Aller au contenu

Œuvres complètes d’Hippocrate (trad. Littré)/tome 1/14

La bibliothèque libre.
Traduction par Émile Littré.
Baillière (Tome premierp. 465-478).

CHAPITRE ΧIV.

REMARQUES SUR LE CARACTÈRE MEDICAL ET LE STYLE D'HIPPOCRATE.

Hippocrate a fleuri à l’époque la plus brillante de la civilisation grecque, dans ce siècle de Périclès qui a laissé d’immortels souvenirs. Il a vécu avec Socrate, Phidias, Sophocle, Euripide, Thucydide, Aristophane, et il n’a pas été indigne de cette haute société. Lui aussi a partagé le sentiment qui pénétrait alors les Hellènes, enorgueillis de leur liberté, enthousiasmés de leurs triomphes, épris de leurs belles créations dans les arts, dans les lettres et dans les sciences. Voyez dans le traité des Eaux, des Airs et des Lieux, avec quelle fierté le Grec triomphe du Barbare, l’homme libre du sujet soumis à un maître, l’Européen vainqueur de l’Asiatique partout vaincu sur terre et sur mer. Se peut-il trouver un sentiment national plus fièrement exprimé que cette supériorité de race que le médecin de Cos attribue à ses compatriotes ? Plus on pénètre le sens des écrits d’Hippocrate, et plus l’on s’identifie avec le fonds et la forme de ses pensées ; plus aussi on comprend l’affinité qu’il a avec les grands esprits ses contemporains, et plus l’on est persuadé qu’il porte comme eux la vive empreinte du génie grec.

Quelque silence qu’Hippocrate ait gardé sur lui-même, dans ses écrits, cependant il est possible, avec un peu d’attention, de démêler quelques-uns des traits qui ont composé le caractère scientifique de cet homme remarquable. Ses livres sont semés de réflexions qui montrent que son esprit avait été constamment occupé et du souvenir de sa propre pratique et de l’examen de celle des autres médecins. Visiblement il avait beaucoup médité sur la médecine, et en bon nombre de passages l’on rencontre de ces observations qui, sans rentrer positivement dans le cercle de la pratique médicale, sont dues aux réflexions de celui qui enseigne, et font réfléchir ceux qui lisent. Je pourrais en citer plusieurs exemples, je me contenterai d’en rapporter un seul, parce que j’y joindrai les justes remarques qui ont été suggérées à Galien, et qui développent l’idée même que je me fais de la tournure d’esprit d’Hippocrate. Ce médecin a dit dans le 1er livre des Épidémies : « Le praticien doit avoir deux objets en vue, être utile au malade ou du moins ne pas lui nuire. » Ce sont là de graves et modestes paroles où l’on découvre, quand on les creuse, un sens profond et un utile enseignement. Au reste, il faut laisser parler Galien qui a été frappé, lui aussi, de la remarque jetée par Hippocrate dans le courant de son 1er livre des Épidémies. « Il y eut un temps, dit-il[1], où je regardais ce peu de mots comme indignes d’Hippocrate ; il me semblait d’une évidence manifeste que le devoir du médecin est de travailler à soulager le malade ou du moins de ne pas lui nuire. Mais, après avoir vu plusieurs médecins célèbres blâmés à juste titre pour ce qu’ils avaient prescrit, saignées, bains, purgatifs, vin, ou eau froide, je compris qu’Hippocrate avait éprouvé de pareils mécomptes, lui, comme bien d’autres de ceux qui pratiquaient alors. Depuis ce temps, j’ai jugé qu’il ne fallait pas seulement, en prescrivant un remède important, savoir jusqu’à quel point le malade y trouverait du soulagement ; mais je n’ai jamais rien administré sans avoir pris garde à ne pas lui nuire, dans le cas où la prescription manquerait son but. Quelques médecins, semblables à ceux qui lancent les dés, prescrivent des traitements qui, s’ils échouent, sont très funestes aux malades. Ceux qui commencent l’étude de la médecine croiront, j’en suis certain, comme j’ai cru jadis, que ce conseil, être utile ou du moins ne pas nuire, est indigne d’Hippocrate ; mais les praticiens, je n’en suis pas moins sûr, en comprendront toute la portée, et, si jamais il leur arrive de faire du mal à leurs malades par l’administration intempestive de quelle que remède actif, ce sera surtout alors qu’ils concevront le sens et la gravité de l’avertissement qu’Hippocrate leur a légué. »

Le chef de l’école de Cos rappelle fréquemment à la mémoire des médecins les devoirs qu’ils ont à remplir, et les règles d’attention, de soin, de prudence que leur impose leur profession à l’égard des malades. Il a complètement exposé son sentiment sur cet important objet en ce peu de mots : « L’art médical a trois termes : la maladie, le malade et le médecin. Le médecin est le serviteur de l’art ; et, avec le médecin, le malade doit combattre la maladie[2]. » Ailleurs il dit : « La première considération à avoir dans toute la médecine, est de guérir la maladie[3]. » Ce sentiment est naturel dans un homme qui aime sa profession, qui en sent la valeur, et par conséquent les obligations et la responsabilité morales. L’amour de la profession médicale est manifesté par Hippocrate en une foule de passages. Le mot dont il se sert pour désigner la profession est l’art (ἡ τέχνη). Tout ce qui pourrait la compromettre ou en diminuer le crédit dans l’opinion du public, le blesse ; il a les yeux constamment fixés sur ce point, et il le signale avec force à ses confrères. Quand les médecins de cette époque reculée se contredisaient dans leurs prescriptions et leurs conseils, Hippocrate leur dit qu’ils décrient la profession, au point de faire croire qu’il n’y a pas de médecine, et que de la sorte ils ressemblent aux devins dont chacun interprète en sens contraire le vol, à droite ou à gauche, des oiseaux[4] ; et, en cherchant à établir sur de solides fondements la doctrine du régime dans les maladies aiguës, il a pour but de prévenir, sur un point essentiel, des divergences contraires à l’honneur de l’art médical. Une des raisons pour lesquelles il recommande aux médecins de se familiariser avec l’étude des signes prognostiques, c’est que par là ils s’acquerront davantage la confiance du malade, et le décideront à se remettre entre leurs mains[5]. Aussi Galien en fait la remarque : « Hippocrate s’occupe non-seulement des malades, mais encore du médecin, afin qu’il soit toujours irrépréhensible dans la pratique de son art, et qu’il obtienne considération et respect[6]. » Les recommandations de ce genre qui se trouvent fréquemment répétées dans les œuvres d’Hippocrate, sont tellement d’accord avec le Serment qu’elles forment un nouvel argument en faveur de l’authenticité de cette pièce. Le même esprit y respire ; le même sentiment y domine ; et, si les raisonnements que j’ai apportés plus haut pour faire admettre la légitimité du Serment, n’ont pas toute la rigueur qu’on peut désirer, ils acquièrent, ce me semble, beaucoup de force quand on a, sous les yeux, réuni en un seul faisceau, tout ce que Hippocrate a disséminé dans ses ouvrages sur les devoirs des médecins et sur la considération qu’il leur importe, en pratiquant ces devoirs, d’attirer à leur profession.

Celse a vanté la probité scientifique d’Hippocrate, dans une phrase brillante qui est gravée dans tous les souvenirs[7]. Je ne m’autoriserai pas de ce témoignage ; car le fait que Celse invoque est dans le 5e livre des Épidémies ; et ce livre forme un de ces recueils de notes qu’on ne peut pas attribuer à Hippocrate avec quelque sûreté. Mais la liste même des observations qu’il nous a transmises dans le 1er et le 3e livres, prouve qu’il n’a pas tenu à cacher ses revers, et à ne citer que ses succès ; il a enregistré avec candeur les malheurs qui lui sont arrivés ; le nombre des morts qu’il rapporte en fait foi. C’est le même sentiment de probité qui lui inspire la plus vive répugnance pour tout ce qui sent le charlatanisme. Cette réprobation éclate dans une foule de passages. Je n’en citerai qu’un parce qu’il demeure applicable à tous les temps et à tous les pays. Hippocrate, après avoir dit que l’intérêt du malade doit passer avant toute chose, ajoute : « Quand il existe plusieurs procédés, il faut employer celui qui fait le moins d’étalage ; quiconque ne prétend pas éblouir les yeux du vulgaire par un vain appareil, sentira que telle doit être la conduite d’un homme d’honneur et d’un véritable médecin[8]. »

La haine qu’Hippocrate ressentait et exprimait à l’égard des charlatans, est très comparable à la haine qui animait Socrate, son contemporain, contre les sophistes. Le médecin et le philosophe poursuivent d’une égale réprobation ces hommes qui abusaient de la crédulité populaire pour vendre, les uns une fausse médecine, les autres une fausse sagesse. Non-seulement Hippocrate flétrit les manœuvres des charlatans, non-seulement il prévient le public contre les artifices de ces gens qui en font leur dupe, mais encore il prémunit de toutes ses forces les véritables médecins contre toutes les tentations qu’ils pourraient avoir de se laisser aller à l’emploi d’un charlatanisme plus ou moins innocent ; il les tient en garde contre cet écueil ; il ne veut pas que leur conduite en ait la plus petite apparence ; il leur recommande, avant tout, ce qui est simple, droit et honnête. Il fallait véritablement qu’Hippocrate eût été blessé du spectacle donné par l’effronterie des charlatans et par la crédulité du public, pour insister auprès des médecins ses élèves avec tant de force, non pas seulement contre l’emploi d’un charlatanisme honteux, mais encore contre toute conduite dont le soin exclusif ne serait pas d’en écarter jusqu’à l’ombre la plus légère. La guerre aux sophistes faite par Socrate, la guerre à l’esprit de charlatanisme faite par Hippocrate, sont de la même époque et portent le même caractère.

Hippocrate nous présente le premier exemple que nous connaissions de la polémique médicale. Le livre de l’Ancienne médecine est un livre polémique en grande partie : son traité du Régime dans les maladies aiguës s’ouvre par une discussion contre le livre des Sentences cnidiennes. Je ferai ailleurs l’histoire de ce débat, et j’y exposerai les points de philosophie médicale auxquels il touchait. C’est un sujet intéressant d’étude que de se rendre compte des divisions scientifiques qui ont occupé nos prédécesseurs ; et la querelle de Cos et de Cnide, d’Hippocrate et d’Euryphon, est importante et parce qu’elle est la première que nous connaissions, et par le fonds même qui la constitue.

On trouve, dans les écrits d’Hippocrate, une foule de passages où il critique des procédés particuliers employés par des médecins de son temps, dans le traitement de différentes affections. Il a assez réfléchi sur les choses pour ne pas accepter sans jugement les traditions du passé, ou les exemples de ses confrères ; il a assez d’expérience personnelle pour s’être fait une opinion indépendante sur les principaux points de la médecine ; or il s’exprime avec une juste autorité sur ce qu’il approuve ou ce qu’il condamne.

Hippocrate est essentiellement praticien ; si en médecine il ne connaît que l’art, du moins il veut que l’art soit traité scientifiquement, c’est-à-dire qu’en toute occasion on y applique l’attention et le jugement[9] ; Quand il recommande de chercher la solution de certains problèmes de médecine, ce sont des problèmes relatifs au genre de régime qu’il convient de prescrire aux malades dans les affections aiguës[10] ; et, s’il loue la seconde édition des Sentences cnidiennes d’être un peu plus médicale que la première[11], c’est parce qu’elles entrent davantage dans la pratique, et qu’elles sont plus appropriées à l’usage du médecin. Pour lui, la médecine est toujours l’art ; ce qu’il veut, c’est porter la lumière dans les observations recueillies ; c’est saisir les principes généraux qui guideront la pratique du médecin, et donner à l’art une assise scientifique : c’est ainsi qu’il s’élève à la science. Son mérite est grand d’avoir su se renfermer dans cet ordre d’idées ; l’art était encore trop près de l’empirisme dont il sortait, pour avoir des prétentions plus hautes que celles qu’Hippocrate lui attribue ; et ce médecin avait l’esprit trop judicieux pour regarder comme un guide sûr la spéculation physiologique qui occupa tous les philosophes de son temps, et pour se jeter dans le champ vide des hypothèses.

Celse a dit qu’Hippocrate, le premier, sépara la médecine de la philosophie[12]. L’assertion de l’auteur latin mérite une rectification. Ce que je viens de dire de la tendance essentiellement pratique et médicale qui se révèle dans les écrits d’Hippocrate, est véritablement conforme aux dires de Celse. Cependant, il faut remarquer que le livre des Sentences cnidiennes est antérieur au médecin de Cos, et que ce livre, bien loin de faire de la médecine une branche de la philosophie, s’attachait à diviser, en plusieurs espèces, chaque maladie suivant une méthode qu’Hippocrate n’approuve pas, mais qui devait être très éloignée des grands systèmes de physiologie philosophique du temps. Ainsi la médecine et la philosophie n’étaient pas confondues par Euryphon. D’un autre côté, Socrate, un peu plus vieux que le médecin de Cos, avait nettement séparé la philosophie de la médecine, qu’il regardait, avec les mathématiques, comme inutile à un philosophe. De plus, dans aucun écrit d’Hippocrate on ne trouve cette séparation exprimée formellement ; et il faut admettre qu’elle s’est faite sans effort à une époque où les sciences naturelles se dégageaient peu à peu des antiques philosophies qui les avaient toutes absorbées dans leur sein, et où la philosophie elle-même, par la voix de Socrate, circonscrivait avec plus de sévérité son propre domaine.

Galien dit en plusieurs endroits qu’Hippocrate est, dans la plupart de ses écrits, d’une excessive brièveté[13]. Cette remarque, pour être vraie, doit être restreinte aux livres tels que le traité des Humeurs, le traité de l’ Aliment, le traité de l’Officine du Médecin, et quelques autres qui ne sont, à vrai dire, qu’un recueil de notes non rédigées. Les véritables écrits d’Hippocrate, ceux sur lesquels s’accordent tous les témoignages, par exemple le Pronostic, le 1er et le 3e livre des Épidémies, le traité des Airs, des Eaux et des Lieux, n’ont rien de cette excessive brièveté dont on a fait quelquefois un attribut d’Hippocrate. Le développement, au contraire, y est ample et complet.

Certains critiques blâmaient Hippocrate d’avoir forgé des mots difficiles à comprendre : « Si, répond Érotien[14], il était le seul ou le premier qui eût fait des mots, on lui reprocherait peut-être avec raison cette affectation ; mais les anciens avaient l’habitude de telles compositions, ainsi qu’on le voit dans les auteurs de la Comédie antique, dans Démocrite, pour les philosophes, dans Thucydide et Hérodote, pour les historiens, et dans presque toute la série des vieux écrivains. Pourquoi donc reprendre dans Hippocrate ce qui est autorisé dans tous les autres ? D’autant plus qu’il a été homérique dans sa phrase, habile à composer des mots, savant dans l’art de rendre sa pensée et de choisir les termes les plus convenables parmi ceux que l’usage a consacrés. »

L’antiquité a beaucoup admiré le style d’Hippocrate. Les grammairiens les plus distingués ont commenté ses œuvres, et les anciens critiques lui ont accordé, on le voit, qu’il possédait un tour et une phrase homériques. Je ne contredirai pas en ceci les anciens, qui ont toujours voulu rattacher à Homère ce qui était grand et beau dans leur littérature ; mais j’ajouterai quelques considérations qui me paraissent plus directement applicables au style d’Hippocrate. Pour peu qu’on s’occupe d’études littéraires, on reconnaît combien les écrivains d’une même époque, quelques sujets qu’ils traitent, portent un air de ressemblance et de confraternité : facies non omnibus una, Nec diversa tamen. Il nous reste les écrits d’un des plus illustres contemporains d’Hippocrate, où la justesse de cette observation me semble tout à fait vérifiée. Thucydide a vécu, a écrit en même temps que le médecin de Cos : plus j’ai médité sur le style de l’un et de l’autre, et cherché à en pénétrer les procédés, la forme et le sentiment, plus aussi je me suis convaincu qu’il existait entre ces écrivains une étroite affinité qui dérivait de cette loi, que les auteurs d’un même temps puisent tous à la source commune de pensées, d’expressions et de style, qui abreuve toute une époque. Aussi est-ce à Thucydide qu’il faut comparer Hippocrate : des deux côtés un langage grave, un style plein de nerfs, une phrase qui dit beaucoup, et un usage de la langue, qui, bien que très travaillé, est cependant moins assoupli que dans Platon. Hippocrate, quoique maintenu dans une exposition médicale par cette rectitude du goût grec qui ne manque jamais d’approprier les mots aux choses, sait donner du relief et de la couleur à ses peintures. Ces mérites de style s’effacent dans une traduction ; mais ceux à qui la langue grecque est familière, se complairont à étudier cet antique et pur modèle, sentiront comment l’Ιοnien, flottant et naïf dans Hérodote, est devenu grave et précis dans Hippocrate, admireront sa phrase claire bien que pressée, ornée bien que sévère, simple bien qu’élégante, et se persuaderont par l’exemple même du père de la médecine que le langage de la science a ses règles et ses beautés qui mettent aux œuvres éminentes le dernier trait de l’excellence.

On a beaucoup écrit sur Hippocrate, et on pourra encore beaucoup écrire. Les compositions capitales que l’antiquité nous a léguées, ont cela de caractéristique que l’étude ne s’en épuise jamais, et que la science, à chaque progrès qu’elle fait, les aperçoit d’un nouveau point de vue et sous un autre jour. Les travaux de nos prédécesseurs sur ces vieux monuments ne nous dispensent pas de les examiner pour notre propre compte ; car pour nous il y a là aussi une abondante récolte de faits, de pensées, d’indications qui nous seront utiles pour mieux comprendre notre médecine actuelle. Il m’importe de résumer ici en quelques mots ce que j’ai dispersé dans le courant de cette Introduction, et de rappeler brièvement les principaux avantages que procure l’étude des vieux maîtres de l’art. Demander à cette étude un résultat immédiat, pratique, palpable, si je puis m’exprimer ainsi, comme celui que procure un livre moderne sur tel ou tel point de la science, ce serait lui demander tout autre chose que ce qu’elle peut donner, ce serait en méconnaître la véritable utilité. On ne doit pas aller, là, apprendre la médecine ; mais, quand on est pourvu d’une instruction forte et solide, il faut y chercher un complément qui agrandisse l’esprit, affermisse le jugement, et montre, dans la tradition de la science, le travail des générations successives, leurs erreurs et leurs succès, leur faiblesse et leur force. On y puise reconnaissance pour les efforts de nos devanciers, assurance dans les efforts actuels ; car, c’est surtout alors que l’on sent que la science n’est jamais ni un fruit spontané, ni la création d’une époque ou d’un homme, mais un héritage que nous avons reçu et que nous transmettrons.

Deux choses surtout sont à considérer quand il s’agit de recommander l’étude des vieux livres et des vieux temps. Ils fournissent à la fois des faits et des doctrines : des faits sans lesquels l’enseignement serait incomplet, des doctrines sans lesquelles nous n’aurions qu’une vue fausse de la culture de la science. S’il est vrai que les maladies changent suivant les climats ; si ces modifications frappent de plus en plus les esprits par leur importance pratique et doctrinale à mesure que la civilisation s’étend sur les points les plus divers du globe ; il n’est pas moins vrai que les siècles présentent aussi de grandes différences dans leur physionomie pathologique, et que certaines affections s’en vont, tandis que de nouvelles arrivent sur la scène du monde. Le choléra indien nous en a fait faire à nous-mêmes une rude et récente expérience. Hippocrate, dans son large et ingénieux système, a comparé les âges de la vie humaine aux saisons de l’année. Si j’osais l’imiter, je comparerais les âges de l’histoire de l’humanité aux climats de la terre. Les uns comme les autres ont leurs maladies propres, leur pathologie spéciale. Or ce n’est que dans les auteurs, vieux témoins de ces phénomènes passés qui ne doivent peut-être plus se reproduire, ce n’est que dans les livres, fidèles dépositaires de ces antiques observations, que le médecin peut les chercher, les étudier, et arriver à concevoir un ensemble de la pathologie dont le petit horizon qu’il embrasse ne lui donnerait qu’une faible idée. Si par l’étude le médecin doit se faire cosmopolite, par l’étude il doit aussi se faire contemporain de tous les âges. Là il prend connaissance de mille faits qui, sans cela, lui seraient à jamais inconnus ; et ce voyage dans le temps ne lui sert pas moins que ne lui servirait un voyage à travers les continents et les mers.

Voilà pour les faits ; voici pour la doctrine : l’homme qui réfléchit sur lui-même et sur sa conduite passée trouve un grand enseignement pour sa conduite future, et dans ce qu’il a fait de bien, et dans ce qu’il a fait de mal. De même la médecine ne peut revenir sur son passé sans y recueillir des leçons pour son avenir. Celui qui explorera avec des lumières suffisantes l’histoire des théories et de la pratique de nos prédécesseurs rencontrera des sources fécondes de savoir. L’étude de l’antiquité ne doit être abordée qu’avec des connaissances telles qu’on en profite. Là l’ordre logique est de commencer non par ce qu’il y a de plus vieux, mais par ce qu’il y a de plus récent. Quand on s’est pénétré de la science contemporaine, alors il est temps de se tourner vers la science passée. Rien ne fortifie plus le jugement que cette comparaison. L’impartialité de l’esprit s’y développe ; l’incertitude des systèmes s’y manifeste ; l’autorité des faits s’y confirme, et l’on découvre, dans l’ensemble, un enchaînement philosophique qui est en soi une leçon. En d’autres termes, on apprend à connaître, à comprendre, à juger.

Dans les œuvres d’Hippocrate bien des germes ont été déposés qui ont reçu un grand et fécond développement ; bien des choses ont été dites, qui, depuis, n’ont plus été répétées avec le même sens et la même grandeur. Et lorsque le père de la médecine commence ses Aphorismes, en disant : La vie est courte, l’art est long, l’occasion fugitive, l’expérience trompeuse, le jugement difficile, qui ne se sent transporté dans un autre ordre d’idées que celui auquel nous sommes habitués ? qui n’entend là un autre langage que celui qui retentit chaque jour à nos oreilles ? qui ne croit lire, dans cette sentence, à moitié grecque et à moitié orientale, l’inscription monumentale inscrite au frontispice de la médecine, au moment où les portes en sont ouvertes par une main puissante ?

  1. T. v, p. 370, Éd. Basil.
  2. Ἡ τέχνη διὰ τριῶν, τὸ νούσημα, ὁ νοσέων καὶ ὁ ἰητρός· ὁ ἰητρὸς ὑπηρέτης τῆς τέχνησ· ὑπεναντιοῦσθαι τῷ νουσήματι τὸν νοσεῦντα μετὰ τοῦ ἰητροῦ χρή. Epid. 1, p. 304, Éd. Basil.
  3. Χρὴ δὲ περὶ πλείστου μὲν ποιέεσθαι ἐν πάσῃ τῇ τέχνῃ, ὅκως ὑγιὲς μὲν ποιήσῃς τὸ νοσέον. De Artic, p. 500, Éd. Basil.
  4. Καὶ τοι διαβολήν γε ἔχει ὅλη ἡ τέχνη πρὸς τοῶν δημοτέων μεγάλην, ὡς μηδὲ δοκέειν ὅλως ἰητρικὴν… Καὶ σκεδὸν ἂν κατά γε τὸ τοιόνδε τὴν τέχνην φαῖεν ὡμοιῶσθαι μαντικῇ· ὅτι οἱ μάντιες τὸν αὐτὸν ὄρνιθα, εἰ μὲν ἀριστερὸς εἴη, ἀγαθὸν νομίζουσιν εἶναι· εἰ δὲ δεξὶος, κακόν· … ἀλλ’ἔνιοι τῶν μάντεων τἀναντία τουτέων. De Diæt. in acut., p. 368, 369, Éd. Basil.
  5. Πιστεύοιτ’ἂν μᾶλλον γινώσκειν τὰ τῶν νοσεόντων πρήγματα, ὥστε τολμᾷν ἐπιτρέπειν τοὺς ἀνθρώπους σφέας ἑωυτοὺς τῷ ἰητρῷ. Progn., p. 401, Éd. Basil.
  6. Οὐ μόνον τῶν καμνόντων ἀεὶ φαίνεται κηδόμενος ὁ Ἱπποκράτης, ἀλλὰ καὶ τῶν ἰατρῶν, ὡς ἀνέγκλητοι μὲν ἀαὶ παρὰ τοῖς κάμνουσιν ὦσιν, εὐδοκιμῶσι δὲ τὰ πλεῖστα. Gal., t. v, p. 651, Éd. Basil.
  7. A suturis se deceptum esse Hippocrates memoriæ prodidit, more scilicet magnorum virorum et fiduciam magnarum rerum habentium. Cels. VIII, 4.
  8. Εἰ δὲ πολλοῖσι τρόποισιν οἷόν τε εἴη ὑγιέας ποιέειν, τὸν ἀσχλότατον χρὴ αἱρέεσθαι. Καὶ γὰρ ἀνδραγαθικώτερον τοῦτο καὶ τεχνικώτερον, ὅστις μὴ ἐπιθυμέει δημοειδέος κιβδηλίης. De Articul., p. 500, Éd. Basil.
  9. Ἐμοὶ δ’ ἁνδάνει μὲν ἐν πάσῃ τῇ τέχνη προσέχειν τὸν νόον. De Diæt. in acut., p. 568, Éd. Bas.
  10. Μάλα μὲν οὐδὲ προβάλλεσθαι τὰ τοιαῦτα ζητήμᾳτα εἰθισμένοι εἰσὶν οἱ ἰητροί· ἴσως δὲ οὐδὲ προβαλλόμενα εὑρίσκεται. De Diæt. in acut., p. 368, Éd. Basil.
  11. Ἰητρικώτερον δέ τι ἐπῆλθον. De Diæt. in acut., p. 368, Éd. Basil.
  12. Primus quidem ex omnibus memoria dignis, ab studio sapientiæ disciplinam hanc separavit. Lib. I, in Proæm.
  13. Ἱπποκράτης μὲν τοῖς πλείστοις τῶν ἑαυτοῦ συγγραμμάτων ἐσχάτως βραχύλογος ὤν. T. iv, p. 11, Éd. Basil.
  14. Page 4, Éd. Franz,