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Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVIII/Troisième partie/Livre X/Chapitre V

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CHAPITRE V.

Géorgie.

La plus méridionale et la plus nouvelle des colonies anglaises de l’Amérique est la Géorgie, qui s’est formée en 1732 ; et le vœu des fondateurs, tel qu’ils le publièrent en obtenant des lettres d’établissement, fut de procurer une honnête subsistance à quantité de malheureux citoyens qui avaient besoin de ce secours, et de délivrer en même temps l’Angleterre d’une charge incommode. Ils invitèrent tous les patriotes bien disposés à seconder une si charitable entreprise.

Les lettres royales leur accordent, pour eux et pour leurs successeurs, toutes les terres qui sont entre le Savannah, le long de la côte maritime, et l’Alatamaha, avec les îles situées devant la même côte, qui n’en sont pas éloignées de plus de vingt lieues. La Géorgie est séparée de la Caroline par le Savannah, et bornée au sud par l’Alatamaha, qui est grand et navigable. D’un fleuve à l’autre, le long de la mer, l’étendue de la Géorgie est de cent vingt milles ; et vers l’ouest, jusqu’aux monts Apalaches, qui s’éloignent beaucoup dans cet espace, on ne lui donne pas moins de cent milles. Tout ce pays fut érigé en province particulière sous le nom de Géorgie, formé de celui du roi d’Angleterre.

Dès le mois d’août 1732, le chevalier Heathcote, ayant expliqué aux directeurs de la banque les deux principaux objets de cette concession, y joignit d’autres avantages qui devaient en revenir à l’Angleterre, tels que de fortifier ses colonies d’Amérique, d’augmenter son commerce, de multiplier ses vaisseaux, et surtout de tirer de la soie crue de son propre fonds ; ce qui pouvait lui épargner annuellement plus de 50,000 livres sterling, qu’elle faisait passer en Italie. Ensuite il déposa une somme considérable pour jeter les fondemens de l’entreprise, et son exemple fut suivi par un grand nombre de riches particuliers, entre lesquels on en choisit vingt-trois pour la direction générale. Le résultat de cette assemblée ne fut pas plus tôt publié, que toute l’Angleterre s’empressa de contribuer à l’exécution, et le parlement donna 10,000 livres sterling dans la même vue.

Le 6 novembre, cent personnes de l’un et de l’autre sexe, choisies avec plus de soin qu’on n’en apporte ordinairement dans ces sortes d’affaires, furent embarquées à Gravesend, avec toutes sortes d’instrumens, d’armes et de munitions. Oglethorpe, un des directeurs, se mit à la tête de cette troupe, pour régler les premières mesures à prendre, et présider à l’établissement de la colonie. Le 15 janvier suivant ils arrivèrent heureusement à la Caroline.

Peu de jours après son arrivée, Oglethorpe alla visiter le Savannah, et son premier choix pour la colonie tomba sur un fort beau terrain, à dix milles de l’embouchure. Mais c’est à lui-même qu’il faut laisser ce récit, dans les termes de sa relation.

« Dans le lieu que j’ai choisi, le fleuve forme un coude dont les bords ont environ quarante pieds de hauteur dans sa partie méridionale. Le sommet est fort uni, et forme une plaine qui s’étend de cinq ou six milles dans le pays, et de près d’un mille sur la rivière. Un navire qui tire douze pieds d’eau peut mouiller à quinze pieds de la rive. J’ai commencé la fondation d’une ville au milieu de cette plaine, sur le bord du fleuve, vis-à-vis d’une île où le pâturage est excellent. Le fleuve est large, et son eau douce. Du quai de ma ville on découvre la mer et l’île des Tibigoqui, qui forme l’embouchure ; de l’autre côté, la vue s’étend à soixante milles. Rien n’approche de la beauté de ce paysage, entouré de grands bois qui forment les deux rives du fleuve. Tous mes gens arrivèrent ici le 1er. février : leurs tentes furent dressées avant minuit. J’écris le 19. La première maison fut achevée hier après midi. Une petite nation américaine, la seule qu’il y ait autour de nous dans l’espace de cinquante lieues, offre de se soumettre au roi Georges, demande des terres parmi les nôtres, et que ses enfans soient élevés dans nos écoles. Leur chef et son favori, qui tient le premier rang après lui dans la nation, sont déjà résolus d’embrasser le christianisme. »

Oglethorpe ne chercha point d’autre nom pour sa ville que celui du fleuve dont elle allait faire l’ornement. Voilà pourquoi la capitale de la Nouvelle Géorgie se nomme Savannah. Une lettre du 10 février achève de faire connaître la position de cette ville. « J’ai choisi l’emplacement, non-seulement pour l’agrément de sa situation, mais encore parce que la bonté du territoire, la fraîcheur des eaux et d’autres particularités me persuadent que l’air y est fort sain : elle est garantie des vents d’ouest et du sud, les plus dangereux de ce pays, par de vastes forêts de pins, la plupart hauts de cent pieds. On ne voit point de mousse sur leurs troncs comme sur ceux de la Caroline. J’ai fait mesurer la largeur du fleuve, qui est d’environ mille pieds. »

Les Indiens qui cherchaient à se lier avec les Anglais se nommaient les Yamakras : ils faisaient une partie d’une nation considérable, qui a reçu le nom de Lower Criks, ou Indiens de l’anse inférieure, et qui est divisée en huit tribus, dont chacune a son gouvernement. Oglethorpe fut instruit que tous les chefs demandaient à le voir pour contracter une alliance en forme avec la nouvelle colonie ; il les reçut dans un de ses nouveaux édifices. Cette audience et les noms des tribus et des micos paraissent avec dignité dans sa relation. Mico signifie roi dans le langage de ces Indiens.

Tous les micos et leurs capitaines s’étant assis autour d’Oglethorpe, Ouekachumpa, vieillard remarquable par la hauteur de sa taille, fit un long discours que l’interprète réduisit aux articles suivans : « Les tribus établirent d’abord leurs anciens droit sur le pays qui est au sud du Savannah. Quoique pauvres et sans lumières, celui qui avait donné la respiration aux Anglais leur avait accordé la même faveur. Mais elles étaient persuadées que le grand pouvoir, qui faisait son séjour au ciel, et qui avait donné la respiration à tous les hommes, avait envoyé les Anglais pour l’instruction des Américains, de leurs femmes et de leurs enfans ; et, dans cette confiance, elles leur cédaient volontiers leurs droits sur toutes les terres dont elles ne faisaient aucun usage. Le mico assura que ce n’était pas seulement son propre avis, mais que c’était aussi la résolution de huit tribus des Anses, dont chacune avait tenu conseil à part, et qui s’étaient accordées toutes à envoyer leurs chefs , chargés d’un présent des richesses du pays. »

Alors tous les Indiens de la suite apportèrent huit paquets de peaux qu’ils étendirent aux pieds d’Oglethorpe. Ouekachumpa lui dit que c’était ce qu’ils avaient de plus précieux, et qu’ils l’offraient de bon cœur. Il ajouta qu’il remerciait les Anglais de la bonté qu’ils avaient marquée au mico Tomokichi, qui était son parent, et à ses Indiens ; qu’à la vérité Tomokichi était banni de la nation ; mais qu’il était homme d’honneur, grand guerrier, et que c’était son courage, sa prudence et sa justice qui avaient porté d’autres bannis à le choisir pour leur chef. Enfin il déclara que les tribus n’ignoraient point la mort de quelques Anglais tués par les Cherokis, et que, si Oglethorpe le désirait, elles étaient prêtes à venger cette violence en portant le carnage et la désolation dans les terres de ses ennemis. Lorsqu’il eut fini son discours, Tomokichi entra, suivi de quelques Yamakras, et, faisant une profonde inclination, il demanda la liberté de parler. « J’étais, dit-il, un pauvre banni ; je suis venu dans cette terre pour m’y établir aussi près qu’il m’était possible du tombeau de mes ancêtres. Lorsque les Anglais sont arrivés, j’appréhendais qu’ils ne me forçassent d’en sortir, car je suis faible, et je manque de blé ; mais ils m’ont confirmé dans mes possessions, et ils me fournissent des vivres. »

Tous les chefs des autres tribus firent successivement leur harangue, qui revenait à celle d’Ouekachumpa ; ensuite ils conclurent un traité d’alliance perpétuelle, qui fut signé des deux parties. Oglethorpe fit donnera chacun des micos et des capitaines un fusil et un manteau. Les hommes de leur suite reçurent quelques pièces d’étoffe plus grossière, et d’autres présens. Voici les articles du traité : « 1o. Les Anglais promettaient de porter dans les habitations des huit tribus toutes sortes de marchandises, et de les y vendre aux prix dont on conviendrait. 2o. La restitution des biens enlevés ou perdus, et la réparation des injures, se feraient de bonne foi de part et d’autre, et les coupables seraient jugés et punis suivant les lois anglaises. 3o. Nulle habitation indienne ne serait exceptée du commerce. 4o. Les Anglais posséderaient toutes les terres que les Indiens laissaient sans culture, à condition néanmoins que lorsqu’ils feraient quelque nouvel établissement la séparation des terres serait marquée de bonne foi par les chefs des deux nations. 5o. Les nègres fugitifs seraient rendus par les Indiens, et conduits à quelque bourgade anglaise ; et pour chaque nègre, s’il était pris au delà de la rivière d’Okorivi, les Anglais donneraient quatre pièces d’étoffe ou deux fusils. 6o. Les huit tribus s’engageaient à aimer les Anglais comme leurs frères, et promettaient de ne jamais aider aucune autre nation blanche à s’établir dans le pays. »

Il paraît, suivant les comptes rendus par Oglethorpe, que les premiers frais de l’établissement ne montèrent pas à plus de 23,000 livres sterling. Outre les passagers qui furent embarqués aux dépens de la direction, vingt-un maîtres et cent six domestiques firent le voyage à leurs propres frais. Dès la première année on comptait dans la colonie 618 personnes, composées de 320 hommes, 113 femmes, 102 garçons et 83 filles.

En 1734, Oglethorpe revint en Angleterre, vers la fin de l’été, accompagné de Tomokichi, mico des Yamakras ; de Senanki, femme de ce prince ; de Tonacoui, leur neveu ; d’Hillispili, capitaine ; et d’Apakouski, Stimaleki, Pinguitki et Vanpiki, chefs indiens de bourgades, avec leur interprète. Ils furent logés au vieux palais de Londres, où l’on prit soin de leur faire faire des habits, pour qu’ils parussent à la cour, qui était alors à Kensington. Tomokichi présenta au roi plusieurs belles plumes d’aigles, qui, dans l’usage de ces barbares, sont le plus respectueux de tous les présens, et fit à sa majesté britannique un discours dont toutes les expressions furent soigneusement recueillies. « En ce jour, je vois la majesté de votre face, la grandeur de votre maison, et la multitude de vos sujets. Je suis venu, au nom de toute la nation, qui se nomme les Criks, pour renouveler la paix qu’ils ont faite avec les Anglais. C’est dans mes vieux jours que je suis venu ; mais, quoique je ne puisse espérer de recueillir moi-même les fruits de mon voyage, je suis venu pour l’avantage de tous les Américains des hautes et basses anses, et pour demander qu’ils soient instruits de toutes les connaissances des Anglais. Ces plumes sont celles de l’aigle, qui est le plus actif de tous les oiseaux, et qui vole sans cesse autour de nos nations. Ces plumes sont un signe de paix dans notre patrie, et nous les avons apportées pour vous les laisser, ô grand roi, comme le signe d’une paix éternelle. Ô grand roi, les moindres paroles qui me seront adressées par votre bouche, je les rapporterai fidèlement à tous les micos de la nation des Criks. »

Le lendemain, un Indien du cortége de Tomokichi, étant mort de la petite-vérole, on prit soin de le faire enterrer dans un cimetière de Londres, mais à la manière de son pays, c’est-à-dire que le corps, enveloppé de deux pièces d’étoffe entre deux planches liées d’une corde, fut porté dans une bière au lieu de la sépulture, et qu’on jeta dans la fosse non-seulement ses habits, mais une grande quantité de grains de verre et quelques pièces d’argent. Tomokichi passa quelque temps en Angleterre, et parut prendre plaisir aux amusemens qu’on lui procura. Il partit à bord du Prince de Galles, vaisseau qui était chargé de transporter en Géorgie une troupe d’émigrans de Strasbourg. Ces protestans fugitifs arrivèrent à Savannah le 17 décembre ; et le bruit s’y étant répandu que les Indiens espagnols avaient passé l’Ogiki, Dumbar, qui commandait, sortit de Savannah, pour ranger la côte avec quelques bâtimens anglais.

« Nous arrivâmes, dit-il dans sa relation, à Tunderbolet, le 8 janvier, et les terres nous y parurent si bien cultivées par les nouveaux habitans, qu’elles promettaient une abondante récolte. Ils avaient fait de très-grands progrès dans leur fabrique de pots de terre. Leur bourgade n’avait encore que trois maisons achevées ; mais l’enceinte était bien fortifiée. Ils avaient déjà chargé de merrain une grande barque pour l’île de Madère. Nous allâmes passer la nuit à Skidaway, où les progrès des édifices et de la culture des terres surpassèrent mon attente. La garde ne laisse pas de s’y faire si régulièrement, qu’il ne passe point une chaloupe qu’on n’oblige d’amener, quoique la batterie ne soit composée que de quelques petites pièces de campagne, qui sont à la vérité en fort bon ordre. À deux milles de cet établissement, vers le sud, les nouveaux colons ont une chaloupe d’observation, qui commande une grande étendue de côte, et qui est toujours prête à mettre en mer. Nous visitâmes toutes les îles jusqu’à celles de Jékil, et nous reconnûmes l’embouchure de l’Alatamaha ; mais n’ayant rencontré que des Indiens amis de notre nation, nous prîmes le parti de retourner à Savannah, où nous arrivâmes le 19 janvier. »

Au mois de mai 1736, le fort de cette nouvelle colonie était presque achevé, et la ville avait déjà quantité de bonnes maisons, dont quelques-unes étaient de briques. Au mois de janvier suivant, cent cinquante montagnards écossais y abordèrent, dans le dessein de s’établir sur les frontières de la province, vers les établissemens espagnols ; mais, après avoir long-temps attendu Oglethorpe, qui n’était pas encore revenu de Londres, l’impatience leur fit prendre le parti de s’avancer vers les Puïagas, où ils se fixèrent sur le bord de l’Alatamaha, à douze milles de la mer. Ils y bâtirent un petit fort, un magasin, une chapelle, et plusieurs cabanes, sous le nom de Darien. Trois cents Anglais, qui arrivèrent à Savannah le mois suivant, consolèrent les habitans de n’avoir pu retenir les Écossais.

Dans le cours de la même année, Pierre Pury, de Neufchâtel en Suisse, qui avait été directeur de la compagnie des Indes en France, rassembla un grand nombre de ses compatriotes, à la tête desquels il demanda au gouvernement d’Angleterre la permission de former un établissement particulier dans la Nouvelle Géorgie. Non-seulement elle lui fut accordée ; mais, ayant obtenu de la cour de France, à la prière de sa majesté britannique, la liberté de s’embarquer à Calais, et s’y étant rendu avec sa troupe, les Anglais lui firent l’honneur de l’envoyer prendre par un vaisseau du roi, qui le transporta heureusement à Savannah. Il y bâtit une ville, qu’il nomma Purisbourg, à vingt-quatre milles de celle des Anglais, sur le bord septentrional du même fleuve. On y comptait cent maisons, dès l’origine.

Les émigrans de Strasbourg avaient aussi formé leur établissement au-dessus de la ville anglaise, et lui avaient donné le nom d’Ébenezer ; mais divers inconvéniens qu’ils n’avaient pu prévoir les dégoûtèrent bientôt de ce lieu, et leur firent souhaiter d’être transférés à l’embouchure de Savannah. Le baron Van-Reek, qui les commandait, n’eut pas plus tôt appris le retour d’Oglethorpe, qu’il le pria d’approuver ce changement. Oglethorpe ne rejeta point leur demande ; mais il voulut reconnaître par ses propres yeux la justice de leurs plaintes. Ce délai pouvait passer d’ailleurs pour un acte d’autorité, qui confirmait le domaine des Anglais. Il fit dans la même vue non-seulement le voyage d’Ébenezer, mais en même temps celui des autres établissemens étrangers. C’est à sa relation qu’on s’attache ici.

« Je me rendis d’abord à la plantation du chevalier François Bathurst, six milles au-dessus de Savannah. J’y montai à cheval ; et de là, par un moulin à scier, établi par quelques Anglais, j’arrivai le soir du même jour à Ébenezer. Les Saltzbourgeois y avaient déjà construit un beau pont de bois sur le fleuve. Leur ville était composée d’un grand nombre de cabanes, toutes de planches, à l’exception de quatre grands édifices de briques et de charpente, deux desquels tenaient lieu d’église, et servaient aussi de logement aux ministres ; le troisième était une école ; et le quatrième un magasin public. Je fus surpris que les habitans pensassent à quitter un établissement si avancé, et je m’efforçai de leur ôter ce dessein de l’esprit ; mais ils insistèrent, et joignirent à leurs motifs tant de prières et de larmes, que je fus obligé de me rendre, et je promis de leur tracer le plan d’une autre ville dans le lieu qu’ils désiraient. J’allai passer la nuit à la plantation de M. Pury, et dès le lendemain, je retournai à Savannah, d’où je partis aussitôt pour aller prendre possession de l’île Saint-Simon : ce fut un voyage d’environ deux jours. En arrivant dans cette île, je fis mettre la main au travail. On eut bientôt élevé quelques maisons de bois, couvertes de feuilles de palmier, avec un cellier et un magasin. Je traçai le plan d’un fort à quatre bastions.

» De là j’allai visiter les montagnards écossais dans leur ville de Darien. Ils me firent toute sorte d’honneurs : je les trouvai sous les armes avec leurs plaids, leurs sabres, leurs boucliers et leurs mousquets. En reconnaissance, je me fis habiller à leur mode, et je gardai cette parure pendant quelques jours que je passai avec eux. Ensuite, étant retourné à l’île Saint-Simon, j’y pressai si vivement le travail, que, dans l’espace de six semaines, j’eus la satisfaction de voir le fort achevé, et trente-sept maisons régulièrement bâties. Le fort fut nommé Frederica. La ville est derrière, dans un territoire commode, dont j’avais fait la division ; et je mis chacun en possession de son terrain, pour y bâtir et l’améliorer à son gré. Tout ce qui avait été déjà semé et planté dans les terres voisines fut déclaré commun pour l’utilité publique.

» Quelques jours après mon arrivée dans l’île Saint-Simon, le mico Tomokichi et son neveu, escortés d’un grand nombre d’Indiens, m’apportèrent une provision de chair de daims et d’autres bêtes fauves, qui répandit l’abondance dans la colonie. Ils me dirent que leur dessein était d’aller à la chasse du buffle jusqu’aux frontières espagnoles ; mais, jugeant qu’ils cherchaient l’occasion de tomber sur les gardes d’Espagne, que notre faiblesse nous oblige de ménager, je leur fis suspendre leur projet en leur disant que je voulais être de cette expédition. Le lendemain, ils me conduisirent dans une île à l’embouchure du détroit de Jekil, où, remarquant un terrain élevé qui commande la rivière, je laissai un détachement d’Écossais sous la conduite de M. Mackay, après leur avoir tracé le plan d’un fort, dont ils souhaitèrent que le nom fût Saint- André ; mais l’île fut nommée Cumberland.

» Le jour suivant, nous passâmes le Clogother, autre bras de l’Alatamaha, et je découvris une autre belle île, longue de seize milles, couverte d’orangers, de myrtes et de vignes sauvages, à laquelle je donnai le nom d’Amelia. Le troisième jour, arrivant auprès de la vedette espagnole, les Américains se disposaient à fondre dessus ; mais, pour leur en ôter le pouvoir, je les laissai dans une île ; et, descendant par la rivière Saint-Jean, je doublai la pointe Saint-Georges, qui est la partie septentrionale de cette rivière, et la pointe la plus méridionale des possessions anglaises sur la côte du continent, où les Espagnols ont une garde de l’autre côté de la même rivière. Pendant ma course, j’avais donné ordre à M. Mackay de faire, avec un détachement, le chemin par terre depuis Savannah jusqu’à Darien, pour fixer la distance entre ces deux villes. Il trouva soixante-dix milles en droite ligne, et quatre-vingt-dix par la route que les lacs et les marais permettent de suivre. »

En 1738, le nombre des maisons était presque doublé dans la ville de Savannah, sans y comprendre d’autres nouveaux édifices, tels que des magasins et des ateliers. La même année, il se forma au-dessus d’Ébenezer, que les Saltzbourgeois venaient d’abandonner, une autre ville nommée Augusta, dans un canton si fertile, qu’un acre de terre y produit régulièrement près de trente boisseaux de maïs. Ce nouvel établissement attirait déjà une partie considérable du commerce indien, et l’on ne doutait pas que ses avantages naturels n’en fissent bientôt une des plus florissantes colonies des Anglais. La ville d’Augusta est à deux cent trente-six milles, par eau, de l’embouchure du Savannah, et reçoit dans cet éloignement de fort grandes barques. C’est là que tous les Indiens de la Géorgie portent leurs pelleteries au printemps. On y comptait, en 1739, six cents Européens, avec une petite garnison que les directeurs avaient crue nécessaire pour la sûreté du commerce. La situation de la ville est sur un terrain un peu élevé sur les bords du Savannah. Diverses routes tracées vers les établissemens voisins, vers les Chérokis, au nord-ouest, et vers la vallée des monts Apalaches, rendent les communications faciles à cheval et à pied. À l’ouest d’Augusta, sont les habitations des Criks des anses basses, dont la principale se nomme Rouetas, et sur la frontière desquelles on a bâti le fort d’Alabama. Au delà, les premiers peuples qu’on rencontre sont les Chicachas, dont les possessions s’étendent jusqu’au Mississipi. Les Anglais commençaient à se flatter qu’une étroite alliance avec cette nation leur ouvrirait un commerce avantageux jusqu’à l’embouchure de ce fleuve.

On voyait dans le même temps plusieurs belles plantations au sud de Savannah, deux petites bourgades nommées Highgate et Hampstead, à quatre milles de cette ville, et plusieurs villages en diverses autres parties de la province. Il s’en était formé aussi quelques-unes dans l’île Saint-Simon, et la ville de Frédérica recevait tous les jours de nouveaux accroissemens. L’industrie des habitans les avait fait parvenir, en ouvrant quantité de fossés pour l’écoulement des eaux, à se faire dans le voisinage de leurs murs une belle prairie de trois cent vingt acres, où ils trouvaient le double avantage de nourrir un grand nombre de bestiaux, et de recueillir beaucoup de foin. À peu de distance de la même ville, le camp d’Oglethorpe avait donné naissance à une habitation régulière, composée de soldats mariés, auxquels il avait accordé des terres. Le nombre en devait être assez grand, puisque, avant son départ, il apprit que dans une seule année ils avaient eu cinquante-cinq enfans. On commençait, dans tous ces établissemens, à brasser la bière et d’autres liqueurs anglaises. Les femmes s’employaient à filer du coton, dont elles faisaient des bas de fort bonne qualité. Une cour établie à Frédérica était le siége de la justice pour toute la partie méridionale de la province.

Après le retour d’Oglethorpe, qui avait commandé long-temps avec le titre de général des troupes de la Caroline et de la Géorgie, une suite d’accidens arrêta le cours de cette prospérité. Les différens qui s’élevèrent entre l’Angleterre et l’Espagne eurent de si fâcheuses conséquences en Amérique, que les Anglais s’y crurent autorisés à garder moins de ménagemens pour la colonie espagnole de Saint-Augustin. Ils l’attaquèrent ; ils furent repoussés avec perte ; et les Espagnols ayant porté la guerre à leur tour dans la Nouvelle Géorgie, ils poussèrent leurs entreprises avec plus de succès. Mais la tyrannie des propriétaires produisit des effets encore plus funestes. Les abus amenèrent le découragement, et la colonie a langui jusqu’au moment où la métropole y a établi le même gouvernement qu’à la Caroline.

Terminons ce qui regarde les colonies anglaises sur le continent américain par quelques observations générales, d’autant moins suspectes qu’elles sont d’un étranger et d’un catholique qui visita ce pays en 1745.

« Ce ne sont pas seulement les côtes, dit Ulloa, qui sont habitées et peuplées d’Anglais ; tout l’intérieur du pays, à plus de cent milles de la mer, l’est également. On n’y rencontre que des villes, des bourgades, des villages et des maisons de campagne. Tout est défriché, cultivé, fertile. Ainsi cette laborieuse nation jouit du fruit de son travail, et ne cesse de cultiver la terre sans se reposer, comme d’autres, sur de vaines idées de fertilité naturelle du pays. Boston, capitale de la Nouvelle Angleterre, est si grande, si bien bâtie, si opulente, qu’elle peut être comparée aux plus florissantes villes de l’Europe.

» L’assemblage de tant de nations différentes qui composent les colonies anglaises du continent rend le nombre de leurs habitans si considérable, qu’elles forment un vrai royaume, dont l’étendue, quoique moins grande sur la côte que celle de quelques pays de l’Amérique, est plus considérable que celle de beaucoup d’autres dans l’intérieur des terres, qui ont d’ailleurs l’avantage d’être extrêmement peuplées. La diversité d’origine n’empêche pas que tant de colons ne soient soumis aux mêmes lois civiles ; mais, quant à la religion, la tolérance y est généralement établie pour toutes les sectes connues. Il n’y a d’excepté que la seule religion romaine.

» Tout le pays abonde particulièrement en bois de construction pour les vaisseaux : aussi s’en fabrique-t-il une quantité considérable dans tous les ports de ses côtes. Cependant l’opinion commune est que ce bois n’est pas de la meilleure qualité, et que les bâtimens qu’on en construit ne durent pas plus de huit ou neuf ans. De là vient qu’on ne l’emploie guère que pour les bélandres, les brigantins, et d’autres bâtimens du même ordre.

» Des contrées si peuplées ne sont sujettes au prince qu’autant que ses lois leur plaisent. La douceur du gouvernement le fait chérir. Un gouverneur est regardé de tous les habitans comme un concitoyen qui est chargé de veiller à la sûreté commune et au bien public. Ils se taxent eux-mêmes pour son entretien et celui des juges, sans aucune autre espèce d’impôt, de gabelle ou de tribut. C’est pour se maintenir dans la jouissance de ces exemptions qu’ils ne souffrent ni places fortifiées, ni garnisons, dans la crainte que le prétexte de les défendre ne devienne un piége pour leur liberté. Toutes ces provinces peuvent être regardées comme une sorte de république qui, suivant en partie les lois apolitiques d’Angleterre, réforme ou rejette celles qui lui paraissent contraires à ses libertés. Les villes, les bourgs et les villages sont ses forteresses, et les habitans en sont les garnisons. Ils vivent entre eux dans une union qui les ferait prendre pour des enfans d’une même famille. Les grands et les riches ne s’y distinguent point des pauvres par l’orgueil et le luxe. La diversité même de religion, entre cinq ou six sectes différentes, ne produit point les divisions ordinaires sur un point si délicat ; et la différence de nation entre des Européens, des créoles, des métis et des Indiens, n’altère jamais la tranquillité du gouvernement établi par les premiers. Une société si bien réglée ne saurait manquer de s’accroître et de prospérer. Les jeunes gens s’y marient dès qu’ils ont atteint l’âge viril, parce qu’il leur est aisé d’acquérir de quoi subsister ; le pays est assez grand, assez fertile pour fournir des terres aux nouvelles familles : et c’est ainsi que l’accroissement de la population ne se relâche jamais, surtout dans une température et sous des lois qui éloignent presque également les maladies et la débauche.

» Il est remarquable que, dans une si florissante colonie, la monnaie courante ne soit pas de métal, et qu’elle ne soit que de papier, avec la forme ordinaire de la monnaie. Chaque pièce est composée de deux feuilles rondes collées l’une sur l’autre, et portant de chaque côté l’empreinte qui leur appartient. Il y en a de toute valeur. C’est avec ces espèces qu’on achète, qu’on vend, en un mot, qu’on fait tout le commerce intérieur. Mais comme le papier se salit et s’use, chaque province a son hôtel de la monnaie où l’on prépare les pièces. Outre cet hôtel général, il y a des maisons particulières pour la distribution. On y porte les pièces usées ou trop sales. Des officiers en remettent autant de neuves qu’on en apporte de vieilles. Ils seraient déshonorés par le moindre défaut de bonne foi, et l’on n’a point d’exemple qu’ils en aient jamais manqué. On croit en trouver la raison dans les maximes des quakers, qui furent chargés des premiers règlemens, du maniement, de la distribution, de la fabrique des monnaies, non-seulement dans la Pensylvanie, dont ils furent les premiers colons, mais dans d’autres provinces où ils s’établirent. On sait que, malgré plusieurs rites extravagans, ces sectaires sont estimables par l’exactitude qu’ils apportent à l’observation des lois naturelles : ils la poussent jusqu’à la superstition ; l’on n’ignore pas non plus toutes les persécutions imaginées en Angleterre pour les forcer à prêter les sermens prescrits par la loi ; et que, n’ayant pu les y faire consentir, le parlement se vit dans la nécessité de statuer que la simple parole des quakers aurait la force d’un serment solennel. Cette opiniâtreté, qui mérite peut-être un meilleur nom, les a suivi dans les colonies d’Amérique, où ils jouissent du même privilége ; et l’on juge que l’exemple de leur droiture et de leur équité peut s’être communiqué aux autres sectaires. Comme il est inouï que les officiers de la monnaie aient manqué à la confiance publique, ce serait un scandale du premier ordre que de former le moindre soupçon sur leur bonne foi.

» Les négocians vendent les marchandises de l’Europe, et reçoivent en paiement cette monnaie, dont ils achètent ensuite des marchandises du pays, qu’ils envoient vendre ailleurs par leurs correspondans, et dont ils tirent de bonnes espèces d’or et d’argent pour les placer à la banque de Londres. N’ayant besoin ni d’or, ni d’argent monnayé dans le pays même, ils achètent avec les retours annuels de leurs gains toutes les marchandises qui leur conviennent, et les font apporter à Boston pour leur compte : ce qui entretient le commerce d’un côté à l’autre. Ainsi l’or et l’argent monnayés ne sortent point d’Angleterre ; et les riches habitans de Boston ont à la fois le maniement de deux fonds, celui des marchandises et de la monnaie de papier, et celui qui leur revient de la banque, où le capital demeure toujours sans diminution. »

Depuis le traité de 1763, par lequel les Espagnols cédèrent aux Anglais toute la Floride proprement dite et une partie de la Louisiane, en même temps que les Français cédaient à ces mêmes Anglais tout le Canada, la Grande-Bretagne se voyait maîtresse de toutes les côtes de la partie septentrionale du Nouveau-Monde, depuis le golfe du Mexique jusqu’à la baie d’Hudson ; et, à l’exception de quelques établissemens espagnols sur le Mississipi, les Anglais étaient les seuls Européens qui dominassent dans ces vastes contrées. La grande révolution dont la fin du dix-huitième siècle a vu le spectacle a changé cet ordre de choses. Laissons à l’histoire ces événemens, et portons nos regards sur les voyages et les établissemens des Français dans cette partie du continent américain qu’ils ont depuis entièrement abandonnée.