Aller au contenu

Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Liqueur des cailloux

La bibliothèque libre.



LIQUEUR DES CAILLOUX

J’ai dit et répété plus d’une fois dans le cours de mes ouvrages, que l’argile tirait son origine de la décomposition des grès et des autres débris du quartz réduits en poudre, et atténués par l’action des acides et l’impression de l’eau ; je l’ai même démontré par des expériences faciles à répéter, et par lesquelles on peut convertir en assez peu de temps la poudre de grès en argile, par la simple action de l’acide aérien et de l’eau ; j’ai rapporté de semblables épreuves sur le verre pulvérisé ; j’ai cité les observations réitérées et constantes qui nous ont également prouvé que les laves les plus solides des volcans se convertissent en terre argileuse, en sorte qu’indépendamment des recherches chimiques et des preuves qu’elles peuvent fournir, la conversion des sables vitreux en argiles m’était bien démontrée ; mais une vérité, tirée des analogies générales, fait peu d’effet sur les esprits accoutumés à ne juger que par les résultats de leur méthode particulière : aussi la plupart des chimistes doutent encore de cette conversion, et néanmoins les résultats bien entendus de leur propre méthode me semblent confirmer cette même vérité aussi pleinement qu’ils le peuvent désirer ; car après avoir séparé dans l’argile l’acide de sa base terreuse, ils ont reconnu que cette base était une terre vitrifiable ; ils ont ensuite combiné par le moyen du feu le quartz pulvérisé avec l’alcali dissous dans l’eau, et ils ont vu que cette matière précipitée devient soluble comme la terre de l’alun par l’acide vitriolique ; enfin ils en ont formé un composé fluide qu’ils ont nommé liqueur des cailloux[NdÉ 1]. « Une demi-partie d’alcali et une partie de quartz pulvérisé fondues ensemble, dit M. de Morveau, forment un beau verre transparent, qui conserve sa solidité : si on change les proportions et que l’on mette, par exemple, quatre parties d’alcali pour une partie de terre quartzeuse, la masse fondue participera d’autant plus des propriétés salines ; elle sera soluble par l’eau, ou même se résoudra spontanément en liqueur par l’humidité de l’air ; c’est ce que l’on nomme liqueur des cailloux : le quartz y est tenu en dissolution par l’alcali, au point de passer par le filtre.

» Tous les acides, et même l’eau chargée d’air fixe, précipitent cette liqueur des cailloux, parce qu’en s’unissant à l’alcali, ils le forcent d’abandonner la terre ; quand les deux liqueurs sont concentrées, il se fait une espèce de miracle chimique, c’est-à-dire que le mélange devient solide… On peut conclure de toutes les expériences faites à ce sujet : 1o que la terre quartzeuse éprouve pendant sa combinaison avec l’alcali, par la fusion, une altération qui la rapproche de l’état de l’argile, et la rend susceptible de former de l’alun avec l’acide vitriolique ; 2o que la terre argileuse et la terre quartzeuse, altérées par la vitrification, ont une affinité marquée, même par la voie humide, avec l’alcali privé d’air, etc… Aussi l’argile et l’alun sont bien réellement des sels vitrioliques à base de terre vitrifiable…

» L’argile est un sel avec excès de terre… et il est certain qu’elle contient de l’acide vitriolique, puisqu’elle décompose le nitre et le sel marin à la distillation ; on démontre que sa base est alumineuse, en saturant d’acide vitriolique l’argile dissoute dans l’eau et formant ainsi un véritable alun ; on fait passer enfin l’alun à l’état d’argile, en lui faisant prendre une nouvelle portion de terre alumineuse, précipitée et édulcorée : il faut l’employer tandis qu’elle est encore en bouillie, car elle devient beaucoup moins soluble en séchant, et cette circonstance établit une nouvelle analogie entre elle et la terre précipitée de la liqueur des cailloux[1]. »

Cette terre qui sert de base à l’alun est argileuse ; elle prend au feu, comme l’argile, toutes sortes de couleurs ; elle y devient rougeâtre, jaune, brune, grise, verdâtre, bleuâtre et même noire, et si l’on précipite la terre vitrifiable de la liqueur des cailloux, cette terre précipitée a toutes les propriétés de la terre de l’alun ; car en l’unissant à l’acide vitriolique on en fait de l’alun, ce qui prouve que l’argile est de la même essence que la terre vitrifiable ou quartzeuse.

Ainsi les recherches chimiques, bien loin de s’opposer au fait réel de la conversion des verres primitifs en argile, le démontrent encore par leurs résultats, et il est certain que l’argile ne diffère du quartz ou du grès réduits en poudre que par l’atténuation des molécules de cette poudre quartzeuse sur laquelle l’acide aérien, combiné avec l’eau, agit assez longtemps pour les pénétrer, et enfin les réduire en terre : l’acide vitriolique ne produirait pas cet effet, car il n’a point d’action sur le quartz ni sur les autres matières vitreuses ; c’est donc à l’acide aérien qu’on doit l’attribuer : son union d’une part avec l’eau, et d’autre part le mélange des poussières alcalines avec les poudres vitreuses, lui donnent prise sur cette même matière quartzeuse ; ceci me paraît assez clair, même en rigoureuse chimie, pour espérer qu’on ne doutera plus de cette conversion des débris de coquilles et d’autres productions du même genre, qui toutes peuvent fournir à l’acide aérien l’intermède alcalin, nécessaire à sa prompte action sur la matière vitrifiable ; d’ailleurs l’acide aérien, seul et sans mélange d’alcali, attaque avec le temps toutes les matières vitreuses ; car le quartz, le cristal de roche et tous les autres verres produits par la nature, se ternissent, s’irisent et se décomposent à la surface par la seule impression de l’air humide, et par conséquent la conversion du quartz en argile a pu s’opérer par la seule combinaison de l’acide aérien et de l’eau : ainsi les expériences chimiques prouvent ce que les observations en histoire naturelle m’avaient indiqué, savoir, que l’argile est de la même essence que le quartz, et qu’elle n’en diffère que par l’atténuation de ses molécules réduites en terre par l’impression de l’acide primitif et de l’eau.

Et ce même acide aérien, en agissant dès les premiers temps sur la matière quartzeuse, y a pris une base qui l’a fixé, et en a fait l’acide le plus puissant de tous, l’acide vitriolique qui, dans le fond, ne diffère de l’acide primitif que par sa fixité, et par la masse et la force que lui donne la substance vitrifiable qui lui sert de base ; mais l’acide aérien étant répandu dans toute l’étendue de l’air, de la terre et des eaux, et le globe entier n’étant dans le premier temps qu’une masse vitrifiée, cet acide primitif a pénétré toutes les poudres vitreuses, et les ayant atténuées, ramollies et humectées par son union avec l’eau, les a peu à peu décomposées, et enfin converties en terres argileuses.


Notes de Buffon
  1. Éléments de chimie, par M. de Morveau, t. II, p. 59, 70 et 71.
Notes de l’éditeur
  1. Silicate de potasse. Je n’ai pas besoin de répéter ici ce que j’ai dit déjà au sujet de la chimie de Buffon.