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Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/024

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 103-108).

XXIV
A M.L..
Paris, le 7 août 1946

Mon cher ami,

Voici quinze jours que je me reproche de ne pas vous avoir répondu et que j’en suis empêché par ces éternels examens qui ne me laissent aucun loisir. Il faut prendre le parti d’écrire sur la bienheureuse table verte, entre la question de grec et cette de mathématiques, entre les collègues qui baillent et les candidats qui se troublent. Au milieu d’une occupation si peu récréative l’esprit est heureux de S’enfuir. un moment, et de s’en aller à Sens vous chercher dans votre paisible demeure où je vous trouve dans la plus aimable compagnie. Je vois avec plaisir que la santé longtemps absente est enfin rentrée chez vous c’est un grand bienfait de Dieu, qu’il faut tacher de retenir par la prière d’abord, et ensuite par de bons soins. Ainsi je crois que vous avez une excellente inspiration en vous faisant bâtir une petite habitation au milieu des champs et des bois. Rien ne vaut mieux que le grand air, l’atmosphère embaumée, les exhalaisons même des étables, pour rétablir les personnes délicates. Profitez de la liberté que la Providence vous a donnée pour vivre plus que vous n’avez fait jusqu’ici à la campagne ; le corps s’en trouve mieux et le cœur aussi. Le séjour de la campagne est plein d’enseignement et de consolations dont nous nous privons en nous enfermant dans les murs de nos villes.

Ce n’est pas que vous perdiez votre temps à Sens, et je vous félicite de tout ce que vous y faites pour le bien public. Nous avons ce bonheur, nous autres catholiques, que notre cause veut être servie en même temps de deux manières qui se prêtent la diversité des esprits il lui faut des hommes de guerre et des hommes de paix, la croisade de la polémique et le prosélytisme de la charité. J’admire ceux qui combattent glorieusement sur la brèche, mais je ne puis me défendre de préférer pour nos amis et pour moi cet autre ministère moins dangereux, s’il est moins éclatant. Vous faites plus que vous ne pensez en multipliant, comme vous dites, les terrains neutres, et en— ajoutant un cercle à votre société de sciences et de lettres. Le bien de ces sortes d’institutions est si évident, qu’il effraye nos plus clairvoyants adversaires. Il y a quelques jours, étant au corps de garde pour mes péchés et pour le service de la patrie, j’entendais la conversation de deux fortes têtes de l’endroit et le plus habile des’deux s’indignait contre ces sociétés archéologiques, nouvellement imaginées par les réactionnaires, pour ramener le siècle présent à l’ancien régime, en le ramenant à l’étude du moyen âge. Cet homme avait jusqu’à un certain point raison dans la grossièreté de ses préventions. Toute l’irréligion en France procède encore de Voltaire, et je ne sache pas que Voltaire ait de plus grand ennemi que l’histoire et comment ses disciples n’auraient-ils pas peur de ce passé qu’ils outragent, et qui les écraserait s’ils osaient s’en approcher ? Leur peur fait notre force et notre lumière, elle nous montre où doivent porter nos coups. Grattons le badigeon que la calomnie a passé sur les figures de nos pères dans la foi, et quand ces belles images brilleront de tout leur éclat, nous verrons bien si la foule ne reviendra pas les honorer. Or la foule est plus conséquente que ceux qui s’appellent sages elle ne sait pas comme eux accorder une admiration froide et inefficace ; elle n’honore pas sans aimer, elle n’aime pas sans croire. On ne l’a éloignée, de nous qu’en nous accusant, forçons-la de nous juger ; elle aura assez de justice pour nous absoudre, et de générosité pour réparer son erreur. Faisons-lui voir surtout que nous abhorrons autant qu’elle ces abus qui firent l’ancien régime, que nous ne voulons point des faiblesses et des violences qui compromirent la société du moyen âge, et qu’enfin notre foi toujours jeune est en mesure de satisfaire aux besoins de tous les siècles, comme de guérir les blessures de toutes les âmes.

Voilà ce que des conversations fréquentes apprendront aux habitués du cercle de Sens. Les catholiques y trouveront aussi un autre genre de profit, ils s’accoutumeront à mieux connaître leurs frères égarés, à distinguer ceux qui sont étrangers s à nos croyances d’avec ceux qui sont ennemis, à les plaindre, à les estimer, ce qui est beaucoup pour les gagner.

Avez-vous vu plus clair que moi dans la mêlée électorale, et comprenez-vous ce que chaque opinion a perdu de terrain ? Pour moi, je suis affligé de la perle de deux hommes dont j’honorais le caractère, M. de Cormenin et M. Béchard. Peut-être rentreront-ils par d’autres collèges. Personne n’a vraiment intérêt à faire taire des voix si franches et si honnêtes. Mais rien n’égale l’emportement des partis. J’ai cherché, avec une curiosité qui n’a pas été contentée, votre nom dans la liste des candidats c’est une affaire ajournée quatre ans, et il se pourra bien qu’alors les circonstances vous portent où vous ne voulez pas monter. Jamais du reste on n’avait vu plus de nouveaux noms. S’il en sortait au moins deux ou trois hommes d’Etat ! Maintenant c’est nôtre devoir de prier pour cette assemblée qui dispose des destinées d’un grand pays, et de solliciter pour elle les lumières dont elle a besoin il lui en faudra beaucoup, si elle doit rompre avec les mauvaises traditions qu’elle trouvera établies, et nous donner enfin la première des libertés, qui est celle de servir Dieu et de faire du bien aux hommes.

Ne vous scandalisez pas trop de me voir peu au courant de ce qui vient d’exciter si fort l’attention publique et le zèle de nos amis communs. Depuis quinze jours je vis en ermite. Mais ne vous inquiétez point, mon ermitage n’a rien de trop rigoureux j’ai choisi pour ma Thébaïde les collines de Meudon ma petite cellule est bien habitée, et j’y. fais une retraite peu méritoire entre Amélie et votre chère filleule. Ou plutôt ma pénitence, c’est de ne pas rester autant que je voudrais dans mon désert, et de passer, comme je vous le disais en commençant, le tiers de mon temps à la Sorbonne et un second tiers sur la grande route. Enfin nous bénissons Dieu du bonheur qu’il nous a donné avec notre chère enfant, et nous n’aurions pas de vœux a former si nous ne voyions le chagrin dans la maison de mon beau-père. Vous voyez que je vous mets au courant de nos peines de famille, comme de nos consolations c’est assez vous dire combien tout le monde est reconnaissant de votre amical intérêt. J’ajouterai que mon frère l’abbé est venu passer quelque temps auprès de nous, et que Charles continue avec succès ses études médicales. À propos de Saint-Vincent de Paul, vous saurez que le conseil généra ! a écrit, une lettre à notre saint-père le pape Pie IX pour le féliciter de son glorieux avènement, lui offrir un exemplaire du Manuel et appeler sa bénédiction sur nos œuvres. C’est votre serviteur qui l’a rédigée dans son plus beau latin. J’ai l’avantage d’être le latiniste du conseil, comme je suis quelquefois le théologien de la Faculté j’espère que mes goûts de conciliation sont satisfaits. Recevez les compliments que toute la maison vous envoie. Petite Marie voudrait certainement vous écrire, mais elle dort à l’heure qu’il est. Votre ami dévoué.