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Œuvres littéraires de Napoléon Bonaparte/Articles de journaux/03

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Texte établi par Tancrède MartelAlbert Savine (Tome 1p. 199-203).

III

Réponse aux journaux anglais[1].

Paris, le 20 vendémiaire an 12 (13 octobre 1803).

Vous aviez en Europe la réputation d’une nation sage, mais vous avez bien dégénéré de vos pères. Tous vos discours inspirent sur le continent le mépris de la pitié. Voltaire dit quelque part : « Quand Auguste buvait, la Pologne était ivre. » L’état de maladie de votre roi s’est communiqué à votre nation ; jamais peuple n’a été entraîné si promptement par un esprit de vertige qui se manifeste chez les peuples quand Dieu le permet.

Vous faites la guerre pour garder Malte, et alarmés dès les six premiers mois sur votre position, vous croyez une levée en masse nécessaire à votre sûreté !!! Les peines, les angoisses, les périls, attachés aux mouvements tumultueux et populaires, voilà déjà le châtiment terrible et juste de votre déloyauté.

Ce même esprit de vertige vous fit répondre avec insolence au roi de Prusse, lorsqu’il vous proposa de garantir le Hanovre, si vous vouliez reconnaître l’indépendance de son pavillon, et vous conduisit à une levée en masse dans le Hanovre. Lorsque depuis on vous proposa la convention de Salhingen, le même esprit dicta votre refus, et par là le roi d’Angleterre manqua à ses devoirs les plus sacrés, mérita la haine de ses peuples de l’Elbe, et donna lieu au gouvernement français de désarmer vingt mille hommes et d’occuper celles des provinces du Hanovre qui lui étaient encore restées.

Lorsque vous vîtes le résultat de cette conduite inconsidérée, impolitique, immorale, vous eûtes recours à une mesure moins réfléchie encore ; vous déclarâtes en état de blocus l’Elbe et le Weser. Par là, vous fîtes outrages, vous fîtes tort au Danemarck, à la Prusse, à Hambourg, à Brême, qui, riverains de ce fleuve, n’avaient cependant rien de commun avec l’occupation du Hanovre.

Cette conduite était peu sage ; mais ce qui la constitue inconcevable, c’est que bloquant l’Elbe et le Weser, vous exécutâtes précisément ce que les Français désiraient. Il n’est pas un négociant, pas un teneur de livres de Londres, qui n’ait calculé le dommage que vous vous êtes fait à vous-mêmes.

Le Weser et l’Elbe, demeurant libres, vous auriez introduit vos marchandises au moyen des navires prussiens, danois, brémois, etc. ; et vos manufactures et votre commerce ne se fussent pas ressentis de l’occupation du Hanovre. Ainsi, en déclarant le blocus de l’Elbe et du Weser, vous avez exécuté, non seulement la chose la plus injuste qui ait été faite depuis les Carthaginois, qui, à leur gré, prohibaient le commerce des différentes régions, mais la chose la plus contraire à vos intérêts.

Certainement cette conduite n’a pas été inspirée par l’esprit de calcul et de prudence qui seul vous dirigeait jadis, mais bien par cet esprit de vertige qui plane sur vous et qui règne dans vos conseils.

Enfin, pour prouver à la France que vous devez garder Malte, vous la menacez d’une levée en masse, la plus funeste des extrémités auxquelles puisse être réduite une nation après avoir essuyé de grands malheurs. Vienne ne fit une levée en masse que lorsque les armées françaises furent à ses portes. Vous nous menacez de M. Pitt, de lord Withwort, que vous faites colonels, et votre roi exerce à cheval sa troupe, afin de lui communiquer cette ardeur guerrière et cette expérience qu’il a acquises dans tant de combats !!! Ces caricatures misérables font rire de pitié l’Europe, et l’on cherche en vain l’esprit de cette vieille Angleterre, si sûre dans ses conseils, si sensée et si constante dans ses entreprises. La politique de vos précédents ministres vous a séparés de tous vos alliés, était-ce le temps de vous montrer injustes, oppresseurs, violateurs des traités ? Était-ce le temps de vouloir par la force réunir au commerce exclusif de l’Océan celui de la Méditerranée, auquel vos ancêtres, plus sages, avaient eu le bon esprit de renoncer ? Et lorsque vous avez des projets aussi ambitieux qu’ils sont mal calculés, vous vous aliénez la plus belle et la plus considérable de vos provinces. Vous avez réuni son parlement à votre parlement, et vous refusez à l’Irlande l’exercice de sa religion ! Vous savez pourtant bien que la chose la plus sacrée parmi les hommes c’est la conscience, et que l’homme a une voix secrète qui lui crie que rien sur la terre ne peut l’obliger à croire ce qu’il ne croit pas. La plus horrible de toutes les tyrannies est celle qui oblige les dix-huit vingtièmes d’une nation à embrasser une religion contraire à leur croyance, sous peine de ne pouvoir ni exercer les droits de citoyen, ni posséder aucun bien, ce qui est la même chose que de n’avoir plus de patrie sur la terre.

Ainsi donc vous voulez réunir l’Irlande, et vous ne voulez pas que les Irlandais aient une patrie ! Inconcevable contradiction que l’Europe ne peut expliquer qu’en l’attribuant à l’esprit d’absence et d’imprévoyance qui caractérise vos conseils. Vous êtes peut-être aujourd’hui la seule nation éclairée chez qui la tolérance ne soit pas établie. Vous voulez et vous ne voulez pas : et s’il était vrai que les Pitt et les Granville eussent quitté le ministère parce que le roi avait manqué de parole à l’égard des Irlandais, après leurs avoir promis la liberté de leur religion, il faudrait le dire : ils étaient dépourvus de toute pudeur, ces hommes qui ont brigué la honte de leur succéder aux conditions imposées par un prince malade, sans foi, et qui, dans le siècle où nous sommes, a rétabli les lois des Néron et des Domitien, et persécuté comme eux l’église catholique. Ils n’ont pas trouvé cet exemple dans votre histoire ; vos pères avaient plus de vertus, plus de respect national.

Quel est donc le sort que le destin vous a préparé ? il échappe aux calculs de toute intelligence humaine.

Cependant serait-il présomptueux de dire que le prince dont l’entêtement et le délire vous a fait perdre l’Amérique va vous faire perdre l’Irlande, si, pour votre punition, Dieu le conserve encore quelque temps sur son trône ? Le ciel ne donne aux nations des princes vicieux ou aliénés que pour châtier et abaisser leur orgueil[2].

  1. Reproduite dans l’édition Delloye (1840).
  2. Admirable langage, grandes idées ! Et comme tout cela est encore d’une vérité éclatante ! En août 1887, l’Irlande réclame son autonomie, les armes à la main. Dès 1803, Bonaparte avait prévu les revendications de M. Gladstone et de Parnell.