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Œuvres littéraires de Napoléon Bonaparte/Lettres de Famille/02

La bibliothèque libre.
Texte établi par Tancrède MartelAlbert Savine (Tome 1p. 215-219).

II

À SON ONCLE L’ABBÉ FESCH[1].

Brienne, 15 juillet 1784.

Mon cher oncle, je vous écris pour vous informer du passage de mon cher père à Brienne, pour aller conduire Marianne[2] à Saint-Cyr et tâcher de rétablir sa santé. Il est arrivé ici le 21 avec Lucien[3] et les deux demoiselles que vous avez vues.

Il a laissé ici ce dernier qui est âgé de neuf ans et grand de trois pieds onze pouces et six lignes. Il est en sixième pour le latin, et va apprendre toutes les différentes parties de l’enseignement.

Il sait très bien le français, et a oublié l’italien tout à fait. J’espère qu’actuellement il vous écrira plus souvent que lorsqu’il était à Autun. Je suis persuadé que mon frère Joseph ne vous a pas écrit. Comment voudriez-vous qu’il le fît ? Il n’écrit à mon cher père que deux lignes, quand il le fait. En vérité, ce n’est plus le même. Cependant il m’écrit très souvent. Il est en rhétorique… Quant à l’état qu’il veut embrasser, l’ecclésiastique a été comme vous savez, le premier qu’il a choisi. Il a persisté dans cette résolution jusqu’à cette heure, où il veut servir le roi, en quoi il a bien tort, pour plusieurs raisons.

1o Comme le remarque mon cher père, il n’a pas assez de hardiesse pour affronter les périls d’une action ; sa santé faible ne lui permet pas de soutenir les fatigues d’une campagne, et mon frère n’envisage l’état militaire que du côté des garnisons. Oui, mon cher frère sera un bon officier de garnison, fort bien fait, ayant l’esprit léger, conséquemment

propre à de frivoles compliments, et avec ses talents il se tirera toujours bien d’une société, mais d’un combat ? C’est ce dont mon cher père doute.

Qu’importe à des guerriers ce frivole avantage ?
Que sont tous ces trésors sans celui du courage ?
À ce prix fussiez-vous aussi beau qu’Adonis,
Du dieu même du Pinde eussiez-vous l’éloquence,
Que sont tous ces dons sans celui de la vaillance ?

2o Il a reçu une éducation pour l’état ecclésiastique : il est bien tard pour se démentir. Monseigneur l’évêque d’Autun lui aurait donné un gros bénéfice, et il était sûr d’être évêque. Quels avantages pour la famille ! Monseigneur d’Autun a fait tout son possible pour l’engager à persister, lui promettant qu’il ne s’en repentirait point. Bien ; il persiste. Je le loue, si c’est du goût décidé qu’il a pour cet état, le plus beau de tous les corps, et si le grand moteur des choses humaines, en le formant, lui a donné, comme à moi, une inclination décidée pour le militaire. Il veut qu’on le place dans le militaire, c’est fort bien, mais dans quel corps ? Est-ce dans la marine ?

1o Il ne sait point de mathématiques ; il lui faudra deux ans pour les apprendre ; 2o sa santé est incompatible avec la mer. Est-ce dans le génie ? Il lui faudra quatre ou cinq ans pour apprendre ce qu’il lui faut ; et au bout de ce terme il ne sera encore qu’élève du génie. D’ailleurs, je pense que toute la journée être occupé à travailler n’est pas compatible avec la légèreté de son caractère. La même raison qui existe pour le génie existe pour l’artillerie, à l’exception qu’il faudra qu’il ne travaille que dix-huit mois pour être élève, et autant pour être officier. Oh ! cela n’est pas encore de son goût. Voyons donc : il veut être sans doute dans l’infanterie. Bon, je l’entends, il veut être toute la journée sans rien faire, il veut battre le pavé toute la journée, d’autant plus, qu’est-ce qu’un mince officier d’infanterie ! Un mauvais sujet les trois quarts du temps. Et c’est ce que mon cher père, ni vous, ni ma mère, ni mon oncle l’archidiacre ne veulent, car il a déjà montré de petits tours de légèreté et de prodigalité. En conséquence, on fera un dernier effort pour l’engager à l’état ecclésiastique, faute de quoi mon cher père l’emmènera avec lui en Corse, où il l’aura sous les yeux ; on tâchera de le faire entrer au barreau.

Je finis en vous priant de me continuer vos bonnes grâces ; m’en rendre digne sera le devoir pour moi le plus essentiel et le plus recherché. Je suis avec le respect le plus profond, mon cher oncle,

Votre très humble et très obéissant serviteur et neveu.

Napoleone di Buonaparte.
.

P. S. Déchirez cette lettre.

Il faut espérer que Joseph, avec les talents qu’il a et les sentiments que son éducation doit lui avoir inspirés, prendra le bon parti et sera le soutien de notre famille.

Représentez-lui un peu tous ces avantages[4].

  1. Joseph Fesch, comte de l’Empire, né à Ajaccio le 3 janvier 1763, élevé au séminaire d’Aix, ordonné prêtre, vicaire-général, puis archidiacre de la cathédrale d’Ajaccio en 1791, fut commissaire des guerres en 1793. Rentré dans les ordres en 1799, il est appelé en 1802 à l’archevêché de Lyon. Cardinal en 1803, Grand-aumônier de l’empereur, sénateur en 1805, Grand-Aigle de la Légion d’Honneur, pair de France en 1815. Mort à Rome le 13 mai 1839.
    Son père, François Fesch, avait épousé la mère de Lætitia Ramolino. Le cardinal Fesch était donc le frère utérin de cette dernière et l’oncle de Napoléon.
  2. Sa sœur, Marie-Anne Bonaparte, dite Elisa.
  3. Lucien Bonaparte, second frère de Napoléon, né à Ajaccio le 21 mars 1775, venu en France en 1794, jacobin ardent, commissaire des guerres, élu membre du conseil des Cinq-Cents. Il présidait cette assemblée le 18 brumaire. (9 novembre 1799.) Successivement ministre de l’intérieur jusqu’en novembre 1800, ambassadeur en Espagne, membre du Tribunat puis du Sénat conservateur. Son mariage avec madame Jouberthon, en 1802, gâta ses affaires auprès du Premier Consul. Lucien Bonaparte, prince romain de Canino, est mort à Viterbe le 25 juin 1840. Il est enterré dans l’église de Canino.
    Écrivain à ses heures, auteur d’un poème de Charlemagne, il

    fut membre de l’Académie française.

  4. Archives de la guerre.