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Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVIII/Troisième partie/Livre X/Chapitre IV

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CHAPITRE IV.

Caroline.

La Caroline commença à se peupler en 1611 par les émigrations de la Virginie et de la Nouvelle Angleterre, que désolaient les courses des sauvages avant qu’on eût assez de forces pour les repousser. En 1663, Charles ii, sollicité par plusieurs seigneurs qui fondaient leurs prétentions sur les anciennes découvertes de Sébastien Cabot, entreprises au nom de l’Angleterre, leur accorda des lettres patentes, par lesquelles il leur cédait, sans autre condition que de payer à la couronne un tribut annuel de vingt marcs d’or, toute la partie du domaine qu’il s’attribuait en Amérique, depuis le 36e. degré de latitude nord jusqu’à la rivière de San-Mattéo, qui est renfermée dans le 31e., avec tous les droits royaux sur les pêcheries et les mines, sur la vie, les membres et les possessions de leurs vassaux. Un auteur anglais d’une histoire de la Caroline avoue qu’il ignore à quel titre le roi Charles donnait si libéralement de vastes parties de l’Amérique : « Mais on ne saurait contester, dit-il, la réalité de l’acte ; et les Français ou les Espagnols auraient mauvaise grâce de prétendre qu’une terre qu’ils ont cessé de cultiver ne doive jamais être cultivée par d’autres. »

Les propriétaires n’eurent pas plus tôt obtenu leurs lettres, que, suivant une méthode que le succès a partout justifiée, ils commencèrent par ouvrir l’entrée de leurs possessions à toutes les sectes. Cette tolérance était même autorisée sans restriction par l’acte royal. Le premier règlement qui fut publié à cette occasion portait que les propriétaires, ayant reconnu les avantages de la tolérance pour enrichir et peupler une province, étaient résolus d’accorder la plus grande liberté de religion qu’on pût désirer, ou dont on eut jamais eu l’exemple dans aucune société humaine ; que, les naturels du pays n’ayant pas encore la moindre connaissance du christianisme, leur idolâtrie et leur ignorance ne donnaient assurément aucun droit de les maltraiter ; que les chrétiens qui apporteraient dans la colonie des principes différens de l’église anglicane s’attendraient sans doute à n’être pas contraints dans leurs opinions, et que par conséquent ce serait manquer à la bonne foi que de leur faire la moindre violence ; qu’à l’égard des juifs, des païens, et des autres ennemis du christianisme, on ne voyait pas plus de raison de les rejeter, puisque, leur malheur ne pouvant venir que d’un défaut de lumière, on devait se flatter que la connaissance de l’Évangile et l’exemple des vertus chrétiennes pourraient servir quelque jour à leur dessiller les yeux ; qu’ainsi tout le monde était invité à passer à la Caroline, sûr d’y jouir d’une indépendance entière pour les sentimens et pour le culte ; qu’on ne mettait qu’une condition à cette tolérance universelle : c’était que toutes les personnes au-dessus de dix-sept ans, qui prétendaient à la protection des lois civiles, fussent attachées à quelque église ou à quelque corps de religion, et que leurs noms fussent inscrits dans le registre de leur secte.

Toutes ces idées furent rédigées en cent vingt articles, sous le titre de constitutions fondamentales de la Caroline, et signées par les huit seigneurs propriétaires, avec cette addition formelle, qu’elles seraient à jamais le fondement inaltérable et la règle sacrée du gouvernement de la colonie. On doit comprendre que les ordonnances civiles en faisaient partie. C’était le célèbre Locke qu’on avait choisi pour dresser ce code de législation, à la prière de milord Shaftesbury, qui devint un des propriétaires. De pareils noms semblent nous commander quelques détails sur ce gouvernement.

Le premier article établissait pour gouverneur, sous le titre de palatin, un des seigneurs propriétaires, dont le pouvoir devait durer toute sa vie, et pour assesseurs trois autres d’entre eux. Le successeur du palatin devait toujours être le plus âgé du même corps. Cette cour, où l’on donnait droit de séance à tous les autres propriétaires, avec le droit de suffrage et d’autres priviléges, était nommée cour palatine. Le pouvoir législatif appartenait à la cour seule, et le pouvoir exécutif au seul palatin. Les députés des propriétaires pouvaient les représenter avec toute l’autorité de leurs maîtres.

La charte royale accordant aux propriétaires le droit de créer la noblesse, avec la seule restriction de ne pas lui donner les mêmes titres qu’en Angleterre, un article portait qu’après la division du pays en comtés ils créeraient dans chaque comté trois nobles : l’un sous le nom de landgrave, les deux autres sous celui de caciques, dont les lettres seraient scellées du grand sceau de la colonie, et qui composeraient avec les seigneurs propriétaires, ou leurs députés, la chambre haute d’un parlement : l’élection de la chambre basse était laissée au peuple. On comptait faire monter le nombre des landgraves à vingt-cinq, et celui des caciques à cinquante. Les landgraves devaient avoir quatre baronnies attachées à leurs dignités ; chaque baronnie composée de six mille acres de terres. La dignité de cacique n’emportait que deux baronnies, chacune de trois mille acres. Les uns et les autres ne pouvaient aliéner ces fonds par donation ni par vente ; mais ils ne pouvaient en louer un tiers pour trois vies. Les membres de la chambre basse du parlement devaient être choisis entre les tenanciers libres de chaque comté, comme ceux des communes d’Angleterre. Ce parlement devait s’assembler une fois en deux ans, ou plus souvent, si l’intérêt public demandait des convocations extraordinaires. Outre la cour palatine, qui devait être regardée comme le conseil suprême de la colonie, on devait établir des cours subalternes de justice dans tous les comtés, des juges de paix, des constables, une cour de chancellerie, etc. Chaque tenancier n’avait à payer qu’un sou par acre aux propriétaires, et pouvait même racheter ce droit. Tous les habitans, libres ou non, depuis l’âge de seize ans jusqu’à soixante, étaient obligés de prendre les armes au premier ordre de la cour palatine.

Le premier gouverneur ou député palatin fut le colonel Guillaume Sayle, et les premières plantations furent celles des rivières d’Albemarle et de Port-Royal. Ensuite la beauté des pâturages ayant attiré plus de monde vers les rivières d’Ashley et de Cooper, cette dernière partie de la province se trouva la plus peuplée. Bientôt tout le pays fut divisé en comtés, qui le furent en carrés de douze mille acres, autant pour le partage des propriétaires que pour la distinction des landgraves et des caciques.

On ne reconnut point dans ce plan de gouvernement la sagesse et les lumières de ceux qui l’avaient établi. Voici comment s’exprime à ce sujet l’auteur de l’Histoire philosophique et politique des deux Indes :

« Le vice d’une constitution où les pouvoirs étaient si mal partagés ne tarda pas à se manifester. Les seigneurs propriétaires, imbus de principes tyranniques, tendaient de toutes leurs forces au despotisme. Les colons, éclairés sur les droits de l’homme, mettaient tout en œuvre pour éviter la servitude. Du choc de ces intérêts opposés naissait une agitation inévitable, qui arrêtait perpétuellement les travaux utiles. La province entière, livrée aux querelles, aux dissensions, aux tumultes qui la déchiraient, ne faisait aucun des progrès qu’on s’était promis des avantages de sa situation. Ce n’était pas assez de maux, et leur remède devait naître de leur excès. Granville, qui seul, comme doyen des propriétaires, tenait en 1705 les rênes du pouvoir, voulut asservir au rit de l’église anglicane tous les non-conformistes, qui faisaient les deux tiers de la population. Cet acte de violence, quoique désavoué et réprouvé par la métropole, souleva les esprits. Durant le cours des suites et des progrès de cette animosité, la province fut attaquée en 1710 par différentes hordes de sauvages, qu’un enchaînement d’insultes et d’injustices atroces avait poussés au désespoir. Ces malheureux, battus partout, furent partout exterminés. Mais le courage et la vigueur que cette guerre avait comme ranimé dans les colons devaient amener la chute des oppresseurs de la colonie. Les tyrans ayant refusé de contribuer aux frais d’une expédition dont ils prétendaient recueillir les premiers fruits, furent tous, à l’exception de Carteret, qui conserva le huitième du territoire, dépouillés en 1718 des prérogatives dont ils n’avaient encore su qu’abuser. On leur accorda cependant 540,000 livres de dédommagement. La couronne reprit en main le gouvernement pour en faire goûter les douceurs au peuple. La colonie fut associée à la même constitution que les autres. Pour rendre même l’administration plus aisée, on partagea le pays en deux gouvernemens indépendans, sous le nom de Caroline méridionale et de Caroline septentrionale. C’est à cette heureuse époque que commence la prospérité de cette grande province. »

Tout ce pays conserve la longueur qu’il a reçue dans la charte de concession, c’est-à-dire qu’il n’a pas moins de trois cents milles, entre le 31 et le 36e. degré de latitude septentrionale. Sa situation est des plus commodes pour le commerce ; sa côte est fort saine, sans orages, et sans glaces pendant tout l’hiver. À l’égard du climat, Archdale, voyageur anglais, en fait cet éloge : « La Caroline est la partie de la Floride située entre le 29 et le 36e. degré. C’est le centre de la partie habitable de l’hémisphère du nord ; car, en supposant cette moitié du globe habitable jusqu’au 64e. degré, son centre est la Caroline, qui est par le 32e, et parallèle à la terre de Canaan. On peut lui donner le nom de zone tempérée, du moins comparativement, parce qu’elle n’est point sujette aux chaleurs excessives des colonies plus méridionales, ni aux froids violens des établissemens opposés : ses productions répondent au nom de Floride. »

Sa capitale, Charles-Town, ainsi appelée du nom de Charles par les Anglais, comme les Français avaient donné celui de Caroline à toute la province, en considération de Charles ix, est située sur une langue de terre, entre les rivières d’Ashley et de Cooper, et jouit de l’avantage d’avoir deux ports, l’un au nord, et l’autre au sud. Sa position est par le 32e. degré 40 minutes de latitude septentrionale, à deux lieues de la mer. C’est le seul port libre de la province ; et ce privilége, qui nuit beaucoup au commerce, n’a pas manqué d’exciter les plaintes.

Charles-Town est le centre du commerce de la Caroline. Il ne manquerait rien à sa situation, si son port pouvait recevoir des navires au-dessus de deux cents tonneaux. Tous les environs sont également agréables et fertiles. On vante beaucoup la beauté des grands chemins, surtout de celui qui se nomme Broadway. Les arbres, dont la verdure est continuelle pendant l’espace de quatre milles, forment une promenade si régulière, que, suivant les termes de la relation, tout l’art des princes de l’Europe ne fera jamais rien d’approchant. « La ville a plusieurs grandes rues, et quantité de beaux édifices, entre lesquels on en nomme douze ou quinze d’une architecture distinguée. L’église paroissiale n’est pas moins remarquable par sa beauté ; mais on lui reproche d’être trop petite pour le nombre des habitans, qui ne cesse point de se multiplier. On trouve à Charles-Town une bibliothèque publique fondée par le docteur Bray, à qui la plupart des bibliothèques de l’Amérique anglaise doivent aussi leur fondation, et dont le zèle, tourné particulièrement à l’augmentation du savoir, s’employa constamment à solliciter des contributions en Angleterre. Les presbytériens et les anabaptistes ont leurs églises dans la ville, et celle des presbytériens français fait un des ornemens de la principale rue. Celle des quakers est reléguée dans un faubourg de la rivière d’Ashley. On ne compte pas plus de deux cent cinquante familles dans la ville et les faubourgs de Charles-Town ; mais l’air y étant favorable à la propagation, il n’y a presque point de mariage qui ne produise dix ou douze enfans. Cette capitale est la résidence du gouverneur-général, et le siége des principales cours de justice ; en un mot, c’est l’âme de toute la province. Tout le pays voisin est rempli de belles plantations qui forment comme autant de petites bourgades.

» Quoiqu’à l’exception d’un peu plus de douceur dans l’air et d’une plus prompte maturité pour les productions, ce pays n’ait rien qui le distingue beaucoup des colonies précédentes, on remarque qu’il produit particulièrement de si bon riz, que les relations anglaises le mettent au-dessus du riz, de l’Orient. Les Indiens de la Caroline étaient plus féroces que ceux de la Virginie ; mais leurs guerres mutuelles, la petite-vérole et d’autres maladies contagieuses en ont détruit un grand nombre. La dureté naturelle de leur caractère ne leur ôte point un goût passionné pour la danse. Un maître à danser français, s’étant attaché, dans le comté de Graven, à leur apprendre des contredanses de l’Europe au son de la flûte et du hautbois, y fit une fortune considérable.

» On ne comptait pas, il y a trente ans, plus de douze mille âmes dans toute la colonie ; mais les dernières relations assurent que ce nombre est fort augmenté. En général, le terrain de la Caroline est uni. Dans l’espace de cent milles de long, sur la même largeur, on ne rencontre aucune hauteur considérable ; cependant il s’en trouve de toutes parts d’assez douces qui ont depuis cinq pieds jusqu’à soixante-dix. Derrière une vaste étendue de pays plat règne une haute chaîne de montagnes qui, commençant par les 24° de latitude, environ cent milles à l’est du Mississipi, courent presque parallèlement avec la côte maritime derrière la Floride, la Caroline, la Virginie et Maryland. C’est ce qu’on a nommé les monts Apalaches. De leur pied jusqu’à la mer on compte assez régulièrement deux cents milles. Les sources de toutes les grandes rivières qu’on a décrites sont dans ces montagnes.

» La province est capable de contenir et de nourrir soixante-six fois le nombre de ses habitans actuels. On y sème le maïs, depuis le 1er. mars jusqu’au 10 juin. Un acre de terre ordinaire produit depuis dix-huit jusqu’à trente-trois boisseaux. La saison pour semer le riz est entre le 1er. avril et le 20 mai. On le sème dans des sillons à dix-huit pouces l’un de l’autre. Un acre donne rarement moins de trente boisseaux, et quelquefois plus de soixante ; mais la récolte moyenne monte ou baisse entre ces deux termes, suivant la qualité du terrain. Cette dernière moisson se fait en septembre, jusqu’au 8 octobre ; elle est si abondante, qu’elle produit à l’Angleterre un commerce annuel de plus de 80,000 livres sterling. Les Anglais se flattent qu’avec le temps on ne verra plus dans les marchés de l’Europe d’autre riz que celui de cette province.

» Les vers à soie n’y commencent pas moins à prospérer ; ils sortent de leurs œufs vers le 6 mars, qui est le temps où les feuilles du mûrier s’ouvrent. La résine, le goudron et la poix sont en abondance dans toute la colonie. On tire la résine en ouvrant dans les troncs d’arbres des entailles qui descendent jusqu’au pied, où il se trouve des bassins pour la recevoir ; mais c’est après avoir ôté l’écorce du côté qui regarde le soleil, afin que le suc, poussé par la chaleur, tombe plus abondamment. On le fait cuire ensuite dans de grandes chaudières, où il se change en résine. Le goudron et la poix se tirent par les méthodes communes.

» Avant la fin du dix-septième siècle, on regardait comme une grande richesse d’avoir trois ou quatre vaches : il n’est pas rare aujourd’hui d’en avoir mille, et la plupart des particuliers n’en ont pas moins de deux cents. Elles vont paître dans les forêts. On les rassemble le soir. Les veaux, retenus pendant le jour dans des pâturages bien fermés, viennent les téter. Quelque temps après, on les trait, on les renferme pendant la nuit, et le lendemain on les trait encore avant de les renvoyer dans les bois. Les porcs, dont le nombre est encore plus grand, sont nourris de même. Ils s’écartent de plusieurs lieues pour chercher des glands et des racines ; mais, étant accoutumés à trouver un abri dans les plantations, ils ne manquent point d’y retourner le soir.

» Le commerce, qui est le même entre la Caroline et l’Angleterre que dans les autres colonies, emploie tous les ans vingt-deux vaisseaux, et l’on n’en compte pas moins de soixante, qui viennent annuellement à Charles-Town, de divers cantons de l’Afrique et de l’Amérique.

» Il n’y a point d’autre impôt à la Caroline que les droits sur les liqueurs fortes, les vins, les sucres, la farine, le biscuit, le poisson sec, les pelleteries, etc., qui montent chaque année à 4,500 livres sterling, et qui forment le trésor public, sur quoi l’on paie 1,000 livres aux ministres anglicans, qui ne sont que dix pour toute la colonie, 1,000 pour l’achèvement et l’entretien des fortifications, 600 aux militaires, 200 au gouverneur, 300 pour les munitions de guerre, et 400 pour les dépenses accidentelles. Il en reste par conséquent 1,000, qui forment un fonds d’amortissement pour les billets de crédit, qu’on n’avait anciennement créés que jusqu’à la somme de 6,000 livres sterling, mais qui furent ensuite augmentés jusqu’à 10,000. Outre ces billets, dont le cours est bien établi, les monnaies dont on fait ici le plus grand usage sont les louis de France, les pistoles d’Espagne, les dallers de Hollande, et les piastres du Pérou. On y voit peu de monnaie anglaise, parce que tout le commerce avec l’Angleterre consiste en échanges. »