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Œuvres littéraires de Napoléon Bonaparte/Articles de journaux/02

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Texte établi par Tancrède MartelAlbert Savine (Tome 1p. 192-198).

II

Réponse à un message du roi d’Angleterre au Parlement.[1].

Quelques paquets de marchandises anglaises, non reçus librement en France, tandis que les Anglais repoussent nos productions territoriales ; quelques agents commerciaux qui demandent des sondes de port et des plans de ville imprimés partout, tandis que nous accueillons, sans défiance, des milliers d’Anglais qui viennent chez nous ; quelques cantons suisses que la France n’a pas voulu laisser ruiner, se détruire par des dissensions intestines, ni laisser envahir par une guerre étrangère, tandis que les Anglais y envoyaient des émissaires, des armes, des munitions, des plans d’extermination civile ; quelques troupes françaises stationnées en Hollande, tandis que les Anglais organisaient des plans d’invasion sur cette contrée et sur ses colonies ; quelques obstacles apportés par la France à ce que l’Angleterre rallumât la guerre sur le continent par des intrigues diplomatiques, tandis que les Anglais envoient des émissaires dans toutes les parties de l’Europe pour tâcher de légitimer leur fureur de guerroyer encore avec la France ; quelques invitations aux Anglais d’évacuer Malte pour exécuter le traité d’Amiens, tandis qu’ils se plaignaient dans lesdits journaux que la France ne l’exécutait pas de son côté ; quelques idées que la France désirait encore l’Égypte et les îles Ioniennes, tandis que les Anglais laissaient leurs troupes à Alexandrie un an après le traité d’Amiens, et ne désemparaient pas de Malte ; quelques conversations rédigées sans vérité et interprétées sans bonne foi, tandis que les Anglais ne cessent d’outrager la France dans les journaux et d’insulter le chef de son gouvernement : telles sont cependant les causes graves et légitimes de la guerre juste et nécessaire, causes officiellement présentées par Sa Majesté britannique, qui déclare à la fin de son manifeste : « n’être animée que du sentiment de ce qu’elle doit à l’honneur de son commerce, aux intérêts de son peuple, et du désir d’arrêter les progrès d’un système qui, s’il ne rencontre pas d’obstacles, peut devenir fatal à toutes les parties du monde civilisé… »

Vous, roi de la Grande-Bretagne, eh quoi ! vous parlez de l’honneur de votre couronne pour faire de nouveau la guerre ; et vous vous basez sur l’honneur de votre parole royale pour annuler un traité de paix solennel ! Vous, vous êtes pénétré des intérêts de votre peuple, qui ne pouvait contenir sa joie lorsque vous signâtes la paix, et vous invoquez encore les intérêts de ce même peuple quand votre déclaration de guerre contriste toutes les classes pensantes, propriétaires et industrieuses de l’Angleterre ! Vous parlez du désir d’arrêter les progrès d’un système qui peut devenir fatal à toutes les parties du monde civilisé ; et pour mieux civiliser le monde, vous lui reportez toutes les calamités de la guerre !

Eh ! de quel système voulez-vous parler ? est-ce de ce système de puissance, de domination et d’accroissement dont vos ministres et vos orateurs ministériels ne cessent d’accuser la France, pour masquer aux autres nations la puissance colossale, l’insatiable ambition et l’accroissement perpétuel de l’Angleterre ? Entendez-vous parler de l’énergie, de l’ambition et de la vaste politique du Premier Consul, que vos journalistes et vos diplomates ne cessent de calomnier auprès des autres gouvernements. Que vos libellistes périodiques, oratoires ou diplomatiques dépriment tant qu’ils voudront une vie aussi glorieuse et un gouvernement aussi énergique ; que, dans leur style injuste et contumélieux, ils appellent la dignité qu’il imprime au peuple français, orgueil ; sa suite imperturbable dans le bien, opiniâtreté ; son énergie profonde d’exécution, dureté ; son désir prononcé de ne jamais laisser outrager la nation française, arrogance ; ses vues pour la défense et la sûreté du midi de l’Europe, ambition : de pareilles censures ne prouveront jamais que le génie ne soit le génie ; que vouloir la paix par tant de sacrifices ne soit l’amour inaltérable de l’humanité ; que résister aux invasions et aux perfidies de l’Angleterre ne soit défendre son pays et maintenir l’Europe ; mais elles prouveront seulement que les vues conciliatrices et paisibles de Bonaparte ont été également méconnues et calomniées dans le palais de Windsor et dans les salles de Westminster. Je m’arrête ; il ne s’agit ici ni d’homme ni de quelques éloges, il s’agit de la paix du monde.

Mais à quel tribunal doivent se porter de telles questions ? c’est à celui de l’Europe entière et de la postérité, que la république française citera l’Angleterre. Quelle importante cause que celle où les bienfaits de la paix et les calamités de la guerre sont mis en balance, où la violation des traités et des droits des peuples est mise en question par quelques passions honteuses, où l’on voit deux grands gouvernements pour parties et le monde entier pour tribunal ! De quel côté est donc l’esprit d’ambition, d’agrandissement, d’agression et de prééminence universelle ?

La France possédait par ses armes toutes les contrées, depuis la mer du Nord jusqu’à la mer Adriatique, et depuis le Danube jusqu’au canal de Messine. Qu’a-t-elle fait pour la paix générale ? Elle rend la Batavie à elle-même ; elle restitue à la Suisse son indépendance avec ses anciennes constitutions ; elle cède le pays vénitien à l’Autriche ; des indemnités territoriales sont accordées aux électeurs du corps germanique ; les îles vénitiennes régularisent la forme de leur gouvernement sous l’influence de la Russie et de la Porte ; l’Italie voit s’établir les républiques lucquoise, italienne et ligurienne ; les troupes françaises évacuent les états du pape et le royaume de Naples ; l’Étrurie reçoit un roi ; les troupes françaises, presque aux portes de Vienne, rentrent sur la rive gauche du Rhin ; le Portugal est évacué et rendu à son indépendance. Ah ! si la France avait eu des projets ambitieux et des vues d’agrandissement, n’aurait-elle pas conservé l’Italie tout entière sous son influence directe ; n’aurait-elle pas étendu sa domination sur la Batavie, la Suisse et le Portugal ? Au lieu de cet agrandissement facile, elle présente une sage limitation de son territoire et de sa puissance : elle subit la perte de l’immense territoire de Saint-Domingue, ainsi que des trésors et des armées destinés à la restauration de cette colonie… Elle fait tous les sacrifices pour obtenir la continuation de la paix.

L’Angleterre, au contraire, s’empare entièrement de l’île opulente de Ceylan et de toute la navigation du golfe du Bengale ; elle acquiert l’importante possession de la Trinité ; elle essaie, par un traité secret avec les mameloucks, d’envahir l’Égypte, en leur fournissant des armes et des munitions ; elle ne quitte Alexandrie que longtemps après l’expiration des délais convenus, et parce que les ravages de la peste l’épouvantent. Elle viole le traité d’Amiens pour garder Malte, pour éloigner les corsaires barbaresques, pour faire le commerce exclusif de l’Adriatique, du Levant, des Dardanelles et de la mer Noire, et pour défendre à toutes les nations la navigation de la Méditerranée ; elle réunit tous ses efforts pour faire perdre Saint-Domingue à la France, et pour l’empêcher de jouir de la Louisiane ; elle excite les dissensions dans les cantons suisses, et fournit des munitions et des armes à leur extermination civile ; elle envoie des escadres dans les mers du Nord, devant le Texel et la Meuse, menaçant d’envahir la Batavie ; elle convoite la Sicile, demande l’île de Lampedouse et occupe la Sardaigne. Les quatre parties du monde, les golfes, les caps, les détroits, des colonies opulentes, ne peuvent satisfaire sa cupidité politique et commerciale. Son avarice et son ambition sont enfin à découvert. Le masque tombe ; l’Angleterre n’assigne plus que trente-six heures à la durée de la paix. Elle a spéculé la guerre soudaine pour saisir à la fois sur l’Océan les richesses longtemps déposées, que les colonies espagnoles, portugaises et bataves envoient enfin à leurs métropoles, ainsi que les vaisseaux de la république et les bâtiments de son commerce à peine régénéré. L’Angleterre, pour satisfaire quelques passions haineuses et trop puissantes, trouble la paix du monde, viole sans pudeur les droits des nations, foule aux pieds les traités les plus solennels, et fausse la foi jurée, cette foi antique, éternelle, que même les hordes sauvages connaissent, et qu’elles respectent religieusement.

Un seul obstacle l’arrête dans sa marche politique et dans sa course ambitieuse, c’est la France victorieuse, modérée et prospère ; c’est son gouvernement énergique et éclairé ; c’est son chef illustre et magnanime : voilà les objets de son envie délirante, de ses attaques réitérées, de sa haine implacable, de son intrigue diplomatique, de ses conjurations maritimes et de ses dénonciations officielles à son parlement et à ses sujets. Mais l’Europe observe ; la France s’arme : l’histoire écrit ; Rome abattit Carthage[2] !

  1. Publiée en mai 1803 (Moniteur.) Reproduite par M. A. Pujol.(1843.)
    On était à la veille de la rupture du traité d’Amiens, rupture qui eut lieu le 13 mai, par la saisie sans déclaration de guerre de 1 200 navires français et bataves.
  2. Ces appréciations sont encore exactes aujourd’hui. Comparez l’Angleterre de 1803 avec celle de 1887 ; et vous verrez que John Bull n’a pas changé. L’occupation indéfinie de l’Égypte, le bombardement d’Alexandrie, en sont des preuves.