduite sur le plan que suivit l’école de Cos. Cette école conçoit tout ce qu’elle sait des fonctions dans leur jeu régulier, comme un ensemble, et le compare en bloc à ce qu’elle observe sur l’homme malade ; et de cette comparaison résulte, pour elle, un tableau plutôt qu’une énumération des symptômes ; une étude de l’homme tout entier, plutôt qu’une étude d’un organe lésé ; une recherche des souffrances et des efforts des grandes fonctions, plutôt qu’une recherche des altérations cachées de quelque viscère ; un aperçu de la condition générale du patient plutôt qu’un aperçu de la condition particulière d’un appareil, d’une membrane, ou d’un tissu. Je ne loue pas l’école de Cos d’avoir ainsi agi, cela était inévitable à l’époque où elle était placée ; je ne blâme pas les modernes de s’appesantir sur le diagnostic local, car sans cela il n’y a pas de précision possible. Mais ce que je signale comme un trait de génie dans l’ancienne médecine des Hellènes, c’est qu’ils aient eu une puissance de généralisation assez grande pour édifier, avec les données qu’ils avaient, un système qui contint ces données, qui en fût le lien logique et qui constituât une science.

Et ici je ne prête pas à Hippocrate et à ses maîtres des intentions qu’ils n’aient jamais eues, seulement je rends plus saillant, par l’analyse, ce qui est caché dans la synthèse de leurs conceptions. En effet, cette théorie que j’expose, Hippocrate l’a eue tellement, qu’il l’a défendue contre les médecins cnidiens, à qui il reproche de multiplier les espèces dans les maladies, et de négliger l’état général ; il l’a eue, puisque tout son livre du Pronostic est l’exposition de ce qu’ont de commun les maladies aiguës, et qu’il le termine en disant qu’il n’y faut pas regretter le nom des maladies qui ne s’y trouvent pas inscrites, attendu que ce qu’il a exposé s’applique à toutes les affections qui ont la même marche ; il l’a eue, enfin, puisque les histoires particulières qu’il a consignées dans ses livres des Épidémies sont rédigées d’après cette règle même.

Hippocrate est le premier qui nous ait transmis des histoires particulières des maladies : exemple remarquable qui n’a pas été assez imité dans les âges postérieurs à lui. Ces histoires ont un cachet spécial, et on les a vantées bien souvent sans comprendre l’esprit qui en a dicté la rédaction. Elles sont le produit direct du système qui avait fait un tout de la médecine antique, le résultat de cette prognose que j’ai expliquée. En effet qu’y voit-on ? Si on les juge avec nos opinions sur le mérite d’une observation particulière, on les trouvera très défectueuses, car les signes qui caractérisent une maladie y manquent ; on n’y trouve nul détail sur la série des symptômes et des accidents par lesquels le malade a passé, et c’est tout au plus si, en rapprochant quelques indications éparses, et en interprétant quelques symptômes notés dans un autre dessein, on peut parvenir à donner un nom moderne à la maladie traitée par Hippocrate. Mais, si on les juge avec les opinions antiques, tout devient clair, et on n’y trouve plus qu’une application rigoureuse de la prognose, du système qui faisait le fonds de cette médecine. Tout ce qui a trait surtout aux caractères d’une maladie particulière, aux symptômes locaux, aux lésions d’un organe, est omis, parce que, au point de vue hippocratique, cela n’a qu’une importance secondaire. Mais le régime habituel, ou les écarts de régime qui ont précédé la maladie, les évacuations critiques ou non critiques, les jours où elles surviennent, l’état de la respiration, de la sueur, de l’urine, sont notés avec une exactitude parfaite ; de sorte qu’en réalité, dans l’observation hippocratique, la maladie particulière disparaît et fait place au tableau général de la souffrance et des efforts des grandes fonctions.

Il serait certainement curieux et utile de rechercher dans l’histoire de la science, comment les diverses doctrines médicales ont influé sur le mode de rédaction des observations. Nous en avons un exemple frappant sous les yeux. La méthode numérique de M. Louis a changé, pour tous ceux qui s’en servent, et, on peut ajouter, pour ceux aussi qui ne s’en servent pas, le plan d’après lequel les faits particuliers sont décrits. Cette influence du système médical sur la description, n’est pas moins marquée dans les Épidémies d’Hippocrate. Là il s’abstient de nommer les maladies, d’en exposer les symptômes caractéristiques ; il se renferme scrupuleusement dans les limites de la prognose ; en un mot il exécute avec fidélité ce qu’il annonce dans un autre de ses écrits, et cette idée est pour lui un point tellement fondamental que, dans le Pronostic, il se justifie de n’avoir pas nommé un plus grand nombre de maladies particulières et assure qu’il suffit à son plan d’en avoir rassemblé les signes communs. Quelqu’opinion qu’on ait de la méthode de M. Louis, il est certain qu’elle répond au besoin que la médecine moderne éprouve de plus en plus de s’enfoncer dans le détail de l’observation. On peut donc prendre sa manière d’exposer l’histoire d’une maladie comme représentant l’esprit qui dirige aujourd’hui l’étude médicale, de même que les histoires particulières qu’on lit dans les Épidémies portent le sceau de la doctrine d’Hippocrate. Ce rapprochement seul suffit pour caractériser l’une et l’autre époque. Autant ce que les maladies ont de spécial et de distinctif est cherché et expliqué par le médecin moderne ; de manière qu’on puisse diagnostiquer avec précision l’affection particulière, autant ce qu’elles ont de commun occupe le médecin ancien, de manière que l’affection particulière fasse place à l’étude de l’état général.

De la thérapeutique d’Hippocrate, nous ne possédons que le livre sur le Régime dans les maladies aiguës. Là encore c’est l’idée de coction, de crise, c’est la considération de l’état général, ou, en d’autres termes, la prognose qui enseigne quand et comment on doit se servir, soit du régime alimentaire, soit des exercices, soit des remèdes pour traiter les maladies. Elle contient la thérapeutique générale, c’est-à-dire la formule de toutes les indications qui font que le praticien n’emploie ni au hasard, ni sans but déterminé les moyens qu’il a à sa disposition. Une thérapeutique ainsi fondée cherche donc à se rendre compte du motif qui la fait agir, du résultat qu’elle veut atteindre, du moment qu’il importe de choisir, de la crise qu’il faut ou seconder ou imiter : elle répond à la définition que Platon a donnée de la médecine de ce temps, et que j’ai rapportée quelques pages plus haut.

Au point de vue de la prognose, l’étude de la santé, de la maladie et du traitement formait un tout fort simple. Érasistrate rapporte (Gal., t. v, p. 40, Éd. Bas.) qu’un certain Pétronas, postérieur de peu à Hippocrate, s’avisa de traiter les fébricitans par l’usage du vin et des viandes. Certes ce Pétronas n’était pas de l’école de Cos ; jamais la doctrine hippocratique n’aurait permis une si grave aberration ; elle avait trop étudié l’homme sain, l’homme malade, et les efforts de la nature dans les fièvres, pour supposer qu’un pareil traitement put jamais avoir des résultats avantageux, et qu’un pareil essai dût jamais être tenté. La prognose, telle qu’elle l’avait fondée et enseignée, la prémunissait contre les écarts dangereux d’un aveugle empirisme. Pétronas s’était dit grossièrement : peut-être le vin, les viandes guériront les fièvres ; qui sait ? essayons. Une telle expérimentation faisait violence à toutes les règles de la prognose.

Il faut sans doute pardonner aux hippocratistes leur admiration pour la grande école qui a donné une base à la science, et pour le grand homme qui en a été l’interprète. Cette unité qui apparaît dans la conception de la plus antique médecine grecque, a quelque chose de singulièrement beau et remarquable ; d’autant plus qu’elle ne s’est plus retrouvée ; ou du moins que les systèmes qui ont eu la prétention de remplacer l’hippocratisme, n’ont jamais eu ni autant de consistance, ni autant de durée, ni, il faut le dire, autant de valeur intrinsèque. En effet, les systèmes se sont appuyés sur l’hypothèse, et Hippocrate s’est appuyé sur la réalité. Ici encore, ce sont les propres termes d’Hippocrate que j’emploie. Ce qu’il combat dans le traité de l’Ancienne médecine, c’est l’hypothèse (ὑπόθεσις) ; ce qu’il recommande, c’est la réalité, l’étude des faits (τὸ ἐόν).

On le voit donc, la méthode antique d’Hippocrate et la méthode moderne ne diffèrent pas dans leur essence, car elles sont l’une et l’autre la méthode expérimentale. Hippocrate, comme nous, a voulu qu’on observât la nature, et, comme nous, il s’est servi de l’induction pour agrandir le champ de ses observations et trouver un lien entre les faits particuliers. Mais il admet que ce lien est l’étude des signes communs des maladies, et sur cette étude il établit, sans hésiter, sa pathologie générale. Mais nous, nous sommes arrivés à ce point que les signes communs qui suffisaient à Hippocrate, ne suffisent plus pour diriger le médecin dans le vaste domaine des phénomènes pathologiques. Si nous remplissions à la lettre le programme hippocratique, si nous relevions les signes communs et rien que ces signes dans toutes les maladies, nous obtiendrions un résultat si réduit, nous descendrions à une généralité si éloignée qu’il n’en sortirait aucun fruit pour la théorie et la pratique. Qu’arrive-t-il donc ? C’est que nous nous enfonçons, chaque jour davantage, dans les détails, dans l’observation locale, dans les recherches de plus en plus ténues et minutieuses. Hippocrate, par la nature de ses connaissances, a été tenu à la superficie du corps malade. La médecine moderne a pénétré dans l’intérieur ; et cette pénétration, si je puis ainsi parler, dans l’intimité des organes et des tissus, a été le travail des siècles qui nous séparent d’Hippocrate.

Le médecin de Cos expose, dans son Pronostic, les communautés des maladies, c’est-à-dire la valeur de l’état général du malade ; dans ses Épidémies, il retrace ce qu’il a observé, c’est-à-dire ces communautés mêmes ; dans son livre du Régime des Maladies aiguës, il apprécie la thérapeutique d’après la règle qu’il a posée dans le Pronostic, et suivie dans les Épidémies. Le traité de l’Ancienne médecine combat les hypothèses, en appelle uniquement aux faits observés, et déclare que le corps vivant doit, pour être connu, être étudié dans ses rapports avec ce qui l’entoure. Voilà donc toute la doctrine d’Hippocrate exposée dans ses livres mêmes. Sa méthode est expérimentale, sa théorie médicale repose sur l’idée du développement régulier et des communautés des maladies ; enfin, ce que j’appellerai sa philosophie ou sa métaphysique, consiste dans l’idée qu’il se fait du corps vivant, lequel, suivant lui, subsiste par ses rapports, et doit être étudié dans ses rapports avec le reste des choses. Cette pensée du médecin grec, complètement opposée à celle des philosophes contemporains, qui cherchaient à connaître le corps vivant en soi, est essentiellement relative à l’hygiène et à la pathologie. Elle fut sans doute le fruit de ses vastes connaissances dans ces deux branches de la médecine ; mais, en retour, elle lui fit comprendre l’impuissance et le vide de l’hypothèse, et il put proclamer dans son livre de l’Ancienne médecine qu’il n’y avait pour l’avancement de cette science qu’une voie, et que cette voie était celle du raisonnement fondé sur l’expérience.

On ne s’étonnera pas qu’en terminant ce court exposé de la doctrine d’Hippocrate, j’aie rappelé les livres qu’elle a surtout inspirés. Car ces livres, appartenant à une même pensée, doivent être d’une même main, et cette main est celle d’Hippocrate. La confirmation, par cette voie, de tous les résultats de mon travail est tellement frappante que je n’ai pas voulu la laisser inaperçue du lecteur.

  1. Κύκλου γραφέντος ἀρχή οὐκ εὑρέθη. De loc. in hom., p. 63, Éd. Frob.
  2. Ἡ δ’ ἰατρικὴ, λέγων, ὅτι ἡ μὲν τούτου οὗ θεραπεύει, καὶ τὴν φύσιν ἔσκεπται, καὶ αἰτίαν ὧν πράττει, καὶ λόγον ἔχει τούτων ἑκάστου δοῦναι.. Gorgias, t. iii, p. 82, Éd. Tauch.