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Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVIII/Troisième partie/Livre XII/Chapitre I

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LIVRE DOUZIÈME.

CARACTÈRE, USAGES, RELIGION ET MŒURS DES HABITANS DE L’AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE.

Sans examiner comment l’Amérique a été peuplée, question qui peut amuser les savans, curieux de recherches, mais qui paraît oiseuse aux philosophes, observons avec Champlain, l’Escarbot, La Hontan et la Potherie, les mœurs de ses habitans ; et joignons aux lumières qu’ils avaient acquises dans un séjour passager, les connaissances plus réfléchies de deux missionnaires qui ont fait pendant trente ans leur étude du même objet ce sont le P. Lafitau et le P. Charlevoix.

Remarquons d’abord avec le P. Lafitau qu’on se représentait anciennement les habitans des terres inconnues comme une espèce de monstres nus, couverts de poil, vivant dans les bois sans société, comme des ours, et qui n’avaient avec l’homme qu’une ressemblance imparfaite. On s’en formait cette idée à Carthage, au retour du fameux voyage d’Hannon. Ce général, ayant reçu la commission de chercher de nouvelles terres en rangeant les côtes d’Afrique, rapporta de son expédition des peaux fort velues, qui étaient apparemment celles de deux singes femelles, de cette espèce qui approche le plus de l’homme par la taille et la figure, tels qu’on en voit encore dans l’île de Bornéo, et les fit passer pour des peaux de femmes sauvages, qui furent placées, comme une rareté singulière, dans le temple de Vénus. Il paraît même qu’en France on n’était pas revenu de cette prévention sous le règne de Charles vi ; cependant elle était d’autant plus éloignée de la vérité, que les sauvages, à l’exception des cheveux et des sourcils, que quelques-uns même s’arrachent soigneusement, n’ont pas un poil sur le corps, et que, s’il leur en vient à quelque partie, ils se hâtent d’en ôter jusqu’à la racine. On lit dans toutes les relations que, lorsqu’ils voyaient des Européens pour la première fois, leur plus forte admiration tombait toujours sur les grandes barbes qu’on portait alors en Europe, et qu’ensuite ils en riaient comme d’une étrange difformité. Mais les Esquimaux, et deux ou trois nations de l’Amérique méridionale, ont naturellement de la barbe. En général, tous ces Américains dont il est ici question naissent blancs comme nous ; leur nudité, les huiles et les sucs d’herbes dont ils se graissent, le soleil et le grand air changent leur couleur à mesure qu’ils avancent en âge ; mais d’ailleurs ils ne nous cèdent en rien pour les qualités du corps ; et sur plusieurs points la comparaison ne serait point à notre avantage. La plupart sont d’une taille supérieure à la nôtre, bien faits, bien proportionnés, d’une complexion saine, lestes, adroits, robustes. Ils vivraient très-long-temps s’ils apportaient plus de soin à ménager leurs forces ; mais ils les ruinent par des marches forcées et par des abstinences outrées, suivies d’une intempérance excessive. L’eau-de-vie, funeste présent des Européens, pour laquelle ils ont une passion qui va jusqu’à la fureur, et qu’ils ne boivent que pour s’enivrer, a comme achevé leur perte, ou du moins elle n’a pas peu contribué au dépérissement d’une infinité de nations qui sont aujourd’hui réduites à la vingtième partie de ce qu’elles étaient au commencement du dernier siècle.

Dans les pays qui tirent vers le sud, ils ne gardent aucune mesure dans le commerce des femmes, qui sont aussi d’une lasciveté sans bornes. De là vient la corruption des mœurs, qui s’est répandue même parmi les nations septentrionales. On sait, par le témoignage des missionnaires, que les Iroquois étaient assez chastes avant qu’ils fussent en liaison avec les Illinois et d’autres peuples voisins de la Louisiane ; mais, en les fréquentant, ils ont appris à les imiter. La mollesse et la lubricité vont à l’excès dans ces cantons méridionaux. On y voit des hommes qui ne rougissent point d’être habituellement vêtus en femmes, et de s’assujettir à toutes les occupations de ce sexe ; usage venu, dit-on, d’un principe de religion, mais qui a vraisemblablement sa naissance dans la dépravation du cœur. Ces efféminés ne se marient point, et s’abandonnent aux plus infâmes passions. On ajoute néanmoins que, dans leurs nations mêmes, ils sont souverainement méprisés. D’un autre côté, les femmes, quoique d’une complexion forte, sont peu fécondes. Outre plusieurs raisons, telles que l’usage de nourrir les enfans de leur lait jusqu’à l’âge de six ou sept ans, de ne point habiter avec leurs maris dans cet intervalle, et de n’en être pas moins ardentes au travail, on attribue surtout leur stérilité à l’infâme coutume qui permet aux filles de se prostituer avant leur mariage.

Il paraît certain au P. Charlevoix que les sauvages de la Nouvelle France ont de grands avantages sur nous. Il compte, dit-il, pour le premier la perfection de leurs sens. Malgré la neige qui les éblouit, et la fumée qui les tourmente pendant six mois de l’année, leur vue ne s’affaiblit point : ils ont l’ouïe extrêmement subtile, et l’odorat si fin qu’ils sentent le feu long-temps avant de l’avoir pu découvrir. C’est à cette raison sans doute qu’il faut attribuer leur aversion pour l’odeur du musc et pour toutes les odeurs fortes : on prétend même qu’ils ne trouvent d’agréable que celle des choses comestibles. Leur mémoire tient du prodige : il leur suffit d’avoir une fois passé dans un lieu pour en conserver une idée juste qui ne s’efface jamais. Ils traversent les forêts les plus vastes et les plus sauvages sans s’égarer, lorsqu’en y entrant ils se sont bien orientés. Les habitans de l’Acadie et des environs du golfe Saint-Laurent s’embarquent souvent dans leurs canots d’écorce, et passent à la terre de Labrador pour chercher les Esquimaux, et leur faire la guerre : ils font en pleine mer trente et quarante lieues sans boussole, et vont aborder exactement à l’endroit où ils se sont proposé de prendre terre. Dans les jours les plus obscurs, ils suivent le soleil sans se tromper : on ajoute même que les enfans qui ne sont jamais sortis de leur habitation marchent avec autant de certitude que les voyageurs.

Ils ont de l’imagination, et tous leurs discours s’en ressentent ; ils ont la repartie prompte et même ingénieuse, et l’on en cite un exemple. Un Otouais, mauvais chrétien et grand ivrogne, à qui l’on demanda de quoi il croyait que fût composée l’eau-de-vie dont il était si friand, répondit que ce devait être « un extrait de langues et de cœurs ; car, ajouta-t-il, quand j’en ai bu, je ne crains rien et je parle à merveille. » Leurs harangues sont remplies de traits heureux. On attribue à leur éloquence cette force, ce naturel, ce pathétique que l’art ne donne point, et que les Grecs admiraient quelquefois dans les barbares : quoiqu’elle ne soit pas soutenue par l’action, qu’ils ne gesticulent point, et qu’ils n’élèvent point la voix, on sent qu’ils sont pénétrés de ce qu’ils disent : ils persuadent.

On aurait peine à se figurer combien de sujets ils traitent dans leurs conseil, avec quel ordre et dans quel détail. Quelquefois ils se servent de petits bâtons pour se rappeler divers articles ; mais alors ils parlent quatre ou cinq heures de suite, ils étalent vingt présens, dont chacun demande un discours entier ; ils n’oublient rien, et jamais on ne les voit hésiter. Leur narration est nette et précise : ils emploient beaucoup d’allégories et d’autres figures, mais vives, avec tous les agrémens qui conviennent à leur langue. La plupart ont le jugement droit, et vont d’abord au but, sans jamais s’écarter ou prendre le change ; ils conçoivent aisément tout ce qui ne passe point leur portée. Cependant on ajoute que, pour les former aux arts, dont ils n’ont pas encore eu l’idée, il faudrait un long travail, d’autant plus qu’ils méprisent beaucoup tout ce qui ne leur est pas nécessaire. Il ne serait pas aisé non plus de les rendre capables de contrainte et d’application aux choses purement intellectuelles, dont on aurait peine à leur faire sentir l’utilité ; mais pour tout ce qui les intéresse ils ne négligent ni ne précipitent rien. Autant ils portent de flegme et de circonspection à prendre leur parti, autant ils mettent d’ardeur dans l’exécution. Enfin la plupart ont une noblesse et une égalité d’âme qui ne sont pas communes en Europe, avec tous les secours qu’on y peut tirer de la religion et de la philosophie. Les disgrâces les plus subites ne causent pas même d’altération sur leur visage. Leur constance dans les douleurs est au-dessus de toute expression, et paraît commune aux deux sexes. Une jeune femme sera des jours entiers dans le travail de l’enfantement sans jeter un cri. Les moindres marques de faiblesse la feraient juger indigne d’être mère, parce qu’on ne la croirait capable de produire que des lâches. On verra que dans les supplices qui sont le fruit de leurs guerres, des prisonniers de tout âge et de tout sexe souffrent pendant plusieurs heures, et quelquefois pendant plusieurs jours, ce que le feu a de plus cuisant, et tout ce que la plus industrieuse fureur peut inventer, sans qu’il leur échappe même un soupir. Au milieu de ces tourmens, leur occupation est d’irriter leurs bourreaux par des injures et des reproches. Quelque explication qu’on veuille donner à cette insensibilité, elle suppose nécessairement un extrême courage. À la vérité, les sauvages s’y exercent toute leur vie, et ne manquent point d’y accoutumer leurs enfans dès l’âge le plus tendre. On voit de petits garçons et de jeunes filles se lier par un bras les uns aux autres, et mettre entre deux un charbon ardent, pour voir qui le secouera le premier. L’habitude du travail leur donne une autre facilité à supporter la douleur : il n’y a point d’hommes au monde qui se ménagent moins dans leurs voyages et dans leurs chasses ; mais ce qui prouve que leur constance est l’effet d’un véritable courage, c’est qu’ils ne l’ont pas tous au même degré. On ne s’étonnera point qu’avec une âme si ferme, ils soient intrépides dans le danger, et braves à toute épreuve. Le P. Charlevoix convient qu’ils s’exposent le moins qu’ils peuvent, parce qu’ils ont mis leur gloire, dit-il, à n’acheter jamais la victoire trop cher, et que, leurs nations étant peu nombreuses, ils ont pour maxime de ne pas s’affaiblir ; mais ils se battent en lions, et la vue de leur sang ne fait que les animer.

Ce qui cause beaucoup d’étonnement dans une race d’hommes dont l’extérieur n’annonce que de la barbarie, c’est de leur voir entre eux une douceur et des égards qu’on ne trouve point dans le peuple des nations les plus civilisées. On n’admire pas moins la gravité naturelle et sans faste qui règne dans leurs manières, dans leurs actions, et jusque dans la plupart de leurs amusemens ; les déférences pour leurs égaux, et le respect des jennes gens pour les vieillards. Rien n’est si rare que de voir naître entre eux des querelles ; et jamais elles ne sont accompagnées d’expressions indécentes, ni de ces juremens si-familiers en Europe. Un de leurs principes, celui même dont ils sont le plus jaloux, est qu’un homme ne doit rien à un autre homme ; et de cette maxime ils concluent qu’il ne faut pas faire tort à ceux dont on n’a pas reçu d’offense. Malheureusement ce principe ne s’étend qu’à leur nation, et ne les empêche point d’attaquer des peuples dont ils n’ont à faire aucune plainte, ou de pousser trop loin la vengeance.

Ces hommes, qui nous paraissent si méprisables au premier coup d’œil, sont les plus méprisans de tous les mortels, et ceux qui s’estiment le plus ; ils sont esclaves du respect humain, légers, inconstans, soupçonneux à l’égard des Européens, traîtres lorsqu’il est question de leur intérêt, dissimulés et vindicatifs à l’excès. La vengeance est une passion que le temps ne ralentit point dans leur âme : c’est le plus cher héritage qu’ils laissent à leurs enfans ; il passe de génération en génération, jusqu’à ce que la race offensée trouve l’occasion d’assouvir sa haine. Le soin qu’ils prennent des orphelins, des veuves et des infirmes, l’hospitalité qu’ils exercent d’une manière admirable, ne sont pour eux qu’une suite de la persuasion où ils sont que tout doit être commun entre les hommes. Les pères et les mères ont pour leurs enfans une tendresse d’affection qui va jusqu’à la faiblesse, mais qui est, dit-on, purement animale. Les enfans, de leur côté, n’ont aucun retour naturel pour leurs parens, et les traitent quelquefois avec indignité. Entre plusieurs exemples, on raconte qu’un Iroquois qui avait servi long-temps dans nos troupes en qualité d’officier, rencontra son père dans un combat, et l’allait percer, lorsque le père se fit reconnaître. Il s’arrêta et lui dit : « Tu m’as donné une fois la vie ; je te la donne à mon tour : mais ne te retrouve pas une autre fois sous ma main ; car je suis quitte de ce que je te devais. »

Chacun se fait un ami à peu près du même âge, auquel il s’attache, et qui s’attache à lui par des nœuds indissolubles. Deux hommes une fois unis à leur manière doivent tout entreprendre et tout risquer pour s’aider et se secourir mutuellement ; la mort même, dans leurs idées, ne les sépare que pour un temps ; ils comptent se rejoindre dans un autre monde, pour ne se plus quitter, et sont persuadés qu’ils auront toujours besoin l’un de l’autre. Un sauvage menacé de l’enfer par un missionnaire lui demanda s’il croyait que son ami, mort depuis peu, fût dans ce lieu de supplices : le missionnaire répondit qu’il espérait que le ciel lui aurait fait grâce. Je veux donc aller au ciel, reprit le sauvage ; et ce motif l’engagea à mener une vie chrétienne. On assure même que, lorsqu’ils sont en différens lieux, ils s’invoquent mutuellement ; ce qui doit être entendu, comme on le verra bientôt, des génies tutélaires qu’ils s’attribuent. Quelques-uns prétendent qu’il se glisse un odieux désordre dans ces associations, comme autrefois dans celles des Grecs ; mais on ne le croit pas en général.

Le P. Lafitau condamne ceux qui ont prétendu que la couleur des peuples de l’Amérique septentrionale faisait une troisième espèce entre les blancs et les noirs. « Ils sont, dit-il, fort basanés, et d’un rouge sale fort obscur ; ce qui est plus sensible encore dans la Floride, dont la Louisiane fait partie ; mais cette couleur n’est rien moins que naturelle ; elle vient des fréquentes frictions dont ils font usage ; et l’on devrait même s’étonner qu’étant sans cesse exposés à la fumée en hiver, aux plus grandes ardeurs du soleil en été, et, dans toutes les saisons, aux intempéries de l’air, ils ne soient pas encore plus noirs. Il est moins facile d’expliquer d’où vient qu’à l’exception des cheveux, qu’ils ont tous fort noirs, des cils et des sourcils, que quelques-uns même s’arrachent, ils n’ont pas un poil sur tout le corps, et presque tous les Américains leur ressemblent sur ce point. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que leurs enfans naissent avec un poil rare, assez long, qui disparaît dans l’espace de huit jours. On voit aussi quelques poils au menton des vieillards, comme il arrive en Europe aux femmes d’un certain âge. »

Quoique les observations précédentes conviennent à la plus grande partie des nations sauvages, on y remarque néanmoins plusieurs différences ; et c’est ici le lieu de rassembler les connaissances qu’on doit aux missionnaires sur les divers peuples qui habitent cette grande partie du continent.

En commençant par le nord, les Esquimaux, dont on a déjà parlé, sont les seuls habitans connus de cette vaste contrée qui est entre le fleuve Saint-Laurent, le Canada et la mer du Nord. On en a même trouvé assez loin, en remontant la rivière de Bourbon qui descend de l’ouest dans la baie d’Hudson. L’origine de leur nom n’est pas certaine ; mais on prétend qu’il signifie mangeurs de viande crue ; et réellement, de tous les Américains, on ne connaît qu’eux qui mangent de la chair crue, quoiqu’ils aient aussi l’usage de la faire cuire ou sécher au soleil : il n’y en a point qui remplissent mieux la première idée qu’on s’est formée des sauvages en Europe. On a déjà remarqué que c’est presque le seul peuple de l’Amérique qui ait de la barbe : les Esquimaux en ont jusqu’aux yeux, et si épaisse qu’on a peine à découvrir quelques traits de leur visage. Ils ont d’ailleurs quelque chose d’affreux dans l’air, de petits yeux effarés, des dents larges et fort sales, les cheveux ordinairement noirs, quelquefois blonds, et tout l’extérieur fort brut ; leurs mœurs et leur caractère ne démentent point cette physionomie. Le peu de ressemblance et de commerce qu’ils ont avec leurs plus proches voisins ne laisse aucun doute qu’ils n’aient une origine différente de celle des autres Américains ; et le père Charlevoix ne la cherche pas plus loin qu’au Groënland. On connaît peu les autres peuples qui sont aux environs et au-dessus de la baie d’Hudson. Dans la partie méridionale de cette baie, le commerce se fait avec les Mistassins, les Monsonis, les Cristinaux et les Assiniboils ; ces derniers y viennent de fort loin, puisqu’ils habitent les bords d’un lac qui est au nord ou au nord-ouest des Sioux, et que leur langue est un dialecte de celle de la même nation. Les trois autres sont de la langue algonquine : les Cristinaux ou Killistinous viennent du nord du lac Supérieur ; mais les sauvages des rivières de Bourbon et de Sainte-Thérèse n’ont aucune ressemblance de langage avec les uns ni les autres ; ceux qui les ont fréquentés leur donnent à peu près la religion et les usages des peuples du Canada. Tous ces Américains, quoique de cinq ou six nations différentes, sont compris, dans les relations françaises, sous le nom générique de Savanois, parce que le pays qu’ils habitent est bas, marécageux, peu fourni de bois, et qu’en Amérique on appelle savannes ces terrains humides qui ne sont utiles à rien.

En remontant au nord de la baie, on trouve deux rivières, dont la première se nomme la rivière Danoise ; et la seconde, celle du Loup marin. Leurs bords sont habités par des sauvages auxquels on donne le nom bizarre de Plats côtés de chiens, sans qu’on en connaisse l’origine. Ces barbares sont souvent en guerre avec les Savanois ; mais ni les uns ni les autres ne traitent leurs prisonniers avec cette cruauté qui est en usage chez les Canadiens ; ils se contentent de les retenir esclaves. On sait, de leurs usages, que les filles ne se marient, parmi eux, qu’au gré de leurs pères ; que le gendre est obligé de demeurer chez le père de sa femme, et de lui être soumis jusqu’à ce qu’il lui naisse des enfans ; que les garçons quittent de bonne heure la maison paternelle ; que les corps des morts sont brûlés, et leurs cendres enterrées dans une écorce d’arbre ; qu’on dresse avec des perches une espèce de monument sur la tombe, et qu’on y attache du tabac, avec l’arc et les flèches du mort. Les mères pleurent leurs enfans pendant vingt jours, et l’on fait des présens au père, qui y répond par un grand festin. La guerre est moins en honneur chez eux que la chasse ; mais, pour obtenir le titre de bon chasseur, il faut avoir commencé par un jeûne de trois jours, et s’être barbouillé de noir pendant le même temps. Après cette épreuve, le novice offre à la divinité du pays un morceau de chacune des bêtes qui se prennent ordinairement à la chasse : c’est ordinairement la langue et le mufle. Ses parens n’y touchent point ; mais il en peut traiter ses amis et les étrangers. Au reste, ces sauvages sont d’un parfait désintéressement, et d’une fidélité à toute épreuve ; ils ne peuvent souffrir le mensonge, et la fourberie leur est en horreur. On ne connaît pas mieux ces peuples septentrionaux, parce qu’on n’a jamais eu avec eux de commerce bien réglé.

Les nations au midi de la baie d’Hudson se divisent en trois classes ; distinguées par leurs langues et par leur génie particulier. Cette vaste étendue de pays, est bornée à l’est par la mer, au sud par les colonies anglaises, par la Louisiane au sud-est, et par les terres des Espagnols à l’ouest; elle n’a que trois langues mères dont toutes les autres sont dérivées ; la siouse, l’algonquine et la huronne. On connaît peu les peuples qui appartiennent à la première, et l’on ignore jusqu’où elle s’étend. Les Français n’ont eu jusqu’à présent de commerce qu’avec les Sioux et les Assiniboils, et jamais il n’a été constamment suivi. Quelques missionnaires ont tenté de faire chez les premiers un établissement qui n’a pas eu de succès ; ils en ont parlé comme d’un peuple docile, de qui l’on pouvait espérer beaucoup de lumières sur tout ce qui est au nord-ouest du Mississipi. Ces Américains habitent dans de grandes prairies, sous des tentes de peau fort bien travaillées ; ils vivent de folle-avoine, qui croît en abondance dans leurs marais, et de chasse, surtout de celle d’une espèce de bœufs couverts de laine, qui se rassemblent par milliers dans leurs terres mais ils n’ont point de demeure fixe ; ils voyagent en troupes, à la manière des Tartares, et ne s’arrêtent qu’autant que l’abondance des vivres les retient.

Les géographes français distinguent cette nation en Sioux errans et Sioux des prairies, en Sioux de l’est et en Sioux de l’ouest. Cette division ne paraît pas juste au P. Charlevoix, qui assure, au contraire, que tous les Sioux ont le même genre de vie. Une bourgade, dit-il, qui est cette année sur le bord oriental du Mississipi, sera l’année suivante sur ce qu’on nomme la Rivière occidentale ; et ceux qu’on a vus dans un temps sur la rivière de Saint-Pierre se trouvent ensuite, assez loin de là, dans une prairie. Il ajoute que le nom de Sioux, que les Français leur donnent, n’est que les deux dernières syllabes de celui de Nadouessioux, qu’ils portent entre les sauvages, et que d’autres les nomment Naduassis. C’est la plus nombreuse nation du Canada ; elle était paisible et peu aguerrie avant que les Otaouais et les Hurons se fussent réfugiés dans le pays qu’ils occupent, pour se garantir de la fureur des Iroquois. Les Sioux entretiennent plusieurs femmes, et leurs punitions sont sévères pour celles qui manquent à la fidélité conjugale : ils leur coupent le bout du nez, ils leur cernent en rond une partie de la tête, et l’arrachent.

Ceux qui se vantent d’avoir vu des Assiniboils, et Jérémie qui parle d’eux sur différens témoignages, racontent que ces peuples sont grands, robustes, agiles, endurcis au froid et à toutes sortes de fatigues ; qu’ils se piquent dans toutes les parties du corps, et qu’ils y tracent des figures de serpens et d’autres animaux ; enfin, qu’ils entreprennent de grands voyages. Tous ces traits les distinguent peu des autres nations du même pays ; mais ils sont mieux caractérisés par leur flegme, surtout en comparaison des Cristinaux, avec lesquels ils sont en commerce, et qui sont d’une vivacité extraordinaire : on les voit sans cesse dansant et chantant ; et dans leurs discours ils ont une volubilité de langue qu’on n’a remarquée dans aucune autre nation. Le véritable pays des Assiniboils est aux environs d’un lac qui porte leur nom, et qui est encore peu connu. Un Français de Mont-Réal assura au P. Charlevoix qu’il y avait été ; mais il ne l’avait observé qu’en passant, comme on voit la mer dans un port. L’opinion commune donne à ce lac six cents lieues de circuit. « On n’y peut aller, dit-on, que par des chemins presque impraticables ; tous les bords en sont charmans ; l’air y est fort tempéré, quoiqu’on le place au nord-ouest du lac supérieur, où le froid est excessif ; il contient un si grand nombre d’îles, que les sauvages du pays lui donnent le nom de Lac des Îles ; d’autres le nomment Michinipi, qui signifie la grande eau. » En effet, c’est comme le réservoir des plus grandes rivières et de tous les grands lacs de l’Amérique septentrionale : on en fait sortir, sur plusieurs indices, le fleuve Bourbon, qui se jette dans la baie d’Hudson ; le fleuve Saint-Laurent, qui porte ses eaux dans l’Océan ; le Mississipi, qui se décharge dans le golfe du Mexique ; le Missouri, qui se joint à ce dernier, et qui, jusqu’à leur jonction, ne lui est inférieur en rien ; et un cinquième, qui, coulant, dit-on, vers l’ouest, ne peut se rendre que dans la mer du Sud. On lit dans la relation du P. Marquette, que non-seulement plusieurs sauvages lui avaient parlé de la rivière qui coule à l’ouest, mais qu’ils s’étaient vantés d’avoir vu de grands navires à son embouchure.

Les langues algonquine et huronne partagent toutes les nations sauvages du Canada qui sont en commerce avec les Européens. On assure qu’avec la connaissance de ces deux langues, un voyageur pourrait parcourir sans interprète plus de quinze cents lieues de pays, et se faire entendre à plus de cent peuples qui ne laissent pas d’avoir leur propre langage. On donne surtout une immense étendue à l’algonquine : elle commence à l’Acadie et au golfe Saint-Laurent ; et, tournant du sud-est par le nord, jusqu’au sud-ouest, elle fait un circuit de douze cents lieues. Il paraît même que les Loups, au Mahingans, et la plupart des peuples de la Nouvelle Angleterre et de la Virginie, parlent des dialectes de la langue algonquine.

Aux environs de la rivière de Pentagoët, les Abenakis ou Canibas, voisins de la Nouvelle Angleterre, ont près d’eux les Etchemins, ou Malécites. Plus à l’est, on trouve les Micmacs, ou Souriquois, dont le pays propre est l’Acadie, la suite de la côte du golfe Saint-Laurent jusqu’à Gaspé et les îles voisines. En remontant le neuve Saint-Laurent, on ne rencontre plus aujourd’hui de nations sauvages jusqu’au Saguenay. Cependant, au temps de la découverte, et long-temps après, on comptait dans cet espace plusieurs nations répandues dans l’île d’Anticosty, vers les monts Notre-Dame et sur la rive septentrionale du fleuve Saint-Laurent : celles qui se trouvent le plus souvent nommées dans les anciennes relations sont les Bersiamites, les Papinaclets et les Montagnés, qui portaient aussi, surtout les derniers, le nom d’Algonquins inférieurs, parce qu’à l’égard de Québec ils habitaient la rive basse du neuve ; mais la plupart des autres sont réduits à quelques familles errantes. Ceux qui arrivaient dans la colonie française par le Saguenay et par les Trois-Rivières, ont disparu depuis fort long-temps : telles étaient les Attikamègues, qui venaient de fort loin, et dont le pays était entouré de plusieurs autres peuples jusqu’aux environs du lac Saint-Jean, et jusqu’aux lacs des Mistassins et de Nemiscau. On les croit détruits par les Iroquois, ou par les maladies. Entre Québec et Mont-Réal, il se trouve encore, vers les Trois-Rivières, quelques Algonquins qui ne forment point un village, et qui sont en commerce avec les Européens. Dans les premiers temps, cette nation occupait tout le bord septentrional du fleuve, en remontant depuis Québec jusqu’au lac Saint-Pierre. Depuis l’île de Mont-Réal, et toujours au nord, on rencontre quelques villages de Nipissings, de Temiscamings, de Têtes de boule, d’Amikoués, d’Otaouais, que d’autres écrivent et prononcent Otaouaks. Les premiers, qui sont les vrais Algonquins, et qui ont conservé leur langue sans altération, ont donné leur nom à un petit lac situé entre le lac Huron et la rivière des Otaouais. Les Témiscamings occupent les bords d’un autre petit lac qui porte aussi leur nom, et qu’on croit la vraie source de la rivière des Otaouais. Les Têtes de boule n’en sont pas loin : ce nom leur vient de la figure de leur tête, que les mères arrondissent aux enfans dès le berceau. Les Amikoués, nommés aussi la Nation du Castor, sont réduits à quelques restes qui habitent l’île Manitoualin, dans le lac Huron. Les Otaouais, autrefois nombreux, bordaient la grande rivière qui porte leur nom : on n’en connaît aujourd’hui que trois villages mal peuplés.

Le rapide qu’on a nommé Saut-de-Sainte-Marie, dans le détroit qui sépare le lac Huron du lac Supérieur, avait autrefois dans ses environs des sauvages qui en avaient pris le nom de Sauteurs. On les y croyait venus de la rive méridionale du lac Supérieur. Les bords de ce lac n’ont eu depuis aucune autre nation. Dans les postes français, on faisait la traite tantôt avec les Cristinaux, qui y viennent du nord-est, et tantôt avec les Assiniboils, qui sont au nord-ouest. Le lac Michigan, ou des Illinois, qui est presque parallèle au lac Huron, dans lequel il se décharge, et qui n’en est séparé, comme on l’a vu, que par une péninsule de cent lieues de long, a peu d’habitans sur ses bords. En remontant la rivière de Saint-Joseph, dont il reçoit les eaux, on rencontre deux bourgades de différentes nations, qui n’y sont pas établies depuis long-temps. La grande baie, qui se nomme la baie des Puans, ou simplement la baie, a quantité d’îles habitées autrefois par les Poutéouatamis, dont elles conservent le nom, à l’exception de quelques-unes qui sont occupées aujourd’hui par les Nokais. Les Poutéouatamis n’en habitent plus qu’une : ils ont deux autres villages, l’un dans la rivière Saint-Joseph, et l’autre au détroit ; les Sakis et les Otchagras, ou les Puans, occupent le fond de la baie ; et à droite on laisse une autre nation, nommée Malomines, ou les Folles-Avoines. Une petite rivière fort embarrassée de rapides, qui se décharge au fond de la baie, est connue sous le nom de rivière des Renards, parce qu’elle est voisine des Outagamis, que les Français ont nommés la Nation des Renards. Le pays qui s’étend de là au sud jusqu’à la rivière des Illinois n’offre que deux nations peu nombreuses qui se nomment les Kicapous et les Mascoutins.

Les Miamis étaient autrefois établis à l’extrémité méridionale du lac Michigan, dans un lieu nommé Chicagou, du nom d’une petite rivière qui se jette dans le lac, et dont la source n’est pas éloignée de celle des Illinois. Ils sont actuellement séparés en trois bourgades : l’une sur la rivière de Saint-Joseph ; la seconde sur une autre rivière qui porte leur nom, et qui se décharge dans le lac Érié ; la troisième sur la rivière d’Ouabache, qui porte ses eaux dans le Mississipi ; mais la dernière des trois branches est connue sous le nom d’Ouyatanous. On ne doute presque point que cette nation et celle des Illinois n’en aient fait autrefois qu’une, parce qu’il y a peu de différence dans leur langue.

Il s’en faut beaucoup que la langue huronne s’étende aussi loin que la langue algonquine, et l’on en donne pour raison que les peuples qui la parlent ont toujours été moins errans que les Algonquins. Quelques voyageurs ne la regardent pas même comme une langue mère, et donnent ce titre à celle des Iroquois ; mais il est certain que tous les sauvages qui sont au sud du fleuve Saint-Laurent, depuis la rivière Sorel jusqu’à l’extrémité du lac Érié, et même assez proche de la Virginie, appartiennent à la langue huronne. Les dialectes en sont si multipliés, qu’il y en a presque autant que de bourgades. Les cinq cantons qui composent la république iroquoise, entre la côte méridionale du lac Ontario et la Nouvelle York, sous les noms de Tonontouans, de Goyoguans, d’Onontagués, d’Onoyouts et d’Agniés, ont chacun la leur. On ne compte pas moins de trente lieues du grand village de chaque canton à l’autre ; et La Hontan comptait, en 1684, environ quatorze mille âmes dans chaque village. Mais tout ce qui regarde cette nation est réservé pour un autre article. Il reste à donner ici quelque idée des trois langues qui font la division des autres peuples.

Ceux qui ont étudié à fond les langues de la Nouvelle France croient trouver dans les trois qu’on a nommées tous les caractères des langues primitives, et jugent qu’elles n’ont point une origine commune. Ils en trouvent dans la seule prononciation une preuve qu’ils jugent certaine. Le Siou siffle en parlant ; le Huron, qui n’a point de lettre labiale, parle du gosier, aspire presque toutes les syllabes ; l’Algonquin prononce avec plus de douceur, et parle plus naturellement. Le P. Charlevoix, à qui l’on doit ces observations, n’en a pu faire de particulières sur la langue siouse ; mais les missionnaires de sa compagnie ayant beaucoup travaillé sur les deux autres et sur leurs principaux dialectes, on peut se fier à ce qu’il a eu soin d’en recueillir.

On assure que la langue huronne est d’une abondance, d’une énergie et d’une noblesse qui ne se trouvent peut-être réunies dans aucune des plus belles que nous connaissions ; et ceux à qui elle est propre ont dans l’âme une élévation qui s’accorde bien mieux avec la majesté de leur langage qu’avec le triste état où ils sont réduits. Quelques-uns y ont cru trouver des rapports avec l’hébreu ; et d’autres, en plus grand nombre, lui donnent la même origine qu’à celle des Grecs ; mais jusqu’à présent leurs preuves sont encore sans force. La langue algonquine a moins d’énergie que la huronne ; mais elle a plus de douceur et d’élégance.

Elles ont toutes deux une richesse d’expressions, une variété de tours, une propriété de termes, une régularité, qui étonnent : mais ce qui est plus surprenant, c’est que parmi les barbares, auxquels on ne connaît point d’études, et qui n’ont jamais eu l’usage de l’écriture, il ne s’introduit point un mauvais mot, un terme impropre, une construction vicieuse, et que les enfans mêmes, jusque dans le discours familier, conservent toute la pureté de leur langue. D’ailleurs l’air dont ils animent toutes leurs expressions ne permet point de douter qu’ils n’en comprennent toute la valeur et la beauté. Les dialectes dérivés de l’une et l’autre n’en ont pas conservé les grâces, ni même la force. Celle des Tonontouans, par exemple, qui sont un des cinq cantons iroquois, passe pour un langage grossier. Dans le huron, tout se conjugue : on y distingue les verbes, les noms, les pronoms et les adverbes. Les verbes simples ont une double conjugaison, l’une absolue, l’autre réciproque. Les troisièmes personnes ont les deux genres, car ces langues n’en ont que deux, le noble et l’ignoble. À l’égard des nombres et des temps, on y trouve les mêmes différences que dans le grec : par exemple, pour faire le récit d’un voyage, on s’exprime différemment, si c’est par terre ou par eau qu’on l’a fait. Les verbes actifs se multiplient autant de fois qu’il y a de choses qui tombent sous leur action ; comme le verbe qui signifie manger varie autant de fois qu’il y a de choses comestibles. L’action s’exprime autrement à l’égard d’une chose animée que d’une chose inanimée : ainsi, voir un homme et voir une pierre, ce sont des verbes différens. Se servir d’une chose qui appartient à celui qui s’en sert, ou à celui auquel on en parle, ce ne sont pas non plus les mêmes verbes. Quoique la langue algonquine ait aussi quelques-uns de ces avantages, les deux méthodes ne se ressemblent point. Il s’ensuit que la richesse et la variété de ces langues font trouver beaucoup de difficulté à les apprendre.

Mais on ajoute que la disette et la stérilité où elles sont par rapport à une quantité de choses et d’idées inconnues à ces peuples ne causent pas un moindre embarras. À l’arrivée des Français, les peuples du pays ignoraient toutes les choses dont ils n’avaient pas l’usage, ou qui ne tombaient pas sous leurs sens ; ils manquaient de termes pour les exprimer, ou, supposé qu’ils en eussent eu dans leur origine, ils les avaient laissé tomber dans l’oubli. Comme ils n’avaient pas de culte réglé, que leurs idées de religion étaient fort confuses, qu’ils ne s’occupaient que d’objets sensibles, et que, n’ayant point d’arts, de sciences ni de lois, ils ne pouvaient être accoutumés à discourir de mille objets dont ils n’avaient aucune connaissance, on trouva un étrange vide dans leurs langues. Il fallut, pour se rendre intelligible, employer des circonlocutions embarrassantes pour eux et pour ceux qui voulaient les instruire. Ainsi, après avoir commencé par apprendre leur langage, on fut obligé d’en former un autre, composé en partie de leurs propres termes, en partie des nôtres, qu’on s’efforça de travestir en huron ou en algonquin, pour leur en faciliter la prononciation. Quant aux caractères, ils n’en avaient point, et on verra qu’ils y suppléaient par des espèces d’hiéroglyphes. Rien ne parut leur causer tant d’étonnement que de nous voir la même facilité à nous expliquer de bouche et par écrit.

Le P. Rasles, missionnaire, qui s’était confiné pendant dix ans dans un village d’Abenakis pour étudier leur langue avec toute l’ardeur que le zèle de la religion inspire, a représenté dans ces termes son travail et ses progrès : « Cette langue est très-difficile, surtout quand on n’a point d’autres maîtres que des sauvages. Ils ont plusieurs caractères qu’ils n’expriment que du gosier, sans faire aucun mouvement de lèvres ; ou, par exemple est de ce nombre ; et nous avons pris le parti, en l’écrivant, de le marquer par le chiffre 8, pour le distinguer des autres caractères. Je passai une partie de la journée dans leurs cabanes à les entendre parler. Il me fallait une extrême attention pour combiner ce qu’ils disaient, et pour en conjecturer la signification. Quelquefois je rencontrais juste ; le plus souvent je me trompais, parce que, n’étant point fait au manége de leurs lettres gutturales, je ne répétais que la moitié du mot ; et mon embarras les faisait rire. Enfin cinq mois dune continuelle application me firent entendre tous leurs termes ; mais ce n’était point assez pour m’exprimer dans leur goût : il me restait bien du chemin à faire pour saisir le tour et le génie de la langue, qui sont tout-à-fait différens de ceux des nôtres. Pour abréger le temps, je choisis quelques sauvages à qui j’avais reconnu de l’esprit, et qui me semblaient parler le mieux. Je leur disais grossièrement quelques articles du catéchisme, qu’ils me rendaient dans toute la délicatesse de leur langue ; je mettais aussitôt sur le papier ce que j’avais entendu ; et par cette méthode je me fis tout à la fois un dictionnaire et un catéchisme qui contenaient les principes de la religion.

» Il faut avouer, continue le missionnaire, que cette langue a de vraies beautés, et quelque chose de fort énergique dans le tour. Si je demandais à un Européen pourquoi Dieu l’a créé, il me répondrait : C’est pour le connaître, l’aimer, le servir, et par ce moyen obtenir la gloire éternelle. Un sauvage à qui je ferai la même question me répondra dans le tour de sa langue : Le grand Génie a pensé de nous : qu’ils me connaissent, qu’ils m’aiment, qu’ils me servent ; alors je les ferai entrer dans mon illustre félicité. Si je voulais dire, dans leur style, Vous aurez bien de la peine à apprendre la langue sauvage, voici comment il faudrait m’exprimer : Je pense de vous : il aura de la peine à apprendre la langue sauvage. »

Le même missionnaire ajoute que la langue huronne est la maîtresse langue des sauvages, et qu’après l’avoir apprise, on n’a besoin que de trois mois pour se faire entendre des cinq nations iroquoises ; que c’est la plus majestueuse, mais en même temps la plus difficile de toutes les langues du pays ; que cette difficulté ne vient pas seulement de ses lettres gutturales, mais encore plus de la difficulté des accens ; que souvent deux mots composés des mêmes caractères ont des significations toutes différentes ; qu’à la vérité, le P. Chaumont, après avoir passe cinquante ans parmi les Hurons, a composé une grammaire de leur langue ; mais qu’un missionnaire est heureux lorsqu’avec ce secours même, et dix ans de travail, il parvient a parler élégamment le huron.

« Chaque nation sauvage, dit encore le P. Rasles, a sa langue particulière, quoiqu’elles puissent venir toutes d’une même source. Ainsi les Abenakis, les Hurons, les Iroquois, les Algonquins, les Illimois, les Miamis, etc., ont chacun la leur. On n’a point de livres pour les apprendre ; et quand on en aurait, l’usage est le seul maître qui puisse nous bien instruire. Comme j’ai travaillé dans quatre missions de sauvages différens, qui sont les Abenakis, les Algonquins, les Hurons et les Illinois, et que j’ai appris ces différentes langues, j’en veux donner un exemple, pour faire connaître le peu de rapport qu’elles ont entre elles. Je choisis la première strophe de l’hymne ô salutaris hostia. Telle en est la traduction dans ces quatre langues :

abenakise.

Kighist 8i-nuanur8inus
Spem kik papili go ii damek
Nemiani 8i k8idan ghabenk

Taha saii grihine.
algonkine.

K8erais Jesus tag8senam
Nera 8eul ka stisian
Ka rio vilighe miang

Vos mama vik umong.

huronne.

Jes8s 8to etti X’ichie
8toe tti Skuaalichi-axè
I, Chierche axeraouensta

D’Aotierti xeata-8ien.

illinoise.

Pekiziane manet 8e
Piaro nile hi nanghi
Keninama 8i 8 kangha

Mero 8inang 8siang hi.
Littéralement, et mot pour mot, en français : Ô hostie salutaire, qui es continuellement immolée, et qui donnes la vie, toi par qui l’on entre dans le ciel, nous sommes attaqués ; çà, fortifie-nous. »

Le P. Rasles eut le bonheur de convertir la nation des Amalinguans. Il rapporte le discours qu’il leur fit dans le goût sauvage, et leur réponse. « Après leur avoir expliqué les principaux articles de la foi, et leur avoir peint le paradis et l’enfer, je continuai ainsi : Toutes les paroles que je viens de prononcer ne sont point des paroles humaines, ce sont les paroles du grand Génie. Elles ne sont point écrites, comme les paroles humaines, sur un collier auquel on fait dire tout ce qu’on veut ; mais elles sont écrites dans le livre du grand Génie, où le mensonge ne peut entrer. Courage, mes enfans ! ne nous séparons point : que les uns n’aillent point d’un côté, et les autres d’un autre. Allons tous dans le ciel c’est notre seule patrie. »

L’orateur répondit d’abord, après avoir consulté ses compagnons : « Mon père, je suis ravi de t’entendre ; ta voix a pénétré jusque dans mon cœur ; mais mon cœur est encore fermé, et je ne puis pas l’ouvrir à présent : il faut que j’attende plusieurs de nos capitaines qui reviendront l’automne prochain. »

Les capitaines revinrent, et l’orateur vint faire sa réponse au missionnaire. « Nous ne pouvons oublier les paroles de notre père tandis que nous avons un cœur ; car elles sont si profondément gravées, que rien ne peut les effacer. Nous sommes résolus d’embrasser la religion du grand Génie, qu’il nous annonce ; et nous serions déjà venus lui demander ses instructions, s’il y avait des vivres pour nous dans son village ; mais nous savons que la faim est dans la cabane de notre père ; et notre affliction est double que notre père ait faim et que nous ne puissions aller nous instruire. Si notre père voulait venir passer quelque temps avec nous, il vivrait et nous instruirait. » Le missionnaire accepta l’offre, les instruisit tous, et les baptisa. Lorsqu’il les quitta, l’orateur lui fit ce remerciaient : « Notre père, nous n’avons point de termes pour te témoigner la joie que nous ressentons d’avoir reçu le baptême. Il nous semble maintenant que nous avons un autre cœur. Tout ce qui nous faisait de la peine est entièrement dissipé ; nos pensées ne sont plus chancelantes, le baptême nous fortifie intérieurement, et nous sommes bien résolus de l’honorer toute notre vie. Voilà ce que nous te disons avant que tu nous quittes. »

Au reste, ceux qui regardent le siou, le huron et l’algonquin comme des langues mères, n’ayant pour leur opinion que les preuves générales qu’on tire de l’énergie et du grand nombre de mots imitatifs des signes, le P. Charlevoix observe qu’ils n’en ont pu juger que par comparaison ; et qu’en concluant fort bien que toutes les autres langues des sauvages sont dérivées des trois premières, ils n’ont pas eu le même droit d’établir absolument que celles-ci sont primitives et de la première institution des langues. Il ajoute que tous ces peuples ont dans leurs discours un peu de ce génie asiatique qui donne aux choses un tour et des expressions figurées ; ce qui le porte à croire qu’ils tirent leur origine de l’Asie.

On croit en trouver d’autres dans leur gouvernement et leur religion. La plupart des principes qui servent à régler leur conduite, les maximes générales sur lesquelles ils se gouvernent, le fond de leur caractère, n’ont presque rien de barbare. D’ailleurs il leur reste des idées d’un premier être, quoique fort confuses ; des vestiges de culte religieux, quoiqu’à demi effacés, et de faibles traces de l’ancienne croyance ou de la religion primitive.

C’est à Lescarbot et à Champlain qu’on va devoir les détails suivans. Presque tous les peuples de cette partie du continent ont une sorte de gouvernement aristocratique, dont la forme est extrêmement variée. En général, quoique chaque bourgade ait un chef indépendant, il ne se conclut rien d’important que par l’avis des anciens. Vers l’Acadie, les Sagamos étaient plus absolus. Loin d’être obligés, comme les chefs de la plupart des autres cantons, de faire des libéralités à leurs sujets, ils en tiraient une espèce de tribut, et ne mettaient point leur grandeur à ne se rien réserver ; mais il semble que la dispersion de ces Acadiens, et peut-être aussi leur commerce avec les Européens, ont apporté beaucoup de changement à leur ancienne manière de se gouverner.

Plusieurs nations ont dans leur principale bourgade trois familles principales, qu’on croit aussi anciennes que l’origine même de la nation. Ces familles ou ces tribus ont une même souche ; mais l’une des trois est regardée néanmoins comme la première, et jouit d’une sorte de prééminence sur les deux autres, où l’on traite de frères les particuliers de cette tribu, au lieu qu’entre elles on ne se traite que de cousins. Elles sont mêlées toutes trois, sans être confondues. Chacune a son chef séparé ; et dans les affaires qui intéressent toute la nation, ces chefs se réunissent pour en délibérer. Chaque tribu porte le nom d’un animal, et la nation entière a aussi le sien, dont elle prend le nom, et dont la figure est sa marque ; c’est ce que La Hontan nomme les armoiries des sauvages. On ne signe les traités qu’en traçant les figures de ces animaux, aussi long-temps du moins que des raisons particulières n’obligent point d’en substituer d’autres. Ainsi la nation huronne est la nation du porc-épic ; sa première tribu porte le nom de l’ours, ou, suivant quelques autres voyageurs, celui du chevreuil. La seconde et la troisième tribu ont pris pour leurs animaux le loup et la tortue. Enfin, chaque bourgade ayant le même usage, c’est apparemment cette variété qui a causé quelques différences dans les relations. D’ailleurs il faut observer qu’outre ces distinctions de tribus et de bourgades par les animaux, il y en a d’autres qui ont leur fondement dans quelque usage ou dans quelque événement particulier. Les Hurons Tonnontatés, qui sont de la première tribu, s’appellent ordinairement la Nation du Pétun ; et le P. Charlevoix cite néanmoins un traité où ces sauvages, qui étaient alors à Michillimakimac, ont mis pour leur marque la figure d’un castor. La nation iroquoise a les mêmes animaux que la huronne, dont quelques-uns la croient une colonie, avec cette différence que la famille de la tortue y est divisée en deux, qu’on nomme la grande et la petite Tortue. Le chef de chaque famille en porte le nom, et dans les actions publiques on ne lui en donne point d’autre ; il en est de même du chef de la nation et de celui de chaque village. Mais avec ce nom, qui n’est que de cérémonie, ils en ont un autre qui les distingue plus particulièrement, et qui est comme un titre de dignité, tel que le plus noble, le plus ancien, etc. Enfin ils en ont un troisième qui leur est personnel. Cependant il paraît que cet usage n’est que dans les nations où la qualité de chef est héréditaire.

Ces impositions de titres se font toujours avec de grandes formalités. Le nouveau chef, ou, s’il est trop jeune, celui qui le représente, doit faire un festin et des présens, prononcer l’éloge de son prédécesseur et chanter sa chanson. Il se trouve néanmoins des noms personnels si célèbres et si respectés, que personne n’ose les prendre après la mort de ceux qui les ont mis en honneur, ou qu’ils sont du moins fort long-temps sans être renouvelés. En prendre un de cette distinction, c’est ce qu’on appelle ressusciter celui qui le portait. Dans le nord, et partout où règne la langue algonquine, la dignité de chef est élective ; mais toute la cérémonie de l’élection et de l’installation se réduit à des festins accompagnés de danses et de chants. Le chef élu ne manque point de faire le panégyrique de celui dont il prend la place, et d’invoquer son génie. Parmi les Hurons, où cette dignité est héréditaire, la succession se continue par les femmes ; de sorte qu’après la mort du chef ce n’est pas son fils qui lui succède, mais le fils de sa sœur, ou, à son défaut, son plus proche parent en ligne femelle. Si toute une branche vient à s’éteindre, la plus noble matrone de la tribu ou de la nation est maîtresse du choix. On veut un âge mûr ; et si le chef héréditaire n’y est pas encore parvenu, on lui donne un régent qui a toute l’autorité, mais qui l’exerce sous le nom du mineur. Ces chefs ne sont pas toujours fort respectés ; et s’ils se font obéir, c’est qu’ils savent quelles bornes ils doivent donner à leurs ordres. Ils proposent plutôt qu’ils ne commandent ; ainsi c’est la raison publique qui gouverne.

Chaque famille a droit de se choisir un conseiller et un assistant de chef, qui doit veiller à ses intérêts, et sans l’avis duquel il n’entreprend rien. Ces conseillers ont l’inspection du trésor public. Leur réception se fait dans un conseil général ; mais on n’en donne point avis aux alliés, comme on le fait aux élections des chefs. Dans les nations huronnes ce sont les femmes qui nomment les conseillers, et souvent elles choisissent des personnes de leur sexe. Ce corps de conseillers tient le premier rang ; celui des anciens, c’est-à-dire de tous ceux qui ont atteint l’âge de maturité, tient le second rang ; et le dernier, qui comprend tous les hommes en état de porter les armes, est celui des guerriers. Ils ont souvent à leur tête le chef de la nation ou celui de la bourgade ; mais il doit s’être distingué par quelque action de valeur, sans quoi il sert entre les subalternes ; car il n’y a point de grades dans la milice des sauvages. Quoiqu’un grand parti puisse avoir plusieurs chefs, parce qu’on donne ce titre à tous ceux qui ont déjà commandé, tous les guerriers n’en sont pas moins soumis au commandant désigné, espèce de général sans caractère et sans autorité réelle, qui ne peut récompenser ni punir, que ses soldats peuvent quitter quand il leur plaît, et qui, néanmoins, n’est presque jamais contredit. Les qualités qu’on demande dans un chef étant le bonheur, la bravoure et le désintéressement, celui qui les réunit peut compter sur une parfaite obéissance, quoique toujours libre et volontaire.

Les femmes ont la principale autorité chez tous les peuples de la langue huronne, à l’exception du canton iroquois d’Onneyout, où elle est alternative entre les deux sexes ; mais les hommes n’en laissent que l’ombre aux femmes, et rarement ils leur communiquent une affaire importante, quoique tout se fasse en leur nom, et que les chefs ne soient que leurs lieutenans. Dans les affaires de simple police, elles délibèrent les premières sur ce qui est proposé au conseil, et leur avis est rapporté par les chefs au conseil général, qui est composé des anciens. Les guerriers consultent entre eux sur tout ce qui appartient à leur ordre ; mais ils ne peuvent rien conclure d’intéressant pour la nation ou la bourgade. En un mot, c’est le conseil des anciens qui juge en dernière instance.

Chaque tribu a son orateur dans chaque bourgade ; et ces orateurs, les seuls qui aient droit de parler dans les conseils publics et dans les assemblées générales, parlent toujours bien. Outre cette éloquence naturelle, que toutes les relations leur accordent, ils ont une connaissance admirable des intérêts de ceux qui les emploient, avec une merveilleuse habileté à les faire valoir. Dans quelques occasions, les femmes ont un orateur qui parle en leur nom. Il est surprenant que ces peuples, ne possédant presque rien, et n’ayant point l’ambition de s’étendre, puissent avoir ensemble quelque chose à démêler ; cependant on assure qu’ils négocient sans cesse. Ce sont des traités à conclure ou à renouveler, des offres de service, des civilités réciproques, des alliances qu’on ménage, des invitations à la guerre, ou des complimens sur la mort d’un chef. Toutes ces affaires se traitent avec une dignité, une attention, et l’on ajoute même avec une capacité digne des plus grands objets. Souvent les députés ont des instructions secrètes ; et le motif apparent de leur commission n’est qu’un voile qui en cache de plus sérieux.

La nation du Canada qui semble y tenir le premier rang depuis deux siècles est l’iroquoise. Ses succès militaires lui ont donné sur la plupart des autres une supériorité qu’elles ne sont plus en état de lui disputer ; mais rien n’a plus contribué à la rendre formidable que l’avantage de sa situation. Comme elle se trouvait placée entre les établissemens de la France et de l’Angleterre, elle a compris, dès leur origine, que les deux colonies seraient intéressées à la ménager ; et jugeant aussi que, si l’une des deux prévalait sur l’autre, elle en serait bientôt opprimée, elle a trouvé fort long-temps l’art de balancer leurs succès. S’il est vrai, comme le P. Charlevoix l’assure, que toutes ses forces réunies n’ont jamais monté qu’à cinq ou six mille combattans, de quelle habileté n’a-t-elle pas eu besoin pour y suppléer !

Dans l’intérieur des bourgades les affaires des sauvages se réduisent presqu’à rien, et ne sont jamais difficiles à terminer. Il ne paraît pas même qu’elles attirent l’attention des chefs ; les conciliateurs sont ordinairement des amis communs, ou les plus proches. Ceux qui jouissent de quelque crédit dans une nation ne sont occupés que du public. Une seule affaire, quelque légère qu’elle soit, est long-temps en délibération. Tout se traite avec beaucoup de flegme et de lenteur, et rien ne se décide qu’après avoir entendu tous ceux qui veulent y prendre part. Si l’on a fait un présent à quelque ancien pour obtenir son suffrage, on en est sûr lorsque le présent est accepté : jamais un sauvage ne viole un engagement de cette nature ; mais il ne reçoit pas aisément ce qu’on lui offre, et l’usage est de ne pas recevoir des deux mains. Les jeunes gens sont appelés de bonne heure à la connaissance des affaires ; ce qui avance beaucoup leur maturité, et leur inspire une émulation qu’on ne cesse point d’entretenir.

On fait observer que le plus grand défaut de ce gouvernement est de n’avoir jamais eu de justice criminelle ; mais on ajoute que l’intérêt, principale source des désordres qui peuvent troubler la société, n’étant pas connu dans celle des sauvages, les crimes y sont rares. On leur reproche avec plus de justice la manière dont ils élèvent leurs enfans ; ils ne les châtient jamais : dans l’enfance, ils disent qu’ils n’ont point encore de raison ; et dans un âge plus avancé, ils les croient maîtres de leurs actions. Ces deux maximes sont poussées, parmi les sauvages, jusqu’à se laisser maltraiter par des ivrognes, sans même oser se défendre, dans la crainte de les blesser. « Pourquoi leur faire du mal ? disent-ils ; ils ne savent ce qu’ils font. » En un mot, ils sont convaincus que l’homme est né libre, et que nulle puissance n’a droit d’attenter à sa liberté. Ils s’imaginent aussi qu’il est indigne d’un homme de se défendre contre une femme ou contre un enfant : s’il y a quelque danger pour leur vie, ils prennent le parti de la fuite.

Un sauvage en tue-t-il un autre de sa race, s’il était ivre, comme ils feignent quelquefois de l’être pour satisfaire leur vengeance ou leur haine, on se contente de plaindre le mort. S’il était de sang-froid, on suppose facilement qu’il ne s’est pas porté à cet excès sans raison. D’ailleurs c’est aux sauvages de la même cabane à le châtier, parce qu’ils y sont seuls intéressés : ils peuvent le condamner à mort ; mais on en voit peu d’exemples ; et s’ils le font, c’est sans aucune forme de justice. Quelquefois un chef prend cette occasion pour se défaire d’un mauvais sujet. Un assassinat qui intéresserait plusieurs cabanes aurait toujours des suites fâcheuses ; et souvent un crime de cette nature a mis une nation entière en combustion. Alors le conseil des anciens emploie tous ses soins à concilier les parties ; et s’il y parvient, c’est ordinairement le public qui fait les démarches auprès de la famille offensée. La prompte punition du coupable éteindrait tout d’un coup les ressentimens ; et s’il tombe au pouvoir des parens du mort, ils sont maîtres de sa vie : mais l’honneur de sa cabane est intéressé à ne le pas sacrifier ; et souvent la bourgade ou la nation ne juge point à propos de l’y contraindre. Un missionnaire qui avait long-temps vécu parmi les Hurons raconte la manière dont ils punissent les assassins : ils étendent le corps mort sur des perches, au haut d’une cabane, et le meurtrier est placé pendant plusieurs jours, immédiatement au-dessous, pour recevoir tout ce qui découle du cadavre, non-seulement sur soi, mais encore sur ses alimens ; à moins que, par un présent considérable, il n’obtienne des parens que ses vivres en soient garantis. Mais l’usage le plus commun pour dédommager les parens du mort, est de le remplacer par un prisonnier de guerre. Ce captif, s’il est adopté, entre dans tous les droits de celui dont il prend la place.

On nomme quelques crimes odieux qui sont sur-le-champ punis de mort, du moins dans plusieurs nations ; tels sont les maléfices. Il n’y a de sûreté nulle part pour ceux qui sont atteints du soupçon. On leur fait même subir une sorte de question pour leur faire nommer leurs complices, après quoi ils sont condamnés au supplice des prisonniers de guerre ; mais on commence par demander le consentement de leurs familles, qui n’osent le refuser. On assomme les moins criminels avant de les brûler. Ceux qui déshonorent leurs familles par une lâcheté reçoivent le même traitement, et c’est ordinairement la famille même qui en fait justice. Chez les Hurons, qui étaient fort portés au vol, et qui l’exerçaient avec beaucoup d’adresse, il est permis non-seulement de reprendre au voleur tout ce qu’il a dérobé, mais encore d’enlever tout ce qu’on trouve dans sa cabane, jusqu’à le laisser nu, lui, sa femme et ses enfans, sans qu’ils puissent faire la moindre résistance.

Des sauvages qui n’ont pas de meilleures lois ont-ils une religion ? Question difficile. On ne saurait dire qu’ils n’en aient point ; mais comment définir celle qu’ils ont ? Rien n’est plus certain, suivant les missionnaires, et plus obscur à la fois, que l’idée qu’ils ont d’un premier être. Ils s’accordent généralement à le regarder comme le premier esprit, le maître et le créateur du monde ; mais les presse-t-on d’expliquer ce qu’ils entendent, on ne trouve plus que des imaginations bizarres et des fables mal conçues.

Presque toutes les nations algonquines ont donné le nom de Grand-Lièvre au premier esprit. Quelques-unes l’appellent Michabou, d’autres, Atahocan. La plupart croient qu’étant porté sur les eaux avec toute sa cour, composée de quadrupèdes tels que lui, il forma la terre d’un grain de sable tiré du fond de l’Océan, et les hommes, des corps morts des animaux. D’autres parlent d’un dieu des eaux qui s’opposa aux desseins du Grand-Lièvre, ou qui refusa du moins de le favoriser. Ils nomment ce dieu le Grand-Tigre. Mais on observe qu’il ne se trouve point de vrais tigres dans cette partie du continent, et par conséquent que cette tradition doit être venue du dehors. Enfin ils ont un troisième dieu nommé Matcomek, qu’on invoque dans le cours de l’hiver.

Les Hurons donnent le nom d’Areskoui au souverain être, et les Iroquois celui d’Agreskoué : ils le regardent en même temps comme le dieu de la guerre. Mais ils ne donnent point aux hommes la même origine que les Algonquins ; et, ne remontant pas même jusqu’à la création, ils représentent d’abord six hommes dans le monde, sans savoir qui les y a placés. Un de ces hommes monta au ciel pour y chercher une femme nommée Atahentsic, avec laquelle il eut un commerce dont on s’aperçut bientôt. Le maître du ciel la précipita du haut de son empire : elle fut reçue sur le dos d’une tortue ; ensuite elle mit au monde deux enfans, dont l’un tua l’autre. Après cet événement on ne parle plus des cinq autres hommes, ni même du mari d’Atahentsic. Suivant quelques-uns, elle n’eut qu’une fille qui fut mère de Jouskeka et de Tahouitzaron. Le premier tua son frère, et son aïeul se déchargea sur lui du soin de gouverner le monde. Ils ajoutent qu’Atahentsic est la lune, et Jouskeka le soleil ; contradiction sensible, puisqu’en qualité de Grand Génie, Areskoui est souvent pris pour le soleil. Suivant les Iroquois, la postérité de Jouskeka ne passa point la troisième génération ; un déluge universel détruisit la race humaine ; et, pour repeupler la terre, il fallut changer les bêtes en hommes. On remarque que cette notion d’un déluge universel est assez répandue parmi les Américains, mais qu’on ne saurait douter d’un déluge plus récent qui fut particulier à l’Amérique.

Entre le premier Être et d’autres dieux qu’ils confondent souvent avec lui, ils ont une infinité d’esprits subalternes ou de génies, bons et mauvais, qui ont tous leur culte. Les Iroquois mettent Atahentsic à la tête des mauvais, et font Jouskeka chef des bons ; quelquefois même ils le confondent avec le dieu qui précipita du ciel son aïeule pour s’être laissé séduire par un homme. On ne s’adresse aux mauvais génies que pour les prier de ne pas nuire ; mais on suppose que les autres sont commis à la garde des hommes, et que chacun a le sien. Dans la langue huronne, on les nomme Okkisik, et Manitous dans la langue algonquine. C’est à leur puissance bienfaisante qu’on a recours dans les périls et dans les entreprises, ou pour obtenir quelque faveur extraordinaire ; mais on n’est pas sous leur protection en naissant ; il faut savoir manier l’arc et la flèche pour l’obtenir, et les préparations qu’elle demande sont la plus importante affaire de la vie. On commence par noircir la tête du jeune sauvage, ensuite on le fait jeûner rigoureusement pendant huit jours, et dans cet espace son génie futur doit se manifester à lui par des songes. Le cerveau d’un enfant qui ne fait qu’entrer dans l’adolescence ne saurait manquer de lui fournir des songes ; et c’est sous quelque symbole qu’on suppose que l’esprit se manifeste. Ces symboles ne sont ni rares ni précieux ; c’est le pied d’un animal ou quelque morceau de bois : cependant on les conserve avec toute sorte de soin. Il n’est rien dans la nature qui n’ait son esprit pour les sauvages ; mais ils en distinguent de plusieurs ordres, et ne leur attribuent pas la même vertu. Dans tout ce qu’ils ne comprennent point ils supposent un esprit supérieur, et leur expression commune est de dire alors : C’est un esprit. Ils l’emploient aussi pour ceux qui se distinguent par leurs talens, ou par quelque action extraordinaire ; ce sont des esprits, c’est-à-dire ils ont un génie protecteur d’un ordre éminent. Quelques-uns, surtout cette sorte de prêtres que la plupart des relations nomment jongleurs, veulent persuader qu’ils souffrent des transports extatiques, et publient que dans ces extases leurs génies leur découvrent l’avenir et les choses les plus éloignées. On a vu dans toutes nos descriptions qu’il n’y a point de nations barbares qui n’aient un grand nombre de ces imposteurs.

Aussitôt qu’un jeune homme a reconnu ce qu’il doit regarder comme son génie, on l’instruit soigneusement de l’hommage qu’il lui doit. La fête se termine par un festin ; et l’usage est de piquer sur son corps la figure de l’Okki ou du Manitou. Les femmes ont aussi le leur ; mais elles n’y attachent pas autant d’importance que les hommes. Ces esprits sont honorés par différentes sortes d’offrandes et de sacrifices. On jette dans les rivières et dans les lacs, du pétun, du tabac, et des oiseaux égorgés à l’honneur du dieu des eaux. Pour le soleil, on les jette au feu. C’est quelquefois par reconnaissance, mais plus ordinairement par intérêt. On remarque aussi, dans quelques occasions, différentes espèces de libations accompagnées de termes mystérieux dont les Européens n’ont jamais pu se procurer la communication. On rencontre au bord des chemins difficiles, sur des rochers escarpés, et proche des rapides, tantôt des colliers de porcelaine, tantôt du tabac, des épis de maïs, des peaux et des animaux entiers, surtout des chiens ; et ce sont autant d’offrandes adressées aux esprits qui président à ces lieux. Quelquefois un chien est suspendu vivant à un arbre par les pâtes de derrière, pour y mourir enragé. Le festin de guerre, qui se fait toujours de chiens, peut aussi passer pour un sacrifice. Enfin la crainte du moindre danger fait rendre les mêmes honneurs aux esprits malfaisans.

Les sauvages font aussi des vœux qui sont de purs actes de religion. Lorsqu’ils se voient sans vivres, comme il arrive souvent dans les voyages et pendant les chasses, ils promettent, à l’honneur de leurs génies, de donner une portion de la première bête qu’ils espèrent tuer, au chef de leur bourgade, et de ne prendre aucune nourriture avant qu’ils aient rempli leur promesse. Si l’exécution de ce vœu devient impossible par l’éloignement du chef, ils brûlent ce qui lui était destiné. On rapporte que les sauvages de l’Acadie avaient au bord de la mer un arbre fort vieux qu’on voyait toujours chargé d’offrandes, parce qu’il passait pour le siége de quelque esprit d’un ordre supérieur. Sa chute même ne fut pas capable de les détromper ; et quelques branches qui paraissent hors de l’eau continuèrent de recevoir les mêmes honneurs.

On lit dans quelques relations, que plusieurs de ces peuples avaient autrefois une espèce de religieuses qui vivaient sans aucun commerce avec les hommes, et qui renonçaient au mariage. Mais les missionnaires n’ont trouvé aucune trace de ces vestales, et conviennent seulement que le célibat était en estime dans quelques nations. On a vu, parmi les Hurons et les Iroquois, des hommes solitaires qui se dévouaient à la continence ; et le P. Charlevoix parle de certaines plantes médicinales auxquelles les sauvages ne reconnaissent de vertu qu’autant qu’elles sont employées par des mains pures.

L’opinion qui paraît le mieux établie parmi eux est celle de l’immortalité de l’âme ; non qu’ils la croient spirituelle, car on n’a jamais pu les élever à cette idée, et leurs dieux mêmes ont des corps qu’ils exemptent seulement des infirmités humaines, sans compter qu’ils leur attribuent une espèce d’immensité, puisqu’ils les croient assez présens pour s’en faire entendre, dans quelque pays qu’ils les invoquent ; mais au fond ils ne peuvent définir ni les uns ni les autres. Quand on leur demande ce qu’ils pensent des âmes, ils répondent qu’elles sont les ombres ou les images animées des corps ; et c’est par une suite de ce principe qu’ils croient tout animé dans l’univers. C’est par tradition qu’ils supposent l’âme immortelle. Ils prétendent que, séparée du corps, elle conserve les inclinations qu’elle avait pendant la vie ; et de là leur vient l’usage d’enterrer avec les morts tout ce qui servait à satisfaire leurs besoins ou leurs goûts. Ils sont même persuadés que l’âme demeure long-temps près du corps après leur séparation, et qu’ensuite elle passe dans un pays qu’ils ne connaissent point, où, suivant quelques-uns, elle est transformée en tourterelle : d’autres donnent à tous les hommes deux âmes ; l’une telle qu’on vient de le dire ; l’autre qui ne quitte jamais les corps, et qui ne sort de l’un que pour passer dans un autre. Cette raison leur fait enterrer les enfans sur le bord des grands chemins, afin qu’en passant les femmes puissent recueillir ces secondes âmes, qui, n’ayant pas joui long-temps de la vie, sont plus empressées d’en recommencer une nouvelle. Il faut aussi les nourrir, et c’est dans cette vue qu’on porte diverses sortes d’alimens sur les tombes ; mais ce bon office dure peu, et l’on suppose qu’avec le temps les âmes s’accoutument à jeûner. La peine qu’on a quelquefois à faire subsister les vivans fait oublier le soin de nourrir les morts. L’usage est aussi d’enterrer avec eux tout ce qu’ils possédaient, et l’on y joint même des présens ; aussi le scandale est-il extrême dans toutes ces nations lorsqu’elles voient les Européens ouvrir les tombes pour en tirer les robes de castor qu’elles y ont enfermées. Les sépultures sont des lieux si respectés, que leur profanation passe pour l’injure la plus atroce qu’on puisse faire aux sauvages d’une bourgade.

Sans connaître le pays des âmes, c’est-à-dire, le lieu où elles passent en sortant du corps, ils croient que c’est une région fort éloignée vers l’ouest, et qu’elles mettent plusieurs mois à s’y rendre. Elles ont même de grandes difficultés à surmonter dans cette route : on parle d’un fleuve qu’elles ont à passer, et sur lequel plusieurs font naufrage ; d’un chien dont elles ont beaucoup de peine à se défendre ; d’un lieu de souffrances où elles expient leurs fautes ; d’un autre où sont tourmentées celles des prisonniers de guerre qui ont été brûlés, et où elles se rendent le plus tard qu’elles peuvent. De là vient qu’après la mort de ces malheureux, dans la crainte que leurs âmes ne demeurent autour des cabanes pour se venger des tourmens qu’on leur a fait souffrir, on visite soigneusement tous les lieux voisins, avec la précaution de frapper de grands coups de baguette, et de pousser de hauts cris pour les obliger de s’éloigner. Les Iroquois prétendent qu’Atahentsic fait son séjour ordinaire dans le pays des âmes, et que son unique occupation est de les tromper pour les perdre ; mais que Jousketa s’efforce de les défendre contre les mauvais desseins de son aïeule. Entre mille récits fabuleux qui ressemblent beaucoup à ceux d’Homère et de Virgile, on en rapporte un si semblable à l’aventure d’Orphée et d’Eurydice, qu’il n’y a presque à changer que les noms. Mais le bonheur que les sauvages admettent dans leur Élysée n’est pas précisément une récompense de la vertu ; c’est celle de diverses qualités accidentelles, comme d’avoir été bon chasseur, brave à la guerre, heureux dans les entreprises, et d’avoir tué ou brûlé un grand nombre d’ennemis. Cette félicité consiste à trouver une chasse et une pêche qui ne manquent point, un printemps perpétuel, une grande abondance de vivres sans aucun travail, et tous les plaisirs des sens. Tous leurs vœux n’ont pas d’autre objet pendant la vie ; et leurs chansons, qui sont originairement leurs prières, roulent sur la continuation des biens présens. Ils se croient sûrs d’être heureux après la mort à proportion de ce qu’ils le sont dans cette vie. Les âmes des bêtes ont aussi leur place dans le même pays ; car ils ne les croient pas moins immortelles que leurs propres âmes. Ils leur attribuent même une sorte de raison ; et non-seulement chaque espèce d’animaux, mais chaque animal a son génie comme eux. En un mot, ils ne mettent qu’une différence graduelle entre les hommes et les brutes ; l’homme n’est pour eux que le roi des animaux, qui possède les mêmes attributs dans un degré fort supérieur.

Rien n’approche de leur extravagance et de leur superstition pour tout ce qui regarde les songes. Ils varient beaucoup dans la manière dont ils les expliquent : tantôt c’est l’âme raisonnable qui se promène, tandis que l’âme sensitive continue d’animer le corps ; tantôt c’est le génie qui donne des avis salutaires sur ce qui doit arriver ; tantôt c’est une visite qu’on reçoit de l’âme ou du génie de l’objet du rêve ; mais, de quelque part que le songe puisse venir, il passe toujours pour un incident sacré et pour une communication des volontés du ciel. Dans cette idée, ce n’est pas seulement sur celui qui a rêvé que tombe l’obligation d’exécuter l’ordre qu’il reçoit, mais ce serait un crime pour ceux auxquels il s’adresse de lui refuser ce qu’il a désiré dans son rêve. Les missionnaires en rapportent des exemples qui paraîtraient incroyables sur tout autre témoignage.

« Si ce qu’un particulier désire en songe est de nature à ne pouvoir être fourni par un autre particulier, le public s’en charge. Fallût-il l’aller chercher à cinq cents lieues, il le faut trouver à quelque prix que ce soit ; et, quand on y est parvenu, on le conserve avec des soins surprenans. Si c’est une chose inanimée, on est plus tranquille ; mais si c’est un animal, sa mort cause des inquiétudes qui ne peuvent être représentées. L’affaire est plus sérieuse encore quand quelqu’un s’avise de rêver qu’il casse la tête à un autre ; car il la lui casse en effet, s’il le peut : mais malheur à lui si quelque autre s’avise de songer qu’il venge le mort. » Le seul remède entre ceux qui ne sont pas d’humeur sanguinaire, est d’apaiser le génie par quelque présent.

Deux missionnaires, témoins irréprochables, dit le P. Charlevoix, et qui avaient vu le fait de leurs propres yeux, ont raconté que, dans un voyage qu’ils faisaient avec des sauvages, et pendant le repos de la nuit, un de ces barbares s’éveilla dans une étrange agitation. « Il était hors d’haleine, il palpitait, il s’efforçait de crier sans le pouvoir, et se débattait comme un furieux. Toute la troupe fut aussitôt sur pied. On le crut d’abord dans un accès de frénésie ; on se saisit de ses mains, on mit tout en usage pour le calmer. Les secours furent inutiles. Ses fureurs croissant toujours, et la difficulté augmentant pour l’arrêter, on cacha toutes les armes. Quelques-uns s’avisèrent de lui faire prendre un breuvage d’une décoction de certaines herbes ; mais, pendant la préparation, il trouva le moyen de s’échapper, et sauta dans une rivière. On l’en retira sur-le-champ. Il avoua qu’il avait grand froid : cependant il ne voulut point approcher d’un bon feu qu’on avait allumé dans l’instant. Il s’assit au pied d’un arbre, en demandant qu’on remplît de paille une peau d’ours. On exécuta ses volontés ; et comme il paraissait plus tranquille, on lui présenta le breuvage qui se trouva prêt. C’est à cet enfant, dit-il, qu’il faut le donner ; et ce qu’il appelait un enfant était la peau d’ours. Tout le breuvage fut versé dans la gueule de l’animal. Alors on lui demanda quel était son mal. J’ai songé, répondit-il, qu’un huart m’est entré dans l’estomac. Quelque idée que les autres attachassent à cette réponse, ils se mirent aussitôt à contrefaire les insensés, et à crier de toutes leurs forces qu’ils avaient aussi un animal dans l’estomac. Ils dressèrent une étuve pour l’en déloger par les sueurs. Tous y entrèrent avec les mêmes cris. Ensuite chacun se mit à contrefaire l’animal dont il feignait d’avoir l’estomac chargé, c’est-à-dire à crier, les uns comme une oie, les autres comme un canard, comme une outarde, une grenouille, etc., tandis que le malade contrefaisait aussi son oiseau ; et, pour achever cette farce, ils commencèrent tous à le battre avec une certaine mesure, dans la vue de le lasser et de l’endormir à force de coups. Cette méthode leur réussit. Il tomba dans un profond sommeil, et se réveilla guéri, sans se ressentir même de la sueur qui avait dû l’affaiblir, ni des coups dont il avait le corps tout meurtri. »

On ne sait si la religion est jamais entrée dans une fête que la plupart de ces sauvages nomment la fête des songes, et que d’autres ont nommée beaucoup mieux, dans leur langue, le renversement de la cervelle : c’est une espèce de bacchanale qui dure ordinairement quinze jours, et qui se célèbre vers la fin de l’hiver. La folie n’a point de transports qui ne soient alors permis. Chacun court de cabane en cabane, sous mille déguisemens ridicules : on brise, on renverse tout, et personne n’a la hardiesse de s’y opposer. On demande à tous ceux qu’on rencontre l’explication de son dernier rêve. Ceux qui le devinent sont obligés de donner la chose à laquelle on a rêvé : après la fête, tout se rend. Elle se termine par un grand festin, et tout le monde ne pense plus qu’à réparer les fâcheux effets d’une si violente mascarade ; ce qui demande souvent beaucoup de temps et de peine. Le P. Dablon, grave jésuite, se trouva un jour engagé malgré lui dans une de ces fêtes, dont il donne la description. « Elle fut proclamée, dit-il, le 22 de février ; et les anciens, chargés de cette proclamation, la firent d’un air aussi sérieux que s’il eût été question d’une affaire d’état. À peine furent-ils retournés à leur cabane, qu’on vit partir, chacun de la sienne, hommes, femmes, enfans, presque nus, quoiqu’il fît un froid insupportable. Ils se répandirent de toutes parts, errans comme des ivrognes ou des furieux, sans savoir où ils allaient, ni ce qu’ils avaient à demander. Les uns ne poussèrent pas plus loin leur folie, et disparurent bientôt. D’autres, usant du privilége de la fête, qui autorise toutes les violences, songèrent à satisfaire leurs ressentimens particuliers. Ils brisèrent tout dans les cabanes, et chargèrent de coups ceux qu’ils haïssaient : aux uns, ils jetaient de l’eau à pleine cuvée ; ils couvraient les autres de cendre chaude ou de toutes sortes d’immondices ; ils jetaient des tisons ou des charbons allumés à la tête des premiers qu’ils rencontraient. L’unique moyen de se garantir de cette persécution était de deviner des songes, toujours insensés ou fort obscurs. »

Le missionnaire et son compagnon furent menacés d’avoir une autre part au spectacle que celle de témoins. « Un de ces frénétiques entra dans une cabane où ils s’étaient réfugiés. Heureusement pour eux la crainte les en avait déjà fait sortir. Ce furieux, qui voulait les maltraiter, déconcerté par leur fuite, s’écria qu’il fallait deviner sur-le-champ son rêve ; et, comme on tardait trop, il l’expliqua lui-même en disant, je tue un Français : aussitôt le maître de la cabane jeta un habit français, que l’autre perça de coups. Mais alors celui qui avait jeté l’habit, entrant en fureur à son tour, protesta qu’il voulait venger le Français, et qu’il allait réduire le village en cendres. En effet, il commença par mettre le feu à sa propre cabane ; et tout le monde en étant sorti, il s’y enferma. Le feu qu’il y avait réellement allumé, ne paraissait point encore, lorsqu’un des missionnaires se présenta pour y entrer. On lui dit ce qui venait, d’arriver : il craignait que son hôte ne fût la proie des flammes ; et, brisant la porte, il le força de sortir ; il éteignit fort heureusement le feu, et s’enferma lui-même dans la cabane. Son hôte se mit à courir tout le village en criant qu’il voulait tout brûler. On lui jeta un chien, dans l’espérance qu’il assouvirait sa rage sur cet animal : il déclara que ce n’était point assez pour réparer l’outrage qu’on lui avait fait en tuant un étranger dans sa cabane. On lui jeta un second chien, qu’il mit en pièces ; et sa fureur fut calmée. »

Ce sauvage avait un frère qui voulut jouer aussi son rôle. Il était vêtu comme on représente les satyres, couvert de feuilles depuis la tête jusqu’aux pieds. Deux femmes qui l’escortaient avaient la face noircie, les cheveux épars, une peau de loup sur le corps, et chacune leur pieu à la main. L’homme, avec cette suite, entra dans toutes les cabanes, hurlant de toute sa force, grimpa sur un toit, y fit mille tours de souplesse, accompagnés d’horribles cris, descendit ensuite, et prit une marche grave, précédé de ses bacchantes, qui, furieuses à leur tour, renversèrent à coups de pieux tout ce qui se rencontra sur leur passage. À peine étaient-elles revenues de ce transport, qu’une autre femme prit leur place, força l’entrée de la cabane où les deux jésuites se tenaient cachés ; et, portant une arquebuse qu’elle venait de gagner en faisant deviner son rêve, elle chanta la guerre, avec mille imprécations contre elle-même, si son courage ne lui faisait pas ramener des prisonniers. Un guerrier suivit de près cette femme, l’arc dans une main, et dans l’autre une baïonnette. Après de longs hurlemens, il se jeta tout d’un coup sur la femme, qui était redevenue tranquille ; il lui porta sa baïonnette à la gorge, la prit par les cheveux, lui en coupa une poignée, et se retira. Un jongleur parut ensuite avec un bâton orné de plumes, par lequel il se vantait de pouvoir découvrir les choses les plus cachées. On portait devant lui un vase rempli d’une liqueur dont il buvait à chaque question, et qu’il rejetait en soufflant sur ses mains et sur son bâton ; après quoi il devinait toutes les énigmes. Deux femmes succédèrent et firent connaître qu’elles avaient des désirs : l’une étendit une natte ; on devina qu’elle demandait du poisson, et sur-le-champ on lui en offrit ; l’autre portait un instrument d’agriculture à la main, et l’on comprit qu’elle désirait un champ pour le cultiver ; on la mena aussitôt hors du village, où elle fut satisfaite. Un chef avait rêvé qu’il voyait deux cœurs humains : ce songe, qui ne put être expliqué, jeta tout le monde dans une furieuse inquiétude. On prolongea la fête d’un jour ; mais toutes les recherches furent inutiles, et, pour se tranquilliser, on prit le parti de calmer le génie du chef par des présens. Cette fête, ou plutôt cette manie, dura quatre jours entiers. Il n’y avait que sa singularité qui pût lui faire mériter une si longue description.

Nous renvoyons à l’ouvrage du P. Lafitau ceux qui cherchent des ressemblances entre la religion des sauvages de l’Amérique et celle de l’ancienne Grèce. Quelque idée qu’on s’en forme sur ce qu’on vient de rapporter d’après les plus exactes relations, il paraît certain que, dans toute la partie septentrionale du continent, on n’a trouvé ni temples ni culte réglé.

La pluralité des femmes est établie dans plusieurs nations de la langue algonquine. Il y est même assez ordinaire d’épouser toutes les sœurs ; et cet usage paraît uniquement fondé sur l’opinion que des sœurs doivent vivre entre elles avec plus d’intelligence que des étrangères ; aussi toutes les femmes-sœurs jouissent-elles des mêmes droits ; mais parmi les autres on distingue deux ordres, et celles du second sont les esclaves des premières. Quelques nations ont des femmes dans tous les cantons où la chasse les oblige de faire quelque séjour. Cet abus s’est même introduit depuis peu chez les peuples de la langue huronne, qui se contentaient anciennement d’une seule femme ; mais on voit régner dans le canton des Iroquois de Tsonnontouan un désordre beaucoup plus odieux, qui est la pluralité des maris.

À l’égard des degrés de parenté, les Hurons et les Iroquois portent si loin le scrupule, qu’il faut n’être pas lié du tout par le sang pour s’épouser, et que l’adoption même est comprise dans cette loi. Mais le mari, s’il perd sa femme, doit en épouser la sœur, ou, à son défaut, celle que la famille lui présente. La femme est dans la même obligation à l’égard des frères ou des parens de son mari, si elle le perd sans en avoir eu d’enfans. La raison qu’ils en apportent est celle du Deutéronome. Un homme veuf qui refuserait d’épouser la sœur ou la parente de la femme qu’il a perdue serait abandonné à la vengeance de celle qu’il rejette. Lorsqu’on manque de sujets, on permet à une veuve de chercher un parti qui lui convienne ; mais alors elle a droit d’exiger des présens qui passent pour un témoignage de sa sagesse. Toutes les nations ont des familles distinguées, qui ne peuvent s’allier qu’entre elles. La stabilité des mariages est sacrée ; et les conventions passagères, quoiqu’en usage parmi quelques peuplades, n’en sont pas moins regardées comme un désordre.

Dans la nation des Miamis, le mari est en droit de couper le nez à sa femme adultère ou fugitive. Chez les Iroquois et les Hurons, on peut se quitter de concert, mais sans bruit, et les parties séparées ont la liberté de prendre de nouveaux engagemens. Le trouble des mariages vient ordinairement de la jalousie. Elle est égale dans les deux sexes ; et quoique les Iroquois se vantent d’être supérieurs à cette faiblesse, ceux qui les ont fréquentés assurent qu’ils la portent à l’excès. Une femme qui soupçonne son mari d’infidélité est capable de toutes sortes d’emportemens contre sa rivale, d’autant plus que le mari ne peut défendre celle qu’il lui préfère, et qu’il se déshonorerait par la moindre marque de ressentiment.

C’est entre les parens des deux familles qu’un mariage se traite ; et les parties intéressées n’ont aucune part aux explications : mais on ne conclut rien sans leur consentement. Les premières démarches doivent se faire par des matrones. Dans quelques pays, suivant le P. Charlevoix, et dans toutes les nations, suivant le baron de La Hontan, qui s’attribue des lumières extraordinaires sur ce point, les filles ont peu d’empressement pour le mariage, parce qu’il leur est permis d’en faire l’essai autant qu’elles le désirent, et que la cérémonie des noces ne change leur condition que pour la rendre plus dure. On remarque beaucoup de pudeur dans la conduite des jeunes gens pendant qu’on traite de leur union. Quelques relations assurent qu’en plusieurs endroits ils passent d’abord une année entière dans une parfaite continence, pour faire connaître qu’ils ne se sont épousés que par amitié ; et qu’on montrerait au doigt une jeune femme qui serait enceinte la première année de ses noces. Le P. Charlevoix conclut de cet exemple de force « qu’on doit avoir peu de peine à croire tout ce qu’on raconte de la manière dont les jeunes gens se comportent pendant la recherche, où il leur est permis de se voir en particulier. Quoique l’usage leur accorde de très-grandes privautés, on prétend que, dans le plus pressant danger où la pudeur puisse être exposée, et sous les voiles mêmes de la nuit, il ne se passe rien, il ne se dit pas une parole dont la plus austère bienséance puisse être blessée. »

Nos voyageurs s’accordent peu sur les préliminaires et les cérémonies du mariage ; ce qui vient apparemment de la variété des coutumes. C’est l’époux qui fait les présens, et rien ne manque au respect dont il les accompagne. Dans quelques nations, il se contente d’aller s’asseoir à côté de la fille ; et s’il y est souffert, le mariage passe pour conclu. Mais parmi ces déférences il ne laisse pas de faire sentir qu’il sera bientôt le maître. Des présens qu’il fait, quelques-uns sont moins des témoignages d’amitié que des symboles et des avertissemens d’esclavage ; tels sont le collier, longue et large bande de cuir qui sert à porter divers fardeaux, la chaudière et une bûche. On les présente à la jeune femme, dans sa cabane, pour lui faire entendre qu’elle sera obligée de porter les fardeaux, de faire la cuisine, et de fournir la provision de bois. L’usage l’oblige même, dans quelques nations, de porter d’avance tout le bois nécessaire pour l’hiver suivant. On fait observer d’ailleurs que pour tous ces devoirs il n’y a point de différence à l’avantage des femmes, dans les nations où elles ont toute l’autorité. Quoique maîtresses de l’état, du moins en apparence, elles n’en sont pas moins les esclaves de leurs maris. En général, il n’y a point de pays au monde où les femmes soient plus méprisées. Traiter un sauvage de femme, c’est pour lui le plus sanglant des outrages. Cependant les enfans n’appartiennent qu’à la mère, et ne reconnaissent point d’autre autorité que la sienne. Le père est toujours pour eux comme étranger ; il n’est respecté qu’à titre de maître. Le P. Charlevoix, qui parle aussi de tous ces usages, doute s’ils sont communs à tous les peuples du Canada, surtout celui qui oblige les jeunes femmes, outre les services qu’elles doivent à leurs maris, de fournir à tous les besoins de leurs parens : il juge que ce dernier devoir ne regarde que ceux auxquels il ne reste personne pour leur rendre les mêmes offices, et que leur âge ou leurs infirmités mettent hors d’état de s’aider eux-mêmes.

Les maris ont aussi leur partage. Outre la chasse et la pêche, deux devoirs qui durent toute leur vie, ils sont obligés de faire d’abord une natte pour leur femme, de lui bâtir une cabane, ou de réparer celle qu’ils doivent habiter ensemble, et tandis qu’ils n’ont pas d’autre demeure que celle du beau-père, d’y porter tout le fruit de leur chasse. Dans les cantons iroquois, la femme ne quitte point sa cabane, parce qu’elle en est censée maîtresse, ou du moins héritière : chez d’autres nations, après un an ou deux de mariage, elle ne doit pas demeurer avec sa belle-mère.

La plupart des femmes sauvages mettent leurs enfans au monde sans peine, et même sans secours. Cependant il leur arrive quelquefois de souffrir beaucoup ; et le P. Charlevoix rapporte à cette occasion un usage qui, selon lui, n’aurait peut-être pas moins de succès en Europe. On avertit les jeunes gens du village, qui tout d’un coup, et lorsque la malade y pense le moins, viennent pousser de grands cris à sa porte ; la surprise lui cause un saisissement qui est bientôt suivi d’une heureuse délivrance. Ce n’est jamais dans leur propre cabane que les femmes se délivrent : plusieurs sont surprises dans leur travail des champs, ou pendant leurs voyages. À celles qui pressentent leur terme on dresse, hors de la bourgade, une petite hutte où elles passent quarante jours après s’être délivrées. Quelques-uns disent néanmoins que cet usage regarde seulement la première couche. À l’expiration du terme, on éteint tous les feux de la cabane où elles doivent retourner, et l’on en secoue tous les meubles pour y allumer un nouveau feu. Les mêmes formalités s’observent à peu près dans le temps de leurs purgations lunaires, et, pendant qu’elles nourrissent leurs enfans de leur lait. Cette nourriture ne dure pas moins de trois ans ; et les maris n’approchent point d’elles dans cet intervalle. La Hontan met cette raison au nombre de celles qui s’opposent à la multiplication.

Le soin des mères n’a pas de bornes pour leurs enfans tandis qu’ils sont au berceau ; mais quoiqu’elles ne perdent rien de leur tendresse après les avoir sevrés, elles les abandonnent à eux-mêmes, dans la persuasion qu’il faut donner un libre cours à la nature. L’acte qui termine la première enfance est l’imposition du nom. Cette cérémonie, qui passe pour importante, se fait dans un festin, où tous les convives sont du sexe de l’enfant qu’on doit nommer. Il est sur les genoux du père ou de la mère, qui ne cesse point de le recommander aux esprits, surtout à celui qui doit être son protecteur. On ne crée jamais de nouveaux noms, et chaque famille en conserve un certain nombre qui reviennent tour à tour. Souvent même on en change dans un autre âge, et l’on prend alors la place de celui qui l’a porté le dernier, d’où il arrive quelquefois qu’un enfant se voit traiter de grand-père par celui qui pourrait être le sien.

Jamais on n’appelle un homme par son nom propre en lui parlant dans le discours familier ; l’usage commun est de lui donner la qualité dont il se trouve revêtu à l’égard de celui qui parle. S’il n’y a aucune liaison de sang ou d’affinité, on se traite de frère, d’oncle, de neveu ou de cousin, suivant le degré de considération qu’on a l’un pour l’autre. C’est moins dans la vue de perpétuer les noms qu’on les conserve dans les familles que pour engager ceux qui les reçoivent ou qui les prennent à imiter les belles actions de ceux qui les ont portés, à les venger s’ils ont été tués ou brûlés, et plus particulièrement encore à soulager leurs parens. Ainsi, lorsqu’une femme a perdu son mari ou son fils, et qu’elle demeure sans secours, elle ne diffère point à faire passer le nom de celui qu’elle pleure sur quelqu’un qui contracte alors les mêmes obligations.

Les enfans des sauvages étant livrés à eux-mêmes aussitôt qu’ils peuvent se rouler sur les pieds et sur les mains, vont nus, sans autre guide que leur caprice, dans l’eau, dans les bois, dans la boue et dans la neige. De là vient cette vigueur qui leur est commune à tous, cette souplesse extraordinaire, et cet endurcissement contre les injures de l’air, qui fait l’admiration des Européens. En été, dès la pointe du jour, on les voit courir à l’eau, comme les animaux à qui cet élément est naturel. Ils passent une partie du jour à badiner dans les lacs et les rivières. On leur met bientôt l’arc et la flèche en main ; et l’émulation, plus sûre que tous les maîtres, leur fait acquérir une habileté surprenante à les employer. Il n’en a pas plus coûté à ces peuples pour se perfectionner dans l’usage des armes à feu. Dès les premières années, on les fait aussi lutter ensemble ; et leur passion est si vive pour cet exercice, qu’ils se tueraient souvent, si l’on ne prenait soin de les séparer. Ceux qui succombent sous leur adversaire en conçoivent un dépit qui ne leur permet pas le moindre repos jusqu’à ce qu’ils aient l’avantage à leur tour. En général, les pères et les mères s’efforcent de leur inspirer certains principes d’honneur qui se trouvent établis dans chaque nation, et c’est l’unique éducation qu’ils leur donnent, encore est-elle indirecte ; c’est-à-dire que l’instruction est prise des belles actions de leurs ancêtres. Les jeunes gens sont échauffés par ces anciennes images, et ne respirent que l’occasion d’imiter ce qui excite leur admiration. Quelquefois, pour les corriger de leurs défauts, on emploie les exhortations et les prières, mais jamais le châtiment ou les menaces, sur le principe qu’un homme n’est pas en droit d’en contraindre un autre. Une mère qui voit tenir une mauvaise conduite à sa fille se met à pleurer : la fille lui demande le sujet de ses larmes ; elle se contente de répondre : « Tu me déshonores ; » et cette méthode est rarement sans effet. La plus sévère punition que les sauvages emploient pour corriger leurs enfans, est de leur jeter un peu d’eau au visage, et les enfans y sont fort sensibles. On a vu des filles s’étrangler pour avoir reçu quelque légère réprimande de leur mère ou quelques gouttes d’eau au visage ; et l’en avertir en lui disant : « Tu n’auras plus de fille. » Il semble qu’une enfance si mal disciplinée devrait être suivie d’une jeunesse turbulente et corrompue ; mais, d’un côté, les sauvages sont naturellement tranquilles et maîtres d’eux-mêmes ; et d’un autre, leur tempérament, surtout dans les nations du nord, ne les porte point à la débauche. Le P. Charlevoix assure que, s’ils ont quelques usages où la pudeur est peu ménagée, la superstition y a plus de part que la dépravation du cœur. « Les Hurons, dit-il, lorsque nous commençâmes à les connaître, étaient plus lascifs, et brutaux même dans leurs plaisirs. Dans les deux sexes, les jeunes gens s’abandonnaient sans honte à toutes sortes de dissolutions et c’était principalement parmi eux qu’on ne faisait pas un crime à une fille de s’être prostituée. Leurs parens étaient les premiers à les y engager, et l’on voyait des maris en faire autant de leurs femmes pour un vil intérêt. Plusieurs ne se mariaient point, et prenaient des filles pour leur servir de compagnes. Toute la différence qu’on mettait entre les concubines et les femmes légitimes, c’est qu’avec les premières on ne contractait aucun engagement ; leurs enfans étaient sur le même pied que les autres, ce qui ne produisait aucun inconvénient dans un pays où il n’y a point de succession à recueillir. Mais le christianisme a corrigé ces désordres dans toutes les bourgades qui l’ont embrassé. »

On ne distingue point ici les nations par leur habillement. Les hommes, dans un temps chaud, n’ont souvent sur le corps qu’un simple brayer ; l’hiver, ils se couvrent plus ou moins, suivant la qualité du climat. Ils ont aux pieds une espèce de chaussons de peau passée à la fumée ; leurs bas sont aussi de peau, ou de morceaux d’étoffe, dont ils s’enveloppent les jambes. Une camisole de peau les couvre jusqu’à la ceinture, et par-dessus ils portent une couverture, lorsqu’ils peuvent en avoir ; autrement, ils se font une robe de peau d’ours, ou de plusieurs peaux de castor, de loutre et d’autres fourrures, le poil en dedans. Les camisoles des femmes descendent jusqu’au-dessous des genoux ; dans le grand froid, ou lorsqu’elles sont en voyage, elles se couvrent la tête de leurs couvertures ou de leurs robes. Plusieurs ont de petits bonnets en manière de calotte ; d’autres se font une sorte de capuce qui tient à leur camisole. Elles ont aussi une pièce d’étoffe ou une peau qui leur sert de jupe, et qui les enveloppe depuis la ceinture jusqu’au milieu des jambes. Les deux sexes sont également curieux de chemises, mais ils ne les mettent par-dessous la camisole que lorsqu’elles sont sales ; et la plupart les y laissent jusqu’à ce qu’elles tombent de pouriture, car jamais ils ne se donnent la peine de les laver. Les camisoles de peau sont ordinairement passées à la fumée, comme les chaussons, c’est-à-dire qu’après les avoir laissé pénétrer de fumée, on les frotte un peu ; et, dans cet état, elles peuvent se laver comme le linge. Une autre préparation est de les faire tremper dans l’eau, et de les frotter dans les mains jusqu’à ce qu’elles soient sèches et maniables. Mais les étoffes et les couvertures de l’Europe leur paraissent beaucoup plus commodes.

Les piqûres qu’ils se font à quelques parties du corps passent moins pour une parure que pour une défense contre les injures de l’air et contre la persécution des mouches. Il n’y a que les pays occupés par les Anglais, surtout la Virginie, où l’usage de se faire piquer par tout le corps soit commun. Dans la Nouvelle-France, la plupart se bornent à quelques figures d’oiseaux, de serpens et d’autres animaux ; ou même à des feuillages sans ordre, chacun suivant son caprice, souvent au visage, et quelquefois même sur les paupières. Quantité de femmes se font piquer aux endroits du visage qui répondent aux mâchoires, pour se garantir des maux de dents. Cette opération n’est pas douloureuse. On commence par tracer sur la peau bien tendue la figure qu’on y veut graver ; ensuite, avec des arêtes de poisson ou des aiguilles, on pique tous ces traits jusqu’au sang, et l’on y passe des couleurs bien pulvérisées. Ces poudres s’insinuent si bien dans la peau, que les couleurs ne s’effacent jamais. Le seul mal est que la peau s’enfle, et qu’il s’y forme une gale accompagnée d’inflammation : souvent même la fièvre survient ; et, dans les grandes chaleurs, l’opération est dangereuse pour la vie.

Les couleurs dont les sauvages se peignent le visage, et la graisse dont ils se frottent le corps, produisent les mêmes avantages que la piqûre, et ne leur donnent pas moins de grâce à leurs propres yeux. Ils peignent les prisonniers qu’ils destinent au feu, et jusqu’à leurs morts, apparemment pour couvrir la pâleur qui les défigure. Ces couleurs, qui ne sont pas bien vives, sont celles qu’on emploie pour la teinture des peaux ; elles se tirent de certaines terres et de quelques écorces d’arbres. Les hommes ajoutent à cette parure du duvet de cygne ou d’autres oiseaux, qu’ils sèment sur leurs cheveux graissés. Ils y joignent des plumes de toutes les couleurs, et des bouquets de poils de différens animaux, dans une distribution fort bizarre : leurs cheveux sont tantôt hérissés, tantôt aplatis, et reçoivent mille différentes formes. Ils portent avec cela des pendans aux oreilles, quelquefois même aux narines, une grande coquille de porcelaine au cou ou sur l’estomac, des couronnes de plumes rares, des griffes, des pates, des têtes d’oiseaux de proie, et de petites cornes de chevreuil ; mais ce qu’ils ont de plus précieux est toujours employé à la parure des captifs, lorsque ces malheureux font leur première entrée dans l’habitation des vainqueurs.

Le soin des hommes se borne à parer leur tête, et les femmes, au contraire, n’y mettent presque rien ; mais elles sont si jalouses de leur chevelure, qu’elles se croiraient déshonorées par un accident qui les forcerait de la couper ; et lorsqu’à la mort de leurs parens elles s’en coupent une partie, c’est la plus grande marque de douleur qu’elle puissent donner. Elles la graissent souvent ; elles se servent, pour la poudrer, d’une poudre d’écorce, et quelquefois d’une sorte de vermillon ; elles l’enveloppent dans une peau de serpent, en forme de cadenettes qui leur pendent jusqu’à la ceinture. À l’égard du visage, elles se contentent d’y tracer quelques lignes avec du vermillon ou d’autres couleurs. Jamais leurs narines ne sont percées, et ce n’est pas même dans toutes les nations qu’elles se percent les oreilles ; celles qui le font y insèrent ou laissent pendre, comme les hommes, des grains de porcelaine. Dans leur parure la plus recherchée, elles ont des robes ornées de toutes sortes de figues, et de petites porcelaines avec une bordure en poil de porc-épic, qu’elles peignent de différentes couleurs. Les berceaux de leurs enfans sont parés aussi de divers colifichets : ils sont d’un bois fort léger, avec deux demi-cercles de bois de cèdre à l’extrémité d’en haut, pour les pouvoir couvrir sans toucher à la tête de l’enfant.

Outre les soins domestiques et la provision de bois, les femmes sont presque toujours chargées seules de la culture des champs. Aussitôt que les neiges sont fondues, et que les eaux achèvent de s’écouler, elles commencent à préparer la terre. Une sorte de bêche dont le manche est fort long leur sert à la remuer. Les grains dont ces peuples font usage ne sont que des grains d’été. On prétend même que la nature du terroir ne permet pas d’y rien semer avant l’hiver, ce qu’on peut attribuer à l’abondance des neiges, qui feraient tout pourir dans leur fonte. Quelques-uns jugent que le froment qu’on recueille en Canada, quoique originairement venu de l’Europe, a contracté avec le temps la propriété des grains d’été, qui n’ont pas assez de force pour germer plusieurs fois, comme il arrive à ceux que nous semons dans les mois de septembre et d’octobre. Les fèves se sèment avec le maïs, dont la tige leur sert d’appui. Ce légume vient apparemment de France, puisqu’il ne diffère en rien du nôtre. Nos pois ont acquis dans ce terrain un degré de bonté fort supérieur à celui qu’ils ont en Europe.

Les femmes s’aident mutuellement dans le travail de l’agriculture ; et pour la récolte, elles ont quelquefois recours aux hommes qui daignent y mettre la main. Tout finit par une fête, et par un grand festin qui se fait pendant la nuit. Les grains et les autres fruits se conservent dans des trous que les hommes creusent en terre, et qu’ils tapissent de grandes écorces. Plusieurs laissent le maïs en épis, tressés comme les ognons le sont en France, et distribués sur de grandes perches au-dessus de l’entrée des cabanes ; d’autres l’égrainent pour en remplir de grands paniers d’écorce percés de toutes parts ; ce qui l’empêche de s’échauffer. Mais si la crainte d’une irruption ou de quelque autre disgrâce oblige tous les habitans d’une bourgade à s’éloigner, on fait de grands trous en terre, où tous les grains se conservent fort bien. Dans les parties septentrionales, on sème peu, et plusieurs nations ne sèment jamais ; le maïs s’achète par des échanges. Ce grain, que l’historien de la Nouvelle France appelle un légume, est sain et nourrissant, sans charger trop l’estomac. Les coureurs français n’y apportent point d’autre préparation que de le faire bouillir quelque temps dans une espèce de lessive. Ils en font des provisions pour leurs voyages. Un peu de sel qu’ils y mettents, en achevant de le faire cuire à l’eau, sert d’assaisonnement ; et cette nourriture n’a rien de désagréable : mon on s’est aperçu que la lessive, dont on ne nous apprend point la composition, lui laisse une qualité corrosive qui nuit quelquefois à la santé. Quelques-uns le font griller vert et dans l’épi : c’est ce qui se nomme au Canada du blé groulé ; et l’on en vante le goût. Une autre espèce, qu’on appelle blé fleuri, et plus délicate encore, s’ouvre dès qu’elle a senti le feu. On en traite ordinairement les étrangers ; et dans quelques endroits on le porte aux personnes de considération qui arrivent dans une bourgade, comme on offre en Europe le présent de ville. Enfin la nourriture la plus commune des sauvages est une préparation de maïs, qu’ils nomment sagamité. Après avoir commencé par le griller, ils le pilent, ils en ôtent la paille ; et ce qui reste, étant cuit à l’eau, forme une espèce de bouillie fort insipide, lorsqu’elle n’est pas relevée par un mélange de viande ou de quelques fruits. D’autres le réduisent en farine, qui se nomme ici farine froide ; et c’est une des meilleures provisions pour les voyages. On le fait bouillir aussi en épis tendres, qu’on fait ensuite griller légèrement, et qu’on égraine pour faire sécher les grains au soleil. Il se conserve long-temps dans cet état, et l’on assure que la sagamité qu’on en fait est de très-bon goût. Des mets si simples ne donneraient pas une mauvaise idée de celui des sauvages, s’ils n’y joignaient quelquefois des mélanges si révoltant, qu’on a de l’embarras à les nommer. Ils aiment aussi toute sorte de graisse : quelques livres de chandelle dans une chaudière de sagamité leur font un mets excellent.

On observe que les nations méridionales n’avaient pour batterie de cuisine que des vaisseaux de terre cuite, et que, vers le nord, on se servait de chaudières de bois, dans lesquelles on faisait bouillir l’eau, en y jetant des cailloux rougis au feu. D’un côté comme de l’autre, nos marmites de fer ont paru bien plus commodes ; et, de toutes les marchandises, c’est celle que les sauvages recherchent le plus. Chez les nations occidentales, la folle-avoine tient la place du maïs : elle est moins nourrissante ; mais la chasse du bœuf y supplée. Parmi les nations errantes qui ne cultivent jamais la terre, l’unique ressource, au défaut de la chasse et de la pêche, est une espèce de mousse qui croît sur certains rochers, et que les Français ont nommée tripe de roche ; mets peu substantiel et fort insipide. Ces barbares vivent aussi d’une espèce de maïs sauvage qu’ils laissent pourir dans une eau dormante, et qu’ils en retirent noir et puant. On ajoute même qu’ayant une fois pris goût à cet étrange aliment, ils aiment jusqu’à l’eau qui en découle, et dont l’odeur seule ferait soulever le cœur à tout autre qu’eux.

Les femmes des sauvages moins féroces font un pain de maïs, qui n’est qu’une pâte mal pétrie, sans levain, et cuite sous la cendre ; elles y mêlent des fèves, divers fruits, de l’huile et de la graisse. Cette masse grossière doit être mangée chaude, et ne peut même se conserver froide. Les tournesols ou soleils, qui sont en abondance dans toutes ces régions, ne servent qu’à donner une huile dont les sauvages se frottent, et qu’ils tirent plus ordinairement de la graine que de la racine de cette plante. Les patates, si communes dans les îles et dans le continent de l’Amérique méridionale, ont été semées avec succès dans la Louisiane. L’usage continuel que les nations du nord faisaient du pétun, tabac sauvage qui croît ici de toutes parts, a fait dire à quelques voyageurs qu’elles en avalaient la fumée, et que c’était une de leurs nourritures ; mais le P. Charlevoix traite ce récit d’erreur, et le croit fondé sur la sobriété naturelle de tous ces peuples, qui les fait résister long-temps à la faim. Il ajoute que, depuis qu’ils ont goûté de notre tabac, ils ne peuvent presque plus souffrir leur pétun : « article, dit-il, sur lequel il est fort aisé de les satisfaire, parce qu’avec un peu d’attention au choix du terrain, on en trouve de très-favorables à la culture du tabac. »

Après les soins domestiques, l’occupation des femmes, dans les cabanes, est de faire du fil des pellicules intérieures de l’écorce d’un arbre qui s’appelle bois blanc dans leur langue : elles le travaillent à peu près comme nous faisons le chanvre. Ce sont les femmes qui font aussi les teintures. D’autres s’exercent à divers petits ouvrages d’écorce, qu’elles ornent de figures avec du poil de porc-épic. Elles font des tasses et d’autres ustensiles de bois ; elles peignent et bordent des peaux de chevreuils ; elles tricotent des ceintures et des jarretières de laine de bœuf. Au contraire, les hommes font gloire de leur oisiveté, et passent en effet plus de la moitié de la vie dans l’inaction, sur le principe que le travail les dégrade, et n’est un devoir que pour les femmes : ils ne se croient faits que pour la guerre, la chasse et la pêche. Cependant ils font eux-mêmes tous les instrumens qui servent à ces trois exercices tels que les armes, les filets et les canots. Les raquettes et la construction des cabanes sont aussi leur partage ; mais le plus souvent ils se font encore aider par leurs femmes. Avant qu’ils eussent reçu de nous des haches et d’autres outils, ils avaient des méthodes fort singulières pour couper les arbres et les mettre en œuvre. Ils les brûlaient d’abord par le pied, et, pour les couper ou les fendre, ils avaient des haches de cailloux qui ne cassaient point, mais qui demandaient une patience extrême pour les aiguiser. Fallait-il les emmancher, ils coupaient la tête d’un jeune arbre, et faisant une entaillure au sommet du tronc, comme pour le greffer, ils y inséraient la tête de leur hache. L’arbre, qui se refermait en croissant, ne pouvait manquer de la tenir fort serrée : alors ils coupaient le petit tronc de la longueur qu’ils voulaient donner à leur manche.

Leurs bourgades, ou leurs villages n’ont point ordinairement de figure régulière. Dans la plupart des anciennes relations, on les représente rondes, et peut-être n’avaient-elles pas alors d’autre forme ; mais ce n’est aujourd’hui qu’un amas de cabanes, sans alignement et sans ordre ; les unes en simple appentis, les autres en tonnelles, bâties d’écorces, soutenues de quelques pieux, quelquefois revêtues en dehors d’un enduit de terre assez grossier ; en un mot, construites avec moins d’art, de consistance et de propreté que celles des castors. Elles ont quinze ou vingt pieds de large sur une longueur ordinaire de cent pieds. Avec cette dimension, qui est la plus commune, elles ont plusieurs feux ; car un feu n’occupe jamais plus de trente pieds. Si le rez-de-chaussée ne suffit pas pour contenir tous les lits, ceux des jeunes gens sont sur une espèce d’estrade élevée de cinq ou six pieds, qui règne le long de la cabane ; les meubles et les provisions sont au-dessus, rangés sur des soliveaux qui traversent l’édifice. L’entrée offre une sorte de vestibule où les jeunes gens dorment en été, et qui sert de bûcher pendant l’hiver. Les portes ne sont que des écorces suspendues comme nos stores, et ne ferment jamais bien. Ces édifices n’ont ni fenêtres, ni cheminées : une ouverture qu’on laisse au milieu du toit, et qu’on est obligé de boucher dans le temps de neige ou de pluie, donne quelque passage à la fumée ; mais souvent il faut éteindre le feu, si l’on ne veut risquer de perdre la vue.

Ces barbares se fortifient mieux qu’ils ne se logent. On voit des villages entourés d’assez bonnes palissades, avec des redoutes, où des provisions d’eau et de pierres ne manquent jamais. Les palissades sont doubles, et quelquefois triples ; elles ont ordinairement des créneaux à la dernière enceinte. Les pieux dont elles sont composées sont entrelacés de branches d’arbres qui ne laissent aucun vide. Ces fortifications suffisaient pour un long siége, lorsque les Américains ignoraient l’usage des armes à feu. Chaque village offre une grande place, mais on en voit peu de régulières. Autrefois, dit-on, les Iroquois bâtissaient mieux que les autres nations, et mieux qu’ils ne bâtissent eux-mêmes aujourd’hui. On voyait dans leurs édifices des figures en reliefs, d’un travail, à la vérité, fort grossier ; mais depuis qu’une suite de guerres a détruit la plupart de leurs bourgades, ils n’ont point entrepris de les rétablir. Avec si peu d’empressement à se procurer les commodités de la vie dans leur séjour ordinaire, on juge aisément qu’ils n’apportent pas plus de soin à leurs campemens dans leurs voyages et dans leurs quartiers d’hiver. Le P. Le Jeune, jésuite missionnaire, qui, pour apprendre la langue des montagnards, prit le parti de les suivre dans une chasse d’hiver, en donne une description curieuse.

« Ces Américains, dit-il, habitent un pays fort rude et fort inculte, mais qui l’est encore moins que celui qu’ils choisissent pour leurs chasses. Il faut marcher long-temps pour y arriver, et porter sur le dos toutes les provisions nécessaires dans un voyage de cinq ou six mois, par des chemins où l’on ne comprend pas que les bêtes fauves puissent passer. Si l’on n’avait pas la précaution de se fournir d’écorces d’arbres, on ne trouverait pas de quoi se mettre à couvert de la pluie et de la neige. En arrivant au terme d’une si pénible marche, on se procure un peu plus de commodité, qui ne consiste qu’à se défendre un peu mieux des injures de l’air. Chacun y travaille. Les missionnaires, qui n’avaient personne pour les servir, et pour qui les sauvages n’avaient aucune considération, n’étaient pas plus ménagés que la plus vile partie des chasseurs ; ils n’avaient pas même de cabane séparée, et leur logement était dans la première où l’on consentait à les recevoir. Ces cabanes, chez la plupart des nations algonquines, sont à peu près de la forme de nos glacières, c’est-à-dire rondes, et terminées en cône : elles n’ont pour soutien que des perches plantées dans la neige, jointes ensemble par les bouts, et recouvertes d’écorces mal assemblées et mal attachées : aussi ne garantissent-elles d’aucun vent. Leur construction demande à peine une heure de temps ; les branches de sapin y tiennent lieu de nattes, et servent de lits. Les neiges qui s’accumulent alentour forment une espèce de parapet. La fumée des feux remplit tellement le haut de la cabane, qu’on n’y peut être debout sans avoir la tête dans une espèce de tourbillon ; souvent on ne distingue rien à la distance de deux ou trois pieds. On perd les yeux à force de pleurer ; et quelquefois, pour s’y faciliter un peu la respiration, il faut se tenir couché sur le ventre, avec la bouche presque collée contre terre. On ne balancerait point à sortir, si le temps ne s’y opposait : tantôt c’est une neige dont l’épaisseur obscurcit le jour ; tantôt un vent sec qui coupe le visage, et qui fait éclater les arbres dans les forêts. À de si cruelles incommodités il faut en ajouter une autre, c’est la persécution des chiens. Les sauvages en ont toujours un grand nombre qui les suivent sans cesse, et qui leur sont extrêmement attachés ; peu caressans, dit-il, parce qu’on ne les caresse point, mais hardis et fort habiles chasseurs. On les dresse de bonne heure pour les différentes chasses. Le soin de leur nourriture n’occupe jamais leurs maîtres ; ils ne vivent que de ce qu’ils peuvent trouver : aussi sont-ils toujours maigres, et si dépourvus de poil, que leur nudité les rend fort sensibles au froid. S’ils ne peuvent approcher du feu, où ils ne pourraient tenir tous quand il n’y aurait personne dans la cabane, ils se couchent sur les premiers lits qu’ils rencontrent, et souvent on se réveille la nuit, presque étouffé par une troupe de chiens. En vain s’efforce-t-on de les chasser, ils reviennent aussitôt. Leur importunité recommence au jour : ils ne voient paraître aucun aliment dont ils ne prétendent leur part. Un pauvre missionnaire, à demi couché proche du feu, luttant contre la fumée qui lui permet à peine de lire son bréviaire, est exposé aux insultes d’une multitude de chiens qui passent et repassent devant lui, en courant après un morceau de viande qu’ils ont aperçu. Lui présente-t-on quelque chose à manger, il est embarrassé à se défendre contre ceux qui l’attaquent de front ; et lorsqu’il croit sa portion sûre, il en vient un par-derrière qui lui en enlève la moitié, ou qui la fait tomber dans les cendres. Mais la faim devient souvent le pire de tous les maux. On a compté sur la chasse, qui ne donne pas toujours ; les provisions dont on s’est chargé s’épuisent bientôt. Quoique les sauvages sachent supporter la faim, ils se trouvent quelquefois réduits à de si grandes extrémités qu’ils y succombent. » Le missionnaire d’après lequel on écrit fut obligé, dans cette course, de manger des peaux d’anguilles et d’élans dont il avait raccommodé son habit ; après quoi il vécut de jeunes branches et de la plus tendre écorce des arbres. Sa santé n’en souffrit point ; mais la même épreuve en a fait périr quantité d’autres.

La guerre, dans toutes ces nations, est la plus solennelle comme la plus importante de leurs entreprises. Le P. Charlevoix, se trouvant, en 1721, au fort de Catarocoui, fut témoin de la manière dont elle s’annonce. Vers le milieu de la nuit, lorsqu’il pensait à se retirer, il entendit un horrible cri. On lui dit que c’était un cri de guerre ; et bientôt il vit une troupe de Missisagués qui entraient dans le fort en chantant. Ces sauvages, amis des Français, s’étaient laissé engager dans une guerre que les Iroquois faisaient aux Chéraquis, peuple assez nombreux qui habite un beau pays au sud du lac Érié. Trois ou quatre de ces braves, dans un équipage terrible, suivis de presque tous les sauvages qui demeuraient aux environs du fort, après avoir parcouru les cabanes en chantant leurs chansons militaires au son d’un instrument qu’ils nomment chichikoué, venaient faire entendre la même musique dans le fort à l’honneur du commandant : « J’avoue, dit le voyageur, que cette cérémonie inspire de l’horreur, et que jusqu’alors je n’avais pas encore si bien senti que j’étais chez des barbares. Leur chant a toujours quelque chose de lugubre ; mais ici je le trouvai effrayant. »

Il paraît que dans ces chansons on invoque le dieu de la guerre : c’est le même que les Hurons nomment Areskoui, et les Iroquois Agreskoué[1]. Quoi qu’il soit tout à la fois le souverain des dieux, le créateur et le maître du monde, le génie qui gouverne tout, et, suivant l’expression sauvage, le grand esprit, il est particulièrement invoqué pour les expéditions militaires, comme si la qualité qui lui fait le plus d’honneur était celle de dieu des armées. Son nom est le cri de guerre au fort du combat ; dans les marches même, on le répète souvent pour s’encourager et pour implorer son assistance.

Lever la hache, c’est déclarer la guerre, et chaque particulier en a le droit ; mais s’il est question d’une guerre dans les formes entre deux ou plusieurs nations, la manière de s’exprimer est de suspendre la chaudière ; on lui donne pour origine l’usage barbare de manger les prisonniers et ceux qui ont été tués, après les avoir fait bouillir. Une autre expression pour signifier qu’on va faire une guerre sanglante, est de dire simplement qu’on va manger une nation. S’il faut engager un allié dans sa querelle, on lui envoie une porcelaine, c’est-à-dire une grande coquille, pour l’inviter à boire du sang, ou, suivant les termes établis, du bouillon de la chair des ennemis. Quelquefois c’est un pavillon teint de sang qu’on envoie ; mais cet usage est moderne, et les sauvages en ont apparemment pris l’idée à la vue des pavillons blancs des Français et du pavillon rouge des Anglais. On croit même que nous nous en sommes servis les premiers avec eux, et qu’ils ont imaginé d’ensanglanter les leurs pour les déclarations de guerre. Le calumet s’emploie aussi, mais orné de plumes rouges. D’ailleurs, comme il est plus en usage pour les négociations et les traités de paix, on en remet la description à cet article.

Il est rare que les sauvages refusent la guerre lorsqu’ils y sont invités par leurs alliés. Souvent même, sans invitation, le moindre motif les y détermine, surtout celui de la vengeance ; car ils ont toujours à venger quelque injure, ancienne ou nouvelle, et le temps ne ferme jamais ces plaies. Aussi la paix est-elle toujours incertaine entre deux nations qui ont été long-temps ennemies. Le désir de remplacer les morts par les prisonniers, ou d’apaiser leurs ombres ; le caprice d’un particulier, un songe, et d’autres prétextes, font souvent partir pour la guerre une troupe d’aventuriers qui ne pensaient à rien moins le jour précédent. À la vérité, ces petites expéditions, qui se font sans l’aveu du conseil, et qui ne demandent pas de grands préparatifs, sont ordinairement sans conséquence ; mais, en général, on n’est pas fâché dans une nation de voir les jeunes gens s’exercer ; et l’on ne s’y oppose guère sans de fortes raisons : encore n’y emploie-t-on point l’autorité, parce que chacun est le maître de ses résolutions. On intimide les uns par de faux bruits ; on sollicite adroitement les autres ; on engage, par des présens, les chefs à rompre la partie ; ce qui n’est jamais fort difficile, puisqu’il ne faut qu’un songe, vrai ou supposé. Dans quelques nations, la dernière ressource est l’intervention des matrones, dont l’effet est presque toujours certain ; mais on n’y a recours que dans les occasions importantes.

Une guerre qui intéresse toute la nation ne se conclut pas si légèrement. Les inconvéniens et les avantages en sont long-temps balancés ; et pendant les délibérations on écarte avec beaucoup de soin tout ce qui pourrait inspirer quelque défiance à l’ennemi. Aussitôt que la guerre est résolue, on pense aux provisions d’armes et de vivres : elles ne demandent pas beaucoup de temps ; mais les cérémonies superstitieuses, qui sont fort variées parmi tous ces peuples, entraînent plus de longueurs. Celui qui doit commander ne pense à former son corps de troupes qu’après un jeûne de plusieurs jours, pendant lesquels il est peint de noir et n’a de communication avec personne. Son unique soin est d’invoquer jour et nuit son génie protecteur, et d’observer attentivement ses propres songes. Dans l’opinion qu’il a de lui-même, il croit la victoire certaine ; et cette présomption, commune à tous ces barbares, ne manque point de lui procurer des songes tels qu’il les désire. Après son jeûne, il assemble les guerriers, et, le collier de porcelaine à la main, il leur tient ce discours : « Mes frères, le grand-esprit autorise mes sentimens et m’inspire. Le sang d’un tel n’est point essuyé, son cœur n’est point couvert, et je veux m’acquitter de ce devoir. » Il continue d’exposer les motifs qui lui font prendre les armes ; ensuite il ajoute : « Ainsi je suis résolu d’aller dans tel pays lever des chevelures ou faire des prisonniers ; » ou bien : « Je veux manger telle nation. Si je péris dans cette glorieuse entreprise, ou si quelqu’un de ceux qui voudront m’accompagner y perd la vie, ce collier servira pour nous recevoir, et nous ne demeurerons pas couchés dans la poussière ou dans la boue ; » c’est-à-dire, comme le P. Charlevoix l’explique, que le collier sera pour celui qui prendra soin d’ensevelir les morts. En finissant, il met son collier à terre. Celui qui le prend se déclare par l’action même son lieutenant-général, et le remercie du zèle qu’il fait éclater pour la vengeance de son frère ou pour l’honneur de la nation. Aussitôt on fait chauffer de l’eau ; on ôte son masque noir au chef ; on accommode ses cheveux, qu’on graisse et qu’on peint ; on lui met différentes couleurs au visage ; enfin on le couvre de sa plus belle robe. Dans cette parure, il chante d’une voix sourde sa chanson de mort ; ensuite ses soldats, c’est-à-dire ceux qui se sont offerts pour l’accompagner, car on ne contraint personne, entonnent aussi l’un après l’autre leur chanson de guerre. Chacun a celle de sa famille, qu’il n’est pas permis aux autres de chanter.

Après ces préliminaires, qui se passent quelquefois dans un lieu écarté, le chef va communiquer son projet au conseil, et l’on en délibère. Lorsque l’entreprise est approuvée, il fait un festin, dont le principal et souvent l’unique mets est un chien. Quelques-uns prétendent qu’avant de mettre cet animal dans la chaudière, on l’offre au dieu de la guerre. Cette fête dure ou plutôt se réitère plusieurs jours ; mais quoique toute la nation en paraisse uniquement occupée, chaque famille prend des mesures pour s’assurer quelque part aux prisonniers. On fait des présens au chef, qui s’engage par sa parole, et qui donne même des gages. Au défaut de prisonniers, on demande des chevelures, et cette faveur s’obtient plus facilement. Chez les Iroquois, lorsqu’une expédition militaire est résolue, on met sur le feu la chaudière de guerre, et leurs alliés sont avertis d’y apporter quelque chose pour faire connaître qu’ils approuvent l’entreprise et qu’ils y veulent contribuer. Tous les particuliers qui s’enrôlent donnent au chef un morceau de bois, avec leur marque ; et celui qui retirerait sa parole après cet engagement serait déshonoré sans retour.

Le corps militaire n’est pas plus tôt formé qu’un nouveau festin succède. Toute la bourgade y est invitée ; et le chef, avant qu’on touche à rien, parle dans ces termes : « Mes frères, je sais que je ne suis pas encore un homme ; cependant vous n’ignorez pas que j’ai vu quelquefois l’ennemi d’assez près. Nous avons été tués : les os de tels et tels sont encore découverts et crient contre nous ; il faut les satisfaire : c’étaient des hommes ; comment avons-nous pu les oublier et demeurer si long-temps tranquilles sur nos nattes ? Enfin l’Esprit, qui s’intéresse à ma gloire, m’inspire de les venger. Jeunesse, prenez courage, rafraîchissez vos cheveux, peignez-vous le visage, remplissez vos carquois. Faisons retentir nos bois de chants guerriers : désennuyons nos morts ; apprenons-leur qu’ils seront vengés. »

Après les applaudissemens que ce discours ne manque point d’exciter, le chef s’avance au milieu de l’assemblée, son casse-tête à la main, et chante. Tous ses soldats lui répondent en chantant, et jurent de vaincre ou de périr. Leurs chansons et leurs sermens sont accompagnés de gestes fort expressifs ; mais il ne leur échappe rien qui marque la moindre dépendance. Tout se réduit à promettre beaucoup d’union et de courage. D’ailleurs l’engagement qu’ils prennent avec le chef l’assujettit lui-même à plusieurs devoirs. Chaque fois, par exemple, que dans les danses publiques un sauvage, frappant de sa hache le poteau qu’on dresse exprès au milieu du cercle, rappelle à l’assemblée ses plus belles actions, le chef est obligé de lui faire quelque présent. Les chants sont suivis de danses. Quelquefois ce n’est qu’une marche fière, mais cadencée : plus souvent ce sont des mouvemens assez vifs, et des figures qui représentent les opérations d’une campagne. Enfin le repas termine la cérémonie. Le chef militaire n’en est que spectateur la pipe à la bouche ; et c’est un usage assez commun dans tous les festins, que celui qui en fait les honneurs ne touche à rien. Les jours suivans, et jusqu’au départ des guerriers, il se passe mille autres singularités, mais si différentes dans chaque nation, que, pour ne pas donner trop d’étendue à cet article, on se borne à cet usage particulier des Iroquois : les plus anciens de la troupe guerrière font aux jeunes gens, surtout à ceux qui n’ont pas encore vu l’ennemi, toutes les insultes dont ils peuvent s’aviser. Ils leur jettent sur la tête des cendres chaudes. Ils leur font les plus sanglans reproches, ils les frappent, les accablent d’injures, et poussent cette comédie aux dernières extrémités. Il faut souffrir tout avec une insensibilité parfaite. Le moindre signe d’impatience ferait juger un jeune soldat indigne de porter jamais les armes.

Comme l’espérance d’éviter la mort et de guérir des blessures sert beaucoup à soutenir le courage, on prépare diverses sortes de drogues. C’est le soin des jongleurs de la nation. Un de ces imposteurs déclare qu’il va communiquer aux racines et aux plantes dont ils ont fait provision, la vertu de guérir toutes sortes de plaies, et celle même de rendre la vie aux morts. Il chante ; ses collègues lui répondent ; et l’on suppose que pendant leur concert la vertu médicale se répand sur toutes leurs drogues. Ensuite le principal jongleur en fait l’épreuve. Il commence par se faire saigner les lèvres ; il y applique son remède : le sang, qu’il suce avec adresse, cesse de couler, et les spectateurs applaudissent par des cris. Il prend un animal mort, et laisse aux curieux tout le temps de s’assurer qu’il est effectivement sans vie : lorsqu’il voit tous les assistans bien persuadés, il lui souffle dans la gueule des poudres d’herbes qui semblent le faire remuer. Les relations ajoutent que c’est à l’aide d’une canule qu’il lui insère sous la queue, et que, dans le fond, ces artifices n’en imposent à personne, mais qu’ils amusent le peuple. On en rapporte un autre qui est particulier aux Miamis, et peut-être à quelques autres nations de la Louisiane. Après le festin, les jongleurs placent sur une sorte d’autel, des peaux d’ours dont la tête est peinte en vert. Tous les sauvages passent devant, en fléchissant le genou ; et les jongleurs qui conduisent la bande portent un sac qui contient leurs simples et tout ce qu’ils emploient dans leurs opérations. Chacun s’efforce de se distinguer par des contorsions extraordinaires, et ceux qui en inventent de nouvelles reçoivent des applaudissemens. Ensuite tout le monde danse, avec beaucoup de confusion, au son du tambour et du chickikoué ; mais pendant la danse plusieurs sauvages feignent d’expirer, et les jongleurs leur mettent sur les lèvres une poudre qui les fait revivre. Cette farce, qui dure quelque temps, est suivie du sacrifice. Le président de la fête, accompagné de deux hommes et de deux femmes, commence par visiter toutes les cabanes, et met les deux mains sur la tête à tous les sauvages qu’il rencontre. Comme les victimes sont des chiens, on entend bientôt de toutes parts les cris de ces animaux qu’on égorge en fort grand nombre, et ceux des sauvages qui semblent affecter de les contrefaire. Après l’immolation, les viandes sont cuites dans les chaudières, offertes aux génies et mangées ; ensuite on brûle les os. Cependant les jongleurs ne cessent point de ressusciter de faux morts ; et la cérémonie se termine par des présens que chacun fait à ces imposteurs.

Depuis le moment où la guerre est résolue, jusqu’au départ des guerriers, on passe les nuits à chanter, et les jours à faire des préparatifs. On envoie chanter la guerre chez les voisins et les alliés qu’on a déjà disposés par des négociations secrètes. Si la marche doit se faire par eau, on construit ou l’on répare les canots ; si c’est en hiver, on se fournit de raquettes et de traîneaux. Les raquettes, sans lesquelles on ne peut voyager sur la neige, ont environ trois pieds de long et quinze ou seize pouces dans leur plus grande largeur ; leur forme est ovale ; excepté que le derrière se termine en pointe. De petits bâtons qui les traversent à cinq ou six pouces des deux bouts, servent à les affermir, et celui du devant est comme la corde d’une ouverture en arc, où l’on met le pied, qu’on y assujettit avec des courroies. Le tissu de la raquette est de lanière de cuir, large de deux lignes ; et le contour est d’un bois léger, durci au feu. On ne peut se servir de cette chaussure sans tourner un peu les genoux en dedans, et sans tenir les jambes écartées ; ce qui est d’abord assez gênant : mais l’habitude y fait trouver tant de facilité, qu’on croit n’avoir rien aux pieds. L’usage des raquettes est impossible avec nos souliers ; un Européen doit prendre ceux des sauvages, qui ne sont que des chaussons de peau boucanée, plissés par-dessus à l’extrémité du pied, et liés de plusieurs cordons. Les traîneaux, ou traînes en langage français du Canada, servent à porter le bagage, et, dans l’occasion, les malades et les blessés ; ce sont deux petites planches fort minces, chacune d’un demi-pied de largeur sur six ou sept de long. Les devans en sont un peu relevés, et les côtés sont bordés de petites bandes où l’on attache des courroies pour assujettir ce qu’on veut porter. Quelque charge qu’on y mette, un seul sauvage suffit pour traîner une de ces voitures, à l’aide d’une longue bande de cuir qui passe sur la poitrine, et qu’on appelle collier. Les mères se servent aussi de traîneaux pour porter leurs enfans dans leurs berceaux ; mais c’est sur le front qu’elles appuient leur collier.

Le jour du départ arrive, et les adieux se font avec tous les témoignages d’une vive tendresse. Chacun veut conserver quelque chose qui ait été à l’usage des guerriers. S’ils entrent dans une cabane, on prend leur robe pour leur en donner une meilleure ou d’égale bonté. Enfin ils se rendent chez le chef, qu’ils trouvent armé, comme il n’a pas cessé de l’être depuis qu’il porte ce titre. Il leur fait une courte harangue, et sort ensuite de sa cabane, en chantant sa chanson de mort. Tous le suivent à la file dans un profond silence, et la même discipline s’observe chaque jour au matin, lorsqu’on se remet en marche. Les femmes ont pris les devans avec les provisions ; aussitôt que les guerriers les rejoignent, ils leur remettent leurs robes, et demeurent presque nus, autant du moins que la saison le permet.

Autrefois les armes de ces peuples étaient l’arc et la flèche, avec une espèce de javelot armé de pointes d’os, et le macanas ou le casse-tête, qui était une petite massue de bois très-dure, dont la tête était ronde, mais tranchante d’un côté. La plupart n’avaient aucune arme défensive ; et s’ils attaquaient un retranchement, ils ne se couvraient le corps que de petites planches légères, ou d’un tissu de jonc ; ils employaient même alors des cuissarts et des brassarts de même matière. Mais cette armure n’étant point à l’épreuve des armes à feu, ils y ont renoncé, sans avoir rien trouvé à lui substituer. Les sauvages occidentaux se servent toujours de boucliers de peau fort légers, et capables de résister aux balles : on s’étonne que les autres nations n’aient pas pris d’eux cet usage. Lorsqu’ils peuvent se procurer des fusils, de la poudre et du plomb, ils abandonnent leurs flèches, et tirent très-juste. On s’est repenti plus d’une fois de leur en avoir donné dans le commerce, et l’on accuse les Hollandais d’avoir commence pendant qu’ils étaient en possession de la Nouvelle-York.

Les sauvages ont des enseignes pour se reconnaître et se rallier. Ce sont de petits morceaux d’écorce, coupés en rond, sur lesquels ils tracent la marque de leur nation ou de leur bourgade, et qu’ils mettent au bout d’une perche. Si le parti est nombreux, chaque famille a la sienne, avec sa marque distinctive. Les armes sont ornées aussi de différentes figures, quelquefois de la marque particulière du chef ; et chacun, suivant son caprice, a le visage peint de quelque horrible figure. Mais ce qui n’attire pas moins d’attention que les armes, et ce qui se conserve encore plus soigneusement, ce sont les Manitous, sous lesquels chacun se représente son génie protecteur. On les met tous dans un sac de jonc, peint de différentes couleurs ; et souvent, pour faire honneur au chef, on place ce sac à l’avant de son canot. Si le nombre des Manitous est trop grand pour un seul sac, ils sont distribués dans plusieurs, qu’on remet à la garde du lieutenant et des anciens de chaque famille. On y joint les présens qu’on a reçus, pour céder quelque part des prisonniers, avec les langues des animaux qu’on tue pendant la campagne, et qui doivent être offertes aux esprits.

Dans les marches par terre, le chef même part chargé de son sac, qu’on nomme sa natte ; mais il est en droit de se décharger de ce fardeau sur celui qu’il veut choisir ; et personne ne refuse cet office, parce qu’on y attache une distinction qui le rend fort honorable : il donne un droit de survivance pour le commandement, si le chef et son lieutenant meurent pendant la guerre.

Supposons le corps de troupes embarqué ; les canots s’éloignent d’abord un peu, et se tiennent fort serrés sur une même ligne ; alors le chef se lève, et, un chickikoué à la main, il entonne sa chanson, et ses soldats lui répondent en criant trois fois : He, d’un ton lugubre, et tiré avec effort du creux de la poitrine. Les anciens et les chefs du conseil, qui sont restés sur la rive, exhortent les guerriers au devoir, et surtout à se garantir de la surprise ; avis le plus nécessaire aux sauvages, et celui dont ils profitent le moins. Cette exhortation n’interrompt point le chef, qui chante toujours. Enfin les guerriers conjurent leurs parens et leurs amis de ne pas les oublier ; ensuite, poussant ensemble d’affreux hurlemens, ils partent avec une vitesse qui les fait bientôt disparaître. Les Hurons et les Iroquois n’ont pas l’usage du chickikoué dans leurs guerres ; mais ils en donnent à leurs prisonniers ; et cet instrument, qui est pour les autres un aiguillon de valeur, semble n’être parmi eux qu’une marque d’esclavage.

Les guerriers ne font ordinairement que de petites journées, surtout lorsqu’une troupe est nombreuse. D’ailleurs ils tirent des présages de tout ce qu’ils rencontrent en chemin ; et les jongleurs, dont l’office est de les expliquer, avancent et retardent leur marche à leur gré. Aussi long-temps qu’on ne se croit point dans un pays suspect, on néglige toutes sortes de précautions : chacun chasse de son côté, et souvent on ne trouverait pas deux ou trois guerriers ensemble ; mais à quelque distance qu’on ait pu s’écarter, tout le monde se rassemble à l’heure et dans le lieu marqué par le chef. On campe long-temps avant le coucher du soleil. L’usage commun est de laisser devant le camp un grand espace ; environné d’une palissade, ou plutôt d’une espèce de treillage, pour y déposer les Manitous. On les y invoque le soir, pendant une heure entière ; et cet acte de religion se renouvelle tous les matins avant le départ. Il dissipe toutes les craintes ; et l’armée dort ou marche tranquillement sous la protection des esprits. L’expérience n’ayant jamais détrompé ces barbares, on ne peut attribuer une si forte confiance qu’à l’excès de leur ignorance ou de leur paresse.

Lorsqu’ils arrivent à l’entrée des terres ennemies, ils s’arrêtent pour une cérémonie fort étrange. Le soir on fait un festin, après lequel on s’endort. Au réveil, ceux qui se souviennent d’avoir eu quelque songe vont de feu en feu, chantant leur chanson de mort, dans laquelle ils font entrer leurs songes, mais sous des expressions énigmatiques. Chacun s’efforce de les deviner ; et si personne n’y réussit, il est permis à ceux qui les ont eus de s’en retourner à leur bourgade. Cet usage est d’une grande ressource pour les poltrons. On fait ensuite de nouvelles invocations aux esprits ; on s’anime par des bravades et par des promesses mutuelles. Enfin la troupe se remet en marche, et si c’est par eau qu’on est venu, on quitte les canots, qu’on cache avec toute sorte de soins. Dès ce moment, on ne doit plus faire de feux, plus de cris, plus de chasse. Le silence doit être gardé jusqu’à ne se parler que par signes ; mais ces lois s’observent mal. Cependant on ne néglige point, à l’entrée de la nuit, d’envoyer des coureurs : s’ils reviennent deux ou trois heures après sans avoir rien vu, on s’endort ; et la garde du camp est encore abandonnée aux Manitous.

Aussitôt qu’on a découvert l’ennemi, on se hâte de le faire reconnaître ; et, sur le témoignage des coureurs, on tient conseil. L’attaque se fait ordinairement à la pointe du jour, temps où l’on suppose l’ennemi dans le plus profond sommeil ; et toute la nuit on se tient couché sur le ventre, sans changer de place. L’approche se fait dans la même posture, en se traînant sur les pieds et sur les mains, jusqu’à la portée des flèches ou du fusil. Alors tous se lèvent ; le chef donne le signal, auquel toute la troupe répond par d’horribles hurlemens. Elle fait en même temps sa première décharge ; et, sans laisser à l’ennemi le temps de se reconnaître, elle fond sur lui le casse-tête à la main. Depuis qu’aux casse-têtes de bois ces barbares ont substitué de petites haches, auxquelles ils donnent le même nom, les mêlées sont plus sanglantes. Après le combat, on lève les chevelures des morts et des mourans, et l’on ne pense à faire des prisonniers que lorsqu’on voit l’ennemi en pleine fuite sans aucune marque de résistance. Si l’on s’aperçoit qu’il se rallie, ou qu’il se couvre de quelque retranchement, on se retire, supposé du moins qu’il soit encore temps ; car, dans le doute, on prend la résolution de le pousser, et ces renouvellemens de combat coûtent quelquefois beaucoup de sang. Toutes les relations nous font une effrayante peinture d’un camp forcé. La férocité barbare des vainqueurs, et le désespoir des vaincus, qui savent à quel traitement ils doivent s’attendre s’ils tombent entre les mains de leurs ennemis, font faire aux uns et aux autres des efforts dont le seul récit fait frémir. Aussitôt que la victoire est certaine, les vainqueurs commencent par se défaire de ceux qu’ils auraient trop de peine à garder, et ne cherchent plus qu’à lasser les autres pour faire des prisonniers.

En général, on nous représente ces peuples naturellement intrépides, et capables, malgré leur férocité brutale, de conserver beaucoup de sang-froid dans l’action même. Cependant ils ne se mêlent et ne combattent en plein champ que lorsqu’ils ne peuvent l’éviter. On en donne pour raison qu’ils ne regardent point comme une victoire celle qui est teinte du sang des vainqueurs, et que la principale gloire du chef consiste à ramener ses soldats sans blessures et sans perte. Le P. Lafitau raconte que si deux ennemis qui se sont connus se rencontrent dans un combat, il se fait entre eux des dialogues assez semblables à ceux des héros d’Homère. Il serait difficile de supposer un entretien de cette nature dans une mêlée aussi vive qu’on l’a décrite ; mais on conçoit que, dans les petites rencontres, au passage d’un ruisseau, ou vis-à-vis d’un retranchement qu’on veut forcer, les guerriers peuvent se défier par quelques bravades. Leurs guerres, dit le P. Charlevoix, se font presque toujours par surprise. Autant ils négligent les précautions qui peuvent les mettre à couvert, autant apportent-ils d’adresse et de soin à surprendre. Ils ont un talent qui approche de l’instinct pour connaître si l’on a passé dans quelque lieu. Sur les herbes les plus courtes, sur la terre la plus dure, sur les pierres même ils découvrent des traces certaines ; et par les moindres figures, par leur distance, ils distinguent non-seulement les vestiges des hommes de ceux des femmes, mais ceux des nations différentes. J’ai douté long-temps, dit le même voyageur, s’il n’y avait pas de l’exagération dans ce que j’en entendais raconter ; mais il ajoute qu’il ne pouvait refuser sa confiance à l’unanimité des témoignages.

S’il se trouve quelques captifs que leurs blessures ne permettent pas de transporter, ils sont brûlés aussitôt ; et cette exécution se fait dans la première chaleur de la victoire ; ou lorsqu’on est pressé de se retirer. Ils ont ordinairement moins à souffrir que ceux qu’on réserve pour un supplice plus lent. L’usage, parmi quelques nations, oblige le chef du parti vainqueur de laisser sur le champ de bataille son casse-tête, après y avoir tracé la marque de sa nation, celle de sa famille, et son portrait, c’est-à-dire un ovale avec toutes les figures dont il s’est peint le visage. D’autres représentent toutes ces marques sur le tronc d’un arbre, ou sur une écorce, avec du charbon pilé et broyé, mêlé de quelques couleurs. On y ajoute des caractères hiéroglyphiques qui peuvent apprendre aux passans jusqu’aux moindres circonstances, non-seulement du combat, mais encore de tout ce qui s’est passé dans le cours de la campagne. On y reconnaît le chef par les marques ordinaires ; le nombre de ses exploits par autant de nattes ; celui des prisonniers par de petites figures d’hommes qui portent un bâton ou un chickikoué ; celui des morts par d’autres figures, mais sans tête, avec des différences qui font distinguer les hommes, les femmes et les enfans. La retraite des vainqueurs est toujours fort prompte, jusqu’à ce qu’ils se croient hors de danger ; et, de peur qu’elle ne soit retardée par leurs blessés, ils les portent tour à tour sur des brancards en été, et sur leurs traîneaux en hiver. En rentrant dans leurs canots, ils forcent leurs prisonniers de chanter ; et cet insultant triomphe se renouvelle chaque fois qu’ils rencontrent leurs alliés ou qu’ils passent sur leurs terres. Il en coûte un festin à ceux qui reçoivent cet honneur ; mais, en récompense, on les invite à caresser les captifs ; et les caresser, en langue de guerre, c’est leur faire tout le mal qu’on peut inventer. Cependant il se trouve des chefs qui les ménagent. Mais rien n’approche de l’attention qu’on apporte à les garder. Le jour ils sont liés par le cou et par les bras à une des planches du canot ; ou si la marche se fait par terre, ils sont menés à la chaîne. Pendant la nuit, on les étend nus au grand air, les jambes et les bras attachés à des pieux, et le cou si serré qu’ils ne peuvent remuer. D’autres cordes, qui leur serrent aussi les mains et les pieds, ont assez de longueur pour être passées sous leurs gardes ; de sorte qu’ils ne peuvent faire un mouvement dont on ne soit averti.

À quelque distance de la bourgade, les guerriers s’arrêtent, et le chef fait donner avis de son retour. Le député s’avance à la portée de la voix, et pousse différens cris qui donnent une idée générale du succès et des principaux événemens de la campagne. Il marque d’abord le nombre d’hommes qu’on a perdus par autant de cris de mort. Aussitôt les jeunes gens se détachent pour aller prendre d’autres informations ; souvent même toute la bourgade y court ; mais un seul homme aborde le député, apprend de lui les nouvelles qu’il apporte, et, se tournant à chaque fois vers ceux qui l’ont accompagné, il les répète d’une voix haute avec toutes leurs circonstances. On lui répond par des acclamations ou par des cris de douleur, suivant la nature des récits. Ensuite le député est conduit dans une cabane où les anciens recommencent les mêmes questions : lorsque la curiosité publique est satisfaite, un crieur invite la jeunesse à marcher au-devant des guerriers, et les femmes à leur porter des rafraîchissemens.

Dans plusieurs nations, on ne s’occupe d’abord qu’à pleurer ceux qu’on a perdus. Le député ne fait que des cris de mort. On ne va point au-devant de lui, mais en arrivant il trouve tout le monde assemblé ; il raconte en peu de mots les opérations de la campagne ; et se retire dans sa cabane, où l’on a soin de lui envoyer des vivres. Pendant quelques jours, toute la bourgade pleure les morts. Ensuite on annonce la victoire par un autre cri. Alors chacun essuie ses larmes et ne pense plus qu’à se réjouir.

Le moment où les femmes joignent les guerriers est comme l’ouverture du supplice des captifs. Ceux qu’on destine à l’adoption sont mis à couvert par leurs parens futurs, qu’on a soin de faire avertir, et qui les vont prendre assez loin pour les conduire à leurs cabanes par des chemins détournés : mais tous ceux qui sont destinés à la mort, ou dont le sort n’est pas encore décidé, sont abandonnés à la fureur des femmes qui portent des vivres aux guerriers ; et les étrangers, qui sont quelquefois témoins de cette scène, admirent que ces malheureux puissent résister à tous les maux qu’elles leur font souffrir. Si quelqu’une surtout a perdu dans la dernière action ou dans les guerres passées son fils ou son mari, ou quelque personne chère, fût-ce depuis trente ans, c’est une furie qui s’attache au premier qu’elle rencontre, et l’on n’entreprend point de représenter jusqu’où sa rage l’emporte ; toutes les lois de la pudeur et de l’humanité sont oubliées. Chaque coup qu’elle porte à sa victime ferait craindre qu’il ne fût mortel, si l’on ne savait combien ces barbares sont ingénieux à prolonger les plus horribles supplices. La nuit entière se passe au camp, dans toutes ces cruautés.

Le jour suivant est celui du triomphe des vainqueurs. On remarque, à l’honneur des Iroquois et de quelques peuples, qu’ils affectent dans cette occasion autant de modestie que de désintéressement. Les chefs entrent d’abord seuls dans la bourgade, sans aucun signe de leur victoire, gardent un profond silence, se retirent dans leurs cabanes, et ne marquent pas la moindre prétention sur les prisonniers. Chez d’autres nations, le chef, au contraire, marche à la tête de sa troupe de l’air d’un conquérant. Son lieutenant suit, précédé d’un crieur qui recommence les cris de mort. Les guerriers succèdent deux à deux. Entre les deux rangs marchent leurs prisonniers couronnés de fleurs, le visage et les cheveux peints, un bâton dans une main et le chickikoué dans l’autre, le corps presque nu, les bras liés au-dessus du coude, avec une corde dont les deux guerriers tiennent les bouts. Ces infortunés chantent sans cesse leur chanson de mort au son du chickikoué ; et ce chant, dit-on, a quelque chose de lugubre et de fier. Les captifs n’ont pas l’air humilié ni souffrant. On nous donne le sens de leurs chansons. « Je suis brave, je suis intrépide ; je ne crains ni la mort ni les tortures. Ceux qui les redoutent sont des lâches, et moins que des femmes. La vie n’est rien pour un homme de courage. Que le désespoir et la rage étouffent mes ennemis ! Que ne puis-je les dévorer et boire leur sang jusqu’à la dernière goutte ! »

On les arrête par intervalle ; on s’attroupe autour d’eux, et non-seulement on danse, mais on les fait danser. Ils paraissent obéir volontiers. Ils racontent les plus belles actions de leur vie ; ils nomment tous ceux qu’ils ont tués ou brûlés. Ils font remarquer particulièrement ceux dont ils jugent qu’on a dû regretter vivement la perte. Il semble que leur vue soit d’animer contre eux les arbitres de leur sort. En effet, cette vanité leur coûte cher, et leurs bravades mettent en fureur ceux qui les entendent ; mais, à juger de leur disposition par leur air et leur langage, on croirait qu’ils prennent plaisir à leurs tourmens. Quelquefois on les oblige de courir entre deux rangées d’hommes armés de pierres et de bâtons, qui frappent sur eux comme s’ils voulaient les assommer. Cependant il n’arrive jamais qu’ils y succombent : quoiqu’on paraisse frapper à l’aveugle, et que la seule fureur semble conduire le bras, on observe de ne pas donner de coups qui puissent mettre la vie en danger. Dans leur marche, chacun a droit de les arrêter pour leur faire quelque insulte : il leur est permis de se défendre, mais on sent qu’ils ne peuvent jamais être les plus forts. Lorsqu’ils sont entrés dans la bourgade, on les conduit de cabane en cabane, et partout ils reçoivent quelque traitement cruel. Dans l’une, on leur arrache un ongle ; dans une autre, on leur coupe un doigt, tantôt avec les dents, tantôt avec un mauvais couteau qu’on emploie comme une scie. Un vieillard leur déchire la chair jusqu’aux os ; un enfant les perce en mille endroits d’une alêne ; une femme les fouette impitoyablement jusqu’à ce que les bras lui tombent de lassitude. Mais les guerriers, quoiqu’ils soient encore leurs maîtres, ne mettent jamais la main sur eux. On ne peut même les mutiler sans leur permission, qu’ils accordent rarement, et c’est la seule vengeance qui soit exceptée. S’ils sont promenés dans plusieurs villages, soit de la même nation, soit de ses voisins ou de ses alliés, qui demandent cette espèce de participation à la victoire, ils y sont reçus avec les mêmes excès de barbarie.

On travaille ensuite à leur répartition, et leur sort dépend de ceux auxquels ils sont livrés. Après la délibération du conseil, tout le monde est invité à s’assembler dans une place où la distribution se fait sans contestation et sans bruit. Les femmes qui ont perdu leurs maris ou leurs enfans à la guerre ont ordinairement la première part au partage. On satisfait ensuite aux engagemens que les guerriers ont pris avant leur départ. S’il ne se trouve point assez de captifs, on y supplée par des chevelures, et ceux qui en obtiennent s’en parent aux jours de fête ; le reste du temps, elles demeurent suspendues à la porte des cabanes. Mais si le nombre des prisonniers excède celui des prétendans, on fait présent du surplus aux alliés. D’ailleurs un chef ne se remplace que par un chef, ou par deux ou trois esclaves, qui ne sont pas moins brûlés quand ceux qu’ils remplacent seraient morts de maladie. Les Iroquois destinent toujours quelques prisonniers pour le public, et c’est le conseil qui en dispose. Cependant les mères de famille peuvent encore casser cette disposition, et donner la vie ou la mort à ceux mêmes qui ont reçu leur sentence du conseil. Dans les nations où les guerriers ne se dépouillent pas entièrement de leur droit sur les captifs, ceux en faveur desquels le conseil en a disposé sont obligés de les leur remettre, s’ils l’exigent ; mais ils le font rarement, et la même loi les oblige alors de rendre les gages qu’ils avaient reçus.

En général, la plupart des prisonniers de guerre sont condamnés à la mort, ou tombent dans un esclavage fort dur, qui ne les assure jamais de la vie. Quelques-uns sont adoptés ; et dès ce moment leur condition ne diffère plus de celle des enfans de la nation. En entrant dans tous les droits de ceux dont ils occupent la place, souvent la reconnaissance ou l’habitude leur fait prendre de si bonne foi l’esprit national, qu’ils ne font pas difficulté de porter la guerre dans leur patrie. On observe que les Iroquois ne se sont soutenus que par la politique : leurs guerres continuelles avec la plupart des autres nations les auraient réduits presqu’à rien, s’ils n’avaient toujours naturalisé une partie de leurs prisonniers.

Quelquefois, au lieu d’en envoyer l’excédant à d’autres villages, on en donne à divers particuliers qui n’y avaient aucune prétention ; mais le pouvoir qu’on leur laisse sur eux ne les dispense pas de se conduire par l’avis du conseil. Un sauvage à qui l’on fait présent d’un esclave l’envoie prendre par quelqu’un de sa famille, et le fait attacher à la porte de sa cabane. Ensuite il assemble les chefs du conseil, et, leur déclarant ses propres intentions, il leur demande ce qu’ils en pensent. Ordinairement leur avis est conforme à ses désirs. S’il prend le parti d’adopter l’esclave, pour réparer quelque perte de sa famille, les chefs lui disent : « Il y a long-temps que nous sommes privés d’un tel, ton parent ou ton ami, qui était le soutien de notre bourgade ; il faut qu’il reparaisse ; il nous était trop cher pour différer davantage à le faire revivre. Nous le remettons sur ta natte, dans la personne de ce prisonnier. » Cependant il y a des particuliers si considérés, qu’en leur faisant présent d’un captif on ne leur impose aucune condition ; et le conseil, en le remettant entre leurs mains, s’exprime alors dans ces termes : « On te donne de quoi réparer la perte d’un tel, et nettoyer le cœur de ton père, de ta mère, de ta femme et de tes enfans. Soit que tu veuilles leur faire boire du bouillon de cette chair, ou que tu aimes mieux remettre le mort sur sa natte dans la personne de ce captif, tu peux en disposer à ton gré. » Un esclave qu’on adopte ainsi est conduit à la cabane où il doit demeurer : on commence par le délivrer de ses liens ; on fait ensuite chauffer de l’eau pour lui laver toutes les parties du corps ; on panse ses plaies, s’il en a ; on n’épargne rien pour lui faire oublier les maux qu’il a soufferts ; on le nourrit bien ; on l’habille proprement ; en un mot, on ne traiterait pas mieux celui qu’il ressuscite ; c’est l’expression des sauvages. Quelques jours après on fait un festin, dans lequel on lui donne solennellement le nom du mort qu’il remplace, et dont il contracte toutes les obligations comme il entre dans tous ses droits.

Ceux qu’on destine à la mort sont quelquefois aussi bien traités, dans les premiers temps de leur esclavage, et même jusqu’au moment de l’exécution, que s’ils avaient le bonheur d’être adoptés. Comme ils doivent être immolés au dieu de la guerre, ce sont des victimes qu’on engraisse pour le sacrifice. On leur cache ordinairement leur sort, parce qu’il faudrait les garder avec trop de soin s’ils en étaient informés ; et, dans le favorable espoir qu’on leur laisse, la seule différence qu’on mette entre eux et les autres, est de leur noircir entièrement le visage. Ils sont traités d’ailleurs avec toutes sortes d’égards : on ne leur parle qu’avec amitié ; on leur donne les noms de fils, de neveux, suivant la qualité de celui dont leur mort doit apaiser les mânes, et qu’ils s’attendent néanmoins à remplacer. On leur abandonne même des filles pour leur servir de femmes pendant le temps qui leur reste à vivre. Mais lorsque l’exécution approche, si c’est une mère ou une femme à laquelle il ait été livré, elle devient tout d’un coup une furie, qui passe des plus tendres caresses aux derniers excès de rage. Elle commence par invoquer l’ombre de celui qu’elle veut venger. « Approche, lui dit-elle ; on va t’apaiser. On te prépare un festin : bois à longs traits de ce bouillon que je vais verser pour toi. Reçois le sacrifice que je te fais par la mort de ce guerrier. Il sera brûlé et mis dans la chaudière ; on lui appliquera des haches ardentes ; on lui enlèvera la chevelure ; on boira dans son crâne. Tu ne feras donc plus de plaintes ; tu seras pour jamais satisfaite. » Le père Charlevoix assure que, malgré quelque variété dans les termes, la substance de ces formules est toujours la même. Un crieur fait sortir le captif de la cabane, déclare les intentions du maître ou de la maîtresse de son sort, et finit par exhorter les jeunes gens à bien faire. Un autre s’adresse au patient et lui dit : « Mon frère, prends courage ; nous t’allons brûler. » Il répond froidement : « Tu fais bien ; je te remercie. » Aussitôt il s’élève un cri dans toute l’habitation, et le prisonnier est conduit au lieu du supplice.

L’usage commun est de le lier à un poteau par les deux mains et par les deux pieds, mais de manière qu’il puisse aisément tourner autour du poteau. Quelquefois, lorsque l’exécution se fait dans une cabane d’où l’on n’appréhende point qu’il s’échappe, on lui laisse les mains et les pieds libres, avec le pouvoir de courir d’un bout à l’autre. Avant que le supplice commence, il chante pour la dernière fois sa chanson de mort : ensuite il fait le récit de ses exploits, et presque toujours dans des termes insultans pour ceux qui l’entendent ; après quoi, les exhortant à ne pas l’épargner, il leur recommande de se souvenir qu’il est homme et bon guerrier. Un voyageur, réfléchissant sur ces scènes tragiques et barbares, en a porté un jugement qu’on soumet à celui du lecteur. « Si le patient chante à pleine voix, dit-il, s’il insulte et défie ses bourreaux, comme on leur voit faire presqu’à tous, jusqu’au dernier soupir, il y a dans cette conduite une fierté qui élève l’esprit, qui le transporte, qui le distrait un peu de ses souffrances, et qui l’empêche même de marquer trop de sensibilité. D’ailleurs les mouvemens qu’il se donne font une véritable diversion, émoussent le sentiment, produit le même effet, et plus d’effet même que les cris et les larmes ; enfin il sait qu’il n’y a point de grâce à espérer, et le désespoir donne des forces. » Le même voyageur ajoute « que cette espèce d’insensibilité n’est pas aussi universelle que d’autres se l’imaginent, et qu’il n’est pas rare de voir pousser à ces misérables des cris capables de percer les cœurs les plus durs, mais qui n’ont pas d’autre effet que de réjouir les acteurs et les assistans. » À l’égard de ce qui produit dans les sauvages une inhumanité qui révolte la nature, il croit qu’ils sont parvenus à cet excès par degrés ; que l’usage les y accoutume insensiblement ; « que l’envie de voir faire une lâcheté à leur ennemi, les insultes qu’il ne cesse pas de faire à ses bourreaux, le désir de la vengeance, passion dominante de ces peuples, qui ne peut être assouvie pendant que le courage de celui qui en est l’objet ne paraît point abattu ; enfin que la superstition, cause encore plus puissante, y entrent pour leur part. »

On ne s’arrêtera point au détail de ces horribles exécutions, d’autant moins qu’elles n’ont pas de méthode uniforme, ni d’autre règle que la férocité et le caprice. Souvent les acteurs sont au même nombre que les spectateurs, c’est-à-dire que tous les habitans de la bourgade, hommes, femmes et enfans, deviennent autant de bourreaux. Ceux de la cabane où le captif a vécu sont les seuls qui s’abstiennent de le tourmenter ; c’est du moins l’usage de plusieurs nations. Ordinairement on commence par brûler les pieds, ensuite les jambes, et successivement les autres parties, en remontant jusqu’à la tête. Souvent le supplice dure une semaine entière. Les moins épargnés sont ceux qui, étant déjà tombés dans l’esclavage, ont pris la fuite après avoir été adoptés, et sont redevenus prisonniers. On les regarde comme des enfans dénaturés, ou des ingrats qui ont pris parti contre leurs parens et leurs bienfaiteurs, et la vengeance n’a point de bornes.

Lorsque le patient n’est pas lié, soit qu’on l’exécute dans la cabane ou dehors, il lui est permis de se défendre : ses tourmens redoublent, mais il accepte cette liberté bien moins dans l’espoir de sauver sa vie que pour venger sa mort et pour mourir en guerrier. On nous donne, sur des témoignages oculaires, un exemple de la force et du courage que ces deux passions peuvent inspirer. Un capitaine iroquois, du canton d’Oneyouth, avait mieux aimé braver le péril que de se déshonorer par la fuite. Il se battit long-temps en homme qui veut périr les armes à la main ; mais les Hurons qu’il avait en tête voulaient l’avoir vif et le prirent. La bourgade où il fut conduit avait quelques missionnaires, auxquels on laissa la liberté de l’entretenir : il lui trouvèrent une docilité dont ils surent profiter pour le convertir, et l’ayant instruit, il lui donnèrent le baptême. Peu de jours après il fut brûlé avec plusieurs de ses compagnons, et sa constance étonna les sauvages mêmes. Comme il n’était pas lié, il se crut en droit, malgré sa conversion, de faire à ses ennemis tout le mal dont il était capable. On l’avait fait monter sur une espèce de théâtre, où le feu lui fut appliqué à toutes les parties du corps par un si grand nombre d’ennemis, qu’il ne put leur résister ; mais il parut d’abord insensible. Un de ses compagnons qu’on tourmentait assez près de lui, ayant donné quelques marques de faiblesse, il prit soin de l’animer à la patience, et ses exhortations eurent tant de pouvoir, qu’il eut la satisfaction de le voir mourir en brave. Alors on retomba sur lui avec une fureur qui semblait devoir le mettre en pièces : il n’en parut pas ému ; et ses bourreaux étaient embarrassés à lui trouver quelque endroit sensible, lorsqu’un d’eux s’avisa de lui cerner la peau de la tête et de la lui arracher avec violence. La douleur le fit tomber sans aucune marque de connaissance. On le crut mort, et chacun se retira. Un moment après il revint de cet évanouissement, et, ne voyant plus personne autour de lui, il prit des deux mains un gros tison de feu, rappela ses bourreaux, et les défia de s’approcher. Sa résolution les surprit ; ils poussèrent d’affreux hurlemens, s’armèrent, les uns de tisons ardens, les autres de fers rougis au feu, et fondirent sur lui tous ensemble. Ils les reçut avec une vigueur qui les fit reculer ; le feu lui servit de retranchement d’un côté ; il s’en fit un autre avec les échelles dont on s’était servi pour monter sur l’échafaud, et, cantonné dans son propre bûcher, il fut quelque temps la terreur d’une bourgade entière. Un faux pas qu’il fit en voulant éviter un tison qui lui fut lancé, le fit tomber au pouvoir de ses ennemis, et ces furieux lui firent payer bien cher la frayeur qu’il venait de leur causer. Après avoir épuisé leurs propres forces à le tourmenter, ils le jetèrent au milieu d’un grand brasier, et l’y laissèrent, dans l’opinion qu’il y serait bientôt étouffé. Ils furent trompés : lorsqu’ils y pensaient le moins, ils le virent descendre de l’échafaud armé de tisons, et courir vers le village comme s’il y eût voulu mettre le feu. Tout le monde en fut glacé d’effroi, et personne n’eut la hardiesse de se présenter à lui pour l’arrêter ; mais, à quelques pas des premières cabanes, un bâton qu’on lui jeta de loin entre les jambes le fit tomber, et l’on alla sur lui avant qu’il eût pu se relever. On lui coupa d’abord les pieds et les mains ; on le roula sur des charbons embrasés ; enfin on le mit sur un tronc d’arbre tout en feu. Alors toute la bourgade fit un cercle autour de lui pour goûter le plaisir de le voir brûler. Son sang, qui coulait de toute part, éteignait presque le feu ; mais on n’appréhendait plus aucun effort d’un mourant : cependant il en fit un dernier qui renouvela le trouble. Il se traîna sur les coudes et sur les genoux avec une vigueur et un air menaçant qui écartèrent les plus proches, moins de frayeur, à la vérité, que d’étonnement, car il était trop mutilé pour leur nuire. Dans ce moment, les missionnaires, qu’on donne ici pour témoins, s’étant approchés de lui et lui ayant remis devant les yeux les sentimens de religion qu’ils lui avaient inspirés, il les écouta tranquillement, et ne parut plus occupé d’autres soins ; bientôt un Huron le prit par-derrière et lui coupa la tête.

On peut observer qu’il est assez étonnant que des missionnaires aient pu être témoins de pareilles horreurs, et que, s’ils en ont eu le courage, ce n’était pas au patient que leurs exhortations devaient s’adresser.

Mais si ces peuples font la guerre en barbares, on assure que, dans leurs traités de paix, et dans toutes leurs négociations, ils ont autant de noblesse que d’habileté. Jamais il n’est question parmi eux de conquérir et d’étendre les bornes de leur pays ; la plupart ne connaissent pas même de véritable patrie, et ceux qui se croient maîtres de leurs terres n’en sont point jaloux, jusqu’à trouver mauvais qu’on vienne s’y établir, pourvu qu’on n’entreprenne point de gêner leur liberté. Il ne s’agit donc dans leurs traités que de se faire des alliés contre des ennemis qu’ils redoutent, de finir une guerre qui devient ruineuse aux deux partis, ou plutôt de suspendre les hostilités ; car on a déjà fait observer que les guerres nationales sont éternelles entre les sauvages, et qu’il faut peu compter sur un traité de paix, lorsqu’un des deux partis recommence à donner de la jalousie à l’autre.

On a parlé des ligues qui se font pour la guerre. Quoique le calumet y serve aussi, son usage, surtout chez les nations du sud et de l’ouest, est plus commun pour les négociations de paix. Il passe pour un présent du soleil. C’est proprement une pipe dont le tuyau est fort long, et dont la tête a la figure de nos anciens marteaux d’armes. Cette tête est ordinairement composée d’une sorte de marbre rougeâtre fort aisé à travailler, qui se trouve en abondance dans le pays des Ajoués. Le tuyau est d’un bois léger, peint de différentes couleurs, orné de têtes, de queues et de plumes des plus beaux oiseaux. L’usage est de fumer dans le calumet quand on l’accepte, et cette acceptation devient un engagement sacré dont tous les sauvages sont persuadés que le Grand Esprit punirait l’infraction. Si l’ennemi présente un calumet au milieu d’un combat, il est accepté ; on doit mettre sur-le-champ les armes bas. Il y a des calumets pour toute sorte de traités. Dans le commerce on n’est pas plus tôt convenu de l’échange, qu’on présente un calumet pour le cimenter. S’il est question de guerre, non-seulement le tuyau, mais les plumes même doivent être rouges. Quelquefois elles ne le sont que d’un côté ; et suivant leur disposition, on reconnaît à quelle nation ceux par lesquels ils est présenté veulent déclarer la guerre. Il ne paraît pas douteux que l’intention des sauvages, en faisant fumer dans le calumet ceux dont ils recherchent l’alliance ou le commerce, ne soit de prendre le soleil pour témoin et pour garant de leurs traités ; car on assure qu’ils ne manquent jamais d’en pousser la fumée vers cet astre. La grandeur et les ornemens des calumets qu’on présente aux personnes de distinction, et dans les occasions importantes, n’ont pas vraisemblablement d’autre motif que le respect qu’on doit aux supérieurs et aux grandes affaires. C’est aux Panis, nation établie sur les bords du Missouri, et qui s’étend assez loin vers le Nouveau-Mexique, que le soleil, suivant la tradition des sauvages, a donné le calumet : mais apparemment les Panis, comme beaucoup d’autres peuples, ont voulu relever par le merveilleux un usage dont ils étaient les auteurs, et tout ce qu’on peut conclure de cette opinion, c’est qu’étant peut-être les premiers de cette partie du continent de l’Amérique qui aient rendu un culte au soleil, ils sont aussi les premiers qui aient fait du calumet un symbole d’alliance.

Avant l’ouverture, et pendant toute la durée des négociations, le principal soin des sauvages est d’éloigner l’idée qu’ils fassent les premières démarches, ou du moins de persuader à leurs ennemis que la crainte et la nécessité n’y ont aucune part. Un négociateur ne rabat rien de sa fierté dans le plus fâcheux état des affaires, et souvent il a l’adresse de faire croire aux vainqueurs dont il veut arrêter les succès, que leur intérêt les oblige de faire finir les hostilités. Il est intéressé lui-même à mettre en usage tout ce qu’il a d’esprit et d’éloquence ; car si ses propositions ne sont pas goûtées, il n’est pas rare qu’un coup de hache soit l’unique réponse qu’on lui fasse. Non-seulement il est obligé d’abord de se tenir sur ses gardes, mais, après s’être garanti de la première surprise, il doit compter d’être poursuivi et brûlé, s’il se laisse prendre. Ces violences sont toujours colorées de quelques prétextes, tels que ceux de vengeance et de représailles. Quantité de jésuites qui demeuraient dans les bourgades sauvages, sous la sauvegarde publique, et comme les agens ordinaires de la colonie française s’y sont vus exposés à devenir les victimes du moindre ressentiment. D’un autre côté, on ne fit pas sans admiration que des peuples qui ne font pas la guerre par intérêt, qui portent le désintéressement jusqu’à ne se charger jamais de la dépouille des vaincus, et à ne pas toucher même aux habits des morts, en un mot, qui ne prennent les armes que pour la gloire ou pour se venger de leurs ennemis, soient exercés dans le manége de la plus fine politique. Ils entretiennent, dit-on, des pensionnaires chez leurs ennemis, et l’on assure que, par l’effet d’une autre prudence qui les porte à se défier des avis intéressés, ils n’en reçoivent point de ces ministres secrets, s’ils ne sont accompagnés de quelque présent.

C’est ici l’occasion de donner un exemple de leur éloquence. Entre plusieurs traits de cette nature qui se trouvent répandus dans nos relations et dans celles des Anglais, on en choisit un qui représente à la fois le caractère d’éloquence des sauvages, et la méthode que les Européens emploient, à leur imitation, pour s’expliquer avec eux. En 1684, La Barre, gouverneur-général de la Nouvelle France, craignant quelque irruption de la part des Iroquois, qui s’étaient rendus plus redoutables que jamais, et qui avaient aussi leurs sujets de plainte, engagea d’Iberville (gentilhomme canadien dont on a déjà loué le mérite, et si considéré de cette fière nation, qu’elle lui avait donné par estime et par amitié le nom d’Akouessan, qui signifie la perdrix) à lui amener quelques anciens auxquels il se flattait encore d’inspirer le goût de la paix, ou d’imposer par sa fermeté. Il s’était avancé jusqu’au fort de Catarocoui, avec un corps de troupes qu’il voulait faire passer pour une simple escorte ; et d’Iberville revint en effet avec un des principaux chefs des Onontagués, qui se nommait Grangula, suivi de trente jeunes guerriers ; mais, dans l’intervalle, une partie des troupes françaises fut affligée de diverses maladies. Cette disgrâce ne put être cachée aux sauvages, parce que plusieurs d’entre eux qui entendaient un peu le français se glissèrent pendant la nuit derrière les tentes, où les discours inconsidérés de quelques soldats leur rendirent témoignage de l’état des malades. Cependant, deux jours après leur arrivée, le chef fit dire à La Barre qu’il était prêt à l’entendre, et l’assemblée se tint entre les deux camps.

Grangula s’assit à la manière orientale, au milieu de ses guerriers qui prirent la même posture. Il avait la pipe à la bouche, et le grand calumet de paix était vis-à-vis de lui, avec un collier. La Barre, assis dans un grand fauteuil, avait des deux côtés une file d’officiers français. Il ouvrit la conférence par la bouche de son interprète.

« Le roi, mon maître, informé que les cinq nations iroquoises contreviennent depuis long-temps à la paix, m’a donné ordre de me transporter ici avec une escorte, et d’envoyer Akouessan au village des Onontagués pour engager les principaux chefs à s’approcher de mon camp. L’intention de ce grand monarque est que nous fumions ensemble, toi et moi, dans le grand calumet de paix, pourvu que tu me promettes au nom des Tsonontouans, des Goyoguans, des Onontagués, des Oneyouths et des Agniés, de donner une entière satisfaction à ses sujets, et de ne rien faire à l’avenir qui puisse causer une fâcheuse rupture.

» Les cinq nations iroquoises ont pillé, ruiné et maltraité tous les coureurs de bois qui allaient en traite chez les Illinois, les Ouamis, et les autres peuples enfans de mon roi. Comme ils ont agi dans ces occasions contre les traités conclus avec mon prédécesseur, je suis chargé de leur en demander réparation, et de leur signifier qu’en cas de refus et de récidive, j’ai ordre exprès, de leur déclarer la guerre. Ce collier affermit ma parole.

» Les guerriers des cinq nations ont introduit les Anglais dans les lacs du roi mon maître, et chez les peuples ses enfans, pour détruire le commerce de ses sujets, et pour obliger ces nations à se soustraire à l’obéissance qu’elles lui doivent. Il les y ont menés, malgré les défenses du dernier gouverneur de New-York, qui prévoyait les risques où il exposait les uns et les autres. Je veux bien oublier ces démarches ; mais si elles se renouvellent, j’ai ordre exprès de vous déclarer la guerre. Ce collier affermit ma parole.

» Ces mêmes guerriers ont fait plusieurs incursions barbares chez les Illinois et les Otamis ; ils y ont massacré hommes, femmes et enfans ; pris, lié et emmené un nombre infini d’Américains de ces deux nations qui se croyaient en sûreté dans leurs villages au milieu de la paix. Ces peuples, qui sont enfans de mon roi, doivent cesser d’être vos esclaves. Il faut leur rendre la liberté et les renvoyer dans leur pays. Si les cinq nations le refusent, j’ai ordre de leur déclarer la guerre. Ce collier affermit ma parole.

» Voilà ce que j’avais à dire à Grangula, à qui je m’adresse pour rapporter aux cinq nations la déclaration que le roi mon maître m’a donné ordre de leur faire. Il ne voudrait pas qu’ils l’obligeassent d’envoyer une puissante armée pour entreprendre une guerre qui leur serait fatale. Il serait fâché aussi que ce fort de Catarocoui, qui est un ouvrage de paix, servît de prison à vos guerriers. Empêchons de part et d’autre que ce malheur n’arrive. Les Français, qui sont frères et amis des cinq nations, ne troubleront jamais leur repos, pourvu qu’elles donnent la satisfaction que je leur demande, et que les traités soient désormais observés. Je serais au désespoir que mes paroles ne produisissent pas l’effet que j’en attends ; car je serais alors obligé de me joindre au gouverneur de New-Yorck, qui, par l’ordre du roi son maître, m’aiderait à brûler les cinq villages et à vous détruire. Ce collier affermit ma parole. »

L’interprète ayant cessé de parler, Grangula, qui, pendant ce discours, ne regardait que le bout de sa pipe, se leva, fit cinq ou six tours dans le cercle, composé de sauvages et de Français, revint à sa place, se plaça debout devant le général, et, le regardant d’un œil fixe, lui répondit dans ces termes :

« Onnontio[2], je t’honore. Tous les guerriers qui m’accompagnent t’honorent aussi. Ton interprète a fini son discours, je vais commencer le mien. Ma voix court à ton oreille : écoute mes paroles :

» Onnontio, il fallait que tu crusses, en partant de Québec, que l’ardeur du soleil eût embrasé les forêts qui rendent notre pays inaccessible aux Français, ou que le lac les eût tellement inondées, que nos cabanes se trouvant environnées de ses eaux, il nous fut impossible d’en sortir. Oui, Onnontio, il faut que tu l’aies cru, et que la curiosité de voir tant de pays brûlés ou submergés t’ait porté jusqu’ici. Tu es maintenant désabusé, puisque moi et mes guerriers venons ici t’assurer que les Tsonontouans, les Goyoguans, les Onéyouths et les Agniés n’ont pas encore péri. Je te remercie en leur nom d’avoir rapporté sur leurs terres ce calumet de paix que ton prédécesseur a reçu de leurs mains. Je te félicite en même temps d’avoir laissé sous terre la hache meurtrière qui a rougi tant de fois du sang des Français. Écoute, Onnontio, je ne dors point, j’ai les yeux ouverts, et le soleil qui m’éclaire me fait découvrir à la tête d’une troupe de guerriers un grand capitaine qui parle en sommeillant. Il dit qu’il ne s’est approché de ce lac que pour fumer dans le grand calumet de paix avec les Onontagués ; mais Grangula sait, au contraire, que c’était pour leur casser la tête, si tant de vrais Français ne s’étaient affaiblis. Je vois qu’Onnontio rêve dans un camp de malades, à qui le Grand Esprit a sauvé la vie par des infirmités.

» Écoute, Onnontio : nos femmes avaient pris les casse-têtes ; nos enfans et nos vieillards portaient déjà l’arc et la flèche à ton camp, si nos guerriers ne les eussent retenus et désarmés, lorsque ton ambassadeur Akouessan parut dans mon village. C’en est fait, j’ai parlé.

» Écoute, Onnontio, nous n’avons pas pillé d’autres Français que ceux qui portaient des fusils, de la poudre et des balles aux Otamis et aux Illinois, nos ennemis, parce que ces armes auraient pu leur coûter la vie. Nous avons fait comme les jésuites, qui cassent tous les barils d’eau-de-vie qu’on porte dans nos villages, de peur que les ivrognes ne leur cassent la tête. Nos guerriers n’ont point de castors pour payer toutes les armes qu’ils ont pillées, et les pauvres vieillards ne craignent point la guerre. Ce collier contient ma parole.

» Nous avons introduit les Anglais dans les lacs pour y trafiquer avec les Otaouais et les Hurons, de même que les Algonquins ont conduit les Français à nos villages, que les Anglais disent leur appartenir. Nous sommes nés libres : nous ne dépendons ni d’Onnontio, ni de Corlar[3]. Il nous est permis d’aller où nous voulons, d’y conduire qui bon nous semble, d’acheter et de vendre à qui il nous plaît. Si tes alliés sont tes esclaves ou tes enfans, traite-les comme des esclaves ou comme des enfans, ôte-leur la liberté de recevoir chez eux d’autres gens que les tiens. Ce collier contient ma parole.

» Nous avons cassé la tête aux Illinois et aux Otamis, parce qu’ils ont coupé les arbres de paix qui servaient de limites à nos frontières. Ils sont venus faire de grandes chasses de castors sur nos terres, et ont enlevé mâles et femelles, contre la coutume de tous les sauvages. Ils ont attiré les Chouanous dans leur pays et dans leur parti. Ils leur ont donné des armes à feu, après avoir médité de mauvais desseins contre nous. Nous avons moins fait que les Anglais et les Français qui, sans droit, ont usurpé les terres qu’ils possèdent sur plusieurs nations qu’ils ont chassées de leurs pays, pour bâtir des villes, des villages et des forteresses. Ce collier contient ma parole.

» Écoute, Onnontio : ma voix est celle des cinq cabanes iroquoises. Voilà ce qu’elles te répondent. Ouvre encore l’oreille pour entendre ce qu’elles te font savoir. Les Tsonontouans, les Goyoguans, les Onontagués, les Oneyouths et les Agniés disent que, quand ils enterrèrent la hache à Catarocoui en présence de ton prédécesseur, au centre du fort, ils plantèrent au même lieu l’arbre de paix, pour y être conservé ; qu’au lieu d’une retraite de guerriers, ce fort ne devait plus être qu’une retraite de marchands ; qu’au lieu d’armes et de munitions, il n’y aurait plus que des marchandises et des castors qui pussent y entrer. Écoute, Onnontio ; prends garde à l’avenir qu’un aussi grand nombre de guerriers que celui qui paraît ici, se trouvant enfermé dans un si petit fort, n’étouffe cet arbre. Ce serait dommage, qu’ayant aisément pris racine, on l’empêchât de croître, et de couvrir un jour de ses rameaux ton pays et le nôtre. Je t’assure, au nom des nations, que nos guerriers danseront sous ses feuillages la danse du calumet, qu’ils demeureront tranquilles sur leurs nattes, et qu’ils ne déterreront la hache pour couper l’arbre de paix que quand leurs frères Onnontio et Corlar, conjointement ou séparément, entreprendront d’attaquer des pays dont le Grand Esprit a disposé en faveur dé nos ancêtres. Ce collier contient ma parole ; et cet autre le pouvoir que les cinq nations m’ont donnée. »

Enfin Grangula s’adressant à d’Iberville, lui dit : « Akouessan, prends courage. Tu as l’Esprit, parle, explique ma parole, n’oublie rien ; dis tout ce que tes frères et tes amis annoncent à ton chef Onnontio par la voix de Grangula, qui t’honore et t’invite à recevoir ce présent de castors, et à te trouver tout à l’heure à son festin. Ces autres présens de castors sont envoyés à Onnontio de la part des cinq nations. »

L’Iroquois ayant cessé de parler, d’Iberville et quelques jésuites présens expliquèrent sa réponse à La Barre, qui rentra dans sa tente fort mécontent de la fierté de Grangula. C’était la première fois qu’il traitait avec les sauvages. Mais, sur les représentations qu’on lui fit, il disimula son ressentiment, et l’effet de cette conférence fut de suspendre du moins les hostilités.

Leurs jongleurs, du moins ceux qui font profession de n’être en commerce qu’avec les génies bienfaisans, ont beaucoup de part aux délibérations publiques, parce qu’ils sont regardés comme les interprètes des volontés du ciel. Mais leur principale occupation, et celle dont ils tirent le plus de profit, c’est la médecine. On a vu que leur art est fondé sur la connaissance des simples, à laquelle on peut joindre, dans tous les pays du monde, l’expérience et la conjecture ; mais ils y mêlent beaucoup de charlatanerie et de superstition. Il leur en coûte peu pour tromper les sauvages, quoiqu’il n’y ait point d’hommes au monde à qui la médecine soit moins nécessaire. Non-seulement ils sont presque tous d’une complexion saine, mais on assure qu’ils n’ont connu la plupart de nos maladies que depuis qu’ils nous ont fréquentés. Ils ne connaissaient point la petite vérole lorsqu’ils l’ont reçue de nous. La goutte, la gravelle, la pierre, l’apoplexie, et quantité d’autres maux si communs en Europe n’ont point encore pénétré dans cette partie du Nouveau-Monde parmi les naturels du pays. On avoue que les excès auxquels ils se livrent dans leurs festins, et leurs jeûnes outrés leur causent des douleurs et des faiblesses de poitrine et d’estomac qui en font périr un grand nombre ; et que la phthisie, suite naturelle des grandes fatigues et des exercices violens auxquels ils s’exposent dès l’enfance, enlève quantité de jeunes gens ; mais on traite d’extravagance et d’erreur l’opinion de ceux qui leur croient le sang plus froid qu’à nous, et qui rapportent à cette cause leur apparente insensibilité dans les tourmens. On prétend, au contraire, qu’ils l’ont extrêmement balsamique ; ce qui vient, dit-on, de ce qu’ils n’usent point de sel, ni de tout ce que nous employons pour relever le goût de nos viandes.

Rarement ils regardent une maladie comme naturelle ; et parmi les remèdes dont ils font usage, ils en reconnaissent peu qu’ils croient capables de les guérir par leur unique vertu. Leurs simples sont ordinairement employés pour les plaies, les fractures, les dislocations, les luxations et les ruptures. Ils blâment les grandes incisions qu’ils voient faire à nos chirurgiens pour nettoyer les plaies. Leur méthode est d’y exprimer le suc de plusieurs plantes ; et cette composition, dont ils se réservent la connaissance, attire, dit-on, non-seulement le pus, mais jusqu’aux esquilles, aux pierres, au fer, et généralement tous les corps étrangers qui sont demeurés dans la partie blessée. Ces mêmes sucs sont la seule nourriture du malade, jusqu’à ce que sa plaie soit fermée. Celui qui la panse en prend aussi avant de sucer la plaie, lorsqu’il y est obligé ; mais c’est une opération rare, et le plus souvent on se contente de seringuer ce jus dans la plaie. Jusque-là tout est dans les voies de la nature ; mais, comme il faut toujours du merveilleux à ces peuples, un jongleur applique les dents sur la plaie, et montrant ensuite un petit morceau de bois ou quelque autre corps qu’il feint d’en avoir tiré, il persuade au malade que c’est le charme qui mettait sa vie en danger.

Les sauvages ont des remèdes prompts et souverains contre la paralysie, l’hydropisie et les maux vénériens. La râpure du gaïac et du sassafras sont leurs spécifiques pour les deux dernières de ces maladies ; ils en font une liqueur, dont le continuel usage en préserve et les guérit. Dans les maux aigus, tels que la pleurésie, ils opèrent sur le côté opposé par des cataplasmes qui empêchent le dépôt ou qui l’attirent. Dans la fièvre, ils usent de lotions froides, avec une décoction d’herbes, qui préviennent l’inflammation et le transport. Ils vantent surtout la diète ; mais ils ne la font consister que dans la privation de certains alimens qu’ils croient nuisibles. À l’usage de la saignée, qui leur était inconnue, ils suppléaient autrefois par des scarifications aux parties où le mal se faisait sentir ; ensuite ils y appliquaient une sorte de ventouses, avec des courges qu’ils remplissent de matières combustibles, auxquelles ils mettaient le feu. Les caustiques et les boutons de feu leur étaient familiers ; mais, ne connaissant point la pierre infernale, ils employaient à sa place du bois pouri. Aujourd’hui la saignée leur tient lieu de tous ces secours. Dans les quartiers du nord, l’usage des lavemens était fort commun ; une vessie servait de seringue. Ils ont contre la dyssenterie, un remède dont l’effet est presque toujours certain ; c’est un jus qu’ils expriment de l’extrémité des branches de cèdre, après les avoir fait bien bouillir.

Mais leur principal remède, et leur préservatif ordinaire contre toutes sortes de maux, est la sueur qu’ils excitent dans leurs étuves ; et lorsque l’eau leur découle de toutes les parties du corps, ils vont se jeter dans une rivière, ou, si elle est trop éloignée, ils se font arroser de l’eau la plus froide. Souvent ils se font suer uniquement pour se délasser le corps et l’esprit. Un étranger arrive-t-il dans une cabane, on lui fait du feu, on lui frotte les pieds avec de l’huile, pour le conduire ensuite dans une étuve, où son hôte lui tient compagnie. Ils ont une autre manière de provoquer la sueur, qui s’emploie dans certaines maladies. Elle consiste à coucher le malade sur une petite estrade, sur laquelle on fait bouillir, dans une chaudière, du bois d’épinette et des branches de sapin. La vapeur n’en est pas moins salutaire par l’odeur que par la sueur abondante qu’elle excite ; au lieu que la sueur de l’étuve, qui n’est procurée que par la vapeur de l’eau versée sur des cailloux, n’a pas le premier de ces avantages.

Dans l’Acadie, une maladie ne passe pour sérieuse que lorsqu’elle ôte absolument l’appétit ; et la plus violente fièvre n’empêche point qu’on ne donne à manger aux malades qui le demandent ; d’autres les tuent pour les empêcher de languir, lorsque la maladie est désespérée. Dans le canton d’Onnontagué, on donne la mort aux petits enfans qui perdent leur mère avant d’être sevrés, et la manière de les tuer est de les enterrer vifs avec elles. Enfin quelques autres se contentent d’abandonner un malade lorsque leurs médecins n’en espèrent plus rien, et le laissent mourir sans secours. Plusieurs nations méridionales ont des maximes plus humaines : on n’y récompense le médecin qu’après la guérison ; mais si le malade meurt, celui qui l’a traité n’est pas en sûreté pour sa vie. Suivant les Iroquois, toute maladie n’est qu’un désir de l’âme ; et l’on ne meurt que parce que le désir n’est pas rempli.

Lorsque les sauvages ont perdu l’espérance de guérir, ils prennent leur parti avec beaucoup de résolution ; et souvent, comme on vient de le remarquer, ils voient avancer la fin de leurs jours par des personnes chères, sans marquer le moindre chagrin. À peine l’arrêt de mort est prononcé, qu’un moribond recueille ses forces pour haranguer ceux qui sont autour de lui. Si c’est un chef de famille, il donne de fort bons avis à ses enfans ; et, pour faire ses adieux à toute la bourgade, il ordonne un festin, où tout ce qu’il y a de provisions dans la cabane doit être employé. Ensuite il reçoit de sa famille les présens qui doivent l’accompagner au tombeau. On égorge autant de chiens qu’on en peut trouver, dans l’opinion que les âmes de ces animaux vont donner avis dans l’autre monde que le mourant est prêt à s’y rendre ; et tous les corps se mettent dans la chaudière pour augmenter les mets du festin. Après le repas, les pleurs commencent ; on les interrompt bientôt pour souhaiter au mourant un heureux voyage, le consoler de la perte qu’il va faire de ses parens et de ses amis, et l’assurer que ses descendans soutiendront sa gloire. Tous les voyageurs parlent avec admiration du sang-froid avec lequel ces peuples envisagent la mort. C’est partout le même principe et le même fond de caractère. Quoique les usages funèbres varient beaucoup dans les différentes nations, elles s’accordent néanmoins sur les danses, les festins, les invocations et les chants. Mais dans toutes ces cérémonies c’est toujours le malade qui est le plus tranquille sur son sort.

On n’admire pas moins l’affection et la générosité des vivans pour leurs morts. Il n’est pas rare de voir des mères qui gardent pendant des années entières les cadavres de leurs enfans, et qui ne peuvent s’en éloigner. D’autres se tirent du lait des mamelles, et le versent sur la tombe. Dans les incendies, la sûreté des corps morts est le premier soin dont on s’occupe. On se dépouille de ce qu’on a de plus précieux pour les parer. De temps en temps on découvre leurs cercueils pour les revêtir de nouveaux habits. On se prive d’une partie de ses alimens pour les porter sur leur sépulture, et dans les lieux où l’on s’imagine que leurs âmes se promènent. En un mot, on prend plus de soin, des morts que des vivans. Aussitôt que le malade a rendu l’esprit, tout retentit de gémissemens ; et cette scène dure autant que la famille est en état de fournir à la dépense ; car, dans tout l’intervalle, on ne cesse point de tenir table ouverte. Le cadavre, paré de sa plus belle robe, le visage peint, ses armes, et tout ce qu’il possédait, à côté de lui, est exposé à la porte de la cabane, dans la même posture qu’il doit avoir au tombeau ; et c’est, en plusieurs endroits, celle d’un enfant dans le sein de sa mère. L’usage, dans quelques nations, est que les parens du mort jeûnent pendant le cours des funérailles. Ce temps est donné aux pleurs, aux complimens, aux éloges de la personne qu’on a perdue. Chez d’autres, on loue des pleureuses, qui exercent fort bien cet office : elles chantent, dansent et pleurent en cadence. On porte le corps, sans cérémonie, au lieu de la sépulture ; mais lorsqu’il y est déposé, on le couvre avec tant de précautions, que la terre ne puisse le toucher. Sa fosse est une cellule tapissée de bonnes peaux, et beaucoup plus riche qu’une cabane. On dresse ensuite, sur la tombe un pilier de bois, auquel on attache tout ce qui peut marquer l’estime qu’on faisait du mort. Quelquefois on y grave son portrait, et d’autres figures qui représentent les plus belles actions de sa vie. Chaque jour on y porte de nouvelles provisions ; et ce que les bêtes enlèvent, on est persuadé, ou peut-être feint-on de croire, que c’est l’âme qui s’en accommode pour sa réfection. Le P. Charlevoix raconte que des missionnaires demandant un jour à leurs néophytes pourquoi ils se privaient de leurs nécessités en faveur des morts, ils répondirent que c’était non-seulement pour témoigner à leurs proches l’affection qu’ils leur portaient, mais encore pour éloigner de leurs yeux tout ce qui avait été à l’usage du mort, et qui pouvait entretenir leur douleur. C’est par la même raison qu’on s’abstient assez long-temps de prononcer son nom, et que, si quelque autre personne de la famille le porte, elle le quitte pendant toute la durée du deuil. On ajoute que le plus sanglant outrage qu’on puisse faire à un sauvage, c’est de lui dire, ton père est mort.

Ceux qui meurent pendant le temps de la chasse sont exposés sur un échafaud, et demeurent dans cette situation jusqu’au départ de la troupe, qui les emporte comme un dépôt sacré. Quelques nations ont cet usage pour tous leurs morts, et le P. Charlevoix en fut assuré par ses propres yeux aux Missisagués du détroit. Les corps de ceux qui périssent en guerre sont brûlés, et leurs cendres sont rapportées au tombeau de leur famille. Ces sépultures, parmi les nations sédentaires, sont une espèce de cimetière à peu de distance du village. D’autres enterrent leurs morts dans les bois, au pied d’un arbre, ou les font sécher, et les gardent dans des caisses jusqu’à la fête des morts, dont on verra bientôt la description ; mais pour ceux qui sont morts de froid ou noyés, le cérémonial est bizarre : les sauvages, persuadés que les accidens ne viennent que de la colère des esprits, et qu’elle ne s’apaiserait point si les corps ne se retrouvaient, commencent par des pleurs, des danses, des chants et des festins pendant qu’on cherche le corps. S’ils le retrouvent, ils le portent à la sépulture ; mais si l’on en est trop éloigné, il est déposé, jusqu’à la fête des morts, dans une large fosse où l’on allume d’abord un grand feu ; plusieurs jeunes gens s’approchent du cadavre, coupent les chairs aux parties qui ont été crayonnées par un ancien, et les jettent dans le feu avec les viscères ; ensuite ils placent le corps dans le lieu qu’on a préparé. Pendant toute cette opération, les femmes, surtout les parentes du mort, tournent sans cesse autour de ceux qui travaillent, les exhortent à bien remplir leur office, et leur mettent des grains de porcelaine dans la bouche, comme on y met des dragées aux enfans. On ne donne aucune explication de cet usage.

L’enterrement est suivi des présens qui se font à la famille affligée ; ce qui s’appelle couvrir le mort : ils se font au nom de la bourgade, et quelquefois de la nation entière. Les alliés en font aussi, mais c’est seulement à la mort des personnes considérables, et la famille doit avoir fait auparavant un festin au nom du mort, accompagné de jeux, pour lesquels on propose des prix. C’est une espèce de joute ; un chef jette sur la tombe trois bâtons de la longueur d’un pied ; un jeune homme, une femme et une fille en prennent chacun un, et ceux de leur âge et de leur sexe s’efforcent de les leur arracher des mains ; la victoire est à ceux qui les emportent. Il se fait aussi des courses, et l’on tire quelquefois au blanc. Enfin l’action la plus lugubre est terminée par des chants et des cris de victoire ; mais jamais la famille du mort ne prend part à ces réjouissances. On observe même un deuil sévère dans sa cabane ; chacun doit s’y couper les cheveux, s’y noircir tout le visage, se tenir souvent debout, la tête enveloppée dans une couverture, ne regarder personne, ne faire aucune visite, ne rien manger de chaud, se priver de tous les plaisirs, et ne se pas chauffer au cœur même de l’hiver. Après ce grand deuil, qui est de deux ans, on en commence un second, mais plus modéré, et qu’on peut adoucir par degrés. Pour le premier, on ne se dispense de rien sans la permission de la cabane, et ces dispenses sont toujours accompagnées d’un festin.

Un mari ne pleure point sa femme, parce que les larmes ne conviennent point aux hommes ; mais les femmes pleurent leur mari pendant une année entière, l’appellent sans cesse, et remplissent le village de cris, surtout au lever et au coucher du soleil, lorsqu’elles vont au travail et qu’elles en reviennent. Le deuil des mères a le même terme pour leurs enfans ; les chefs ne l’observent que six mois pour leurs femmes, et peuvent ensuite se remarier ; enfin le premier et souvent le seul compliment qu’on fasse aux amis, et même aux étrangers qu’on reçoit dans sa cabane, est de pleurer les proches qu’ils ont perdus ; on leur met la main sur la tête, en leur faisant comprendre qui l’on pleure, mais sans le nommer.

La fête des morts, qu’on nomme aussi le festin des âmes, est une partie fort remarquable de la religion des sauvages. On commence par fixer le lieu de l’assemblée ; ensuite on choisit un chef de la fête, dont le devoir est de régler toutes les cérémonies, et de faire les invitations aux villages voisins. Au jour marqué, tous les sauvages s’assemblent et vont deux à deux en procession au cimetière : là, chacun s’emploie d’abord à découvrir les cadavres, ensuite on demeure quelque temps à considérer en silence un si lugubre spectacle ; les femmes sont les premières qui interrompent ce religieux silence par des cris lamentables.

Le second acte consiste à prendre les cadavres, c’est-à-dire à ramasser leurs ossemens secs et décharnés, qu’on met en monceaux ; et ceux qui sont nommés pour les porter les chargent sur leurs épaules. S’il se trouve des corps qui ne soient pas tout-à-fait pouris, on les lave, on en détache les chairs corrompues et toutes les ordures, et l’on travaille à les envelopper dans des robes neuves de castors ; ensuite on retourne à la bourgade dans le même ordre, et chacun dépose dans sa cabane le fardeau dont il était chargé. Pendant la marche, les femmes continuent leurs gémissemens et les hommes donnent les mêmes marques de douleur qu’au jour de la mort. Cet acte est suivi d’un festin dans chaque cabane à l’honneur des morts de la famille. Les jours suivans, il s’en fait de publics, accompagnés, comme le jour de l’enterrement, des danses, des jeux et des combats ordinaires pour lesquels il y a des prix proposés. On jette par intervalles des cris perçans, qui s’appellent les cris des âmes ; on fait des présens aux étrangers, parmi lesquels il s’en trouve qui sont quelquefois venus de fort loin, et l’on en reçoit d’eux ; on profite même de ces occasions pour traiter des affaires communes, ou pour procéder à l’élection d’un chef. Tout se passe avec beaucoup d’ordre et de modestie, et jusqu’aux danseurs, tout semble respirer quelque chose de lugubre. Quelques jours après, on se rend, par une troisième procession, dans une grande salle dressée pour cette nouvelle cérémonie ; on y suspend aux murs les ossemens et les cadavres dans le même état qu’on les a tirés du cimetière, et l’on y établit les présens destinés aux morts. Si parmi ces tristes restes il se trouve ceux d’un chef, son successeur donne un grand repas en son nom, et chante sa chanson. Dans plusieurs endroits, les corps sont promenés d’une bourgades l’autre, et sont reçus dans chacune avec de vives démonstrations de douleur et de tendresse : toutes ces marches se font au son des instrumens, accompagnés des plus belles voix, et chacun y marche en cadence ; enfin les restes des morts sont portés dans la sépulture où ils doivent être déposés pour toujours : c’est une grande fosse qu’on tapisse des plus belles pelleteries et de ce qu’il y a de plus précieux dans chaque famille. Les présens y sont placés à part. À mesure que la procession arrive, chaque famille se range sur des échafauds dressés autour de la fosse ; et lorsque les corps sont déposés, les femmes recommencent leurs pleurs et leurs cris ; ensuite tous les assistans descendent dans la fosse : chacun y prend un peu de terre, qui se conserve précieusement. Les corps et les ossemens sont placés par ordre, couverts de fourrures neuves, et par-dessus d’écorces, sur lesquelles on jette du bois, des pierres et de la terre. Enfin toute l’assemblée se retire ; mais, pendant quelques jours, les femmes reviennent verser de la sagamité dans le même lieu.

On a déjà vu que les peuples plus méridionaux ont une méthode particulière pour conserver les corps de leurs chefs : ils fendent la peau le long du dos et l’arrachent entièrement ; ensuite ils décharnent les os sans offenser les nerfs et les jointures. Après avoir fait un peu sécher les os au soleil, ils les remettent dans la peau, qu’ils ont eu soin de tenir humide avec un peu d’huile : les vides sont remplis de sable ; ensuite la peau est recousue avec tant d’adresse, qu’il ne paraît pas qu’on en ait ôté la chair. On porte le cadavre, qu’on croirait alors entier, dans la tombe commune des personnes de ce rang ; on l’étend à côté de ses prédécesseurs, sur une grande table nattée, qui s’élève un peu au-dessus du sol, où il est couvert d’une natte comme les autres, pour le garantir de la poussière. La chair qu’on a tirée du corps est exposée au soleil sur une claie ; et lorsqu’elle est tout-à-fait sèche, on l’enferme dans un panier bien cousu qu’on met aux pieds du cadavre.

Après avoir parlé si souvent des danses sauvages, on doit au lecteur la description des plus célèbres. Le P. Charlevoix en rapporte deux dont il fut témoin ; mais il avoue qu’elles varient beaucoup dans les différentes nations. Celle qu’il vit chez les Othagras était la fameuse danse du calumet ; c’est proprement une fête militaire dont les seuls guerriers sont les acteurs. « Tous ceux, dit le judicieux voyageur, que je vis danser, chanter et jouer du tambour ou du chickikoué, étaient des jeunes gens équipés comme ils le sont en se mettant en marche pour la guerre ; ils s’étaient peint le visage de toutes sortes de couleurs ; leurs têtes étaient ornées de plumes, et chacun en tenait quelques-unes à la main : le calumet même en était paré et placé dans le lieu le plus apparent ; l’orchestre et les danseurs formaient un cercle à l’entour, tandis que les spectateurs étaient répandus de tous côtés en petites troupes, les femmes séparées des hommes, tous assis à terre et vêtus de leurs plus belles robes ; ce qui offrait à quelque distance un fort beau coup d’œil.

Entre l’orchestre et le commandant français du fort, qui était assis devant sa maison, on avait dressé un poteau sur lequel, à la fin de chaque danse, un guerrier venait frapper un coup de sa bâche d’armes. Ce signal était suivi d’un profond silence, et le guerrier racontait à haute voix quelques-unes de ses plus belles actions : il en recevait des applaudissemens ; ensuite il allait reprendre sa place, et le jeu recommençait. Il dura deux heures, et le voyageur avoua qu’il y prit peu de plaisir. Non-seulement la musique lui parut d’une monotonie ennuyeuse, mais les danses se réduisaient à des contorsions qui n’exprimaient rien. « Quoique cette fête se fît à l’honneur du commandant, il n’y reçut aucun des honneurs qu’on trouve décrits dans d’autres relations. On ne vint pas le prendre pour le placer sur une natte neuve ; on ne lui passa point de plumage sur la tête ; on ne lui présenta point le calumet. Il n’y eut point d’hommes nus, peints par tout le corps, tenant un calumet à la main. Peut-être ces usages sont-ils d’une autre nation. Je remarquai seulement que par intervalles tous les assistans jetaient de grands cris pour applaudir les danseurs. »

L’autre danse, qui se nomme danse de la découverte, a beaucoup plus d’action, et représente mieux la chose dont elle est le sujet et la figure. C’est une image fort naturelle de tout ce qui s’observe dans une expédition de guerre ; et comme les sauvages ne cherchent qu’à surprendre leurs ennemis, il y a beaucoup d’apparence que c’est de là qu’elle tire son nom. Un homme y danse toujours seul. D’abord il s’avance lentement au milieu de la place, où il demeure quelque temps immobile : après quoi il représente le départ des guerriers, la marche et les campemens ; il paraît aller à la découverte ; il fait les approches ; il s’arrête comme pour reprendre haleine, et tout d’un coup il entre en fureur ; on dirait qu’il veut tuer tout le monde. Revenu de ces accès, il va prendre quelqu’un de l’assemblée, comme s’il le faisait prisonnier de guerre ; il feint de casser la tête à un autre ; il en couche un troisième en joue : enfin il se met à courir de toutes ses forces. Il s’arrête ensuite, et reprend ses sens ; c’est la retraite, d’abord précipitée, ensuite plus tranquille. Alors il exprime par divers cris les différentes situations où son esprit s’est trouvé dans la dernière campagne ; et pour conclusion il raconte ses exploits.

Si la danse du calumet a pour objet, comme il arrive souvent, un traité de paix ou d’alliance contre un ennemi commun, on grave un serpent sûr le tuyau, et l’on met à côté une planche, sur laquelle sont représentés deux hommes des deux nations qui s’allient, et sous leurs pieds la figure de l’ennemi, désignée par la marque de sa nation. Dans tous ces traités, on se donne mutuellement des gages, tels que des colliers de porcelaine, des calumets, des esclaves, et quelquefois des peaux de cerfs et d’élans bien passées et ornées de figures. C’est sur ces peaux que se font les représentations, avec du poil de porc-épic et de simples couleurs.

Il y a des danses moins composées, dont l’unique but est de donner aux guerriers l’occasion de raconter leurs belles actions ; car la vanité leur rend cette occupation si douce, qu’ils ne s’en lassent jamais. Celui qui donne la fête y fait inviter toute la bourgade au son du tambour ; et c’est autour de sa cabane qu’on s’assemble. Les guerriers y dansent tour à tour ; ils frappent sur le poteau pour demander un silence qu’on leur accorde, et pendant lequel ils vantent leurs actions. Les applaudissemens ne sont point épargnés aux vrais exploits ; mais si quelqu’un altère la vérité, il est permis aux autres de l’en punir par quelque insulte. On lui noircit ordinairement le visage, avec un reproche assez fin : « C’est pour cacher ta honte, lui dit-on ; la première fois que tu verras l’ennemi, ta pâleur fera disparaître cette peinture. » Les chefs mêmes ne sont pas exceptés.

Dans les nations occidentales, le plus commun de ces joyeux exercices est celui qu’on nomme la danse du bœuf. Les danseurs forment plusieurs cercles ; et la symphonie, toujours composée du tambour et du chickikoué, est au milieu de la place : on y observe de ne pas séparer les sauvages d’une même famille. On ne s’y tient jamais par la main ; chacun y porte ses armes et son bouclier. Tous les cercles tournent de divers côtés ; et, quoiqu’on saute fort vivement, on ne perd jamais une certaine mesure. De temps en temps un chef de famille présente son bouclier, sur lequel tous les danseurs viennent frapper : il rappelle quelqu’un de ses exploits ; et s’il n’est pas contredit, il va couper un morceau de tabac, dont on a pris soin d’attacher une bonne quantité au poteau : mais s’il manque quelque chose à la vérité de son récit, celui qui le prouve a droit de lui enlever le tabac qu’on lui a laissé prendre. Cette danse est suivie d’un festin, et son nom lui vient apparemment des peaux de bœuf dont les boucliers sont composés.

Les jongleurs ordonnent souvent des danses pour la guérison des maladies. Il y en a de pur amusement, qui n’ont rapport à rien. La plupart se font en rond, au son du tambour et du chickikoué, et les femmes sont toujours séparées des hommes. Quoiqu’on ne se tienne point, jamais on ne rompt le cercle. Au reste, il n’est pas surprenant que la mesure soit bien gardée, parce que dans leur musique les sauvages n’ont que deux ou trois tons qui reviennent sans cesse.

Les jeux de hasard sont une autre passion, qu’on est surpris de voir porter à l’excès parmi les sauvages : ils en ont plusieurs ; celui qui les attache le plus se nomme le jeu du plat. On assure qu’ils en perdent souvent le repos et la raison même, puisqu’ils y risquent tout ce qu’ils possèdent, et qu’ils ne le quittent qu’après avoir perdu leurs habits, leurs cabanes, et quelquefois leur liberté pour un temps.

Ce jeu ne se joue qu’entre deux personnes : chacun prend six ou huit osselets, à six faces inégales, dont les deux principales sont peintes, l’une en noir, l’autre en blanc qui tire sur le jaune. On les fait sauter en l’air, en frappant la terre ou la table avec un plat rond et creux dans lequel ils sont, et qu’on a d’abord fait tourner plusieurs fois. Si l’on n’a point de plat, on se contente de jeter les osselets en l’air avec la main. Lorsque, étant tombés, ils présentent tous la même couleur, celui qui a joué gagne cinq points. La partie est en quarante, et les points gagnés se rabattent à mesure que l’adversaire en gagne de son côté. Cinq osselets d’une même couleur ne donnent qu’un point la première fois, mais à la seconde on fait rafle de tout : à moindre nombre on ne gagne rien. Celui qui gagne la partie continue de jouer, et le perdant cède sa place à un autre qui est nommé par les marqueurs de sa partie ; car on se partage d’abord, et souvent tout le village s’intéresse au jeu : quelquefois même un village joue contre un autre. Chaque partie choisit son marqueur, mais il se retire quand il veut. À chaque coup, surtout aux coups décisifs, il s’élève de grands cris : on croirait les joueurs hors d’eux-mêmes, et les spectateurs ne sont guère plus tranquilles. Les uns et les autres font mille contorsions, parlent aux osselets, chargent d’imprécations les génies de la partie adverse, et tout le village retentit d’affreux hurlemens. Si la chance n’en devient pas plus heureuse, les perdans peuvent remettre la partie au lendemain, il ne leur en coûte qu’un petit festin pour les assistans. On se prépare dans l’intervalle à retourner au combat. Chacun invoque son génie, et prodigue le tabac à son honneur : on lui demande surtout d’heureux songes. Dès la pointe du jour on se remet au jeu ; mais s’il tombe dans l’esprit aux perdans que ce soient les meubles de leur cabane qui leur aient porté malheur, ils commencent par les changer tous. Les grandes parties durent ordinairement cinq ou six jours, et souvent la nuit ne les interrompt pas.

Ces parties de jeu se font quelquefois à la prière d’un malade ou par l’ordonnance d’un médecin : il ne faut qu’un rêve de l’un ou de l’autre. Alors les parens s’assemblent pendant plusieurs nuits, pour s’essayer, et pour choisir la plus heureuse main. On consulte son génie, on jeûne, les personnes mariées gardent la continence, le tout pour obtenir un heureux songe. Le matin on raconte ce qu’on croit avoir vu pendant la nuit, et celui qu’on juge favorisé par son génie est placé près du joueur.

Les missionnaires sont quelquefois pressés d’assister à ces spectacles, parce que leurs génies protecteurs passent pour les puissans. L’expérience leur apprend à s’en défendre. Il ne sont point écoutés dans la confusion ; et lorsqu’ils veulent prendre occasion de quelque incident pour faire sentir aux sauvages la vanité de leur culte, on leur répond froidement : « Vous avez vos dieux et nous avons les nôtres ; il est malheureux pour nous que les nôtres soient les plus faibles. »

Un autre jeu est celui des pailles. Ce sont de petits joncs de la grosseur des tuyaux de froment, et de la longueur de deux pouces. On en prend un certain nombre, qui est ordinairement de deux cent un, et toujours impair. Après les avoir bien remués, en invoquant les génies avec mille contorsions, on se sert d’un os pointu pour les séparer en petits monceaux de dix. Chacun prend le sien à l’aventure ; et le monceau de onze gagne une certaine quantité de points. Il y a d’autres manières de jouer le même jeu, et c’est quelquefois le nombre 9 qui sert à gagner la partie. Le P. Charlevoix, qui vit jouer aux pailles chez les Miamis, avoue qu’il n’y comprit rien ; mais on l’assura, dit-il, qu’il y avait autant d’adresse que de hasard à ce jeu ; que les sauvages y sont fort fripons ; qu’ils s’y acharnent pendant les jours et les nuits, et que les plus emportés ne le quittent que lorsqu’ils sont nus, et qu’ils n’ont plus rien à perdre.

Ils en ont un qui les pique peu du côté de l’intérêt, et qui ne mérite même que le nom d’amusement, mais dont les suites sont favorables à l’amour. À l’entrée de la nuit, on forme au milieu d’une grande cabane un cercle de plusieurs poteaux. Les instrumens sont au centre. Chaque poteau est couronné d’un petit tas de duvet, dont les couleurs doivent être différentes. Les jeunes gens des deux sexes dansent à l’entour ; et toutes les filles ont aussi quelque ornement de duvet, de la couleur qu’elles aiment. Un jeune homme se détache par intervalles, et va prendre sur un des poteaux quelques flocons de duvet, de la couleur qu’il remarque à sa maîtresse. Il se les met sur la tête, il danse autour d’elle ; et par divers signes il lui donne un rendez-vous. Après la danse, un grand festin suit et dure tout le jour. On se retire le soir ; et, malgré la vigilance des mères, les filles trouvent le moyen de se rendre auprès de leurs amans.

Les sauvages ont, deux autres jeux, dont l’un se nomme la crosse. Il se joue avec une balle et des bâtons recourbés qui se terminent en raquette. On élève deux poteaux pour servir de bornes ; et leur distance est proportionnée au nombre des joueurs. S’ils sont quatre-vingts, l’éloignement des poteaux est d’une demi-lieue : les joueurs sont partagés en deux bandes dont chacune a son poteau. Il s’agit de faire parvenir la balle à l’un des adversaires sans qu’elle tombe à terre et qu’elle soit touchée avec la main ; car, dans l’un ou l’autre cas, on perd la partie, à moins que la faute ne soit réparée en poussant la balle au but d’un seul trait, ce qui se trouve souvent impossible. L’adresse des sauvages est si singulière à prendre la balle avec leurs crosses, que ces parties durent quelquefois plusieurs jours. L’autre jeu n’est pas fort différent, mais il a moins de danger. On marque aussi deux termes, et les joueurs occupent toute la distance. Celui qui doit commencer jette une balle en l’air, le plus perpendiculairement qu’il est possible, afin qu’il lui soit aisé de la reprendre pour la jeter vers le but ; mais tous les autres ont le bras levé ; et celui qui peut la saisir la jette à quelqu’un de la troupe, qui ne la reçoit que pour la jeter à un autre. Il faut, avant d’arriver au but, qu’elle ne soit jamais tombée des mains de personne ; et la troupe dont l’un des acteurs la laisse tomber perd la partie. Les femmes s’exercent aussi à ce jeu : mais elles ne forment qu’une seule bande, qui est ordinairement de quatre ou cinq ; et la première qui laisse tomber la balle, est celle qui perd.

Leurs chasses mériteraient le nom de divertissemens par le plaisir qu’ils y prennent, si leur utilité et mille travaux pénibles dont elles sont toujours accompagnées ne devaient les faire regarder d’un autre œil. La plus célèbre, quoique la moins difficile, est celle du castor. On remet la description et les propriétés de cet animal à l’article de l’histoire naturelle, mais il ne serait pas aisé d’expliquer les circonstances de la chasse aux castors, si l’on ne commençait par donner quelque idée de leur domicile, et de la manière dont ils sont établis. Tout le monde sait que les castors sont des amphibies qui vivent comme en société. On en trouve quelquefois ensemble jusqu’à trois ou quatre cents, qui forment une espèce de bourgade. Ils savent choisir un lieu qui leur convienne, c’est-à-dire où les vivres soient en abondance, surtout l’eau ; et, s’ils ne trouvent point de lac ou d’étang, ils y suppléent en arrêtant le cours d’un ruisseau ou d’une petite rivière par une digue qu’ils construisent avec une admirable industrie. Leur premier soin est d’aller couper des arbres au-dessus du lieu qu’ils ont choisi pour bâtir. Trois ou quatre castors attaquent un gros arbre, et parviennent à l’abattre avec leurs dents : leurs mesures sont prises avec tant de justesse, que, pour s’épargner un peu plus de peine à le voiturer après l’avoir mis en pièces, ils savent toujours le faire tomber du côté de l’eau ; il ne leur resté ensuite qu’à rouler ces pièces vers l’endroit où elles doivent être placées. Elles sont plus ou moins grosses, plus ou moins longues, suivant la nature et la situation du lieu ; car l’instinct de ces architectes s’étend à tout. Quelquefois ils emploient de gros troncs d’arbres qu’ils portent à plat ; quelquefois les pieux dont ils composent leur digue n’ont que la grosseur de la cuisse, ou sont même plus menus : mais alors ils sont soutenus de bons piquets, et entrelacés de petites branches ; et de toutes parts les vides sont remplis d’une terre grasse, si bien appliquée, qu’il n’y passe pas une goutte d’eau. C’est avec leurs pates que les castors préparent cette terre ; et leur queue ne leur sert pas seulement de truelle pour maçonner, mais encore d’auge pour voiturer ce mortier : ce qu’ils font en se traînant sur leurs pates de derrière. Lorsqu’ils sont arrivés au bord de l’eau, ils le prennent avec les dents ; et, pour l’employer, ils se servent alternativement de leurs pates et de leur queue. Les fondemens de ces digues ont ordinairement dix à douze pieds d’épaisseur, et vont en diminuant jusqu’à deux ou trois : on admire l’exactitude avec laquelle toutes les proportions y sont gardées. Le côté du courant d’eau est toujours en talus, et l’autre côté parfaitement à plomb. Nos meilleurs ouvriers ne feraient, dit-on, rien de plus solide ni de plus régulier.

Le même art est observé dans la construction des cabanes : elles sont ordinairement construites sur pilotis, au milieu des petits lacs que les digues ont formés, quelquefois sur le bord d’une rivière, ou à l’extrémité d’une pointe qui s’avance dans l’eau. Leur figure est ronde ou ovale ; elles sont voûtées en anse de panier, et les parois ont deux pieds d’épaisseur. Les matériaux ne sont pas différens de ceux des digues ; mais ils sont moins gros, et l’enduit intérieur de terre glaise n’y laisse pas entrer le moindre air. Les deux tiers de l’édifice sont hors de l’eau. C’est dans cette partie que chaque castor a sa place marquée ; il prend soin de la revêtir de feuillages ou de petites branches de sapin. Jamais on n’y voit d’ordures : outre la porte commune et une autre issue par laquelle ces animaux sortent, il y a plusieurs ouvertures par lesquelles ils se vident dans l’eau. Les cabanes ordinaires servent de logement à huit ou dix castors. Il s’en trouve, mais rarement, qui en contiennent jusqu’à trente. Elles sont toujours assez près les unes des autres pour avoir entre elles une communication facile.

Tous ces ouvrages sont achevés à la fin de septembre, et jamais l’hiver ne surprend les castors dans leur travail. Chacun fait ses provisions. Tandis qu’ils vivent dans la campagne ou dans les bois, ils se nourrissent de fruits, d’écorce et de feuilles d’arbres ; ils pêchent aussi des écrevisses et quelques poissons. Mais lorsqu’ils commencent à se pourvoir pour un temps où la terre couverte de neige ne leur fournit rien, ils se bornent au bois tendre, tel que le peuplier, le tremble et d’autres de la même qualité : ils le mettent en piles, disposées de manière qu’ils puissent toujours prendre celui qui trempe dans l’eau. On observe constamment que ces piles sont plus ou moins grandes, suivant que l’hiver doit être plus ou moins long : c’est pour les sauvages un indice de la durée du froid, qui ne les trompe jamais. Pour manger le bois, un castor le découpe en petites pièces fort menues, et les apporte dans sa loge ; car chaque castor n’a qu’un magasin commun pour toute la famille. Comme la fonte des neiges cause de grandes inondations lorsqu’elle est dans sa force, ces animaux quittent alors leurs cabanes : mais les femelles y reviennent aussitôt que les eaux sont écoulées ; et c’est alors qu’elles mettent bas. Les mâles continuent de tenir la campagne jusqu’au mois de juillet ; temps auquel ils se rassemblent tous pour réparer les brèches que l’eau peut avoir faites à leurs édifices : si leurs cabanes ou leurs digues ont été détruites par les chasseurs, ils en font d’autres. Cependant plusieurs raisons les portent souvent à changer de demeure, comme le défaut de vivres, les fréquens ravages des chasseurs, et ceux des animaux carnassiers, contre lesquels ils n’ont point d’autre défense que la fuite ; mais il y a des lieux pour lesquels ils prennent tant d’affection, que, malgré les inquiétudes qu’ils y éprouvent, ils ne peuvent les quitter. Le P. Charlevoix observe que, sur le chemin de Mont-Réal au lac des Hurons, par la grande rivière, on trouve tous les ans un logement de castors, et qu’ils le réparent ou le bâtissent chaque été dans le même lieu, puisque le soin constant des voyageurs qui y passent les premiers après l’hiver est de rompre la digue pour se procurer l’eau nécessaire à leur navigation, sans quoi ils seraient obligés de faire un portage. Du côté de Québec, d’autres castors, aussi réguliers, fournissent d’eau un moulin à planches par leur travail annuel.

La prodigieuse quantité de ces animaux que les premiers Français trouvèrent au Canada fait juger qu’avant leur arrivée l’ardeur des sauvages n’était pas grande pour cette chasse. Elle était néanmoins en usage ; le temps et la méthode en étaient réglés ; mais des peuples qui se bornaient alors aux pures nécessités de la vie ne faisaient pas la guerre à d’innocens animaux jusqu’à les détruire. C’est de nous qu’ils ont reçu des passions qu’ils ignoraient, et qu’ils ont appris à les satisfaire aux dépens de leur repos. La chasse du castor ne paraît pas difficile. L’industrie qu’il fait éclater dans son logement et dans le soin de sa subsistance semble l’abandonner pour sa sûreté. C’est pendant l’hiver qu’il est exposé aux persécutions des chasseurs, c’est-à-dire depuis le commencement de novembre jusqu’au mois d’avril, parce qu’alors, comme tous les autres animaux, il a plus de poil et la peau plus mince. Les sauvages ont quatre méthodes, les filets, l’affût, la tranche et la trappe : ils joignent ordinairement la première à la troisième, et rarement ils emploient la seconde. Le castor a les yeux si perçans, et l’oreille si fine, qu’il est difficile de s’en approcher avant qu’il ait gagné l’eau, où il plonge d’abord, et dont il ne s’écarte pas beaucoup en hiver : on le perdrait même quand il aurait été blessé d’un coup de flèche ou de balle, avant de s’être jeté à l’eau, parce qu’il ne revient point au-dessus lorsqu’il meurt d’une blessure. Ainsi les méthodes communes sont celles de la trappe et de la tranche.

Quoique ces animaux aient fait leurs provisions pour l’hiver, ils ne laissent point de faire quelques excursions dans les bois pour y chercher une nourriture plus fraîche et plus tendre. Les sauvages dressent des trappes sur leur chemin, à peu près telles que nos 4 de chiffre, et mettent pour amorce des petits morceaux de bois tendre et fraîchement coupé. Le castor n’y a pas plus tôt touché, qu’il lui tombe sur le corps une grosse bûche qui lui casse les reins ; et le chasseur qui survient l’acheve sans peine. La tranche demande plus de précaution. Lorsque l’épaisseur de la glace est d’un demi-pied, on y fait une ouverture avec la hache. Les castors ne manquent point d’y venir pour respirer avec plus de liberté : on les y attend ; on remarque même leur approche au mouvement qu’ils donnent à l’eau, et rien n’est plus facile que de leur casser la tête au moment qu’on la découvre. Si l’on ne veut point être aperçu de l’animal, on jette sur le trou de la bourre de roseaux ou des épis de typha ; et lorsqu’il est à portée, on le saisit par une pate, on le jette sur la glace, et quelques coups l’assomment avant qu’il soit revenu de son étourdissement. Si la cabane est proche de quelque ruisseau, il en coûte encore moins. On coupe la glace en travers pour y tendre un grand filet, ensuite on va briser la cabane. Tous les castors qu’elle contient ne manquent point de se sauver dans le ruisseau, et se trouvent pris dans le filet ; mais on les y laisse peu, parce qu’ils s’échapperaient en le coupant.

Ceux qui bâtissent leurs cabanes dans les lacs ont, à trois ou quatre cents pas du rivage, une autre retraite qui leur tient lieu de maison de campagne pour y respirer un meilleur air. Alors les chasseurs se partagent en deux bandes, l’une pour briser la cabane des champs, l’autre pour donner en même temps sur celle du lac. Les castors d’une cabane veulent se réfugier dans l’autre, et coûtent peu à tuer dans le passage. En quelques endroits on se contente de faire une ouverture aux digues : les castors se trouvent bientôt à sec, et demeurent sans défense. S’ils n’aperçoivent point les auteurs du mal, ils accourent pour y remédier ; mais, comme on est préparé à les recevoir, il est rare qu’on les manque, ou du moins qu’on n’en prenne pas plusieurs. Quelques relations assurent que, s’ils découvrent les chasseurs ou quelques-unes des bêtes carnassières qui leur font la guerre, ils plongent avec un si grand bruit en battant l’eau de leur queue, qu’on les entend d’une demi-lieue, apparemment pour avertir tous les autres du péril qui les menace. Ils ont l’odorat si fin, que, dans l’eau même, ils sentent de fort loin les canots ; mais on ajoute qu’ils ne voient que de côté, et que ce défaut les livre souvent aux chasseurs qu’ils veulent éviter. Enfin on assure qu’un castor, après avoir perdu sa femelle, ne s’accouple point avec une autre. Les sauvages empêchent soigneusement que leurs chiens ne touchent aux os des castors, parce qu’ils sont d’une dureté à laquelle il n’y a point de dents qui résistent.

Avant l’arrivée des Européens, c’était la chasse de l’ours qui tenait le premier rang dans l’Amérique septentrionale. Elle était précédée d’anciennes cérémonies, qui s’observent encore dans les nations qui n’ont point embrassé le christianisme. C’est toujours un chef de guerre qui en règle le temps, et qui se charge d’inviter les chasseurs. Cette invitation est suivie d’un jeûne de huit jours, pendant lesquels il n’est pas même permis de boire une goutte d’eau, car les jeûnes des sauvages consistent dans une privation absolue de toutes sortes de boissons et d’alimens. L’extrême faiblesse que cette excessive abstinence doit leur causer n’empêche point qu’ils ne chantent pendant tout le jour. Ils jeûnent, et plusieurs se découpent même la chair en divers endroits du corps pour obtenir des esprits la connaissance des lieux où les ours seront cette année en plus grand nombre. Ce sont leurs rêves qui les déterminent ; c’est-à-dire que, pour les faire bien augurer de leurs chasses, il faudrait que chacun eût vu en songe des ours dans le même canton. Mais, pourvu que cette faveur soit accordée plusieurs fois à quelque habile chasseur, tout le monde feint d’avoir eu le même rêve, et l’on ne balance plus sur la marche.

Après le jeûne et le choix du lieu, il se fait un grand festin pour ceux qui veulent être de l’expédition ; mais personne ne doit s’y présenter sans avoir pris le bain, qui consiste à se jeter dans une rivière, quelque temps qu’il fasse, pourvu qu’elle ne soit pas glacée. Ce festin n’est pas de ceux dont il ne doit rien rester ; au contraire, la longueur du jeûne n’empêche point qu’on n’y soit fort sobre. Le chef qui en fait les honneurs ne touche à rien ; et pendant que les autres sont à table, il s’occupe à vanter le succès de ses anciennes chasses. Ensuite la troupe se met en marche dans l’équipage de guerre et parmi les acclamations de toute la bourgade. Aussi la chasse ne passe-t-elle pas pour un exercice moins noble que la guerre ; et l’alliance d’un bon chasseur est même au-dessus de celle d’un guerrier, parce que la chasse fournit toutes les nécessités qui bornent les désirs des sauvages. Mais, pour obtenir la réputation d’habile chasseur, il faut avoir tué douze grandes bêtes en un jour. On observe que ces peuples ont deux avantages singuliers pour cet exercice : premièrement, rien ne les arrête ; buissons, fossés, ravines, étangs et rivières, il n’y a point d’obstacle qui les empêche d’avancer par la plus droite ligne. En second lieu, il n’y a point d’animaux qu’ils n’égalent à la course : on assure que, ramenant quelquefois des ours qu’ils ont lassés, ils les conduisent devant eux avec une petite houssine, comme on mène un troupeau de moutons.

Cette chasse se fait en hiver. Les purs sont alors cachés dans des creux d’arbres ; ou s’ils en trouvent d’abattus, ils se font de leurs racines une tanière dont ils bouchent l’entrée avec des branches de sapin. Si ces deux secours leur manquent, ils font un trou en terre capable de les contenir, avec beaucoup de précaution pour en fermer l’ouverture. Quelquefois ils se cantonnent si bien au fond d’une caverne, qu’il faut être fort près d’eux pour les découvrir. Mais, quelque retraite qu’un ours ait choisie, il ne la quitte point de tout l’hiver. On n’est pas moins sûr qu’il n’y porte aucune provision ; d’où l’on doit conclure qu’il y est sans boire et sans manger. Ceux qui assurent qu’il tire de ses pates, en les léchant, une substance qui le nourrit, ont eu sans doute l’occasion de vérifier un fait si singulier. Quoi qu’il en soit, il n’est pas besoin de courir pour la chasse de l’ours en hiver ; il n’est question que de reconnaître les lieux où ils se tiennent à couvert. Aussitôt que les chasseurs s’en croient sûrs, ils forment un cercle d’une grandeur proportionnée à leur nombre ; ensuite ils avancent en se resserrant, et chacun cherche un de ces animaux devant soi. Des furets tels que des sauvages n’en laissent guère échapper ; et, tapis comme ils les trouvent, il ne leur est pas difficile de les tuer. La même scène recommence le lendemain à quelque distance, et se renouvelle chaque jour pendant toute la chasse. Dès qu’un ours est tué, le chasseur lui met entre les dents le tuyau de sa pipe, souffle dans le fourneau, et, lui remplissant ainsi de fumée la gueule et le gosier, il conjure l’esprit de cet animal de ne pas s’offenser de sa mort ; mais comme l’esprit ne fait aucune réponse, le chasseur, pour savoir si sa prière est exaucée, coupe le filet qui est sous la langue de l’ours, et le garde jusqu’à la fin de la chasse. Alors on fait un grand feu dans la bourgade, et toute la troupe y jette ces filets avec grande cérémonie. S’ils y pétillent et se retirent, comme il doit naturellement arriver, c’est une marque certaine que les esprits des ours sont apaisés. Autrement on se persuade qu’ils sont irrités, et que la chasse ne sera point heureuse l’année d’après, si l’on ne prend soin de se les réconcilier par des présens et des invocations.

Quoique le principal objet de cette chasse soit la peau de l’ours, non-seulement les sauvages se nourrissent de leur chair pendant l’expédition, mais ils en rapportent assez pour traiter leurs amis et pour nourrir long-temps leurs familles. Les missionnaires ne vantent pas beaucoup cet aliment. Dans la belle saison, les ours, qu’on ne tue alors qu’au sommet des arbres, où ils grimpent pour manger le raisin et les fruits, s’engraissent et deviennent de fort bon goût ; cependant ils sont toujours un peu huileux : mais on assure que la chair d’un oursin ne le cède guère à celle d’un agneau.

L’accueil qu’on fait aux chasseurs après une heureuse chasse ferait juger qu’ils reviennent victorieux d’une longue et sanglante guerre. On chante dans toute la bourgade, et les chasseurs chantent eux-mêmes qu’il faut être homme pour vaincre des ours. Ces applaudissemens sont suivis d’un grand festin, dont on ne doit rien laisser ; et, pour premier service, on présente le plus grand ours qu’on ait pris. Il est servi tout entier avec ses entrailles, sans être écorché ; mais la peau est assez grillée pour ne pas résister beaucoup aux dents des sauvages. Ils croiraient s’attirer l’indignation des esprits, s’il en restait quelque chose. Le bouillon de la chaudière, ou plutôt la graisse fondue et réduite en huile, les os, les nerfs, tout doit disparaître. Aussi quelqu’un des convives en crève-t-il toujours, et la plupart en sont fort incommodés.

Tous les voyageurs assurent que ces animaux ne sont dangereux ici que lorsqu’ils sont pressés par la faim, ou qu’ils ont reçu quelque blessure ; cependant on ne s’en approche point sans précautions. Rarement ils attaquent ; ils fuient même à la vue d’un homme, et celle d’un chien suffit pour les faire courir bien loin. Observons que les chiens, dont les sauvages mènent un grand nombre à leurs chasses, et qu’ils élèvent soigneusement pour cet usage, paraissent tous de la même espèce. Ils ont les oreilles droites et le museau allongé, à peu près comme les loups. On vante leur attachement et leur fidélité pour leurs maîtres, qui les nourrissent néanmoins assez mal, et qui ne les caressent jamais.

La chasse de l’orignal plaît d’autant plus aux sauvages, que cet animal a la chair d’un excellent goût, et la peau forte, douce et moelleuse. On ne le croit pas différent de l’élan d’Europe ; mais il est ici de la grosseur d’un cheval ou d’un beau mulet. Une tradition commune à toutes ces nations barbares leur fait croire qu’entre tous les orignaux de leurs forêts il en existe un d’une monstrueuse grandeur, auprès duquel tous les autres ne paraissent que des fourmis. On lui donne des jambes si hautes, que huit pieds de neige ne l’embarrassent point dans sa course : sa peau est à l’épreuve de toutes sortes d’armes. La nature l’a pourvu d’une espèce de bras qui lui sort de l’épaule, et dont il se sert comme nous faisons des nôtres. Il ne manque jamais d’avoir à sa suite un grand nombre d’autres orignaux qui forment sa cour, et qui lui rendent tous les services qu’il exige d’eux. Les Japonais et les Chinois mêmes ont de pareilles chimères. L’orignal aime les pays froids ; il broute l’herbe en été, et l’hiver il ronge les arbres. Pendant que les neiges sont hautes, ces animaux s’assemblent en troupes sous les plus grands arbres des forêts, pour s’y mettre à couvert du mauvais temps, et ne quittent point cette retraite aussi long-temps qu’ils y trouvent à manger. C’est alors qu’on leur donne la chasse, ou lorsque le soleil prend assez de force pour fondre la neige. Dans ce dernier temps, la gelée de la nuit formant comme une croûte sur la surface de la neige fondue pendant le jour, l’orignal, qui est pesant, la casse du pied, s’écorche la jambe, et ne se tire pas aisément des trous qu’il se creuse. Mais lorsqu’il est libre, ou qu’il y a peu de neige, on ne l’approche point sans danger : la moindre blessure le rend furieux ; il se précipite sur les chasseurs, et les foule aux pieds. L’expérience ne leur a pas fait trouver d’autre moyen pour s’en garantir que de lui jeter leur habit, sur lequel il décharge toute sa fureur, tandis que, se tenant cachés derrière quelque arbre, ils prennent leurs mesures pour l’achever. Sa marche ordinaire est un grand trot, qui égale presque la course d’un bœuf sauvage ; mais les chasseurs sont encore plus légers que lui.

Dans les parties septentrionales du Canada, cette chasse est sans danger. Les chasseurs se divisent en deux bandes : l’une s’embarque dans des canots, qui, se tenant à quelque distance les uns des autres, forment un demi-cercle assez grand, dont les deux bouts touchent au rivage ; l’autre demeure à terre, embrasse d’abord un grand terrain, et lâche les chiens pour faire lever tous les orignaux qui sont renfermés dans cet espace. Il devient facile de les pousser en avant jusqu’à la rivière ou au lac ; ils s’y jettent, et l’on tire dessus de tous les canots. Mais la méthode commune des sauvages est d’enfermer un espace de forêt d’une enceinte de pieux entrelacés de branches d’arbres. On n’y laisse qu’une ouverture assez étroite, où ils tendent des lacets de peau crue. Cet espace est de forme triangulaire ; et de l’angle d’entrée ils tirent un autre triangle beaucoup plus grand : ainsi les deux enclos communiquent entre eux par un de leurs angles, et ne sont différens que sur un point ; c’est que le second demeure ouvert à la base par où les chasseurs font entrer leurs bêtes en les poussant devant eux. Lorsqu’ils les y ont engagées, ils continuent d’avancer sans rompre la ligne, en se rapprochant toujours et jetant des cris. Les bêtes renfermées des deux côtés, et poussées par-derrière, ne peuvent fuir que dans l’autre enclos. Plusieurs, en y entrant, se trouvent prises par les cornes ou par le cou, et font de grands efforts pour se délivrer. Les unes emportent les lacets, d’autres s’étranglent, ou du moins donnent aux chasseurs le temps de les tirer. Celles qui s’échappent n’en demeurent pas moins captives dans un trop petit espace pour éviter les flèches qu’on leur décoche de toutes parts.

Le caribou, dont on a déjà décrit la chasse sur les bords de la baie d’Hudson, ne se tue guère autrement dans la Nouvelle-France ; c’est-à-dire qu’on l’attend au passage des rivières, ou qu’on abat des arbres pour l’embarrasser dans sa marche. Mais il ne paraît pas qu’il y ait beaucoup peuplé ; son vrai pays est la baie d’Hudson, où l’on a remarqué, sur le témoignage de Jérémie, qu’on en rencontre des troupeaux de plusieurs mille. Ils se rapprochent de la mer en été ; pour s’y rafraîchir et se dérober aux maringouins, dont ils sont persécutés dans les bois. Comme ils ne font que passer sur le rivage de la baie, il reste à savoir jusqu’où ils s’avancent au midi, surtout lorsqu’on nous assure qu’ils ne paraissent jamais en grand nombre dans les colonies de France et d’Angleterre. Le père Charlevoix rapporte, comme un événement extraordinaire, que, peu d’années avant son voyage, il en avait paru un sur le cap aux Diamans, au-dessus de Québec : « Il fuyait apparemment les chasseurs ; mais, s’apercevant bientôt qu’il n’était pas en sûreté sur le cap, il ne fit presque qu’un saut de là dans le fleuve. C’est, suivant l’expression du voyageur, tout ce qu’aurait pu faire un chamois des Alpes. Ensuite il passa le fleuve à la nage avec la même vitesse : mais il fut aperçu de quelques habitans du pays, qui l’attendirent et le tuèrent sur la rive. »

La Hontan décrit quelques chasses curieuses auxquelles il assista. « Je partis, dit-il, au commencement de septembre pour aller à la chasse en canot sur les rivières et les étangs qui se déchargent dans le lac Champlain. J’étais avec trente ou quarante sauvages, fort habiles pour cet exercice. On commença par se poster sur le bord d’un marais de quatre ou cinq lieues de circuit ; nos cabanes furent dressées, et les sauvages firent sur l’eau, en divers endroits des huttes de feuillage. Ils ont des peaux d’oies, d’outardes et de canards, séchées et remplies de foin, attachées par les pieds avec deux clous, sur un petit bout de planche légère, qu’ils laissent flotter aux environs des huttes, où ils se renferment trois ou quatre, après y avoir amarré leurs canots. Dans cette posture, ils attendent les oies, les canards, les outardes, les sarcelles, et d’autres espèces d’oiseaux dont le nombre est surprenant. Ces animaux viennent se poser près des figures. Les sauvages tirent alors dessus, et ne manquent point d’en tuer beaucoup. Ensuite ils se jettent dans leurs canots pour les prendre.

» Après quinze jours de cette chasse, las de ne manger que des oiseaux de rivière, nous fîmes la guerre aux tourterelles, dont le nombre est si prodigieux, que, pour sauver les biens de la terre, l’évêque de Québec a pris plus d’une fois le parti de les excommunier. Nous nous postâmes à l’entrée d’une prairie, où les arbres étaient plus couverts de ces oiseaux que de feuilles. C’était le temps auquel ils passent du nord au midi. Mille hommes auraient pu s’en rassasier pendant vingt jours. J’étais au bord d’un ruisseau, où je tirai aussi sur des bécasses, sur des râles, et sur certains oiseaux fort délicats, de la grosseur d’une caille, qu’on nomme battans ou faux. Nous tuâmes quelques rats musqués, dont les testicules jettent en effet une forte odeur de musc. Soir et matin on les voit sur l’eau, le nez au vent. Les fonteriaux, qui sont de petites fouines amphibies, s’y prennent de même. Je vis encore d’autres quadrupèdes qu’on nomme siffleurs, parce que dans les beaux jours ils sifflent au bord de leurs terriers. Leur grosseur est celle du lièvre, avec moins de longueur. On estime peu leur chair ; mais la peau en est curieuse. Mes sauvages me donnèrent le plaisir d’en entendre siffler un, qu’ils tuèrent ensuite d’un coup de fusil. Ils cherchèrent avec soin des tanières de carcajoux, et bientôt ils en découvrirent quelques-unes. Avant la pointe du jour, nous nous plaçâmes aux environs, ventre à terre, pendant qu’on tenait les chiens derrière nous à cinquante pas. L’aurore n’eut pas plus tôt paru, que les carcajoux sortirent ; et les sauvages se jetant sur les tanières pour les boucher, appelèrent en même temps les chiens. Je ne vis que deux carcajoux, quoiqu’il en fût sorti plusieurs autres. Le combat ne dura pas moins d’une demi-heure ; mais enfin ils furent étranglés. Je les comparerais au blaireau, s’ils n’étaient plus gros et plus méchans. Nos chiens furent moins courageux contre un porc-épic. Nous le découvrîmes sur un arbrisseau, que nous coupâmes pour l’en faire tomber. Jamais les chiens n’osèrent en approcher ils se contentèrent d’aboyer alentour, dans la crainte de ses poils, ou plutôt de ses dards longs et pointus, qu’il lance à trois ou quatre pas. À la fin il fut assommé, et on le jeta sur le feu pour brûler toutes ses pointes comme on brûle un porc. On le fit rôtir ; mais, quoique fort gras, il ne me parut pas d’aussi bon goût qu’on me l’avait représenté.

» Nous remontâmes de là dans un petit lac, où quelques sauvages péchèrent des truites, tandis que les autres s’occupaient à tendre des piéges pour la pêche des loutres. Ces machines sont composées de petits piquets plantés en carré long, qui forment une petite chambre dont la porte est soutenue par un autre piquet, au milieu duquel on attache une truite. La loutre, attirée par cette amorce, passe plus de la moitié du corps dans la cage pour saisir sa proie. Mais à peine y touche-t-elle, que le piquet, tiré par une petite corde qui tient la truite, tombe et fait tomber aussitôt la porte qu’il soutenait. Elle est si pesante, que l’amphibie est écrasé par sa chute. Nous en prîmes plus de deux cent cinquante. Leurs peaux sont incomparablement plus belles en Canada que dans les pays septentrionaux de l’Europe. Les meilleures se vendaient alors en France jusqu’à dix écus, surtout les noires, bien fournies de poil.

» On me fit passer alors sur un isthme d’environ cent cinquante pas, qui séparait le petit lac d’un plus grand. Je fus étonné d’y trouver quantité d’arbres abattus les uns sur les autres, et soigneusement entrelacés de branches, qui formaient comme un pont, au bout duquel les sauvages avaient formé un carré de pieux dont l’entrée était fort étroite. Ils me dirent que c’était le lieu où ils faisaient tous les ans la chasse du cerf, et qu’après l’avoir un peu réparé, ils me donneraient cet amusement. En effet, ils me menèrent à deux ou trois lieues de l’isthme par des chemins bordés de marais et d’étangs bourbeux. Là, s’étant dispersés, chacun suivi de son chien, ils me firent bientôt voir quantité de cerfs qui allaient et venaient en pleine course, cherchant des passages pour se sauver. Un sauvage qui ne m’avait pas quitté m’assura que, dans le lieu où j’étais avec lui, nous serions les seuls qui ne seraient pas obligés de courir à toutes jambes. Il se présenta devant nous plus d’une douzaine de cerfs, qui prenaient le chemin de l’isthme plutôt que de se précipiter dans les lieux couverts de fange, d’où ils n’auraient pu se dégager. Enfin nous retournâmes au parc, près duquel plusieurs sauvages étaient demeurés ventre à terre pour fermer la porte du carré lorsque les cerfs y seraient en assez grand nombre. Nous y en trouvâmes trente-cinq ; et si le parc eût été fermé avec plus de soin, nous en eussions pris le double, car les plus légers n’eurent pas de peine à sauter par-dessus les pieux. Le carnage fut très-grand, quoique les femelles fussent épargnées, parce qu’elles étaient pleines.

» Cette chasse fut suivie de celle des ours. J’admirai beaucoup l’espèce d’instinct qui faisait distinguer aux sauvages les troncs d’arbres où ces animaux se nichent. En marchant dans les forêts à cent pas les uns des autres, ils criaient voici l’ours. Les moins éloignés s’assemblaient autour de l’arbre. Un d’entre eux donnait quelques coups de hache au pied du tronc, et l’animal, sortant de son trou, était aussitôt criblé de balles.

» J’eus le plaisir, en cherchant des ours de voir sur des branches d’arbres quantité de martres et de chats sauvages. On tire à la tête de ces animaux farouches pour ne pas nuire à leur peau. Mais ce que je trouvai de plus plaisant, fut la stupidité des gelinottes de bois, qui, perchées en troupes sur les arbres, se laissaient tuer à coups de fusil les unes après les autres. Nos sauvages les abattent ordinairement à coups de flèches, parce qu’elles ne valent pas, disent-ils, une charge de poudre, qui peut arrêter un orignal ou un cerf. J’ai fait cette chasse pendant l’hiver, avec une espèce de chiens qui, les sentant sans les voir, se mettent à japper au pied de l’arbre. Je m’approchais, et je n’avais pas de peine à découvrir ces oiseaux. Après le dégel, je fis avec quelques Canadiens deux ou trois lieues exprès dans le lac, pour le seul plaisir de voir et d’entendre le battement de ces gelinottes. C’est une chose des plus curieuses : on entend de toutes parts un bruit qui ressemble à celui du tambour, et qui dure une minute. On est en suite un demi-quart d’heure sans rien entendre, pendant qu’on s’avance vers le lieu d’où le bruit paraît venir ; il recommence, et l’on continue d’avancer jusqu’à la vue d’un arbre ordinairement abattu, pouri et couvert de mousse, où l’on découvre la malheureuse gelinotte, qui appelle vraisemblablement son mâle en battant les ailes l’une contre l’autre. Ces tendres indications ne durent que pendant les trois mois d’avril, de mai, de septembre et d’octobre. On observe que c’est toujours sur le même arbre qu’elles commencent le matin à la pointe du jour, et qu’elles finissent à neuf heures, et que le soir elles recommencent une heure avant le coucher du soleil, pour ne finir qu’à la nuit. »

Le même voyageur donne aussi la description d’une chasse d’orignaux dont il fut témoin. « Elle se fait, dit-il, sur la neige, avec des raquettes qui ne ressemblent pas tout-à-fait à celles du P. Charlevoix. Leur longueur est de deux pieds et demi, et leur largeur de quatorze pouces. Leur tour est d’un bois fort dur, épais d’un pouce, qui retient les mailles comme dans nos raquettes de paume, excepté que celles-ci sont des boyaux, et les autres de petits lacets de peau de cerf ou d’orignal. Deux petites barres de bois les traversent pour les rendre plus roides et plus fermes. La pointe du pied entré dans un trou auquel tiennent deux courroies, qui enferment le pied par une ligature au-dessus du talon ; de sorte qu’à chaque pas qu’on fait sur la neige, le bout du pied s’enfonce dans le trou lorsqu’on lève le talon. On marche plus vite sur la neige avec ces machines qu’on ne ferait avec des souliers dans un chemin battu. J’ai fait ainsi trente et quarante lieues dans les bois à la chasse des orignaux. La première fois, après avoir fait quarante lieues au nord du fleuve Saint-Laurent, nous trouvâmes un petit lac de trois ou quatre lieues de circuit, où nous cabanâmes en écorces d’arbres, avec la peine d’ôter la neige qui couvrait le terrain. Nous tuâmes en chemin autant de lièvres et de gelinottes des bois que nous en pûmes manger. Les cabanes finies, quelques sauvages allèrent à la découverte des orignaux les uns au nord, d’autres au sud, jusqu’à deux et trois lieues. Celui qui découvrait des pistes fraîches se détachait pour nous en donner avis. Nous suivions ces pistes, et nous trouvions quelquefois dix, quinze ou vingt orignaux ensemble, qui, prenant la fuite en troupe ou séparément, s’enfonçaient dans la neige jusqu’au poitrail. Si la neige était dure ou couverte de quelque verglas, nous ne manquions pas de les joindre dans l’espace d’un quart de lieue ; mais, lorsqu’elle était molle, ou tombée la dernière nuit, nous les poursuivions trois ou quatre lieues, sans en pouvoir approcher, à moins qu’ils ne fussent arrêtés par les chiens dans quelque passage difficile. Nous en tuâmes soixante-six. Cette chasse dure jusqu’au dégel, et la chair de ces animaux tient lieu de provisions. Dès que les rivières sont libres, on travaille à faire des canots de leurs peaux, qui sont faciles à coudre ; on couvre les coutures de terre grasse au lieu de goudron ; et ces canots servent à revenir aux habitations avec le bagage.

« La nature, ajoute le même voyageur, a mis une si forte antipathie entre les loutres et les castors, que ces deux espèces d’animaux se font une guerre continuelle. Les sauvages assurent que, vers le mois de mai, on voit quantité de loutres rassemblées qui ont l’audace d’aller attaquer les castors jusque dans leurs cabanes, mais qu’ordinairement elles sont repoussées avec perte. Un castor, à coups de dents et de queue, peut se défendre aisément contre trois loutres. »

Dans les parties méridionales et occidentales de la Nouvelle-France, la chasse ordinaire est celle du bœuf sauvage. On nous donne la méthode des habitans : ils se rangent tous sur quatre lignes, qui forment un grand carré ; et leur première opération est de mettre le feu devant eux aux herbes, qui sont alors sèches et fort hautes. À mesure que le feu gagne, ils avancent en se resserrant. Les bœufs, que le feu épouvante beaucoup, fuient toujours, et se trouvent à la fin si serrés les uns contre les autres, qu’on les tue jusqu’au dernier. On assure qu’un corps de chasseurs ne revient jamais sans en avoir abattu quinze cents ou deux mille. Mais dans la crainte de se rencontrer et de se nuire, les différentes troupes conviennent de leur marche et du lieu des chasses. Il y a des peines établies contre ceux qui violent ce règlement, et contre ceux qui, s’écartant de leur poste, donnent moyen aux bœufs de s’échapper : elles consistent à dépouiller les coupables, à leur ôter leurs armes, et même à renverser leurs cabanes. Les chefs ne sont exceptés de ces lois.

La plupart des autres animaux dont les sauvages aiment la chasse, soit pour leurs peaux, qui sont recherchées dans le commerce, soit pour se nourrir de leur chair en hiver, se prennent sur la neige avec des trappes et des collets. Tels sont les chevreuils, les chats-cerviers, les fouines, les écureuils, les porcs-épics, les hermines, les lièvres, les lapins et quelques espèces particulières au pays, qui sont comprises dans ce qu’on nomme la menue pelleterie.

Les grandes pêches sont celles de la baleine, du morse, du phoque et du marsouin ; mais quoiqu’on y emploie quelques sauvages, et qu’on ne puisse douter que les nations voisines de la mer et de l’embouchure des grands fleuves n’eussent autrefois leurs méthodes, il paraît que la plupart de ces peuples, resserrés aujourd’hui dans l’intérieur des terres, s’occupent moins de la pêche marine que les colonies européennes. Celle de la baleine était fort négligée des Français mêmes, alors maîtres du fleuve Saint-Laurent, où ces animaux remontent quelquefois en grand nombre. On a vu que les Basques, qui la faisaient autrefois, l’interrompirent mal à propos pour se livrer au commerce de la pelleterie, qui, sans demander tant de dépenses et de fatigues, rapportait alors plus de profit. D’ailleurs ils n’avaient pas pour cette pêche toutes les commodités qu’on peut espérer depuis qu’il y a des habitations fort avancées dans le golfe. On a tenté de la rétablir au commencement du dix-huitième siècle, mais avec peu de succès, par l’inconstance ou la mauvaise conduite des auteurs de l’entreprise. Cependant personne ne désavoue qu’elle ne pût faire un objet considérable dans le commerce des colonies européennes, et que l’embarras, le péril et la dépense n’y fussent beaucoup moindres que sur les côtes de Groënland.

Les phoques, qui sont en abondance à l’embouchure du fleuve, et dont l’huile et la peau sont fort utiles, donnent peu de peine à les pêcher. Ils entrent dans les anses avec la marée. Quand on a reconnu celles qu’ils fréquentent, on les ferme de filets et de pieux, en laissant un assez petit espace par lequel ces animaux se glissent. Dès que la marée a toute sa hauteur, on bouche soigneusement ce passage ; et lorsqu’elle se retire, les phoques, demeurant à sec, ne donnent que la peine de les assommer. On les suit aussi en canot dans les lieux où l’on en voit beaucoup, et lorsqu’ils mettent la tête hors de l’eau pour respirer, on tire dessus. S’ils ne sont que blessés on les prend sans peine ; s’ils sont tués roides, ils vont d’abord à fond, mais on a de gros chiens qui sont exercés à les pêcher jusqu’à sept ou huit brasses de profondeur. Les phoques sont en si grand nombre sur les côtes de l’Acadie, que dans un seul jour, on y en a pris sept ou huit cents. Denis, qui l’assure, ajoute que la pêche s’en fait au mois de février, lorsque les petits qui naissent à terre, et que la mère y ramène pour les faire téter, ne vont presque point encore à l’eau. À la vue des pêcheurs, les pères et les mères prennent la fuite, en faisant un fort grand bruit pour avertir leurs petits du danger qui les menace ; mais leur marche est encore si lente, qu’ils sont tués facilement d’un coup de bâton que les pêcheurs leur donnent sur le nez.

On prend aujourd’hui peu de morses sur les côtes du golfe Saint-Laurent ; et les Anglais, qui avaient établi une pêche à l’île de Sable, n’en ont pas tiré beaucoup de profit ; mais dans le golfe et le fleuve l’abondance des marsouins est surprenante. Ils remontent jusqu’au port de Québec. Le père Charlevoix parle de deux pêches établies au-dessous de cette ville : l’une dans la baie de Saint-Paul, et l’autre sept ou huit lieues plus bas, vis-à-vis d’une habitation qu’on appelle Camourasca, du nom de certains rochers qui s’élèvent considérablement au-dessus de l’eau. « Les

. frais, dit ce voyageur, n’en sont pas grands, et le profit irait fort loin si les marsouins étaient des animaux d’habitude ; mais, soit instinct ou caprice, ils trompent souvent toutes les mesures, et prennent une autre route que celle où le pêcheur les attend. D'ailleurs ces pêches, qui ne peuvent enrichir que des particuliers, diminuent celle des anguilles, qui est d’une grande ressource pour les habitans. »

La pêche du marsouin diffère peu de celle du phoque. En basse marée, on plante, dans la vase ou dans le sable, des piquets à peu de distance les uns des autres, auxquels on attache des filets en forme d’entonnoirs, et l’on met sur tous les piquets de gros bouquets de verdure. Quand la marée monte, les marsouins donnent la chasse aux harengs, qui gagnent toujours les bords, et sont d’ailleurs attirés par la verdure qu’ils aiment beaucoup : ils passent dans les flets et se trouvent enfermés. La marée ne commence pas plus tôt à baisser, qu’on a le plaisir de voir leur embarras et les mouvemens inutiles qu’ils se donnent pour sortir. Enfin ils demeurent à sec, et souvent les uns sur les autres en si grand nombre, que d’un seul coup de bâton, on en assomme plusieurs.

Dans toutes les parties du fleuve où l’eau est salée, c’est-à-dire, depuis le cap Tourmente jusqu’au golfe, on pêche presque toutes les espèces de poissons qui vivent dans l’Océan. Ils se prennent à la seine et aux filets. Les sauvages ont une adresse merveilleuse à darder toutes sortes de poissons, surtout dans les rapides. Ils n’emploient que cette méthode pour l’esturgeon, qui est ici un fort gros poisson de mer et d’eau douce. Deux hommes sont aux deux extrémités d’un canot : celui qui tient l’arrière gouverne ; l’autre est debout, tenant à la main un dard attaché par une longue corde à l’une des barres du canot. Dès que le sauvage voit l’esturgeon à portée, il lui lance son dard en tâchant de prendre le défaut des écailles. Le poisson blessé fuit avec l’instrument dans sa plaie, entraîne assez rapidement le canot, et meurt ordinairement à moins de cent cinquante pas.

Depuis Québec jusqu’au Trois-Rivières ; on pêche dans le fleuve une quantité de grosses anguilles qui descendent du lac Ontario, où elles prennent naissance dans les marais au bord septentrional de ce lac. On a observé qu’elles rencontrent des marsouins qui leur donnent la chasse ; et la plupart voulant retourner au lac, c’est apparemment ce qui en fait prendre un si grand nombre. Dans l’étendue d’un terrain que la haute marée couvre, et qu’elle laisse à sec en se retirant, on place de distance en distance des coffres de bois appuyés contre une palissade de claies d’osier qui ne laisse aucun passage. De grands éperviers de même matière et de même structure sont enchâssés dans ces coffres par le bout le plus étroit ; et l’autre bout, qui est fort large, est adossé contre les claies, sur lesquelles on met par intervalles des tas de verdure. Lorsque la marée a tout couvert, les anguilles, qui cherchent toujours les bords et que la verdure attire, se rassemblent en grand nombre le long de la palissade, entrent dans les éperviers qui les conduisent dans les prisons qu’on leur a préparées, et souvent, d’une seule marée, tous les coffres s’en trouvent remplis.

Cette peinture du caractère et de la vie des habitans de l’Amérique septentrionale paraît suffire pour les faire connaître et pour faire juger à quel point ils méritent le nom de sauvages. Le père Charlevoix, qui ramène toutes ses recherches et ses réflexions à cette idée, convient que l’opposition de leurs usages aux nôtres a pu leur faire donner d’abord le nom de barbares, dans le sens que les Romains le donnaient à tous les peuples qui n’étaient pas Grecs ou Latins ; mais il ne cesse point de répéter qu’à l’exception de la guerre que ces Américains ont toujours faite avec la dernière inhumanité, ils n’avaient autrefois rien de méprisable, puisque, dans leur grossièreté naturelle, ils étaient sages et heureux. C’est depuis l’arrivée des Européens qu’ils ont commencé réellement à se dépraver. L’usage des liqueurs fortes leur a causé plus de mal que toutes les guerres : il les a rendus intéressés ; il a trouble la douceur qu’ils goûtaient dans leurs sociétés domestiques et dans le commerce de la vie. Cependant, comme ils ne sont frappés que de l’objet présent, le même voyageur ajoute que les maux qu’ils ressentent de l’ivrognerie n’ont pas encore tourné en habitude. « Ce sont, dit-il, des orages qui passent, et dont la bonté de leur caractère, jointe au fond de tranquillité d’âme qu’ils ont reçue de la nature, leur ôte presque le souvenir aussitôt qu’ils sont passés. »

Il représente fort vivement l’effet de l’eau-de-vie sur ces peuples. Dans son voyage sur la rivière de Saint-Joseph, il vit arriver, avec une grosse quantité de cette liqueur, les députés des Miamis et des Pouteouatamis, deux nations établies sur cette rivière, qui revenaient de vendre leurs pelleteries aux colonies anglaises. « Le partage de l’eau-de-vie se fit à la manière ordinaire, c’est-à-dire que chaque jour on en distribuait autant qu’il en fallait à chacun pour s’enivrer, et tout fut bu en moins de huit jours. On commençait à boire dans les deux villages dès que le soleil était couché, et toutes les nuits la campagne retentissait de cris et d’horribles hurlemens. On eût dit qu’une escouade de démons s’était échappée de l’enfer, ou que les deux bourgades étaient acharnées à s’entr’égorger ; plusieurs hommes furent estropiés. J’en rencontrai un qui s’était cassé le bras en tombant, et je lui dis que sans doute il serait plus sage une autre fois ; il me répondit que cet accident n’était rien, qu’il serait bientôt guéri et qu’il recommencerait à boire aussitôt qu’il aurait de l’eau-de-vie. Qu’on juge, ajoute le pieux observateur, ce qu’un missionnaire peut espérer au milieu de ce désordre, et ce qu’il en coûte à un honnête homme qui s’est expatrié pour gagner des âmes à Dieu, de se voir forcé d’en être témoin et de ne pouvoir y apporter de remède. Ces barbares reconnaissent eux-mêmes que l’eau-de-vie les mine et les détruit ; mais lorsqu’on veut leur persuader qu’ils devraient être les premiers à demander qu’on leur retranchât une boisson si funeste, ils se contentent de répondre : C’est vous qui nous y avez accoutumés ; nous ne pouvons plus nous en passer, et si vous nous en refusez, nous en irons chercher chez les Anglais. »

À l’égard de ce qu’on a nommé leur ancien bonheur, on ne laisse pas d’avouer qu’ils mènent une vie dure ; mais on répond que sur ce point rien n’est pénible que par comparaison. La liberté dont ils sont en possession les dédommage de toutes les commodités qui leur manquent. Ils sont heureux, premièrement parce qu’ils croient l’être ; en second lieu, parce qu’ils jouissent tranquillement du plus précieux de tous les dons naturels ; enfin parce qu’ils ne désirent pas même de connaître d’autres biens. La vue de nos commodités, de nos richesses et de nos magnificences, les ont peu touchés. Quelques Iroquois qui firent le voyage de Paris en 1666, et qu’on promena non-seulement dans cette grande ville, mais dans toutes les maisons royales, n’y admirèrent rien ; ils auraient préféré leurs villages à la capitale du plus puissant royaume de l’Europe, s’ils n’y eussent vu des boutiques de rôtisseurs, qui leur plurent beaucoup, parce qu’ils les trouvaient toujours garnies de toutes sortes de viandes. Au reste, on ne doit pas dire que, s’ils sont enchantés de leur vie grossière, c’est qu’ils ne connaissent point les agrémens de la nôtre. Quantité de Français ont vécu comme eux, et s’en sont si bien trouvés, que plusieurs, quoique fort à leur aise dans la colonie, n’ont pu prendre le parti d’y retourner, tandis qu’au contraire on n’a pas l’exemple d’un seul sauvage qui ait pu se faire à notre manière de vivre. Les missionnaires rendent témoignage qu’on a pris des enfans sauvages au berceau, qu’on les a fait élever avec beaucoup de soin, qu’on n’a rien épargné pour leur dérober la connaissance des usages de leurs pères, et que toutes ces précautions ont été sans fruit. La force du sang l’a toujours emporté sur l’éducation. À peine se sont-ils vus en liberté, qu’ils ont mis leurs habits en pièces, et qu’ils sont allés au travers des bois chercher leur nation, dont ils ont préféré le genre de vie à celle qu’ils avaient menée parmi nous.

Le P. Charlevoix rapporte « qu’un Iroquois, qu’on avait nommé la Plaque, célèbre par sa bravoure, vécut plusieurs années avec les Français, et que, pour le fixer, on le fit même lieutenant dans nos troupes ; que cependant il n’y put tenir, et qu’il retourna dans sa nation, n’emportant de nous que nos vices, et n’ayant corrigé aucun de ceux qu’il y avait apportés. Il aimait éperdument les femmes ; il était bien fait ; sa valeur et ses actions lui donnaient un grand relief ; il avait beaucoup d’esprit et des manières fort aimables. Ses désordres allèrent si loin avec les femmes, qu’on délibéra, dans le conseil de son canton, si l’on ne s’en déferait pas ; mais on conclut à la pluralité des voix de le laisser vivre, parce qu’étant extrêmement courageux, il peuplerait le pays de bons guerriers. »

Observons, en finissant cet article, ne fut-ce que pour éclaircir ce qui peut avoir cause de l’étonnement dans les Relations de Raleigh et de Keymis, qu’il se trouve dans la partie septentrionale du continent de l’Amérique des nations qu’on a nommées Têtes-Plates, parce qu’elles ont en effet le front fort aplati et le haut de la tête un peu allongé. Cette conformation n’est pas l’ouvrage de la nature : on nous apprend que ce sont les mères qui la donnent aux enfans dès qu’ils voient le jour, en leur appliquant sur le front et sur le derrière de la tête deux masses d’argile, ou de quelque autre matière pesante, qu’elles serrent un peu, jusqu’à ce que le crâne ait pris la forme quelles veulent lui donner. Il paraît qu’une opération si violente fait beaucoup souffrir les enfans ; on leur voit sortir, dit-on, par les narines, une matière épaisse et blanchâtre ; mais ces accidens, ni leurs cris, n’alarment point les mères, jalouses de leur procureur un agrément dont elles s’étonnent que les autres nations ne sentent point le prix. Au contraire, quelques races d’Algonquins, qu’on nomme les Têtes-de-Boule, font consister la beauté dans la rondeur de la tête et le soin des mères est aussi de donner cette figure à celle de leurs enfans.

FIN DU DIX-HUITIÈME VOLUME.
  1. On observe avec étonnement que dans le mot grec Αρης, qui est le Mars et le dieu de la guerre dans tous les pays où l’on a suivi la théologie d’Homère, on trouve la racine d’où semblent dériver, plusieurs termes de la langue huronne et iroquoise, qui ont rapport à la guerre. Aregouen signifie, dit-on, faire la guerre, et se conjugue ainsi : Carego, je fais la guerre ; Sarego, tu fais la guerre ; Arego, il fait la guerre.
  2. C’est un titre d’honneur que les sauvages donnaient aux gouverneurs français. Il signifie grande montagne.
  3. Nom que les sauvages donnent aux gouverneurs anglais.