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Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/023

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 98-102).

XXIII
A M. L..
Paris, 30 décembre 1845.

Mon cher ami,

Laissez-moi vous remercier vivement, de votre aimable lettre je suis plus touché qu’on ne peut dire de tous vos vœux pour notre bonheur, et surtout pour notre petit ange qui vous doit un peu ses ailes, puisque les anges de la terre n’en ont pas d’autres que ta-foi et la charité, conférées au sacrement de baptême. Croyez bien, mon ami, que si vous avez rempli ces fonctions de parrain avec une piété et une préoccupation de conscience, qui sont aujourd’hui bien rares, votre filleule apprendra aussi de bonne heure à connaître ce bienfait autrement qu’on a coutume de le faire. Votre nom sera un des premiers qu’on mettra sur ses lèvres, quand elle commencera à prier Dieu. Le temps me dure que ce soit bientôt.Je me semble qu’aussitôt que cette pauvre petite créature, si douce et si



nocente, pourra murmurer une prière, -il n’y aura plus rien que le ciel puisse lui refuser. Cette année, ce sera nous, mon cher ami, qui la remplacerons, et si nos vœux sont moins purs, croyez-bien qu’ils ne seront pas moins vifs. Vous avez traversé, très-jeune encore, beaucoup d’épreuves, et par moment il semble que vous pliez sous le fardeau que Dieu vous a imposé ; mais vous savez que son joug est doux et son fardeau léger, parce qu’il en porte la moitié la plus lourde ; plus que tout autre, vous avez le secret de cette résignation’ qui est le fond même du christianisme. Ce que je souhaite donc, ou plutôt ce que j’espère, c’est qu’après vous avoir éprouvé, la divine miséricorde vous montrera des jours meilleurs, et que la joie rentrera avec la santé dans votre maison. Vous verrez votre cher enfant grandir en âge et en sagesse, et se rendre digne de l’éducation excellente que vous lui donnez. Il faut croire aussi que la société ne laissera pas plus longtemps sans emploi un dévouement qui pourrait lui être utile, et que cette année réparera enfin les torts des précédentes en vous donnant à remplir des fonctions plus actives. Quoi qu’il en soit, je vois avec plaisir que vous avez pris le bon parti, en vous créant vous-même des occupations honorables et qui peuvent servir au bien public. Vous donnez un bon exemple en vous mettant à la tête de la société archéologique de Sens. J’ai toujours estimé que les laïques serviraient encore mieux la foi en s’emparant de tous les détails de la science.pour les traiter chrétiennement, qu’en restant.dans les généralités de l’apologétique où les théologiens ont laissé peu de chose à faire. J’approuverais tout à fait, par la même raison, le traité auquel vous songez et dont je serai curieux de vous entendre exposer le plan, surtout si c’est bientôt, et que nous trouvions une prochaine occasion de vous revoir. Mais ce ne serait pas une raison d’interrompre votre traduction de l'Itinerarium qui ’est si bien commencée et qui ferait à elle seule une excellente petite publication, lors même que vous n’y ajouteriez rien de plus.

Je ne saurais vous dire, mon cher ami, combien je suis charmé de cette activité où je vous vois. Je pense bien que vous ne négligez pas non plus la conférence de Saint-Vincent de Paul, et vous me paraissez en voie de faire un jour plus de bien par votre zèle libre et indépendant, que par toutes les attributions que la magistrature aurait pu vous conférer. Qui sait même si, en vous fermant pour quelque temps une carrière qui vous aurait absorbé tout entier, Dieu n’a pas voulu se réserver une partie de votre vie pour des intérêts plus grands ?

Quant à moi, j’ai repris le fardeau annuel de mon enseignement, au milieu des inquiétudes que me causent les émeutes suscitées contre M. Lenormant, à la Sorbonne. Je les ai vues de près, et je puis vous assurer qu’il ne s’agit point d’un soulèvement des écoles, ni du fanatisme d’une troupe de jeunes gens échauffés. C’est beaucoup moins, et c’est beaucoup plus. C’est une affaire arrangée sans passion, mais avec un indigne calcul dans les bureaux de quelques journaux révolutionnaires, afin d’entretenir le public irréligieux dans cette espèce de fièvre où il était ces dernières années, et de susciter de nouvelles difficultés au gouvernement. Comme ces gens-là y mettent toute l’opiniâtreté d’un parti pris, et que le gouvernement y met toute la faiblesse qu’il a continué de montrer dès qu’il s’agit de protéger les croyances, il y a lieu de craindre que les violences se renouvellent, et n’y eût-il, comme la dernière fois, qu’une soixantaine de tapageurs, s’ils reviennent dix fois, ils finiront bien par faire fermer le cours. Du moins, ne sera-ce pas sans protestations énergiques : car la jeunesse chrétienne s’est montrée plus ferme que de coutume dans cette affaire, qui aura du moins l’utilité de resserrer les rangs et d’aguerrir les cœurs.

Mais vous jugez du chagrin que j’éprouve à voir un enseignement si honorable et si bienfaisant menacé par de telles intrigues, et trahi par la mollesse de ceux dont le devoir était de défendre, là comme ailleurs, la cause de l’ordre public. Ah ! mon ami, qu’il se fait de mal dans le monde par l’inconséquence et la timidité des gens de bien ! Quant à moi, je ferai tous mes efforts pour qu’on ne sépare pas ma cause d’avec celle de M. Lenormant ; tant que ses leçons seront, troublées, je ne cesserai pas d’y assister, j’userai de toute mon influence sur un certain nombre de jeunes gens pour recruter l’auditoire. Si vous étiez ici, mon cher ami, vous nous aideriez de votre présence et de vos conseils. Soutenez-nous du moins de vos prières. C’c-t le jeudi 8 que la reprise du cours doit avoir lieu. Adieu ; je vous embrasse tendrement ; ces pauvres lignes ne peuvent pas vous porter la moitié de ce que nous avons dans le cœur. Venez donc bientôt nous trouver.