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Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVIII/Troisième partie/Livre XI/Chapitre II

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CHAPITRE II.

Canada ou Nouvelle-France.

Le Canada est situé entre les 42° 30′, et 52° de latitude septentrionale, et les 63° et 83° de longitude à l’ouest de Paris.

Les bornes du Canada sont l’Océan atlantique et les colonies anglaises à l’orient ; d’immenses contrées habitées par les Indiens au couchant ; le Labrador et la baie d’Hudson au nord, et la Louisiane au sud. On divise le Canada en deux parties, la septentrionale et la méridionale, par rapport au fleuve de Saint-Laurent qui les traverse ; et c’est dans la première qu’est située la ville de Québec, capitale.

Ainsi les terres qui sont des deux côtés de ce fleuve, formant proprement la Nouvelle-France, on comprend que la meilleure méthode est de s’attacher à suivre son cours. Sa source est encore inconnue, quoiqu’on l’ait remonté jusqu’à sept ou huit cents lieues. Les coureurs de bois, dit La Hontan, n’ont pas été au delà du lac de Lenemignon ou Alimipegon, qui se décharge dans le lac Supérieur, comme celui-ci tombe dans le lac Huron, le lac Huron dans le lac Érié, le lac Érié dans le lac Ontario. C’est de ce dernier lac que sort ce grand fleuve, qui coule vingt lieues assez paisiblement, ensuite trente autres avec rapidité jusqu’à Mont-Réal, d’où il continue son cours avec modération jusqu’à celle de Québec, s’élargissant de là peu à peu jusqu’à son embouchure, qui en est à plus de cent lieues. S’il en faut croire les sauvages du nord, ajoute le même voyageur, il tire son origine du grand lac des Assinipouels, cinquante ou soixante lieues au-delà de celui de Lenemignon. Au nord de son embouchure, on trouve le Labrador, que les Anglais nomment Nouvelle-Bretagne, habité par des Indiens fort sauvages avec lesquels on n’a point d’autre commerce que celui des pelleteries, et dont le pays s’étend jusqu’à la baie d’Hudson.

La Hontan donne au lac Supérieur environ cinq cents lieues de circuit, en y comprenant le tour des anses et des petits golfes. Cette petite mer d’eau douce est assez tranquille depuis le commencement de mai jusqu’à la fin de septembre. Le côté du sud est le plus sûr pour la navigation des canots, parce qu’il contient quantité de baies et de petites rivières où l’on peut relâcher dans le mauvais temps : ses bords ne sont point habités par des Indiens sédentaires ; mais, suivant l’usage de ces peuples, il s’en trouve un grand nombre qui vont y chasser ou pêcher pendant l’été, et qui portent en certains lieux les castors qu’ils ont pris pendant l’hiver, pour la traite que les coureurs français y vont faire tous les ans. Il se trouve autour de ce lac des mines de cuivre dont le métal est si pur qu’il n’y a pas un septième à retrancher. On y voit quelques îles remplies d’élans et de caribous ; mais la difficulté du passage ne permet guère de les y aller chasser. Ce lac produit une grande abondance d’esturgeons, de truites et de poisson blanc. Pendant l’hiver, qui n’y dure pas moins de six mois, le froid y est si vif que l’eau s’y glace jusqu’à dix ou douze lieues des bords.

Du lac Supérieur, La Hontan passe à celui des Hurons, auquel il donne environ quatre cents lieues de circuit. On a, dans cette route, à descendre le saut de Sainte-Marie : c’est une cascade de deux lieues de long, où les eaux du lac Supérieur se déchargent. Les jésuites y avaient une maison en 1668, lorsque le voyageur français y passa, dans le village d’une nation nommée les Outchipoués, auxquels le voisinage de la cascade a fait donner le nom de Sauteurs. Ce poste est un grand passage pour les coureurs de bois, qui se rendent en été sur les bords du lac ; mais il n’y croît rien, parce que des brouillards continuels y rendent les terres stériles. Au contraire, le lac de Huron est situé sous un beau climat. Quantité de petites îles y mettent les canots à couvert du côté du nord ; mais celui du sud est commode pour la chasse des bêtes fauves. La figure du lac représente un parfait triangle.

Le lac des Illinois, ou Michigan, a trois cents lieues de tour ; et, dans une si grande étendue, il n’a ni battures, ni rochers, ni bancs de sable. Il est situé dans un beau climat ; ses bords sont couverts de sapins et de belles futaies : une de ses baies, qu’on nomme la baie de l’Ours, reçoit une rivière où la nation des Otaouais va faire, de trois en trois ans, la chasse des castors. Le côté méridional du lac est rempli de chevreuils, de cerfs et de poules d’Inde. On trouve dans le détroit qui conduit du lac de Huron au lac Érié un fort nommé Saint-Joseph.

Le lac Érié, qui tire ce nom des Ériés ou nation du Chat, passe pour le plus beau lac de l’univers. Son circuit est de deux cent trente lieues. De toutes parts il offre des perspectives charmantes ; ses bords sont couverts de chênes, d’ormeaux, de châtaigniers, de pommiers, de pruniers et de belles vignes, qui portent leurs grappes jusqu’au sommet des arbres, dans un terrain fort uni. Tous les voyageurs parlent avec admiration de la multitude de bêtes fauves et de dindons sauvages qui se trouvent dans les bois et dans les vastes prairies qu’on découvre du côté du sud. Les bords de deux belles rivières qui se déchargent au fond du lac, sans rapides et sans cataractes, sont peuplés de bœufs sauvages. Il est rempli d’esturgeons et de poissons blancs ; mais les truites et d’autres poissons, qui abondent dans les lacs de Huron et des Illinois, y sont rares. Sa profondeur est de quatorze à quinze brasses d’eau, sans battures et sans écueils. On n’y connaît les gros vents que dans le cours de décembre, de janvier et de février, et, dans cette saison même, ils ne sont ni dangereux ni fréquens. Les Errieronons, les Andastogueronons, et d’autres peuples qui habitaient ses bords méridionaux jusqu’à l’Ohio ou la belle rivière, ont été détruits par les Iroquois. Le côté du nord offre une pointe de terre qui s’avance d’environ quinze lieues. Vers l’orient, à trente lieues de cette pointe, on trouve une petite rivière qui prend sa source près de Gananaské, baie du lac Ontario, et qui serait un passage assez court d’un lac à l’autre, si la communication n’était interrompue par des cataractes. De l’embouchure de cette rivière au détroit, c’est-à-dire à la décharge de l’Érié dans l’Ontario, il ne reste pas moins de trente lieues. Le détroit en a quatorze de long sur une de large. C’est sur sa rive orientale qu’est situé le fort de Niagara, d’où l’on compte vingt lieues jusqu’à l’embouchure de la rivière de Condé. La Hontan donne à cette rivière, sur le récit des sauvages, soixante lieues de cours, sans cataractes : ils l’assurèrent, dit-il, qu’à l’aide d’un portage assez court on peut passer dans une autre qui roule ses eaux jusqu’à la mer. Les îles du lac Érié, surtout celles du fond, sont de vrais parcs de chevreuils, et comme autant de vergers où la nature a pris soin de rassembler toutes sortes d’arbres et de fruits pour la nourriture des dindons, des faisans et des bêtes fauves. Si la navigation était libre de Québec jusqu’à ce lac, on pourrait faire, dit-on, de ces rives et des pays voisins le plus fertile, le plus riche et le plus beau royaume du monde. Un voyageur assure qu’outre les beautés naturelles il se trouve d’excellentes mines d’argent à vingt lieues dans les terres, le long d’un coteau, d’où les sauvages ont apporté de grosses pierres remplies de ce précieux métal.

Du lac Érié on passe dans le lac Ontario, qui a cent quatre-vingts lieues de circuit. Sa figure est ovale, et sa profondeur a de vingt à vingt-cinq brasses. Il reçoit, du côté du sud, les rivières des Onnontouans, des Onnontagues et de la Famine ; du côté du nord, celles de Ganaraské et de Théonontaté. Ses bords sont garnis de grandes forêts sur un terrain assez égal et sans côtes escarpées. Il forme plusieurs petits golfes du côté du nord. Le pays des Iroquois, si célèbre dans toutes les relations de la Nouvelle France, occupe le côté méridional du lac Ontario, entre les colonies anglaises et le lac. Il est très-fertile, mais si dépourvu de bêtes fauves et de poissons, que ses habitans sont obligés de faire leurs pêches sur les bords du lac, d’où ils portent le poisson boucané dans leurs villages, et d’aller faire leurs chasses au loin. C’est apparemment la nécessité de sortir ainsi de leur canton pour se procurer des livres qui les a rendus par degrés une des plus belliqueuses et des plus redoutables nations de l’Amérique. Ce fut pour opposer une barrière à des peuples également inquiets et guerriers qu’en 1672 le comte de Frontenac fit bâtir à l’entrée du lac, dans un lieu nommé Catarocouy, un fort auquel il donna son nom.

Le fleuve de Saint-Laurent, sortant du lac Ontario, au nord-est, va passer à Mont-Réal, où il reçoit la grande rivière des Otaouais, traverse toute la belle partie de l’établissement français jusqu’à Québec, et de là se rend majestueusement à la mer.

Mais c’est de la mer même qu’il faut remonter avec un voyageur plus exact, le P. de Charlevoix. Il donna quatre-vingts lieues de long au golfe Saint-Laurent, c’est-à-dire à cet espace de mer qui est renfermé entre l’île de Terre-Neuve et l’île Royale à l’est, et les côtes du continent à l’ouest. L’entrée du golfe est entre la pointe sud-est de l’île de Terre-Neuve et la pointe nord-est de l’île Royale. On laisse au sud quelques petites îles, et l’on arrive au cap des Rosiers, qui est à la pointe sud du fleuve, et qui en fait proprement l’entrée. C’est de là que se mesure la largeur de son embouchure, à laquelle on donne environ trente lieues, depuis ce cap jusqu’à la côte de Labrador qui y répond. Elle est coupée presqu’au milieu par l’île d’Anticosti, qui s’étend environ quarante lieues nord-est et sud-est, mais qui a peu de largeur. Cette île appartient aux descendans d’un Français qui avait eu part à la découverte du Mississipi, et qui obtint cette récompense pour un service qui avait coûté la vie au chef de son entreprise ; mais on ne lui fit pas un riche présent : elle est stérile, mal fournie de bois, et sans un seul havre où le moindre bâtiment puisse trouver une retraite. Le bruit courut, il y a quelques années, qu’on y avait découvert une mine d’argent, et l’on fit partir de Québec un orfévre pour en faire l’épreuve ; mais on ne fut pas long-temps à se détromper. Le seul avantage de l’île d’Anticosti est la pêche, qui est assez abondante sur ses côtes.

Le côté méridional du fleuve forme un beau pays, habité par les Abenaquis ; et le côté du nord est encore un vaste désert, où, dans l’espace de cinq cents lieues, on rencontre à peine quelques traces de ces peuples errans et farouches que nous comprenons sous le nom général d’Esquimaux. Après avoir passé l’île d’Anticosti, on se voit toujours entre deux terres, avec le plaisir de connaître exactement la mesure de sa route, et l’on n’a plus besoin que de circonspection pour se garantir des dangers du fleuve ; mais il serait difficile de les présenter, si l’on ne s’attachait à suivre fidèlement le voyageur.

Il s’était embarqué à la Rochelle le 2 juillet 1720, sur la flûte du roi, le Chameau, commandée par M. de Voutron : le 2 septembre, il entra dans le fleuve de Saint-Laurent. Le mardi 3, ayant passé l’île d’Anticosti, il laissa sur la gauche le Mont-Notre-Dame et le Mont-Louis : c’est une chaîne de montagnes fort hautes, entre lesquelles il y a quelques vallons, et qui étaient habitées autrefois par des sauvages. Sa figure est presque ronde ; des rochers escarpés d’une prodigieuse hauteur l’environnent de toutes parts, et l’eau douce n’y manque point aux navires. Tout le pays est rempli de marbre ; mais sa plus grande richesse serait la pêche des baleines. Elle y attirait autrefois les Basques. On voit encore sur une petite île qui porte leur nom, et qui est un peu au-dessous de l’île Verte, des restes de fourneaux et des côtes de baleines.

Un calme profond, qui dura deux jours, fit regretter aux gens du vaisseau d’avoir quitté leur premier mouillage, près duquel il y avait quelques habitations françaises ; au lieu qu’ils ne trouvèrent ici nulle sorte d’habitans. Enfin l’ancre fut levée le troisième jour, et l’on franchit le passage de l’île Rouge, qui n’est pas sans danger. Le lendemain, avec un peu de vent et de marée, on alla mouiller au-dessus de l’Île-aux-Coudres, à quinze lieues de Québec et de Tadoussac. On la laisse à gauche, et le passage a ses difficultés lorsqu’on est mal servi par le vent ; il est étroit et rapide dans l’espace d’un bon quart de lieue. On observe qu’il était autrefois plus aisé, et qu’en 1663 un tremblement de terre déracina une montagne, la lança sur l’Île-aux-Coudres, qui en fut agrandie de moitié, et qu’à la place de cette montagne il parut un gouffre dont il n’y a pas de sûreté à s’approcher. On pourrait passer au sud de l’île, qui a reçu le nom de Passe d’Iberville, parce que cet officier tenta heureusement ce passage ; mais l’usage est de passer au nord. Au-dessus du gouffre, on trouve la baie de Saint-Paul, où commencent les habitations du côté du nord. Cette baie, qui appartient au séminaire de Québec, a des pins rouges fort vantés, et l’on y a découvert une belle mine de plomb.

Six lieues plus haut, un promontoire fort élevé termine une chaîne de montagnes qui s’étend plus de quatre cents lieues à l’ouest. On le nomme cap Tourmente, en mémoire apparemment de quelque tempête. Cependant le mouillage est bon, et l’on y est environné d’îles de différentes grandeurs. La plus considérable est celle d’Orléans, dont les campagnes bien cultivées se présentent en amphithéâtre, et forment une perspective agréable. Cette île, qui n’a pas moins de quatorze lieues de circuit, fut érigée en comté sous le nom de Saint-Laurent, en faveur de François Berthelot, secrétaire-général de l’artillerie, qui l’avait acquise de François de Laval, premier évêque de Québec. Elle avait déjà quatre villages, et l’on y compte aujourd’hui six paroisses assez peuplées. Des deux canaux qui forment l’île d’Orléans, le seul navigable est celui du sud. Les chaloupes mêmes ne peuvent passer dans celui du nord qu’en haute marée ; ainsi, du cap Tourmente, il faut traverser le fleuve pour remonter à Québec, et cette traverse demande des précautions. On y rencontre des sables mouvans, sur lesquels il n’y a pas toujours assez d’eau pour les gros navires, et qui obligent d’attendre la marée : c’est un embarras qu’on éviterait encore en prenant par la passe d’Iberville.

Le cap Tourmente est à cent dix lieues de la mer, et l’eau du fleuve est encore saumâtre ; phénomène assez étrange, malgré la largeur du fleuve, si l’on considère son extrême rapidité.

Enfin le lundi, 23 septembre, le Chameau mouilla devant Québec. C’est du même voyageur que nous en devons tirer la description ; car il déclare que toutes celles qui ont précédé la sienne sont imparfaites ou défectueuses. Ainsi, notre exactitude ne consiste ici qu’à n’y rien changer.

Québec est dans une situation fort singulière, à 46° 56′ nord. C’est la seule ville du monde connu qui ait un port d’eau douce, à cent vingt lieues de la mer, et capable de contenir cent vaisseaux de ligne. Aussi est-elle placée sur le fleuve le plus navigable de l’univers. Jusqu’à l’île d’Orléans, c’est-à-dire à cent dix ou cent douze lieues de la mer, il n’a jamais moins de quatre ou cinq lieues de large ; mais, au-dessus de l’île, il se rétrécit tout d’un coup, tellement que, devant Québec, il n’a plus qu’un mille de largeur. De là vient le nom de Québec ou Quebeio, qui signifie rétrécissement en langue algonquine.

Le premier objet qui frappe les yeux en entrant dans la rade est une belle nappe d’eau d’environ trente pieds de large et quarante de haut, qui est immédiatement à l’entrée du petit canal de l’île d’Orléans. Cette cascade a reçu le nom de Saut de Montmorency, en l’honneur de l’amiral de Montmorency, qui a été vice-roi de la Nouvelle France. On juge d’abord qu’une chute d’eau si abondante, et qui ne tarit jamais, doit être la chute de quelque grande rivière ; mais ce n’est que celle d’un petit ruisseau, où, dans quelques endroits, on n’a pas de l’eau jusqu’à la cheville du pied, et qui tire sa source d’un beau lac à douze lieues du Saut. La ville est une lieue plus haut, et du même côté, à l’endroit même où le fleuve est le plus étroit ; mais l’espace qui est entre elle et l’île d’Orléans forme un bassin d’une lieue de long et de large, dans lequel se décharge la rivière de Saint-Charles, qui vient du nord-est. Québec est situé entre l’embouchure de cette rivière et le Cap-aux-Diamans, qui avance un peu dans le fleuve. En 1608, les eaux du fleuve qui, dans la marée, montaient quelquefois jusqu’au pied du rocher, se sont retirées insensiblement, et laissent aujourd’hui à sec un grand terrain où l’on a bâti la basse ville. Elle est assez élevée au-dessus du rivage pour rassurer les habitans contre l’inondation.

On monte à la haute ville par une pente si raide, qu’on n’y peut arriver qu’à pied, à l’aide de plusieurs degrés ; mais on a pratiqué sur la droite un chemin d’une pente plus douce, qui est bordé de maisons. C’est à l’endroit où les deux montées se réunissent que la haute ville commence du côté du fleuve, car on trouve encore une basse ville du côté de la rivière Saint-Charles. Le premier bâtiment remarquable qu’on rencontre à droite, du premier côté, est le palais épiscopal : toute la gauche est bordée de maisons. Vingt pas plus loin on se trouve entre deux places assez grandes : celle de la gauche est la place d’armes sur laquelle donne le fort où loge le gouverneur-général. Les récollets ont leur couvent en face, et le reste du contour est occupé par d’assez belles maisons. Dans la place de la droite on rencontre d’abord la cathédrale, qui sert de paroisse à toute la ville. Le séminaire est à côté, sur un angle formé par le fleuve et par la rivière Saint-Charles. Vis-à-vis de la cathédrale est le collége des jésuites ; et dans les intervalles il y a des maisons assez bien bâties. Au delà on trouve l’Hôtel-Dieu à mi-côte, puis l’hôtel de l’intendant. Enfin une assez longue rue qui contient le couvent des ursulines. La haute ville est sur un rocher, partie de marbre et partie d’ardoise.

Une église de la basse ville, dédiée sous le nom de Notre-Dame-de-la-Victoire, est l’exécution d’un vœu fait en 1690 pendant le siége que Québec eut à soutenir contre les Anglais. Elle sert de succursale pour la commodité des habitans.

L’observateur, se livrant à son imagination, ne désespère pas qu’un jour la capitale de la Nouvelle France ne soit aussi florissante que celle de l’ancienne. « Aussi loin, dit-il, que la vue pourra porter, on ne verra que des bourgs, des châteaux, des maisons de plaisance ; et déjà ce spectacle est ébauché. Quand le fleuve Saint-Laurent, qui roule majestueusement ses eaux et qui les amène de l’extrémité du nord ou de l’ouest, y sera couvert de vaisseaux ; que l’île d’Orléans et les deux rivières qui forment le port découvriront de belles prairies, de riches coteaux et des campagnes fertiles, et que leur manque-t-il pour cela ? que d’être mieux peuplées ; qu’une partie de la rivière Saint-Charles, qui serpente agréablement dans une charmante vallée, sera jointe à la ville, dont elle fera sans doute le plus beau quartier ; que toute la rade sera revêtue de quais magnifiques, le port entouré de superbes bâtimens, et qu’on y verra trois ou quatre cents navires chargés de richesses qu’on n’a point encore fait valoir, et qu’ils prendront en échange pour celles de l’Ancien et du Nouveau Monde qu’ils auront apportées, alors la terrasse du palais épiscopal offrira un point de vue auquel il n’y aura rien de comparable ; et dès à présent c’est un lieu d’une grande beauté. »

La cathédrale mérite peu d’être le siége du seul évêché de l’Amérique française. Elle ne serait pas une belle paroisse dans un petit bourg de France. Ce qu’elle a de plus remarquable, est une tour fort haute, solidement bâtie, et de quelque apparence dans l’éloignement. Le séminaire, qui touche à cette église, est un grand carré ; mais les bâtimens sont imparfaits. Deux incendies, dont le second, arrivé en 1705, les consuma presque entièrement lorsqu’on achevait de les rétablir, ont retardé les réparations de l’édifice. Du jardin on découvre la rade et la rivière Saint-Charles autant que la vue peut s’étendre.

Le fort est un très-beau bâtiment flanqué de deux pavillons ; mais il n’a point de jardin, parce qu’il est construit sur le bord du roc. Une belle galerie, avec un balcon régnant, y supplée ; elle commande la rade, jusqu’au milieu de laquelle on peut se faire entendre avec un porte-voix, et l’on a la vue de toute la basse ville sous ses pieds. Avec une charmante perspective, on y respire l’air le plus pur sur le Cap-aux-Diamans, et l’on y a le spectacle d’un grand nombre de marsouins qui jouent sur la surface des eaux. Il n’est pas rare d’y trouver des diamans plus beaux que ceux d’Alençon. On les taille fort bien à Québec. Ils y étalent autrefois fort communs, et le cap en a tiré son nom. La descente du côté de la campagne est encore plus douce que vers l’esplanade.

L’église des jésuites, en dehors, n’a de beau qu’un assez joli clocher ; elle est couverte d’ardoise, et c’est la seule qui le soit au Canada, où, jusqu’à présent, tous les toits sont de bardeaux. Charlevoix ne reconnut point dans quatre colonnes creuses et grossièrement marbrées, qui font l’ornement du grand-autel, les quatre grandes colonnes cylindriques et massives, d’un seul bloc de porphyre noir comme du jais, sans taches et sans fils, que La Hontan représente avec affectation. On pardonnerait, dit-il, à ce voyageur, s’il n’avait blessé la vérité que pour donner du lustre aux églises.

L’Hôtel-Dieu est desservi par des religieuses hospitalières de Saint-Augustin ; d’une congrégation qui se nomme la Miséricorde de Jésus. Les premières sont venues de Dieppe, et n’avaient pas mal commencé à se loger ; mais leur maison n’est point achevée. Sa situation à mi-côte, dans un lieu plat, qui avance un peu sur la rivière Saint-Charles, les fait jouir d’une fort belle vue. À un demi-quart de lieue de la ville on trouve l’hôpital général. L’hôtel de l’intendant porte le nom de palais à Québec, parce qu’il sert aux assemblées du conseil supérieur : c’est le plus bel édifice du Canada. Les récollets en occupaient anciennement le terrain. M. de Saint-Vallier, évêque de Québec, les transféra dans la ville, acheta leur emplacement, et fit une dépense de cent mille écus pour la fondation de l’hôpital. Le seul défaut de cet établissement est d’être dans un marais qu’il sera toujours difficile de dessécher. Trente religieuses y sont employées à servir les pauvres.

Québec n’est pas régulièrement fortifié ; mais depuis long-temps on s’efforce d’en faire une bonne place. Elle est déjà capable d’une vigoureuse défense. Les Anglais en tentèrent la conquête en 1711 avec moins de succès qu’ils n’ont fait par la suite.

On ne compte guère à Québec plus de sept milles âmes ; mais, dans ce petit nombre, la peinture qu’on nous fait des principaux habitans et de leurs usages donne l’idée d’une société fort agréable. « Un gouverneur-général avec un état-major, de la noblesse, des officiers et des troupes ; un intendant, un conseil supérieur et des juridictions subalternes, un grand voyer, un grand-maître des forêts, dont la juridiction est assurément la plus étendue de l’univers ; des marchands aisés ou qui vivent comme s’ils l’étaient, un évêque et un séminaire nombreux, des récollets et des jésuites, trois communautés de filles bien composées, des cercles brillans chez la gouvernante et chez l’intendante, voilà de quoi passer le temps sans ennui : aussi chacun s’efforce-t-il d’y contribuer. On joue, on fait des parties de promenade l’été, en calèche ou en canot ; l’hiver, en traîneau sur la neige, ou en patins sur la glace. On chasse beaucoup : quantité de gentilshommes n’ont guère que cette ressource pour vivre à leur aise. Les nouvelles courantes se réduisent à peu de chose, parce que le pays en fournit peu, et que celles de l’Europe arrivent toutes à la fois ; mais elles font l’occupation d’une bonne partie de l’année : on raisonne sur le passé, on conjecture sur l’avenir ; les sciences et les beaux-arts ont leur tour, et la conversation ne languit point. Les Canadiens, c’est-à-dire les créoles du Canada, respirent en naissant un air de liberté qui les rend fort agréables dans le commerce de la vie ; et nulle part on ne parle plus purement la langue française : il est assez remarquable qu’il n’y ait ici aucun accent. On n’y voit point de particuliers riches, parce que chacun aime à se faire honneur de son bien, et que personne ne s’attache à thésauriser. On fait bonne chère ; on se met fort proprement. Tout le monde est ici de bonne taille, et le sang est fort beau dans les deux sexes. L’enjouement, la politesse et la douceur sont aussi des avantages communs ; et la grossièreté dans les manières comme dans le langage n’est pas même connue à la campagne. »

Il est important de suivre le même voyageur dans ses différentes courses, pour joindre à la description des lieux d’utiles observations dont elle est toujours accompagnée. Le 19 mars 1721, étant parti de Québec en traîneau pour se rendre à la ville des Trois-Rivières, qui en est éloignée de vingt-cinq lieues, il fit très-légèrement sept lieues jusqu’à la Pointe-aux-Trembles, une des bonnes paroisses du pays. L’église est grande, bien bâtie, et les habitans y sont fort aisés. En général, les anciens habitans, sont plus riches au Canada que les seigneurs, et l’on en donne la raison ; ce n’était qu’une grande forêt lorsque les Français commencèrent à s’y établir. Des officiers, des gentilshommes, des communautés, à qui l’on donna des seigneuries, n’étaient pas capables de les mettre eux-mêmes en valeur, et n’avaient pas des fonds assez considérables pour y employer un nombre d’ouvriers suffisant. Il fallut y amener des habitans, qui, se trouvant obligés de travailler beaucoup avant de pouvoir y recueillir de quoi subsister, ne purent s’engager avec les seigneurs qu’à des redevances fort modiques ; de sorte qu’avec les lods et ventes, qui se réduisent presqu’à rien, le droit du moulin et la métairie, une seigneurie de deux lieues de front et d’une profondeur illimitée est d’un revenu fort médiocre dans un pays si peu peuplé, et dont le commerce intérieur est si faible.

Rien n’est plus charmant que la situation des Trois-Rivières. Elle est bâtie sur un coteau de sable, qui n’a guère de stérile que l’espace qu’elle peut occuper en s’agrandissant, car elle n’a point encore beaucoup d’étendue ; mais elle est environnée de tout ce qui peut rendre une ville agréable et la faire parvenir à l’opulence. Le fleuve, large d’une demi-lieue, coule au pied : au delà ce sont des campagnes cultivées, fertiles, et couronnées des plus belles forêts du monde. Un peu au-dessus et du même côté, le fleuve reçoit une assez belle rivière, qui ne s’y joint qu’après en avoir reçu deux autres, l’une à droite, l’autre à gauche ; et de là vient le nom des Trois-Rivières, que la ville a pris dans son origine. Au-dessus, et presqu’à la même distance, on trouve le lac Saint-Pierre, long de sept lieues et large de trois. Ainsi rien ne borne la vue de ce côté-là, et le soleil paraît se coucher dans les ondes. Ce lac, qui n’est qu’un élargissement du fleuve, reçoit plusieurs rivières, et n’est pas moins renommé pour l’abondance que pour la bonté de son poisson.

On ne compte pas plus de sept ou huit cents Français dans la ville des Trois-Rivières, quoiqu’elle ait dans son voisinage des mines d’excellent fer, qui seraient capables d’enrichir une grande ville : on n’a commencé que depuis peu à les faire valoir. Au reste, le petit nombre des habitans de cette ville n’empêche point que sa situation ne la rende importante. C’est un des plus anciens établissemens de la colonie ; et l’on y a vu dès les premiers temps un gouverneur avec un état-major. Un couvent de récollets, une assez belle paroisse desservie par les mêmes religieux, et un très-bel hôpital, qui fait partie d’un couvent d’ursulines, où l’on en compte quarante chargées de l’emploi d’hospitalières, sont les principaux édifices des Trois-Rivières. Dès l’année 1650, le sénéchal de la Nouvelle France, dont la juridiction est absorbée par le conseil supérieur, avait un lieutenant dans cette ville ; aujourd’hui elle n’a plus qu’une justice ordinaire, avec un lieutenant-général pour chef.

À l’extrémité du lac Saint-Pierre, on voit un grand nombre d’îles de différentes grandeurs, qui se nomment les îles de Richelieu ; et sur la gauche, en remontant de Québec, on en trouve six autres qui bordent une anse assez profonde, où se décharge une belle rivière, dont la source est au voisinage de la Nouvelle York. Les îles, la rivière et tout le pays qu’elle arrose portent le nom de Saint-François. Toutes ces îles étaient autrefois remplies de cerfs, de daims, de chevreuils et d’orignaux qui ont disparu. On pêche d’excellens poissons dans la rivière de Saint-François. L’hiver on fait des trous dans la glace pour y passer des filets de cinq ou six brasses de long, qu’on retire ordinairement chargés de bars, de poissons dorés, d’achigans, et surtout d’une espèce de brochets nommés masquinongés, qui ont la tête plus grosse que celle des nôtres, et la gueule sous un museau recourbé. Les sauvages du canton sont des Abénaquis, parmi lesquels il se trouve quelques Algonquins, des Sokokis et des Mahingans, plus connus sous le nom de Loups, qui étaient autrefois établis sur la rivière de Manhate, dans la Nouvelle York, et qu’on en croit même originaires. Les Abénaquis sont venus à Saint-François des côtes méridionales de la Nouvelle Angleterre. Leur premier établissement, dans cette transmigration, fut près d’une petite rivière qui se joint au fleuve Saint-Laurent, vis-à-vis de Sillery, c’est-à-dire une lieue et demie au-dessus de Québec, vers le sud, près d’une chute d’eau qu’on nomme le Saut de la Chaudière. Ils sont à présent sur le bord de la rivière Saint-François, à deux lieues de son embouchure dans le lac Saint-Pierre.

Des Trois-Rivières, en traversant le lac Saint-Pierre, et tirant au sud, l’observateur n’employa qu’une demi-journée pour se rendre à Saint-François. Il en partit le 13 ; et le lendemain il entra dans Mont-Réal : ce dernier trajet est de vingt-cinq lieues. Quelque agrément qu’il y ait à le faire en hiver, dans un traîneau, par la commodité de se promener sur des canaux glacés, entre des îles qui paraissent avoir été plantées à la ligne comme des orangers, le coup d’œil n’est pas beau dans une saison où le blanc prend partout la place des plus belles couleurs de la nature. Le climat est fort rude au lac de Saint-Pierre ; mais lorsqu’on a passé les îles de Richelieu, il semble qu’on soit transporté tout à coup dans une autre région. L’air devient plus doux, le terrain plus uni, le fleuve plus beau, et ses bords plus rians. On y rencontre des îles, quelques-unes habitées, et d’autres dans leur état naturel, mais qui forment toutes les plus beaux paysages du monde.

L’île de Mont-Réal, qui est comme le centre de ce beau pays, a dix lieues de long de l’est à l’ouest, et près de quatre dans la plus grande largeur. La montagne d’où elle tire son nom, et qui a deux têtes, d’inégale hauteur, est presqu’au milieu de la longueur de l’île ; mais elle n’est qu’à demi-lieue de la côte méridionale, où la ville de Mont-Réal est située. Le nom de Ville-Marie que cette ville reçut dans sa fondation, n’a pu passer en usage. Il ne se conserve que dans les actes publics, et parmi les seigneurs de l’île, qui en sont fort jaloux : on a déjà remarqué que ce sont les sulpiciens. Comme toutes les terres de l’île sont très-bonnes, et que la ville n’est guère moins peuplée que celle de Québec, cette seigneurie, suivant l’observateur, en vaut du moins une demi-douzaine des meilleures du Canada : c’est le fruit de la sagesse et du travail des seigneurs.

La ville de Mont-Réal offre un aspect fort riant ; elle est bien située et bien bâtie. L’agrément de ses environs et de ses vues inspire une gaieté dont tous les habitans se ressentent. Elle n’est pas fortifiée : une palissade bastionnée et fort mal entretenue fait toute sa défense, avec une mauvaise redoute sur un petit tertre qui sert de boulevart, et va se terminer en pente à une petite place carrée. Autrefois elle était ouverte, et sans cesse exposée aux insultes des sauvages et des Anglais. Ce fut le chevalier de Gallières, frère du plénipotentiaire à Ryswick, qui la fit fermer pendant qu’il en était gouverneur, et, depuis quelques années, elle est ceinte d’un bon mur ; mais sa plus forte défense consisté dans la valeur de ses habitans.

L’Hôtel-Dieu est servi par des religieuses, dont les premières ont été tirées de celui de la Flèche en Anjou. Leur église et leur salle des malades sont deux fort beaux bâtimens ; mais elles n’en sont pas moins pauvres, et les revenus de leur fondation ne sont pas proportionnés à leurs services. L’hôpital général doit son établissement à un particulier nommé Charon, qui employa tout son bien à former une société d’hommes charitables, dans la double vue de prendre soin des malades, et d’instruire les jeunes gens de la campagne. Son projet fut rempli en 1719 ; mais il n’y a pas survécu assez long-temps pour l’achever.

Entre l’île de Mont-Réal et la terre-ferme, vers le nord, on trouve une autre île d’environ huit lieues de long, et de deux dans sa plus grande largeur. Elle fut d’abord nommée l’île de Montmagny, du nom d’un gouverneur du Canada qui la possédait ; ensuite elle fut donnée aux jésuites, qui l’appelèrent île de Jésus. On n’explique point comment elle est passée entre les mains des sulpiciens, qui ont entrepris de la peupler, et qui lui ont conservé son dernier nom. Le canal qui sépare les deux îles est nommé la rivière des Prairies, parce que des deux côtés il en arrose de fort belles. Son cours est embarrassé vers le milieu par un rapide qu’on appelle le Saut du Récollet, depuis qu’un religieux de cet ordre s’y est noyé. Le troisième bras du fleuve est semé d’un prodigieux nombre d’îles, et porte le nom de Mille-Îles ou de rivière de Saint-Jean. À la tête de l’île de Jésus on voit la petite île Bizard, et plus haut, vers le sud, l’île Perrot, qui a deux lieues de long, et presque la même largeur. L’île Bizard termine le lac des deux montagnes, et l’île Perrot le sépare de celui de Saint-Louis. Ce qu’on nomme le lac des Montagnes est proprement l’embouchure d’une grande rivière nommée la rivière des Outaouais, qui se jette ici dans le fleuve Saint-Laurent. Elle a deux lieues de long sur la même largeur. Le lac Saint-Louis, qui est un peu plus grand, n’est aussi qu’un élargissement du fleuve. Jusqu’à présent la colonie française n’allait pas plus loin à l’ouest ; mais on commence à faire de nouvelles habitations au delà, et partout les terres sont excellentes.

Dans les dernières guerres, on a regardé comme la sûreté de Mont-Réal et des lieux voisins deux villages d’Iroquois chrétiens, et le fort de Chambly. Le premier des deux villages, qui se nomme Saut de Saint-Louis, est situé en terre ferme, du côté du sud, trois lieues au-dessus de Mont-Réal. Ses habitans, qui sont en grand nombre, ont toujours été une des plus fortes barrières de la colonie contre les Iroquois idolâtres et contre les Anglais de la Nouvelle York. Il a changé deux fois de place dans l’espace de deux lieues : après avoir été près du rapide dont il porte le nom, il est aujourd’hui dans une situation charmante. Le fleuve y est fort large, et couvert d’îles ; celle de Mont-Réal est en perspective d’un côté ; et de l’autre, la vue n’est pas bornée vers le lac Saint-Louis, qui commence un peu plus haut. L’église de ce village et la maison des missionnaires sont deux des plus beaux édifices du pays. Le second se nomme la Montagne, parce qu’il a subsisté long-temps sur la double montagne d’où l’île de Mont-Réal tire son nom. À présent il est en terre ferme, vis-à-vis de l’extrémité occidentale de cette île ; et ce sont des sulpiciens qui l’ont gouvernée tant que les Français ont été les maîtres du Canada.

Le fort de Chambly a toujours passé pour un poste de la dernière importance. Dans l’origine de la colonie française, les Iroquois descendaient jusqu’au centre des habitations, par une rivière qui se décharge dans le fleuve Saint-Laurent, un peu au-dessus du lac Saint-Pierre, et que cette raison fit nommer alors la rivière des Iroquois. Depuis on l’a nommée rivière de Richelieu, à cause d’un fort de ce nom qu’on avait construit à son embouchure ; ensuite, ce fort ayant été ruiné, un officier nommé Sorel en fit construire un autre, auquel on donna son nom, qui s’est communiqué à la rivière : elle le conserve encore, quoique le fort ne subsiste plus. De là, remontant la rivière l’espace d’environ dix-sept lieues, toujours au sud, mais prenant un peu au sud-ouest, on trouve un rapide, et, vis-à-vis, une espèce de petit lac formé par la rivière même ; c’est sur le bord du rapide et vis-à-vis du lac qu’est situé le fort de Chambly. Il n’est jamais sans une forte garnison. Les terres voisines sont si bonnes, qu’on s’est empressé d’y faire des habitations ; et l’on ne désespère pas d’y voir naître quelque jour une bonne ville. De Chambly au lac de Champlain on ne compte que huit lieues : la rivière de Sorel traverse ce lac ; et l’auteur observe que la Nouvelle France n’a peut-être point de canton qu’il soit plus à propos de peupler. Il ajoute que le climat y est doux, que les habitans y auront pour voisins les Iroquois, « bonnes gens, dit-il, qui ne chercheront point querelle aux Français, lorsqu’ils les verront en état de ne les pas craindre, et qui s’accommoderont encore mieux de ce voisinage que de celui de la Nouvelle York. »

Mais continuons de remonter le fleuve Saint-Laurent. Charlevoix partit du saut de Saint-Louis, le 1er. mai pour aller passer la nuit à la pointe occidentale de l’île de Mont-Réal. Le lendemain, après avoir employé la matinée à visiter le pays, qu’il trouva fort beau, il traversa le lac Saint-Louis pour se rendre aux Cascades, nom qu’on donne à un rapide situé précisément au-dessus de l’île Perrot, qui fait la séparation du lac Saint-Louis et du lac des deux montagnes. On l’évite en prenant un peu à droite, pour faire passer les canots à vide dans un endroit qu’on nomme le Trou ; ensuite, les tirant à terre, on fait un portage d’un demi-quart de lieue, qui devient nécessaire pour éviter un second rapide, nommé le Buisson ; c’est une belle nappe d’eau, qui tombe d’un rocher plat, d’environ un demi-pied de hauteur. L’observateur juge qu’on pourrait se délivrer de cet embarras en creusant un peu le lit d’une petite rivière qui se décharge dans une autre au-dessus des cascades.

Au-dessus du Buisson, la largeur du fleuve est d’un grand quart de lieue, et les terres des deux côtés sont excellentes. On avait commencé à défricher celles qui sont sur la rivière septentrionale ; et rien ne serait plus aisé que d’y faire un grand chemin depuis la pointe qui est vis-à-vis de l’île Mont-Réal jusqu’à l’anse qu’on nomme la Galette.

Le 3 mai, l’observateur fit trois lieues pour se rendre aux Cèdres ; c’est un troisième rapide, qui a pris son nom d’une grande quantité de cèdres qu’on voyait autrefois dans ce lieu, mais qui ont été presque tous coupés. Le 4, un accident qui creva un de ses canots, ne lui permit point de passer le quatrième rapide, quoiqu’il ne soit qu’à deux lieues et demie du précédent. Le 5, il passa le lac de Saint-François, qui a sept lieues de long, et trois dans sa plus grande largeur. Les terres, des deux côtés, sont basses, et n’en paraissent pas moins bonnes. La route, depuis Mont-Réal jusqu’ici, tient un peu du sud-ouest ; et le lac Saint-François court ouest-sud-ouest et est-nord-est. Le 6, il fallut passer les chéneaux du lac ; c’est le nom qu’on donne à des canaux formés par un grand nombre d’îles, dont le fleuve est presque couvert en cet endroit, et qui rendent le pays charmant. Le reste du jour fut employé à franchir des rapides, dont le plus considérable qu’on nomme le Moulinet, est effroyable à la vue, et coûte beaucoup de peine à passer. On fit néanmoins sept lieues le même jour, et l’on alla camper au bas du Long-Saut, rapide d’une demi-lieue de long, que les canots ne montent qu’à demi chargés. On le passa le 7 au matin, pour naviguer ensuite jusqu’à trois heures du soir. Après l’éloge que l’observateur a fait du climat, et la différence qu’il y a remarquée à mesure qu’on monte le fleuve, il paraît fort surprenant d’entendre ici qu’au milieu du mois de mai il gela la nuit suivante, comme il fait en France au mois de janvier. On était néanmoins sous les mêmes parallèles qu’en Languedoc. Le 9, on passa le rapide nommé Ploc, éloigné du Long-Saut d’environ sept lieues, et de cinq des Gallots, qui est le dernier. La Galette est une lieue et demie plus loin, et l’on y arriva le 10. Tout le pays qui est entre cette anse et les Gallots mérite l’admiration. Les forêts y sont charmantes, et l’on y remarque surtout des chênes d’une beauté extraordinaire.

À cinq ou six lieues de la Galette on trouve une île nommée Tonihata, longue d’une demi-lieue, dont un Iroquois, fort affectionné aux Français, avait obtenu le domaine, avec une patente de concession, qu’il se faisait honneur de montrer. L’observateur vante l’esprit de ce sauvage, quoiqu’il n’eut pas laissé, dit-il, de vendre sa seigneurie pour quatre pots d’eau-de-vie ; mais s’étant réservé l’usufruit, il y avait rassemblé dix-huit ou vingt familles de sa nation : dans toute sa conduite il affectait d’imiter les manières françaises. De là jusqu’au fort de Catarocoui il ne reste qu’environ quinze lieues, dans l’espace desquelles on traversé une espèce d’archipel, nommé les Mille-Îles, et qui en contient du moins plus de cinq cents. Ensuite on n’a qu’une lieue et demie jusqu’au fort. Le fleuve est ici plus libre, et plus large d’une demi-lieue. On laisse à droite trois grandes anses, assez profondes ; et le fort est bâti dans la troisième. C’est un carré à quatre bastions, qui n’occupe pas moins d’un quart de lieue de circuit. Il est construit de pierres, et sa situation est extrêmement agréable, surtout vers les bords, qui présentent un paysage fort varié. Il en est de même de l’entrée du lac Ontario, qui n’en est qu’à une demi-lieue. Elle est semée d’îles de différentes grandeurs, toutes couvertes d’arbres, et rien n’y termine l’horizon. Ce lac a reçu le nom de Saint-Louis ; ensuite celui de Frontenac, qui avait été donné aussi au fort de Catarocoui, dont le comte de Frontenac est le fondateur ; mais insensiblement le lac a repris son ancien nom, qui est Ontario, et le fort celui de l’anse dont il occupe les bords. Le terrain, depuis la Galette, est très-bon, quoique sur la lisière il n’en ait pas l’apparence. On voit au milieu du fleuve, vis-à-vis du fort, une très-belle île, où l’on avait mis des porcs, qui ont multiplié, et dont elle a pris son nom. L’île aux Cèdres et l’île aux Cerfs sont au-dessous, à demi-lieue l’une de l’autre. L’anse de Catarocoui est double, c’est-à-dire qu’elle a vers son milieu une pointe qui avance beaucoup, et sous laquelle il y a un fort bon mouillage pour les grandes barques. Le derrière du fort est un marais où le gibier est en abondance. Autrefois il se faisait un commerce considérable au fort de Catarocoui, surtout avec les Iroquois, dont les habitations sont au sud ; et c’était pour les attirer, autant que pour les tenir en respect, que le fort avait été bâti ; mais ce commerce ne s’est pas soutenu long-temps, et les barbares n’en ont pas moins fait de mal à la colonie. Ils ont actuellement quelques familles aux environs du fort, comme il s’en trouve aussi quelques-unes des Missisaguès, nation algonquine, qui a trois bourgades sur le lac : l’une au bord oriental, l’autre à Niagara, et la troisième dans le détroit.

De Catarocoui, l’observateur n’avait que six lieues à faire jusqu’à l’île aux Chevreuils, où l’on trouve un fort bon port, qui peut recevoir de grandes barques ; mais divers obstacles ayant retardé sa navigation, il passa la nuit dans un lieu fort incommode, où il vit néanmoins, pour la première fois, des vignes dans la forêt. La plupart des arbres ont, dit-il, leur cep, qui s’élève jusqu’au sommet. Il n’avait point encore fait cette remarque, parce qu’il s’était toujours arrêté dans des lieux ouverts ; mais on l’assura que rien n’était si commun jusqu’au Mexique. Ces vignes ont le pied fort gros, et portent beaucoup de raisins. Les grains ne sont que de la grosseur d’un pois, apparemment faute de culture. C’est un rafraîchissement si délicieux pour les ours, qu’ils vont les chercher sur les plus grands arbres ; mais ils n’ont que le reste des oiseaux, qui ont bientôt vendangé des forêts entières.

Le 13, après avoir passé l’île aux Chevreuils, et s’être arrêté trois lieues plus loin, à l’île aux Gallots, qui est par le 43e. degré 33 minutes, il fallut faire une traversée d’une lieue et demie pour arriver à la pointe, que cette raison fait nommer Traverse. On gagne ainsi plus de quarante lieues, qu’il faudrait faire en côtoyant la terre ferme. De la pointe de l’île aux Gallots on découvre à l’ouest la rivière de Chouguen, ou d’Onnontagué, qui en est éloignée de quatorze lieues. Dans le calme, on tire droit sur cette rivière, pour s’épargner encore un circuit de quinze ou vingt lieues. Six rivières qu’on laisse à gauche, en prenant cette route, sont célèbres par l’excellence de leur poisson ; c’est d’abord celle de l’Assomption, qui n’est qu’à une lieue de la pointe de Traverse ; ensuite celle de Sable, trois lieues plus loin ; celle de la Planche, deux lieues au delà ; celle de la Grande-Famine, à deux autres lieues ; celle de la Petite-Famine, à une lieue ; celle de la Grosse-Écorce, à même distance. Quoique les apparences eussent promis un beau temps, il changea tout d’un coup, et l’observateur eut beaucoup de peine à gagner la terre la plus proche, dont il était encore à trois lieues. Il aborda, vers sept heures du soir, à l’anse de la Famine, qui porte ce triste nom depuis que M. de La Barre, gouverneur de la Nouvelle France, faillit d’y perdre toute son armée par la faim et les maladies, en allant faire la guerre aux Iroquois. Les bords du lac y sont couverts de forêts, dans lesquelles on distingue les chênes blancs et rouges, qui s’élèvent jusqu’aux nues. On y voit un autre arbre de la plus grande espèce, dont le bois dur, mais cassant, ressemble à celui du plane, et dont la feuille, à cinq pointes de médiocre grandeur, est d’un très-beau vert en dedans, et blanche en dehors. C’est une espèce de cotonnier, qui porte dans une coque, de la grosseur de celle des marrons d’Inde, un coton dont il est malheureux qu’on ne puisse faire aucun usage. À 43 degrés de latitude, et dans une saison aussi avancée, où l’on ressentait quelquefois des chaleurs telles qu’on les éprouve en France au mois de juillet, l’observateur était fort surpris de ne pas voir encore une feuille aux arbres. Il attribue cette lenteur de la nature aux neiges dont la terre a été couverte pendant plusieurs mois ; elle n’est pas encore assez échauffée pour ouvrir les pores des racines et faire monter la séve. Il y a dans ce canton des aigles d’une prodigieuse grandeur. On y est sur la frontière du pays des Iroquois.

Quelques lieues plus loin, l’observateur passa devant l’embouchure de la rivière d’Onnontagué, qui lui parut large d’un arpent. Les terres y sont basses, mais revêtues de beaux bois. C’est dans cette rivière que se déchargent toutes celles qui arrosent les cantons des Iroquois ; et sa source est un fort beau lac, nommé gannantaha, qui a des salines sur ses bords. À dix lieues de l’Onnontagué on trouve la baie des Goyogouins. Toute la côte, dans cet espace, est variée de marais et de terres hautes, un peu sablonneuses, mais couvertes de très-beaux arbres, surtout de chênes, qu’on croirait plantés de la main des hommes. La baie des Goyogouins est un des plus beaux endroits du monde. Une presqu’île couverte de bois s’avance au milieu, et forme comme un théâtre. À gauche, on aperçoit dans l’enfoncement une petite île qui cache l’entrée d’une rivière par où les Goyogouins descendent dans le lac. On se rend de cette baie à celle des Tsonontouans ; mais on rencontre dans l’intervalle, une petite rivière dont on rapporte des singularités fort curieuses : elle se nomme Cascouchiagon. Quoique son embouchure ne soit ni large ni profonde, elle s’élargit un peu plus haut, et les plus grands vaisseaux y pourraient être à flot. Ensuite on est arrêté par une chute qui n’a pas moins de soixante pieds de haut, et de deux arpens de large. Une portée de fusil au-dessus, on en trouve une seconde de même largeur, mais moins haute de deux tiers ; et, demi-lieue plus loin, une troisième haute de cent pieds et large de trois arpens. Après ces grandes cataractes on rencontre plusieurs rapides ; et cinquante lieues plus loin on trouve une quatrième chute, qui ne cède en rien à la troisième. Le cours de cette rivière est de cent lieues ; et lorsqu’on l’a remontée l’espace d’environ soixante, on n’en a que dix par terre, en prenant à droite pour arriver à l’Ohio ou la belle Rivière, dans un lieu nommé Ganos, où l’on trouve une fontaine dont l’eau a l’épaisseur de l’huile et le goût du fer : les sauvages l’emploient dans leurs maladies pour apaiser toutes sortes de douleurs.

La baie des Tsonotouans est charmante. Une jolie rivière y serpente entre deux prairies bordées de coteaux ; et l’on y découvre des vallées d’une grande étendue, qui sont bornées par des forêts. Le 22, on passa devant une autre baie, qui se nomme le Grand-Marais ; et dès l’après-midi du même jour on entra dans le détroit de Niagara. C’est un espace de quatorze lieues, qui fait la communication du lac Érié avec le lac Ontario, et par lequel le fleuve Saint-Laurent passe du premier dans l’autre. Depuis l’entrée, par le lac Ontario, jusqu’à la grande chute du fleuve, ce détroit porte le nom de rivière de Niagara. L’intervalle est d’environ six lieues, et l’on trouve à l’entrée le fort du même nom ; mais il n’existe que depuis le voyage du P. Charlevoix. M. de Joncaire, qui en est le fondateur, avait alors un petit établissement trois lieues plus loin, sur le bord du détroit, accompagné de quelques cabanes d’Américains. On fait le sud en entrant dans la rivière de Niagara ; et l’habitation de cet officier, à laquelle on donnait d’avance le nom de fort, était sur la gauche, à cette distance du lieu où le fort est aujourd’hui.

Après avoir passé quelques jours dans une compagnie fort agréable, l’observateur eut à monter d’affreuses montagnes pour se rendre au fameux saut du Niagara, au-dessus duquel il devait se rembarquer. Ce voyage est de trois lieues ; il était autrefois de cinq ou six, parce qu’on passait de l’autre côté de la rivière, c’est-à-dire à l’occident, et qu’on ne s’embarquait qu’à deux lieues au-dessus de sa chute ; mais on a trouvé sur la gauche, à un demi-quart de lieue de cette cataracte, une anse où le courant n’est pas sensible, et où l’embarquement se fait sans péril.

La chute du fleuve Saint-Laurent, dans ce détroit, forme une des plus belles cascades de la nature. Suivant les observations auxquelles on s’attache, La Hontan s’est également trompé sur sa hauteur et sur sa figure. « Il est certain, dit l’observateur, que, si l’on mesure la hauteur par les trois montagnes qu’on a d’abord à franchir, il n’y a pas beaucoup à rabattre de 600 pieds que Delile lui donne dans sa carte ; et sans doute il n’a risqué ce paradoxe que sur la foi du baron de La Hontan et du P. Hennepin ; mais, en arrivant au sommet de la troisième montagne, j’observai que, dans l’espace de trois lieues qui me restaient jusqu’à la chute d’eau, il faut plus descendre que monter, et c’est à quoi ces deux voyageurs n’avaient pas fait assez d’attention. Comme on ne peut s’approcher de la cascade que de ce côté, ni la voir que de profil, il n’est pas aisé d’en mesurer la hauteur avec les instrumens ; on l’a tenté avec une longue corde attachée au bout d’une perche ; et cette méthode n’a fait trouver que 115 ou 120 pieds de profondeur ; mais il n’est pas possible de s’assurer si la perche ne s’est point arrêtée sur quelque rocher qui s’avançait ; et quoiqu’on l’ait toujours retirée mouillée, aussi-bien qu’un bout de la corde, on n’en peut rien conclure, parce que l’eau, qui se précipite de la montagne, rejaillit fort haut, avec beaucoup d’écume. Pour moi, qui l’ai considérée de tous les points d’où la vue le permet, j’estime qu’on ne saurait lui donner moins de 140 ou 150 pieds. »

Sa figure est un fer à cheval d’environ quatre cents pas de circonférence. Au milieu, elle est divisée en deux par une île fort étroite, et d’un demi-quart de lieue de long ; mais ces deux parties tardent peu à se joindre. Celle qu’on ne voit que de profil a plusieurs pointes qui avancent ; et celle qu’on découvre en face paraît fort unie. La Hontan y ajoute un torrent qui vient de l’ouest ; peut-être n’était-ce que des eaux sauvages, qui venaient se décharger par quelque ravine pendant la fonte des neiges. On juge aisément qu’au-dessous de cette chute la rivière se ressent long-temps d’une si violente secousse ; aussi n’est-elle navigable que trois lieues après, et précisément devant le lieu où M. de Joncaire avait son habitation. Elle ne devrait pas être moins impraticable au-dessus, puisque le fleuve y tombe perpendiculairement dans toute sa largeur ; mais, outre l’île qui la divise en deux, plusieurs écueils ralentissent beaucoup la rapidité du courant : il est néanmoins si fort, qu’on ne peut traverser à l’île. On avait dit à l’observateur que les poissons qui s’y trouvaient engagés tombaient morts dans la rivière ; mais il ne vit rien d’approchant. On lui avait même assuré que les oiseaux qui volent par-dessus se trouvaient quelquefois enveloppés dans le tourbillon que la violence du rapide forme en l’air ; cependant il vit de petits oiseaux voltiger assez bas, droit au-dessus de la chute.

C’est sur un roc que cette grande nappe d’eau est reçue ; et deux raisons portent à croire qu’elle y a trouvé ou creusé, peut-être avec le temps, une caverne de quelque profondeur. Premièrement, le bruit y est fort sourd, et semblable à celui du tonnerre éloigné. À peine se fait-il entendre à la distance de l’habitation française ; et ce qu’on y entend n’est peut-être même que le bouillonnement causé par les rochers dont la rivière est remplie dans cet intervalle, d’autant plus qu’au-dessus de la cataracte on cesse de l’entendre à beaucoup moins de distance. La seconde raison, c’est qu’il ne reparaît rien de tout ce qu’on y laisse tomber. Au reste, si l’on aperçoit quelque brouillard au-dessus, c’est par-derrière, et de loin on le prendrait pour une fumée. Le terrain des trois lieues qu’on fait à pied pour se rendre au Saut, et qui se nomme le Portage de Niagara, n’est ni bon, ni revêtu de beaux bois ; et l’on n’y saurait faire dix pas sans marcher sur une fourmilière, ou sans rencontrer des serpens à sonnettes, surtout pendant la chaleur du jour.

On compte environ sept lieues du saut du Niagara au lac Érié. L’observateur en partit le 27, et déboucha heureusement dans le lac. Sa route, en côtoyant la côte du sud, eût été plus agréable que par celle du nord, mais plus longue de moitié. Ce lac a cent lieues de long, de l’est à l’ouest. Sa largeur, du nord au sud, est d’environ trente lieues. Le nom à d’Érié est, comme on l’a déjà vu, celui d’une nation de la langue huronne, qui était établie sur ses bords, et que les Iroquois ont entièrement détruite : il signifie chat ; et les Ériés sont nommés, dans quelques relations, la nation des chats. On trouve en effet dans le pays quantité de ces animaux, qui sont plus gros que les nôtres ; leurs peaux sont estimées. Le nom de Conty, qu’on donne aussi au lac Érié, lui vient apparemment du chevalier de Tonti, qui devait son avancement à ce prince.

Le 28, après avoir fait dix-neuf lieues, l’observateur se trouva devant la grande rivière, qui vient de l’est, par le 42° 15′. Quoique les arbres fussent encore sans verdure, le pays lui parut beau. Le 1er. de juin, ayant remonté pendant près d’une heure une rivière qui vient, dit-on, de fort loin, et qui coule entre deux belles prairies, il eut à faire un portage d’environ soixante pas, pour éviter le tour d’une pointe qui avance quinze lieues dans le lac, et qui se nomme la pointe longue : quoique sablonneuse, elle porte naturellement beaucoup de vignes. Les jours suivans, il côtoya un très-beau pays, caché quelquefois par des rideaux désagréables, mais de peu d’étendue. Le 4, il fut arrêté une partie du jour sur une pointe qui court trois lieues du nord au sud, et qu’on appelle la pointe pelée. Le pays est rempli d’ours : l’hiver précédent on en avait tué sur cette seule pointe plus de quatre cents.

Le 5, vers les quatre heures du soir, on aperçut la terre du sud, et deux petites îles qui en sont très-proches ; elles se nomment îles des Serpens à sonnettes ; et l’on assure qu’elles sont si remplies de ces dangereux reptiles, que l’air en est infecté. On entra dans le détroit vers le soir, et l’on y passa la nuit, au-dessus d’une très-belle île, nommée l’île du Bois blanc. Depuis la longue pointe, jusqu’au détroit, la route n’est guère qu’à l’ouest ; mais depuis l’entrée du détroit jusqu’à l’île Sainte-Claire, qui en est à cinq ou six lieues, et de là jusqu’au lac des Hurons, elle prend un peu de l’est par le sud. Ainsi tout le détroit, qui a trente lieues de long, est entre le 42e. degré 12 ou 15 minutes, et le 43e. degré et demi de latitude nord. Au-dessus de l’île Sainte-Claire, il s’élargit jusqu’à former un lac d’environ six lieues de long, et, dans quelques endroits, de même largeur, qui a pris le nom de l’île, ou qui lui a donné le sien. On représente ce lieu comme le plus beau canton du Canada : coteaux, prairies, campagnes, bois, ruisseaux, fontaines et rivières, tout y est merveilleusement assorti. L’observateur y vit des terres qui avaient porté du froment dix-huit ans sans interruption, sans avoir été fumées. Les îles y semblent placées à la main pour la satisfaction des yeux ; le fleuve et le lac sont fort poissonneux ; l’air y est pur, le climat tempéré et fort sain. Avant le fort français, qui est à gauche, une lieue au dessous de l’île Sainte-Claire, on trouve, du même côté, deux villages assez nombreux, et fort proches l’un de l’autre. Le premier est habité par des Hurons Tionontatés, qui, après avoir long-temps erré, s’étaient fixés d’abord au saut de Sainte-Marie ; le second, par des Poutéouatamis ; un peu plus haut, on en voit un d’Otaouais, compagnons inséparables des Hurons, depuis que les uns et les autres ont été chassés de leur pays par les Iroquois.

Le fort français, qui porte le nom de Pont-chartrain, est environné de terres mêlées de sable, qui n’en sont pas moins fertiles, et de très-belles forêts, mais qui ont des fonds presque toujours remplis d’eau.

L’observateur en partit le 18 juin pour se rendre à Michillimakimac. Le lac Sainte-Claire, qu’il traversa, offre des deux côtés un fort bon pays. Vers la moitié de la traversée, qui n’est que de quatre lieues, on laisse sur la gauche une rivière assez large, qu’on a nommée rivière des Hurons, parce que les Américains de cette nation s’y réfugièrent pendant les guerres des Iroquois ; et sur la droite, presque vis-à-vis, on en voit une autre, plus large encore, qu’on peut remonter l’espace de quatre-vingts lieues (rare avantage pour les rivières du pays), sans y trouver le moindre rapide. La route, depuis le fort du détroit jusqu’au delà du lac Sainte-Claire, est à l’est-nord-est ; de là on tourne au nord par l’est jusqu’au sud, pendant quatre lieues, après lesquelles on trouve à droite un village de Missisaguès, situé dans un terrain fertile, à l’entrée des plus belles prairies du monde. De ce village au lac des Hurons on compte douze lieues d’un pays toujours charmant : c’est un beau canal, bordé de grands bois, qui sont séparés par des prairies entrecoupées d’îles. On y suit toujours le nord-quart-nord-est jusqu’à l’entrée du lac des Hurons, où la route est au nord pendant douze autres lieues. Il n’y en a pas moins de cent depuis le détroit jusqu’à Michillimakimac. À vingt-cinq lieues de l’entrée du lac, on passe sur un banc de roche, nommé les pays plats, qui n’a pas un demi-pied d’eau. Ensuite on s’avance vers la baie de Saguinam, qui a cinq ou six lieues d’ouverture, et trente de profondeur. Le fond de cette baie, où les Otaouais ont un village, est un beau pays ; mais de son entrée jusqu’à Michillimakimac on ne trouve plus rien qui plaise à la vue. Dix lieues au-dessus de la même baie, on aperçoit deux rivières assez grandes, à moins d’une lieue l’une de l’autre, et, quatre ou cinq lieues plus loin, l’anse Tonnerre, qui a trois lieues d’ouverture, mais peu de profondeur.

Le fort de Michillimakimac est à 43° 30′ de latitude du nord. Il est fort déchu, depuis qu’on a transféré au détroit la meilleure partie des sauvages qui s’y étaient établis. Il n’en reste, près du fort, qu’un médiocre village où le commerce des pelleteries ne laisse pas de se soutenir, parce que c’est le passage d’un grand nombre de nations américaines. La situation de ce poste est très-avantageuse, entre trois grands lacs ; celui de Michigan ou des Illinois, celui des Hurons, et le lac Supérieur, tous trois navigables pour les plus grandes barques, et les deux premiers séparés par un seul petit détroit, sans compter que les mêmes bâtimens peuvent aller sans obstacle dans tout le lac Érié jusqu’au saut du Niagara. Quoiqu’il n’y ait de communication entre le lac des Hurons et le lac Supérieur que par un canal de vingt-deux lieues, coupé de rapides, les canots peuvent apporter jusqu’à Michillimakimac tout ce qu’on tire du lac Supérieur.

L’observateur donne au lac Supérieur deux cents lieues de long, de l’est à l’ouest, quatre-vingts de largeur en plusieurs endroits, du nord au sud, et cinq cents de tour. Toute sa côte méridionale est sablonneuse, assez droite, et fort incommodée des vents du nord : la rive septentrionale a moins de danger pour les voyageurs, parce qu’avec moins de vents elle est bordée de rochers qui forment de petits havres ; et rien n’est plus nécessaire que ces retraites, dans un lac où l’on observe un phénomène assez singulier. Une tempête y est annoncée deux jours auparavant. D’abord on aperçoit sur la surface des eaux un petit frémissement qui dure tout le jour, sans augmentation sensible ; le lendemain, d’assez grosses vagues couvrent le lac, et ne se brisent point de tout le jour ; de sorte qu’on peut avancer sans crainte, et qu’avec un vent favorable, on fait même beaucoup de chemin ; mais le troisième jour on voit le lac tout en feu, et l’agitation des flots devient si furieuse, qu’on a besoin des asiles qui se trouvent à la côte du nord. Sur celle du sud, on est obligé, dès le second jour, de camper assez loin du rivage.

Sur les bords du lac on trouve, en quelques endroits, de grosses pièces de cuivre, qui sont l’objet d’un culte superstitieux pour les sauvages. Ils les regardent comme un présent des dieux qui habitent sous les eaux ; et, quoiqu’ils n’en fassent aucun usage, ils en ramassent avec soin les moindres fragmens. Anciennement, disent-ils, on y voyait un rocher de cette matière, qui s’élevait beaucoup au-dessus de l’eau ; et comme il ne paraît plus, ils prétendent que les mêmes dieux l’ont transporté dans quelque lieu caché. L’observateur ne rejette point l’existence, d’un rocher de cuivre, et juge qu’avec le temps les vagues peuvent l’avoir couvert de sable. Il assure qu’on a découvert en plusieurs endroits une quantité considérable de ce métal, sans avoir creusé beaucoup ; qu’il est presque pur, et qu’un frère jésuite, orfèvre de profession, servant à la mission du saut de Sainte-Marie, en a fait des chandeliers, des croix et des encensoirs.

On compte quatre-vingts lieues du fort de Michillimakimac à la baie des Puans, ou la grande baie ; et l’observateur eut l’occasion de faire ce voyage avec le chevalier de Montigny. Ils s’embarquèrent le 2 juillet. Pendant trente lieues, ils côtoyèrent une langue de terre qui sépare le lac Michigan du lac Supérieur, et qui n’a dans quelques endroits que quelques lieues de large. Le pays est fort mauvais ; mais il est terminé par une belle rivière, nommée la Manistie, fort poissonneuse, et surtout abondante en esturgeons. Un peu plus loin, en tirant au sud-ouest, on entre dans un grand golfe dont l’entrée est bordée d’îles : il se nomme le golfe ou la baie des Nokais, du nom d’une très-petite nation, qui est venue des bords du lac Supérieur, et, dont il ne reste que quelques familles dispersées, qui n’ont pas même de demeure fixe. Ce golfe n’est séparé de la grande baie que par les îles des Poutéouatamis, anciennes demeures des sauvages du même nom. La plupart sont riches en bois ; mais la seule qui soit encore peuplée n’est ni la plus grande ni la meilleure. Elle contient un village dont les habitans se sont toujours distingués par leur attachement pour les Français.

Les deux voyageurs furent arrêtés le 6 par des vents contraires ; mais le retour du calme leur ayant permis de s’embarquer le soir au clair de la lune, ils ne cessèrent point devancer pendant vingt-quatre heures. Le soleil était si brûlant, et l’eau de la baie si chaude, que la gomme de leur canot se fondit en plusieurs endroits ; et cette disgrâce les ayant obligés de s’arrêter pour les réparations, ils se trouvèrent assiégés de diverses sortes de mouches qui leur firent passer une triste nuit. Le lendemain, après avoir fait cinq ou six lieues, ils se trouvèrent devant une petite île qui n’est pas loin de la côte occidentale de la baie, et qui leur cachait l’entrée d’une rivière habitée par les Malomimes. Ces Américains, que les Français ont nommés la nation des Folles-Avoines, apparemment parce qu’ils font leur nourriture de ce grain, sont rassemblés dans un seul village. On vante la beauté de leur taille ; et l’on prétend qu’avec la langue des Nokais et des Sauteurs, qui les fait croire de la même origine, ils ont un langage particulier dont ils ne communiquent la connaissance à personne. Un peu au-dessous de la petite île, le pays change tout d’un coup de face et devient charmant : il a même quelque chose de plus agréable que le détroit ; mais quoiqu’il soit couvert de beaux arbres, il paraît plus sablonneux et moins fertile. Les Otchagras, qu’on a nommés les Puans, habitaient autrefois les bords de la baie. On raconte qu’en ayant été chasses par les Illinois, ils se réfugièrent dans la rivière des Outagamis, qui se décharge au fond, et s’y placèrent près d’un lieu si poissonneux, qu’on ne voyait autour de leurs cabanes que des poissons pouris, dont l’air était infecté : c’est l’origine qu’on donne à leur nom. Les Français ont dans la baie un assez bon fort, situé sur la rive occidentale de la rivière des Outagamis, a douze lieues de son embouchure. On voit sur la droite, un village de Sakis ; et les Otchagras sont venus depuis peu s’établir autour du fort. Leur langue n’a point de rapport à celles des autres nations du Canada : aussi n’ont-ils guère de commerce qu’avec les peuples occidentaux. L’observateur fut surpris de se voir présenter par les Otchagras un pistolet catalan et une paire de souliers espagnols, avec une drogue qui lui parut une espèce d’onguent. Ils tenaient ces dépouilles d’un Aïoués, et leur récit expliqua comment elles étaient tombées entre ses mains. Il y avait environ deux ans que des Espagnols venus, dirent-ils, du Nouveau Mexique, dans le dessein de pénétrer jusqu’aux Illinois et d’en chasser les Français, qu’ils étaient fâchés de voir s’approcher du Missouri, avaient descendu ce fleuve, et s’étaient jetés sur deux villages d’Octotatas, peuple ami des Aïoués. Ces sauvages, qui étaient encore sans armes à feu, n’avaient pu faire beaucoup de résistance ; mais un troisième village de la même nation, qui n’était pas éloigné des deux autres, averti par leur malheur de ce qu’il avait à craindre pour lui-même, dressa une embuscade aux vainqueurs : ils eurent l’imprudence d’y donner, et la plupart furent massacrés. Ils avaient entre eux deux prêtres, dont l’un fut tué dans l’action, et l’autre, demeuré prisonnier, se sauva fort adroitement. Son cheval, qu’il maniait avec grâce, lui avait fait obtenir la vie. Un jour que les sauvages prenaient plaisir à le voir caracoler, il s’éloigna insensiblement, et bientôt il disparut : c’était apparemment un reste de son bagage, ou la dépouille de quelqu’un des morts, qui était passé chez les Otchagras. L’observateur, comparant ce qu’il apprit de ces Américains avec d’autres récits, se persuade volontiers qu’il y a, dans le continent, des Espagnols ou d’autres colonies européennes beaucoup plus au nord que ce que nous connaissons du Nouveau Mexique et de la Californie ; et qu’en remontant le Missouri aussi loin qu’il est possible, on trouverait une grande rivière qui coule à l’ouest jusqu’à la mer du sud. Il ajoute qu’indépendamment même de cette découverte, qu’il croit plus facile de ce côté-là que par le nord, des indices uniformes, quoique recueillis en divers endroits, ne lui permettent pas de douter qu’en essayant de pénétrer jusqu’à la source du Missouri, on n’y trouvât de quoi se dédommager de la fatigue et des frais d’une si grande entreprise.

Un autre voyage qu’il fit de Michillimakimac à la rivière de Saint-Joseph fait connaître le lac de Michigan. Il partit le 29 juillet à midi, avec un vent contraire, qui ne l’empêcha point de faire huit lieues le même jour ; d’où il conclut qu’il était poussé par les courans. Cette observation, qu’il avait déjà faite en entrant dans la grande baie, ne lui laissa aucun doute que cette baie, qui est un cul-de-sac, ne se décharge dans le lac Michigan, et que le Michigan, autre cul-de-sac, ne porte ses eaux dans le lac de Huron ; d’autant plus, dit-il, que l’une et l’autre reçoivent plusieurs rivières, et que le Michigan, surtout, en reçoit un grand nombre, dont quelques-unes ne sont guère inférieures à la Seine.

Il fit d’abord cinq lieues à l’ouest pour arriver au lac Michigan ; ensuite il tourna au sud, qu’on ne cesse plus de suivre pendant cent lieues jusqu’à la rivière Saint-Joseph. Rien ne lui parut comparable au pays qui fait la séparation du lac Michigan et du lac des Hurons. Le 1er. août, après avoir traversé à la voile une baie qui a trente lieues de profondeur, il eut à droite les îles du Castor, qui sont couvertes de beaux arbres ; et , quelques lieues plus loin, il vit à gauche, sur une hauteur de sable, ce que les sauvages nomment dans leur langue l’Ours couché, et les Français l’Ours qui dort. Vingt lieues qu’il fit ce jour-là le firent arriver dans une petite île qui est par les 44° 30′ c’est-à-dire presqu’à la hauteur de Mont-Réal. Depuis l’entrée du lac Michigan jusqu’à cette île, la côte est aussi sablonneuse que le pays intérieur paraît bon. Il est d’ailleurs si bien arrosé, qu’on ne fait pas une lieue sans découvrir, ou quelque gros ruisseau, ou quelque belle rivière ; et plus on avance au sud, plus les rivières ont de grandeur, apparemment parce qu’elles viennent de plus loin : cependant la plupart manquent de profondeur à l’entrée. Ce qu’elles ont de plus singulier, c’est qu’on y trouve presque d’abord des lacs de deux, de trois ou quatre lieues de circuit ; ce qui vient sans doute de la grande quantité de sables qu’elles charrient, et qui, étant repoussés par les vagues du lac, s’accumulent à leur embouchure.

Le 3, passant devant celle qu’on nomme la rivière du père Marquette, l’observateur eut la curiosité d’y entrer, pour s’assurer, dit-il, de la vérité des récits qu’on lui avait faits. Ce n’est d’abord qu’un ruisseau ; mais, quinze pas plus loin, on entre dans un lac d’environ deux lieues de tour. Un gros morne, qu’on laisse à gauche en entrant, semble taillé de main d’homme pour faciliter sa décharge dans le Michigan. À droite, la côte est fort basse dans un espace de cent pas ; ensuite elle devient tout d’un coup fort haute ; c’est la description qu’en avait faite l’observateur. Il ajoute que le père Marquette, après avoir fait plusieurs découvertes dans toutes ces contrées, s’arrêta, le 18 mai 1675, à l’embouchure de cette rivière, qu’il y mourut subitement, et qu’il y fut enterré. Les Français ont donné son nom à la rivière, et les sauvages mêmes ne l’appellent plus que la rivière de la robe noire.

Trois lieues plus loin, on trouve celle de Saint-Nicolas, qui est accompagnée aussi d’un lac plus long que le précédent, et moins large ; il est bordé de pins rouges et blancs, dont les derniers, qui ont l’écorce plus rude, mais le bois meilleur, donnent une gomme assez fine ; au lieu que des autres on ne tire que du brai, dont on fait de très-bon goudron. Le 6, après avoir passé devant la Rivière-Noire, et s’être reposé au bord de son lac, l’observateur entra dans celle de Saint-Joseph.

Il lui donne plus de cent lieues de cours ; sa source n’est pas loin du lac Érié ; elle est navigable pendant quatre-vingts lieues ; on la remonte environ vingt-cinq pour se rendre au fort français ; et dans cet espace on ne découvre que d’excellentes terres, couvertes d’arbres d’une prodigieuse hauteur, sous lesquels il croît en quelques endroits quantité de très-beaux capillaires. Avec sa fertilité, cette rivière est si commode pour le commerce de toutes les parties du Canada, qu’elle a toujours été fréquentée des sauvages. Les Mascoutins y avaient un établissement ; mais ils sont retournés dans leur pays, qu’on représente encore plus beau. Les Poutéouatamis et les Miamis y ont deux villages. Ce qu’on nomme le fort est le logement du commandant français et de quelques soldats, qui n’est environné que d’une mauvaise palissade. Tels sont à peu près tous les forts de cette contrée, à l’exception de ceux de Chambly et de Catarocouy, qui sont de véritables forteresses.

La rivière de Saint-Joseph vient du sud-est, et se décharge au fond du lac Michigan. Quoique assez grande, son entrée demande des précautions, parce que, dans les vents d’ouest, qui sont fréquens, les lames y ont toute la longueur du lac, sans compter que les courans, par le grand nombre de rivières qui descendent du côté oriental, rendent la navigation dangereuse par leur choc avec les vagues : aussi la Canada n’a-t-il point de lac où l’on ait compté plus de naufrages.

Il se trouve ici quantité de simples, entre lesquels on distingue le ginseng, qui croît en abondance aux bords de la Rivière-Noire. On sait ce que le P. Lafitau a publié sur cette plante, qu’il a nommée Aureliana canadensis. Il suffit de remarquer ici que la Rivière-Noire étant à la même hauteur que la Corée, d’où l’on tire le ginseng pour l’empereur de la Chine, la conformité du climat est un grand préjugé en faveur de celui de la Nouvelle France. Sur la rivière de Saint-Joseph on voit plusieurs arbres singuliers, et les campagnes qui environnent le fort sont si couvertes de sassafras, que l’air en est parfumé ; mais ce n’est point un grand arbre, tel qu’on l’a représenté à la Caroline ; c’est un arbrisseau presque rampant.

L’observateur s’était proposé non-seulement d’aller jusqu’aux Illinois, mais encore de descendre le grand fleuve de Mississipi jusqu’à la Nouvelle Orléans. Suivons-le dans cette belle route, qui faisait le lien des deux colonies françaises. Du fort de Saint-Joseph il avait à choisir entre deux chemins : l’un, de retourner au lac Michigan, d’en côtoyer toute la côte méridionale, et d’entrer dans la petite rivière de Chicagou, d’où Ion passe, après l’avoir remontée cinq ou six lieues, dans celle des Illinois par deux portages, dont le plus long n’a que cinq quarts de lieue. Mais dans la saison où l’on était, le Chicagou n’ayant point assez d’eau pour les canots, il fallut se déterminer pour la seconde route, qui est moins agréable, mais plus sûre. Il partit de Saint-Joseph le 16 septembre, en remontant la rivière de ce nom. Six lieues au-dessus du fort, on le fit débarquer sur la rive droite. Il marcha l’espace de cinq quarts de lieue, d’abord en côtoyant la rivière, ensuite au travers d’une prairie immense et semée de petits bois, que les Français ont nommée la prairie de la Tête de Bœuf, après y avoir trouvé une de ces têtes d’une monstrueuse grosseur. Il campa dans un très-beau lieu, qu’on appelle le Fort du Renard, parce que la nation des Renards, c’est-à-dire des Outagamis, y avait autrefois un village fortifié à la manière de ces sauvages. Le lendemain il fit encore une lieue dans la prairie, entre des mares d’eau de différentes grandeurs, qui sont les sources d’une rivière nommée Théakiki, et par corruption Kiakiki. Théak signifie loup ; et les Maningans, qu’on appelle aussi les Loups, se sont autrefois réfugiés sur cette rivière. Le canot, qu’on avait porté jusqu’ici, fut mis sur une des sources ; et les jours suivans on vogua du matin au soir avec la faveur du courant, qui est assez fort, et quelquefois avec celle d’un bon vent. Déjà la gelée commençait à se faire sentir ; ce qui doit paraître surprenant par les 41° 40′ de hauteur où l’on se trouvait. Les détours de la rivière faisaient faire beaucoup de chemin ; mais on avançait si peu, qu’après avoir fait dix ou douze lieues on était encore à la vue du dernier campement. Cependant elle prend peu à peu un cours plus droit, et ses bords deviennent fort, agréables à cinquante lieues de sa source. Jusque-là elle est étroite, et bordée d’arbres qui ont leurs racines dans l’eau ; mais ensuite elle forme un petit lac environné de prairies à perte de vue, où les bœufs sauvages se font voir en troupeaux de deux ou trois cents. Le seul mal est que le Théakiki perd de sa profondeur à mesure qu’il s’étend en largeur ; ce qui obligea de marcher à pied pour décharger le canot, au risque d’être surpris par des partis de Soussions et d’Outagamis, attirés par le voisinage des Illinois, leurs plus mortels ennemis, et qui ne font pas plus de quartier aux Européens qu’ils rencontrent sur leur route. On est d’autant plus surpris de voir si peu d’eau dans le Théakiki, qu’il reçoit plusieurs rivières.

Le 27, en arrivant à la Fourche, nom que les Canadiens donnent à la jonction du Théakiki et de la rivière des Illinois, l’observateur fut encore plus étonné que cette rivière, après avoir déjà fait un cours de soixante lieues, soit si faible ici, qu’un bœuf, auquel il la vit traverser, n’avait pas de l’eau jusqu’à mi-jambe. Cependant celle de Théakiki, qui amène ses eaux de cent lieues et qui les roule majestueusement, perd ici son nom ; apparemment parce que les Illinois, autrefois établis en plusieurs endroits de l’une ou de l’autre, lui ont donné le leur. Après sa jonction, elle devient encore plus belle, et le pays qu’elle arrose est aussi d’une beauté singulière ; mais ce n’est que douze ou quinze lieues au-dessous de la Fourche que sa profondeur répond à sa largeur, quoique dans cet intervalle elle reçoive plusieurs rivières. La plus grande se nomme Pisticoui, et vient du pays des Mascoutins. Un rapide, qui coupe son embouchure, a reçu le nom de la Charbonnière, parce que les environs sont remplis de charbon-de-terre. On ne voit sur cette route que d’immenses prairies, semées de petits bosquets de bois qu’on y croirait plantés à la main : les herbes y sont si hautes, qu’un homme y disparaît ; mais on y rencontre de toutes parts des sentiers battus, qui sont le passage de troupeaux de bœufs, de cerfs et de chevreuils. Une lieue au-dessous de la Charbonnière, on découvre, sur la droite, un rocher de forme ronde et fort élevé, dont le sommet est en terrasse. Il se nomme le fort des Miamis, parce que ces Américains y avaient autrefois un village. Une autre lieue plus loin, sur la gauche, on en voit un de même figure, qu’on appelle simplement le Rocher : c’est la face d’une hauteur escarpée qui règne l’espace de deux cents pas, et toujours sur le bord de la rivière. On y aperçoit encore quelques restes de palissades d’un ancien retranchement des Illinois. Leur village est au pied de ce roc, dans une île suivie de plusieurs autres, et toutes d’une fertilité merveilleuse, qui séparent en cet endroit la rivière en deux canaux assez larges. Faisons parler un moment l’observateur. « J’y débarquai le 29, vers quatre heures du soir, et j’y rencontrai quelques Français qui faisaient la traite avec les sauvages. À peine fus-je au rivage, que je reçus les civilités du chef de la bourgade, Américain d’environ quarante ans, bien fait, doux, d’une physionomie aimable, et dont les Français me parlèrent avec éloge. Je montai ensuite sur le rocher par un chemin assez aisé, mais extrêmement étroit. Je trouvai une terrasse fort unie, d’une grande étendue, où tous les sauvages du Canada ne forceraient pas vingt hommes qui n’y manqueraient pas de provisions, surtout d’eau, car on n’en peut tirer que de la rivière. La pluie, et plus encore un spectacle qui me fit horreur, m’empêchèrent de faire le tour de ce poste, d’où je comptais découvrir une vaste étendue de pays : j’aperçus à l’extrémité du village deux corps brûlés, peu de jours auparavant, à la manière de ces nations, c’est-à-dire, morts de la violence du feu qu’on applique à toutes les parties du corps, et livrés aux bêtes de proie suivant l’usage, dans la posture qu’on leur fait prendre pour l’exécution. Ce sont deux poteaux plantés en terre, avec des traverses qu’on y attache, l’une à deux pieds de terre, l’autre, six ou sept pieds plus haut : on fait monter le patient sur la première, à laquelle on lui lie les pieds à quelque distance l’un de l’autre ; on 1ui lie les mains aux angles de la seconde, et c’est dans cette situation qu’on le brûle. »

Après s’être arrêté vingt-quatre heures au premier village des Illinois, l’observateur passa le dernier endroit de la rivière où l’on ait besoin de recourir au portage, et ne lui trouva plus qu’une largeur et une profondeur qui l’égalent, dit-il, à la plupart des grands fleuves de l’Europe. Le même jour il vit, pour la première fois, des perroquets : c’étaient des traîneurs qui se rendaient sur le Mississipi, où l’on en trouve dans toutes les saisons ; au lieu que la Théakiki n’en a que pendant l’été. Les deux jours survans, on eut à traverser un pays charmant ; et, le 3 octobre, on arriva dans un second village d’Illinois, à quinze lieues du premier. Il est fort agréablement situé au fond du lac de Pimiteouy, nom d’un endroit de la rivière où elle s’élargit d’une lieue dans l’espace de trois. Quelques Français canadiens, qui se trouvèrent encore ici, causèrent beaucoup d’embarras à l’observateur en lui apprenant qu’il était entre quatre partis ennemis, et qu’il n’y avait pas plus de sûreté à continuer sa route qu’à retourner sur ses pas. Ses affaires ne lui permettaient point de passer l’hiver chez les Illinois. Enfin deux des Canadiens s’offrirent à grossir son escorte, et ce secours fortifia son courage. Il reprit sa navigation le 5 octobre. On compte soixante-dix lieues de Pimiteouy au fleuve Mississipi. Depuis le premier village des Illinois, qui est par le 41e. degré, la rivière coule à l’ouest, en prenant du sud ; mais elle fait plusieurs circuits. D’espace en espace, on y rencontre des îles, et quelques-unes assez grandes. Les bords sont si bas en divers endroits, qu’au printemps elle inonde la plupart des prairies qu’elle traverse. On assure qu’elle est partout fort poissonneuse ; mais des voyageurs pressés par la crainte pensent peu à la pêche. Il est plus facile de tuer un bœuf ou un chevreuil ; et sur cette route on a toujours à choisir.

Le 6, à la vue de quantité de bœufs qui traversaient la rivière avec beaucoup de précipitation, l’observateur, ne doutant point qu’ils ne fussent chassés par quelques sauvages ennemis, crut devoir renoncer au sommeil pour employer toute la nuit à s’éloigner. Le lendemain il passa devant le Sanguimon, grande rivière qui descend du sud. Cinq ou six lieues plus loin, il en laissa du même côté une plus petite, qu’on appelle la rivière des Macopines : c’est le nom d’une grosse racine, qui est un poison pour ceux qui la mangent crue, mais qui, étant cuite au feu pendant plusieurs jours, devient un bon aliment. Entre ces deux rivières, à distance égale de l’une et de l’autre, on trouve un marais, nommé Machoutin, qui est précisément la moitié du chemin entre Pimiteouy et le fleuve ; et lorsqu’on a passé la rivière des Macopines, on n’est pas long-temps sans apercevoir les bords du fleuve, qui sont extrêmement élevés ; mais il reste encore plus de vingt-quatre heures de navigation avant d’y entrer, parce qu’ici la rivière des Illinois varie depuis l’ouest jusqu’au sud par l’est. Il semble, suivant l’expression de l’observateur, que, fâchée de rendre à d’autres eaux le tribut des siennes, elle cherche à retourner vers sa source. Son embouchure vers le Mississipi est à l’est-sud-est.

Ce fut le 9, à deux heures et demie du soir, que le P. Charlevoix entra dans ce fameux fleuve, laissant à droite une grande prairie, d’où sort une petite rivière dont les bords ont des mines de cuivre. Cette côte est d’une singulière beauté ; mais, à gauche, on ne découvre que de fort hautes montagnes, semées de rochers, entre lesquels il croît quelques cèdres. Cependant elles ne forment qu’un rideau qui a peu de profondeur, et qui couvre de fort belles prairies. Après avoir fait cinq lieues sur le Mississipi, on rencontre l’embouchure du Missouri, qui est au nord-nord-ouest et sud-sud-est. C’est le plus beau confluent du monde : les deux rivières sont à peu près de la même largeur, que l’observateur juge d’une demi-lieue ; mais le Missouri est beaucoup plus rapide, et paraît entrer en conquérant dans le Mississipi, au travers duquel importe ses eaux blanches, sans les mêler, jusqu’à l’autre bord ; ensuite il lui communique cette couleur, que l’autre ne perd plus, et l’entraîne avec précipitation jusqu’à la mer.

La nuit du 10, on s’arrêta dans un village des Coquias et des Tamarouas, deux races d’Illinois qui s’étaient réunies sous la conduite de deux prêtres du séminaire de Québec. Il est situé sur une petite rivière qui vient de l’est. Le jour suivant, et cinq lieues plus loin, on passa devant la rivière de Marameg, qu’on laisse à droite, et où quelques Français étaient occupés à chercher des mines d’argent. Dès l’année 1719, un fondeur, nommé Lochon, chargé des ordres de la compagnie d’Occident, avait creusé dans un lieu qu’on lui avait désigné. Il en avait tiré une assez grande quantité de minerai, dont une livre, qu’il avait été quatre jours à fondre, avait produit environ deux gros d’argent, qu’il fut même soupçonné d’y avoir mis. Cependant il y était retourné quelques mois après ; mais, renonçant à l’espoir d’une mine d’argent, il avait tiré de deux ou trois milliers de minerai quatorze livres de fort mauvais plomb, qui lui revenaient à 1400 fr. Enfin, rebuté d’un travail si stérile, il était retourné en France. La compagnie, qui n’en eut pas moins de confiance aux indications qu’elle avait reçues, n’attribua ce mauvais succès qu’a l’incapacité du fondeur, et chargea de la même commission un Espagnol nommé Antonio, qui se vantait d’avoir travaillé aux mines du Mexique. Il ne réussit pas mieux ; mais encouragé par des appointemens considérables, il abandonna la mine de plomb pour ouvrir un roc de huit ou dix pieds de profondeur ; il en fit sauter plusieurs morceaux qu’il mit dans le creuset, et l’on publia qu’il en avait tire trois ou quatre gros d’argent. Alors une brigade de mineurs du roi y fut envoyée sous le commandement d’un officier, nommé de La Renaudière, qui, ayant voulu commencer par la mine de plomb, prit une peine inutile, parce qu’il n’entendait point la construction des fourneaux. On admire ici la facilité de la compagnie à faire de grosses avances, et le peu de précaution qu’elle apportait au choix de ses ouvriers. La Renaudière et tous ses mineurs n’ayant pas même été capables de faire du plomb, il se forma une compagnie particulière pour les mines de Marameg ; et c’était un de ses directeurs qui présidait au travail en 1721. Après les avoir visitées soigneusement, il avait trouvé une couche de plomb à deux pieds de profondeur, sur toute une chaîne de montagnes qui s’étend assez loin. Il s’exerçait dans ce lieu, avec l’espérance de trouver une mine d’argent sous le plomb ; mais l’observateur en augura mal, sur le témoignage d’un autre Français, qui était depuis quelques années dans le même canton. En effet, on n’a point appris que cette entreprise ait eu plus de succès que toutes les précédentes.

On trouve, après la rivière de Marameg, les Kaskaskias, mission très-florissante, que les jésuites ont divisée pour former deux villages d’Américains au lieu d’un. La plus nombreuse est sur le bord même du Mississipi. Une demi-lieue plus bas, on arrive au fort de Chartres, qui n’est qu’à cent pas du fleuve. Du Gué de Bois-Brillant, gentilhomme canadien, y commandait alors pour la compagnie, à laquelle cette place appartient ; et tout l’espace jusqu’au fleuve commençait à se peupler de Français. Quatre lieues plus loin, mais à moins d’une lieue du fleuve, on rencontre une grosse bourgade de Français presque tous Canadiens, qui ont un jésuite pour curé. Le second village américain est éloigné de deux lieues.

Les Français de cette colonie y menèrent une vie fort aisée, depuis qu’un Flamand, qui était au service des jésuites, leur a montré l’art de semer du froment, qui croît fort bien dans leurs terres. Ils ont des bêtes à cornes et toutes sortes de volailles. D’un autre côté, les Américains, qui sont Illinois, cultivent aussi leurs champs à leur manière, et nourrissent de la volaille qu’ils vendent aux Français. Les femmes de ces sauvages filent la laine des bœufs du pays, et la rendent aussi fine que celle des moutons d’Angleterre. Elles en fabriquent des étoffes qu’elles teignent en noir, en jaune et en rouge foncé ; et le fil qu’elles emploient pour coudre leurs robes est fait de nerfs de chevreuil. Leur méthode est simple : après avoir bien décharné le nerf de chevreuil, elles l’exposent au soleil pendant deux jours ; elles le battent lorsqu’il est sec ; et sans peine elles en tirent un fil aussi blanc, aussi fin que les malines, et beaucoup plus fort. La bourgade française est bornée, au nord, par une rivière dont les bords sont si élevés, que, malgré l’accroissement de ses eaux, qui montent quelquefois jusqu’à vingt-cinq pieds, elle sort rarement de son lit. Tout ce pays est découvert : ce sont de vastes prairies qui ne sont séparées que par des bosquets du meilleur bois. On y voit surtout des mûriers blancs. Ce poste, le plus ancien que les Français aient eu dans cette contrée, a deux avantages qui le distinguent encore plus : celui de sa situation, qui l’approche du Canada, avec lequel il aura toujours une communication également utile aux deux colonies ; et celui de pouvoir être le grenier de la Louisiane, à laquelle il est en état de fournir des blés en abondance, quand elle serait entièrement peuplée jusqu’à la mer. Non-seulement la terre y est propre à donner du froment, mais elle ne refuse rien de ce qui est nécessaire à la subsistance des hommes. Le climat y est fort doux, par les 38° 39′ de latitude nord. Les troupeaux s’y multiplieront aisément, et l’on y pourra même apprivoiser des bœufs sauvages, dont on ne tirerait pas moins d’utilité pour le commerce de la laine et des cuirs que pour la nourriture des habitans. L’air y est si bon, qu’on n’y connaît point d’autres maladies que celles qui peuvent venir du libertinage, ou de la misère, ou des terres nouvellement remuées ; mais les deux derniers de ces inconvéniens ne dureront pas toujours. Enfin la confiance ne saurait manquer pour les Illinois, qui sont presque tous chrétiens, d’un naturel doux, et de tout temps fort affectionnés pour les Français.

Les Osagis, nation assez nombreuse, sont établis sur le bord d’une rivière de leur nom, qui se jette dans le Missouri, à quarante lieues de sa jonction avec le Mississipi. La nation des Missourites est la première qu’on rencontre sur le Missouri, à quatre-vingts lieues de l’embouchure de cette rivière, dont les Français lui ont donné le nom, parce qu’ils ignoraient son nom propre. Plus haut, on trouve celle des Cancés, ensuite celle des Octotatas, nommés aussi Mactotatas, et successivement celle des Ajoués et des Panis, peuple très-nombreux, divisés en plusieurs cantons, et sous des noms différens. Une femme de la nation des Missourites assura l’observateur que le Missouri sort d’une chaîne de montagnes pelées et fort hautes, derrière lesquelles on trouve un grand fleuve qui doit en sortir aussi, et qui coule à l’ouest. « Ce témoignage, dit-il, est de quelque poids, parce que, de tous les sauvages, on n’en connaît point qui voyagent plus loin que les Missourites. »

Tous ces peuples habitent le bord occidental du Missouri, à l’exception des Ajoués, qui sont vers l’est, alliés et voisins des Sioux. Entre les rivières qui tombent dans le Mississipi, au-dessus de celle des Illinois, les plus grandes sont, 1o. la rivière aux Bœufs, qui en est éloignée de vingt lieues, et qui vient de l’ouest ; on a découvert dans son voisinage une très-belle saline, comme on en avait trouvé d’autres sur le bord du Marameg, et à vingt lieues de la bourgade française. 2o. Quarante lieues plus loin, on laisse l’Assenesipi ou la rivière à la Roche, ainsi nommée du voisinage d’une montagne située dans le fleuve même, où quelques voyageurs assurent qu’il se trouve du cristal de roche. 3o. Vingt-cinq lieues au-dessus, on rencontre, à droite, l’Ouisconsing, par où le P. Marquette et Jolyet entrèrent dans le Mississipi, lorsqu’ils en firent la découverte. Les Ajoués, qui sont à cette hauteur, c’est-à-dire, vers le 43e degré 30 minutes, qui voyagent beaucoup, et qui font vingt-cinq à trente lieues par jour, lorsqu’ils n’ont pas leurs familles avec eux, racontent qu’en partant de leurs habitations on arrive en trois jours chez des peuples nommés Quans, qui ont la peau blanche et les cheveux blonds, surtout les femmes. Ils ajoutent que cette nation est sans cesse en guerre avec les Panis, et d’autres sauvages plus éloignés vers l’ouest, et qu’on les entend parler d’un grand lac, fort éloigné de chez eux, aux environs duquel il y a des peuples qui ressemblent aux Français, qui ont des boutons à leurs habits, qui bâtissent des villes, qui emploient, pour la chasse du bœuf, des chevaux qu’ils couvrent de peaux de buffles, mais qui n’ont point d’autres armes que l’arc et les flèches. 4o. Sur la gauche, environ soixante lieues au-dessus de la rivière aux Bœufs, on voit sortir du milieu d’une immense et belle prairie couverte de bœufs et d’autres bêtes, le Moingona, qui a peu d’eau et de largeur en se joignant au Mississipi, mais auquel on donne deux cent cinquante lieues de cours, en tournant du nord à l’ouest. On ajoute qu’il prend sa source dans un lac, et qu’il forme un second lac à cinquante lieues du premier. De ce second on prend à gauche, et l’on trouve la rivière Bleue, nom qu’elle tire de son fond, qui est une terre de cette couleur. Elle se décharge dans la rivière de Saint-Pierre. En remontant le Moingona, on remarque quantité de charbon-de-terre ; et lorsqu’on l’a remonté cent cinquante lieues, on aperçoit un gros cap, qui fait faire un détour à cette rivière, dont les eaux sont rousses et puantes dans le même endroit. On assure qu’on a recueilli sur ce cap diverses pierres de mines, et qu’on en a rapporté de l’antimoine à la bourgade française.

Une lieue au-dessus de l’embouchure du Moingona, le Mississipi a deux rapides assez longs, qui obligent de traîner les pirogues. Au-dessus du second, à vingt-une lieues de Moingona, on trouve, des deux côtés du fleuve, des mines de plomb, découvertes autrefois par M. Perrot, et qui portent son nom. Dix lieues au-dessus de l’Ouisconsing, et du même côté, on voit commencer une prairie de soixante lieues de long, bordée par des montagnes, qui forment une perspective charmante : il s’en présente une autre du côté de l’ouest, mais moins longue. Vingt lieues plus haut que l’extrémité de la première, le fleuve s’élargit et cet endroit se nomme le lac de Bon Secours. Il n’a qu’une lieue de large ; mais il en a sept de circuit, et de belles prairies l’environnent. Perrot avait bâti un fort sur la droite. En sortant du lac, on trouve l’île Pelée, ainsi nommée parce qu’elle n’a pas un seul arbre ; mais elle forme une belle prairie. Les Français du Canada en ont souvent fait le centre de leur commerce dans ces contrées occidentales. Trois lieues au-dessus, on laisse à droite la rivière de Sainte-Croix, qui vient du lac Supérieur, et, quelques lieues plus loin, on laisse à gauche celle de Saint-Pierre, dont l’embouchure n’est pas éloignée du saut Saint-Antoine. Le Mississipi n’est guère connu que jusqu’à cette grande cascade.

Il faut naviguer sagement sur ce fleuve. On ne se hasarde pas légèrement à s’y embarquer sur des canots d’écorce, parce qu’entraînant toujours un grand nombre d’arbres qui tombent de ses bords, ou que les rivières qu’il reçoit lui amènent, et plusieurs de ces corps étrangers étant arrêtés sur des pointes ou sur des battures, on est souvent menacé de heurter contre une branche ou contre une racine cachée sous l’eau, ce qui suffirait pour crever ces frêles voitures, surtout lorsqu’on veut aller de nuit ou partir avant le jour. Aux canots d’écorce on substitue des pirogues, c’est-à-dire, des troncs d’arbres creusés, qui ont plus de résistance, mais qui, étant plus lourds, ne se manient pas si facilement. Les conducteurs qu’on amène de la Nouvelle France, accoutumés aux petites pagaies, qui servent pour les canots, ne se font pas de même à la rame. D’ailleurs, si le vent devient un peu fort, comme il arrive souvent dans la saison avancée, on n’est point à couvert des flots dans la pirogue.

Le 10 septembre, l’observateur rentra dans la sienne, et ne fit que deux lieues le premier jour pour retourner au Mississipi par la petite rivière de Kaskaquias. Le lendemain il n’en put faire que six sur le fleuve. Dans un pays où l’hiver est ordinairement fort doux, on est surpris que les feuilles tombent plus tôt qu’en France, et que les arbres n’en reprennent de nouvelles qu’à la fin de mai : l’observateur n’en donne point d’autre cause que l’épaisseur des forêts, qui empêche que la terre ne s’échauffe assez tôt pour faire monter la séve. Le 12, après avoir fait deux lieues, il laissa le cap Saint-Antoine à gauche. On commence dans ce lieu à voir des cannes assez semblables à celles de l’Europe, mais plus hautes et plus fortes. Leurs racines, qui sont très-longues, ont naturellement un fort beau vernis, et diffèrent peu de celles des bamboux du Japon, dont on fait ces belles cannes que les Hollandais vendent sous le nom de rattangs. Le 13 et le jour suivant, la pirogue fut retardée par des vents contraires, dans un canton dont Charlevoix n’ignorait pas les dangers. Il savait que depuis peu les Cheraquis y avaient tué trente Français, qui avaient à leur tête un fils de M. Ramzay, gouverneur de Mont-Réal, et le jeune baron de Longueil, fils du lieutenant du roi, de la même ville. Outre cette nation, avec laquelle on n’était point encore réconcilié, les Outagamis, les Sioux et les Chicachas donnaient d’autres inquiétudes à l’escorte, qui ne consistait plus qu’en trois hommes. On fit quelques lieues dans cette crainte. Le 15, un vent du nord apporta un froid excessif. Après avoir fait quatre lieues au sud, on trouva que le fleuve retournait quatre autres lieues vers le nord. C’est après ce grand détour qu’on laisse à gauche la belle rivière d’Ouabache, par laquelle on peut remonter jusqu’au pays des Iroquois, et dont l’entrée dans le Mississipi n’a pas moins d’un quart de lieue de large. Toute la Louisiane, au jugement de l’observateur, n’a point de canton qui mérite mieux un établissement. Le pays, arrosé par l’Ouabache et par l’Ohio, qui s’y décharge, est d’une rare fertilité ; ce sont de vastes prairies où les bœufs sauvages paissent par milliers. D’ailleurs la communication avec le Canada n’y est pas moins facile que par la rivière des Illinois, et le chemin est beaucoup plus court. Un fort, avec une bonne garnison, y tiendrait les sauvages en bride, surtout les Cheraquis, aujourd’hui la plus nombreuse nation du continent. Six lieues au-dessous de l’Ouabache on passe devant une côte fort élevée, d’une terre jaune, qu’on croit riche en mines de fer.

Les jours suivans amenèrent un froid si rigoureux, que le vin d’Espagne se trouva glacé dans la pirogue, et l’eau-de-vie aussi épaisse que de l’huile gelée. L’observateur, admirant cette rigueur de l’air dans un climat dont il n’avait pas moins connu la douceur, ne put l’attribuer qu’aux vents du nord et du nord-ouest, qui continuaient de souffler, quoique réfléchis diversement par les terres, à mesure qu’on tournait avec le fleuve. Ces obstacles retardaient beaucoup la navigation. Le 20, on aperçut sur la rive droite du fleuve un poteau dressé, qui fut reconnu pour un monument des Illinois, à l’occasion d’une victoire qu'ils avaient remportée sur les Chicachas. Il offrait deux figures d’hommes sans tête, et quelques-unes avec tous les membres. L’observateur apprit de ses guides que les premières rendaient témoignage des morts ; les secondes, des captifs ; et que, lorsqu’il se trouve des Français entre les uns et les autres, on leur appuie les bras sur les hanches, pour les distinguer des sauvages, qui les ont pendans. L’historien espagnol de la Floride place les Chicachas à Peu près dans le pays qu’ils occupent encore. Ils étaient anciennement plus nombreux ; mais on n’y reconnaît point aujourd’hui les richesses que le même écrivain leur attribue. C’est l’alliance des Français avec la nation illinoise, qui les a mis en guerre avec eux ; et les Anglais de la Caroline attisent le feu.

Enfin, le 2 décembre, l’observateur arriva au premier village des Akansas, où l’on commence à reconnaître un peu mieux les possessions françaises. Ce village est bâti dans une petite prairie, sur la rive occidentale du fleuve. On en rencontre trois autres, qui forment une même nation sous des noms particuliers, et dans un espace de sept où huit lieues. Les habitans du premier se nomment les Ouyapos ; et la compagnie française y avait alors un magasin. On donne à la rivière des Akansas une source fort éloignée : elle vient, dit-on, des Panis noirs, que l’observateur ne croit pas différens des Panifricaras ; il avait à sa suite un esclave de cette nation. Cette rivière est embarrassée de rapides qui la rendent fort difficile à remonter. Elle se divise en deux branches, sept lieues au-dessus de ses embouchures. Deux lieues au-dessus de la première, elle reçoit une belle rivière, qui vient du pays des Osagas, et que les Français ont nommée la rivière Blanche. Deux autres lieues plus haut, on trouve les nations des Torimas et des Topingas, qui ne forment qu’un village, à deux lieues duquel on trouve celle des Sotouïs. Les Cappas, nation nombreuse au temps de la découverte, sont un peu plus loin, et c’est vis-à-vis de leur village qu’on voit encore les débris de la concession du fameux Law. C’était dans ce lieu qu’on devait envoyer les 9,000 Allemands qui furent levés dans le Palatinat ; et l’observateur déplore les obstacles qui les arrêtèrent. « Après le pays des Illinois, la Louisiane, dit-il, n’a peut-être aucun canton plus capable de culture ; mais il ajoute que Law fut très-mal servi, comme la plupart des concessionnaires, et qu’il y a peu d’apparence qu’on fasse jamais des levées d’hommes aussi nombreuses, parce qu’en France, au lieu d’observer ce qui a fait manquer les entreprises pour corriger les fautes passées, on ne se règle ordinairement que sur le premier succès. »

En partant du village des Ouyapas, l’observateur alla camper, le 3 décembre, un peu au-dessous de la première embouchure de la rivière des Akansas, qui n’a pas plus de cinq cents pas de large. Le lendemain il passa la seconde, qui est beaucoup plus étroite ; et, le 5, il se trouva devant ce qu’on nomme la Pointe coupée : c’était autrefois une pointe assez haute, qui avançait dans le fleuve du côté de l’ouest, et dont il a fait une île ; mais jusqu’à présent le nouveau canal n’est praticable que dans les grandes eaux. D’ici à la principale branche de la rivière des Akansas, on compte vingt-deux lieues, quoiqu’il n’y en ait pas dix en droite ligne ; mais le fleuve serpente beaucoup pendant soixante-dix lieues entre le village des Ouyapas et la rivière des Yasous. L’observateur entra, le 9, dans cette rivière, dont l’embouchure n’a pas plus d’un arpent de large, nord-ouest et sud-est. Ses eaux sont rousses et malsaines. M. Bizart, né en Canada d’un père suisse, major de Mont-Réal, avait bâti depuis peu un fort sur cette rivière, à trois lieues du fleuve ; ensuite, reconnaissant qu’il aurait pu choisir un lieu plus commode, il pensait à transférer son établissement une lieue plus loin, dans une fort belle prairie, lorsque ce dessein fut interromp par sa mort. La compagnie avait alors dans ce poste un magasin, comme aux Akansas ; mais le fort et le terrain appartenaient à des associés fort illustres. L’observateur s’étonne qu’ils se fussent déterminés pour la rivière des Yasous. « Ils pouvaient, dit-il, choisir de meilleures terres et de plus belles situations. À la vérité, il est important de s’assurer de cette rivière, dont la source n’est pas éloignée de la Caroline ; mais un fort suffisait, avec une bonne garnison, pour contenir les Yasous, qui sont alliés des Chicachas, et qui ont toujours eu des liaisons avec les Anglais. En un mot, une concession n’est jamais solidement établie près d’une nation contre laquelle on est sans cesse obligé de se tenir en garde.

Trois journées au-dessous des Yasous, on trouve dans le fleuve, à gauche, au pied d’un gros cap où l’on assure qu’il y a de très-bonnes pierres, un gouffre dont on n’approche point sans danger. Cinq jours après avoir quitté le fort, l’observateur arriva dans le pays des Natchés. Il est à quarante lieues des Yasous du même côté. Ce canton, célèbre dans les relations de la Louisiane, en est le plus beau, le plus fertile et le mieux peuplé. On y débarqua vis-à-vis d’une butte assez haute et fort escarpée, au pied de laquelle passe un ruisseau qui ne peut recevoir que des chaloupes et des pirogues. De cette butte on monte sur une colline d’une pente assez haute, dont le sommet contient un fort, ou plutôt une redoute fermée d’une simple palissade. Plusieurs monticules s’élèvent au-dessus de la colline, et lorsqu’on les a passés on n’aperçoit plus de toutes parts que de grandes et belles prairies entrecoupées de bosquets. Les arbres les plus communs dans ces bois sont le noyer et le chêne, et toutes les terres sont excellentes. D’Iberville, le premier qui entra dans le Mississipi par son embouchure, monta jusqu’aux Natchés, et, admirant un si beau pays, il jugea que la capitale du nouvel établissement français ne pouvait être plus avantageusement située : il en traça le plan sous le nom de Rosalie, qui était celui de la comtesse de Pontchartrain. Mais ce projet est demeuré sans exécution, quoique les cartes n’en aient pas moins placé une ville de Rosalie aux Natchés. L’observateur approuve ceux qui ont cru devoir commencer l’établissement plus près de la mer. Cependant, si la Louisiane devenait une colonie florissante, il lui semble, comme à d’Iberville, que le canton des Natchés serait le plus convenable à sa capitale. L’air y est pur, le pays fort étendu, le terrain fertile et bien arrosé ; il n’est pas trop éloigné de la mer, et rien n’empêche les vaisseaux d’y monter. Enfin il est à la portée de tous les lieux où l’on peut souhaiter de s’établir.

La compagnie s’y était fait un magasin gouverné par un principal commis. Entre un grand nombre de concessions particulières dont on recueillait déjà les fruits, il y en avait deux de la première grandeur, c’est-à-dire de quatre lieues en carré : l’une appartenant à une société de Malouins ; l’autre à la compagnie, qui venait d’y envoyer des ouvriers de Clérac pour y faire du tabac. Les édifices de ces deux plantations formaient un parfait triangle avec le fort ; et la distance d’un angle à l’autre était d’une lieue. Le grand village des Natchés se trouvait situé entre les deux concessions.

La concession des Malouins lui parut fort bien placée. Il n’y manque, pour tirer parti d’un si beau terrain, que des nègres ou des engagés. Celle de la compagnie est encore mieux située. L’une et l’autre sont arrosées par une même rivière, qui va se décharger dans le fleuve, à deux lieues de la première. Le tabac y croît fort bien. J’ai vu, dit l’observateur, dans le jardin du premier commis, de fort beau coton sur l’arbre. Un peu plus bas on voyait de l’indigo sauvage, dont on n’avait pas encore fait l’épreuve ; mais on se promettait qu’il ne réussirait pas moins que dans l’île de Saint-Domingue, d’autant plus qu’une terre qui produit naturellement cette plante doit être fort propre à porter l’étrangère qu’on veut y semer.

Le grand village des Natchés ne consiste plus qu’en un petit nombre de cabanes ; et la raison qu’on en donne est que ces sauvages, à qui leur grand chef a droit d’enlever tout ce qu’ils possèdent, ne résident pas volontiers près de lui : ils ont formé plusieurs autres bourgades à quelque distance. Les Sioux, leurs alliés, en ont une aussi dans leur voisinage. On nous décrit leurs cabanes : elles sont en forme de pavillon carré, fort basses et sans fenêtres, avec le faîte arrondi comme nos fours. La plupart sont couvertes de feuilles et de paille de maïs. Quelques-unes sont construites de torchis, revêtues, en dehors et en dedans, de nattes fort minces. Celle du grand chef est plus grande et plus haute que les autres, fort proprement crépie, et placée sur un terrain de quelque élévation, isolé de toutes parts. Elle donne sur une grande place qui n’a rien de régulier. L’observateur y vit, pour tout meuble, une couche de planches, fort étroite, élevée de deux ou trois pieds de terre, sur laquelle il jugea que le chef étend une natte ou quelque peau pour se coucher. Ces cabanes sont fort blanches, quoiqu’elles n’aient aucune ouverture pour la fumée. Le temple est à côté de celle du grand chef, à l’extrémité de la place, et tourné vers l’orient ; il est composé des mêmes matériaux que les cabanes ; mais sa forme est différente ; c’est un carré long, d’environ quarante pieds dans sa longueur sur vingt de large, avec un toit simple de la figure des nôtres, et deux aigles de bois aux deux extrémités. La porte est au milieu de la longueur du bâtiment, qui n’a point d’autre ouverture ; et des deux côtés il y a un banc de pierre. L’intérieur répond au dehors : trois pièces de bois, placées en triangle, qui occupent presque entièrement le milieu du temple, y brûlent en l’honneur du soleil, mais d’un feu lent, qu’un sauvage, honoré du titre de gardien du temple, est obligé d’attiser. Si le temps est froid, le gardien peut avoir son feu à part ; mais il n’est permis à personne de se chauffer au feu du soleil. Les tisons jettent une fumée qui aveugle les spectateurs. Pour ornemens, on ne voit, dans tout l’espace du temple, que trois ou quatre caisses qui contiennent des ossemens secs, et par terre, que quelques têtes de bois un peu moins grossièrement travaillées que les aigles du dehors. Vis-à-vis de la porte, une table de trois pieds de haut, cinq de long et quatre de large, sert d’autel. L’observateur n’ayant rien découvert de plus, rejette tout ce qu’on lit dans les premières relations, à moins, dit-il, que les Natchés, alarmés du voisinage des Français, n’aient dépouillé leur temple de ce qu’il avait de plus sacré pour leur nation. Il convient d’ailleurs que la plupart des Américains de la Louisiane avaient autrefois leur temple comme les Natchés ; qu’ils y entretenaient un feu perpétuel, et que les Maubiliens jouissaient même d’une sorte de primatie qui obligeait chaque nation d’y venir rallumer le sien, lorsque, par négligence ou par malheur, il s’était éteint. Mais, dit-il, le temple des Natchés est aujourd’hui le seul qui subsiste ; et, quoique nu, malpropre, en désordre, il est en vénération parmi tous les sauvages de ce continent. Au reste, la diminution de ces peuples est aussi considérable que celle des nations du Canada. Elle a même été plus prompte, sans qu’on en connaisse la vraie raison : des nations entières ont disparu, et celles qui subsistent encore ne sont plus que l’ombre de ce qu’elles étaient au temps de la découverte.

Les Français de l’établissement des Natchés arrêtèrent l’observateur plus long-temps qu’il ne s’y était attendu. Rendons-lui le titre de missionnaire et de prêtre dans les exercices qui l’occupèrent. Il fait une peinture fort étrange de la religion de cette colonie. La rosée du ciel, dit-il, n’est pas encore tombée sur ce pays, qui peut se vanter, plus qu’aucun autre, d’avoir la graisse de la terre en partage. Iberville y avait destiné un jésuite qui l’accompagnait au second voyage. Il se flattait d’établir le christianisme dans une nation dont il ne doutait pas que la conversion n’entraînât celle de toutes les autres ; mais ce missionnaire crut trouver de plus favorables dispositions dans le village des Bayagoulas ; et lorsqu’il eut formé le dessein de s’y fixer, il fut rappelé en France par d’autres ordres. Ensuite un ecclésiastique du Canada fut envoyé aux Natchés ; mais ses travaux furent sans succès, quoique, suivant l’expression de l’auteur, il eût gagné les bonnes grâces de la femme du grand chef. Il fut tué par des sauvages, dans un voyage qu’il fit à la Maubile. Un autre prêtre avait eu le même sort aux Akansas. Depuis la mort de ces deux missionnaires, toute la Louisiane, au-dessous des Illinois, est demeurée sans ministre ecclésiastique, à l’exception des Tonicas, qui ont eu, pendant plusieurs années, un troisième prêtre qu’ils estimaient assez pour en avoir voulu faire leur chef, mais qui n’en prirent pas plus de goût pour le christianisme. Cet abandon ne regardait pas seulement les sauvages : quoique le canton des Natchés soit le plus peuplé de la colonie française, il y avait cinq ans, au mois de décembre 1721, qu’aucun Français n’y avait entendu la messe, ni vu même un prêtre. Ne changeons rien aux termes du pieux voyageur. « Je m’aperçus bien, à la vérité, que la privation des sacremens avait produit dans la plupart une indifférence pour les exercices de la religion, qui en est le plus ordinaire effet ; cependant plusieurs marquèrent de l’empressement à profiter de mon passage pour mettre ordre aux affaires de leur conscience. La première proposition qu’on me fit, ce fut de marier en face de l’église quantité d’habitans qui, en vertu d’un contrat civil dressé devant le commandant et le commis principal, habitaient ensemble sans aucun scrupule, alléguant, comme ceux qui avaient autorisé ce concubinage, la nécessité de peupler ce pays, et la difficulté d’avoir un prêtre. Je leur représentai qu’il y en avait aux Yasous et à la Nouvelle Orléans, et qu’un devoir de cette importance méritait bien la peine du voyage : on me répondit que les contractans n’étaient en état ni de s’éloigner, ni de fournir à la dépense nécessaire. Enfin le mal était fait ; il n’était plus question que d’y remédier, et je le fis. Je confessai ensuite tous ceux qui se présentèrent ; mais le nombre n’en fut pas aussi grand que je l’avais espéré. »

Des Natchés, l’observateur partit le 26 décembre avec un ingénieur du roi qui visitait la colonie pour juger des lieux où il convenait de bâtir des forts. Après quatre lieues, on rencontre une petite rivière à la gauche du fleuve. Il fait en cet endroit un circuit de quatorze lieues, pendant lequel on passe encore quantité d’îles ; et, dix lieues plus loin, on trouve une autre rivière du même côté. Elle est si poissonneuse, qu’on est réveillé la nuit par le bruit des poissons qui battent l’eau de leur queue. Deux lieues au-delà, on arrive à Calla des Tonicas, qui ne paraît d’abord qu’un ruisseau, mais qui forme un lac à une portée de fusil de son embouchure. Elle prend sa source dans le pays des Tchactas, et son cours est fort embarrassé de rapides. Le village est au delà du lac, sur un terrain assez haut, sans enceinte, et médiocrement peuplé. À peu de distance on en trouve deux autres de la même nation ; et c’est tout ce qui reste d’un peuple autrefois nombreux. La demeure du chef est ornée de figures en relief, que l’observateur ne trouva point méprisables dans une cabane de sauvages ; mais il en fut moins surpris lorsqu’il eut vu cet Américain qui était vêtu à la française, et qui se piquait même d’une propreté recherchée, sans aucun air d’embarras dans cette parure. Il s’était enrichi par son commerce avec les Français, auxquels il fournissait des chevaux et de la volaille.

Du fond de la baie ou du lac des Tonicas, on pourrait, avec des canots d’écorce, faire un portage de deux lieues, qui en épargnerait dix sur le fleuve. Deux lieues et demie au-dessus de la rivière, on laisse à droite celle qui se nomme aujourd’hui la Rivière-Rouge, célèbre parmi les Espagnols sous le nom de Rio-Colorado. Elle court pendant quelque temps est et ouest, après quoi elle tourne au sud ; mais elle n’est navigable, pour les pirogues, que pendant l’espace de quarante lieues, au delà desquelles on ne trouve plus que des marais inaccessibles. Son embouchure dans le fleuve est large d’environ deux cents toises. Dix lieues au-dessus, elle reçoit à droite la Rivière-Noire ou des Ouatchitas, qui vient du nord, et qui est presque sans eau pendant plus de la moitié de l’année ; ce qui n’a point empêché les Français d’y placer quelques habitations, dans l’espoir d’y profiter du voisinage des Espagnols. Les Natchitochés sont établis sur la Rivière-Rouge, où la compagnie des Indes a construit un fort pour arrêter ceux qui peuvent lui nuire. Un peu au-dessous de la Rivière-Rouge, on trouve une fort belle anse, et, cinq lieues plus loin, on passe une pointe coupée qui épargne aux voyageurs quatorze lieues de chemin. On a cette obligation à des Canadiens : à force de creuser un petit ruisseau, situé derrière la pointe, ils y ont fait entrer les eaux du fleuve, qui, s’étant répandues avec impétuosité dans ce nouveau canal, ont laissé l’ancien lit presque à sec. Immédiatement au-dessous de la pointe, on voyait, en 1721, un établissement nommé Sainte-Reine, dans un terrain très-fertile. Une lieue plus loin, on en rencontrait un autre dont les édifices ne consistaient encore qu’en quelques huttes couvertes de feuilles. L’observateur augura mal de ces deux concessions, parce que les hommes, dit-il, manquaient au travail, et l’amour du travail aux hommes. Il ne parle pas avec plus d’éloge d’un troisième établissement nommé le Bâton-Rouge, à trois lieues du dernier.

Onze lieues au delà on trouve les Bayagoulas, dont le village était anciennement fort peuplé : il n’en reste que les ruines depuis que la petite-vérole ayant fait périr une partie de ses habitans, les autres se sont éloignés ou dispersés. On avait formé, dans le beau terrain qu’ils occupaient, un établissement où les mûriers blancs étaient plantés à la ligne ; on y faisait déjà de fort belle soie. Le tabac et l’indigo y étaient cultivés avec le même succès. Enfin l’observateur donne cette concession pour modèle.

Il en partit le 3 janvier 1722 ; et, vers dix heures du matin, il arriva au petit village des Oumas, qui est à la gauche du fleuve, et qui contient quelques maisons françaises : le grand village de la même nation est un quart de lieue plus loin dans les terres. Deux lieues au-dessus du petit, le fleuve s’est creusé sur la droite, où sa pente le porte toujours, un canal qu’on nomme la fourche des Sitimichas, et qui, avant de porter ses eaux à la mer, forme un assez grand lac : la nation américaine de ce nom est presque entièrement détruite. À six lieues des Oumas, les deux voyageurs virent la concession du marquis d’Ancenis, réduite alors presqu’à rien par un incendie et par d’autres accidens. Ils arrivèrent le lendemain, avant midi, au grand village des Colapissas, le plus beau de la Louisiane, quoiqu’il ne contînt pas plus de deux cents guerriers. Leurs cabanes ont la figure d’un papillon avec un double toit, l’un de feuilles de lataniers, et l’autre de nattes ; celle du chef a trente-six pieds de diamètre. Aussitôt que les deux voyageurs se trouvèrent à la vue de ce village, ils furent surpris d’y entendre battre la caisse et de se voir complimentés de la part du chef ; mais ils le furent encore plus de l’habillement du tambour, qui était une longue robe, moitié rouge et moitié blanche, avec la manche rouge du côté blanc, et blanche du côté rouge. Ils demandèrent l’origine de cet usage : on leur répondit qu’il n’était pas ancien ; qu’un gouverneur de la Louisiane avait fait présent d’un tambour aux habitans, pour récompenser leur fidélité, et que l’habit était de leur invention. Les femmes américaines sont ici mieux faites que dans la Nouvelle France, et leur habillement est plus propre.

Cinq lieues plus loin, on arrive aux Cannes-Brûlées, habitation française où l’on trouve une grande croix élevée sur le bord du fleuve, la première que l’observateur eût aperçue depuis les Illinois. En débarquant, il ne fut pas moins édifié de voir quelques Français qui chantaient vêpres. Ils étaient sans prêtre, dit-il, mais ce n’était pas de leur faute ; on leur en avait donné un qu’ils avaient congédié, après l’avoir reconnu pour un ivrogne. Entre les Colapissas et les Cannes-Brûlées, on laisse à droite l’ancien canton des Tansas, qui ont entièrement disparu ; c’est le plus beau et le meilleur de toute la Louisiane. Enfin, le 5 janvier, dernière journée de la route, les deux voyageurs passèrent devant un établissement nommé les Chapitoulas, à trois lieues de la Nouvelle Orléans, où ils arrivèrent à cinq heures du soir. Les Chapitoulas et quelques habitations voisines sont dans un terrain fertile et bien cultivé.

L’observateur ne trouva rien de remarquable aux environs de la Nouvelle Orléans et ne fut pas même satisfait de la situation de cette ville. Ceux qui en jugent autrement se fondent, dit-il, sur deux raisons spécieuses : la première, qu’à une lieue de la ville, au nord-est, il se trouve une petite rivière nommée le Bayoul-de-Saint-Jean, qui se décharge à deux lieues de là dans le lac de Pontchartrain, et que ce lac communiquant à la mer, il est aisé, par cette voie, d’entretenir un commerce sûr entre cette capitale, la Maubile, le Biloxi et d’autres postes que les Français occupent vers la mer ; la seconde, qu’au dessous de la Nouvelle Orléans le fleuve fait un très-grand détour, qu’on appelle le Détour-aux-Anglais, et qui peut causer à la navigation un retardement avantageux contre les surprises. Mais comme ces raisons supposent que l’entrée du fleuve ne peut recevoir que de petits bâtimens, dans cette supposition, l’observateur demande premièrement ce qu’on peut craindre de la surprise, pour peu que la ville soit fortifiée. D’ailleurs, en quelque endroit qu’elle soit placée, l’embouchure du fleuve ne doit-elle pas être défendue par de bonnes batteries et par un fort ? En second lieu, que sert une communication qu’on ne peut avoir que par des chaloupes avec des postes qu’on ne pourrait pas secourir s’ils étaient attaqués, dont on ne pourrait non plus tirer qu’un faible secours, et qui sont la plupart sans aucune utilité ? Enfin, le navire ami qui veut remonter le Détour-aux- Anglais est obligé, comme l’ennemi, de changer de vent d’un moment à l’autre, ce qui peut le retarder des semaines entières dans un passage de sept ou huit lieues. On ajoute qu’un peu au-dessous de la ville, le terrain a peu de profondeur des deux côtés du fleuve, et qu’il va toujours en diminuant jusqu’à la mer. C’est une pointe de terre qui ne paraît pas fort ancienne, car il ne faut pas creuser beaucoup pour y trouver l’eau ; et la quantité de battures et de petites îles qu’on a vues naître depuis vingt ans à toutes les embouchures du fleuve, ne laisse aucun doute qu’elle ne se soit formée de même. Il paraît certain, par la comparaison des témoignages, qu’au temps de la découverte l’embouchure du fleuve n’était pas telle qu’elle est aujourd’hui. Cette remarque se confirme à mesure qu’on approche de la mer : il n’y a presque point d’eau à la barre dans la plupart des petites issues que le fleuve s’est ouvertes, et qui ne se sont multipliées que par la succession des arbres entraînés avec le courant, dont un seul retenu par ses branches ou par ses racines dans un endroit peu profond, en arrête bientôt mille. Rien alors n’est capable de les détacher ; le limon du fleuve leur sert de ciment, les couvre à la longue, et, chaque inondation laissant une nouvelle couche, il ne faut que dix ans pour y voir croître des cannes et des arbrisseaux. L’observateur donne cette origine à la plupart des pointes et des îles qui font si souvent changer de cours au Mississipi.

La Nouvelle Orléans, première ville qu’un des plus grands fleuves du monde ait vu bâtir sur ses bords, n’était composée, en 1722, que d’une centaine de baraques placées sans beaucoup d’ordre, d’un grand magasin bâti de bois, et de deux ou trois maisons un peu plus apparentes. Qu’on se figure, dit l’observateur, deux cents personnes envoyées pour former une ville, qui sont campées au bord d’un grand fleuve, où elles n’ont encore pensé qu’à se mettre à couvert des injures de l’air, en attendant qu’on leur dresse un plan et qu’on leur bâtisse des maisons. Un ingénieur laissa aux habitans un plan fort beau et fort régulier ; mais le P. Charlevoix doute de l’exécution.

Entre la ville et la mer, il n’y a jamais eu de concessions, parce qu’elles auraient trop peu de profondeur ; mais on y trouve quelques petites habitations particulières et des entrepôts pour les grandes concessions. Un village de Chaounchas qu’on y voyait autrefois, et dont les ruines subsistent encore, est aujourd’hui de l’autre côté du fleuve, une demi-lieue plus bas, et les sauvages y ont transporté jusqu’aux ossemens de leurs morts. La côte s’élève au-dessous : c’est là que l’observateur juge qu’on aurait dû placer la ville ; elle n’y serait, dit-il, qu’à vingt lieues de la mer ; avec un vent médiocre du sud au sud-est, un navire y monterait en quinze heures.

Après avoir passé plus de six mois à la Nouvelle Orléans, il partit le 22 juillet, pour se rendre au Biloxi, qui était le quartier-général de la colonie française. La nuit suivante, il descendit par un nouveau circuit du fleuve, nommé le Détour-aux-Piakimines, et bientôt il se trouva au milieu de ce qu’on appelle les Passes-du-Mississipi. On ne saurait manœuvrer ici avec trop d’attention pour les éviter ; et si l’on y était entraîné, il serait presque impossible d’en sortir. La plupart ne sont que de petits ruisseaux, dont quelques-uns même ne sont séparés que par des hauts-fonds presqu’à fleur d’eau : c’est la barre du Mississipi qui a multiplié ces passes à mesure que les eaux du fleuve, bridées par les nouvelles terres qui se forment de jour en jour, cherchent à s’échapper par où elles trouvent le moins de résistance ; et si l’on n’y prenait garde, il serait à craindre qu’avec le temps aucune de ces issues ne fût praticable pour les vaisseaux.

Au delà de la barre on trouve une petite île, nommée alors la Basse, mais que le P. Charlevoix et l’ingénieur dont il était toujours accompagné, nommèrent l’île de Toulouse. Elle n’a guère plus d’une demi-lieue de circuit, en y comprenant même une autre île qui n’en est séparée que par une ravine. D’ailleurs elle est très-basse, à l’exception d’un seul endroit que la marée ne couvrait jamais, et où l’on pourrait construire un fort, avec des magasins pour y décharger les vaisseaux qui auraient peine à passer la barre sans être soulagés d’une partie de leur charge. L’ingénieur ayant sondé cet endroit, trouva le fond assez dur et de terre glaise, quoiqu’il en sorte cinq ou six petites sources qui ne jettent pas beaucoup d’eau. Il remarqua que cette eau laisse sur la terre où elle coule un très-beau sel. Quand le fleuve est bas, c’est-à-dire pendant trois mois des plus grandes chaleurs de l’année, l’eau est salée autour de l’île de Toulouse ; mais dans le temps de l’inondation, elle est tout-à-fait douce, et le fleuve conserve sa douceur une bonne lieue dans la mer : le reste du temps, elle est un peu saumâtre au delà de la barre. Ceux qui ont écrit que pendant vingt lieues le Mississipi ne mêle point ses eaux avec celles de la mer, n’ont publié qu’une fable.

En général, la force du courant rendra toujours la navigation du Mississipi difficile en remontant, et il demande même beaucoup d’attention en descendant, parce qu’il porte souvent sur les pointes avancées et sur des battures. Il n’y a de sûreté qu’avec des bâtimens à voiles et à rames. D’ailleurs, comme il n’est pas possible d’y voguer la nuit dans un temps obscur, ces voyages seront toujours fort longs et d’une grande dépense, du moins jusqu’à ce que les bords du fleuve soient peuplés, à de courtes distances, depuis les Illinois jusqu’à la mer. Pourquoi ferait-on difficulté de se le promettre d’un pays dont le climat est si doux et le terroir si fertile, mais surtout d’un fleuve dont l’embouchure est par mer à douze ou quinze journées du Mexique, et plus proche encore de la Havane, des plus belles îles de l’Amérique et des colonies anglaises ?

De l’île de Toulouse au Biloxi on compte vingt-huit lieues. Toute cette côte est extrêmement plate. Les vaisseaux marchands n’en peuvent approcher de plus près que de quatre lieues, les moindres brigantins de deux ; ceux-ci doivent même s’éloigner lorsque le vent souffle du nord ou du nord-ouest, s’ils ne veulent demeurer entièrement à sec. La rade du Biloxi est le long de l’île des Vaisseaux, qui s’étend une petite lieue de l’est à l’ouest, mais qui a peu de largeur. À l’est de cette île est l’île Dauphine, autrefois l’île Massacre ; à l’ouest, sont de suite l’île des Chats ou de Bienville, l’île à Corne, et les îles de la Chandeleur.

Ce qu’on nomme proprement le Biloxi est la côte de la terre ferme qui est au nord de la rade : c’est le nom d’une nation sauvage qui l’habitait autrefois, et qui s’est retirée vers le nord-ouest, sur les bords d’une petite rivière nommée la Rivière-des-Perles, parce qu’on y en a péché quelques-unes. L’observateur condamne le choix qu’on avait fait de ce lieu pour y établir le quartier-général de la colonie. On ne pouvait, dit-il, en choisir un plus mauvais. Outre qu’il ne peut recevoir aucun secours de vaisseaux, ni leur en donner, la rade a le double défaut de n’offrir qu’un fort mauvais ancrage et d’être remplie de vers. La seule utilité qu’on en peut tirer, est d’y mettre les vaisseaux à couvert d’un coup de vent, lorsqu’ils viennent reconnaître l’entrée du Mississipi, dont il serait dangereux d’approcher au hasard dans un mauvais temps, parce qu’elle n’a que des terres basses. Celles du Biloxi ne sont que des sables où il ne croît guère que des pins, des cèdres et de la cassine, fameux arbrisseau dont les Espagnols de la Floride font infuser les feuilles pour en prendre comme du thé. On y trouve aussi l’arbrisseau dont la graine, jetée au printemps dans de l’eau bouillante, devient une cire verte moins gluante et moins friable que celle des abeilles, mais aussi bonne à brûler.

À treize ou quatorze lieues du Biloxi, en tirant à l’est, on trouve la rivière de la Maubile, qui court du nord au sud, et dont l’embouchure est vis-à-vis de l’île Dauphine : elle prend sa source dans le pays des Chicachas ; son cours est d’environ cent trente lieues, son lit fort étroit : elle serpente beaucoup, et n’en est pas moins rapide ; mais, dans le temps des eaux basses, elle ne peut être remontée que par de petites pirogues. Les Français ont eu long-temps sur cette rivière un fort qui était le principal poste de leur colonie ; non que les terres y fussent bonnes, mais on y était à portée de trafiquer avec les Espagnols. L’observateur éprouva que, dès le mois de mars, les chaleurs sont déjà fort incommodes sur cette côte ; et conçut que lorsqu’elles ont embrasé le sable, elles doivent être excessives ; mais la brise qui s’élève assez régulièrement tous les jours entre neuf et dix heures du matin, et qui ne tombe qu’avec le soleil, rend le climat supportable. L’embouchure du Mississipi est par le 29° de latitude, et la côte du Biloxi par le 30.

Le retour des deux voyageurs à la Nouvelle Orléans se fit par une autre route. Après être revenus sur leurs traces jusqu’à l’île aux Perles, ils laissèrent à droite la rivière du même nom, qui a trois embouchures dont la séparation se fait à quatre lieues de la mer. De là ils s’avancèrent à l’entrée du lac de Pontchartrain, pour le traverser : cette traversée est de sept à huit lieues. On entre ensuite dans la baie de Saint-Jean, d’où le P. Charlevoix prit son chemin par terre, et n’eut besoin que de quelques heures pour se rendre à la ville.

Il nous reste à dire un mot du grand banc de Terre-Neuve, que la pêche de la morue a rendu l’objet de tant de jalousies, et dont les Anglais sont aujourd’hui les seuls maîtres, parce qu’ils le sont de la côte voisine. Ce qu’on nomme le Grand-Banc est proprement une montagne cachée sous les eaux, à près de six cents lieues à l’ouest de la France. Denis, officier français, qui avait été gouverneur de l’Acadie, et à qui l’on doit une bonne description des côtes de l’Amérique septentrionale, donne au Grand-Banc cent cinquante lieues d’étendue du nord au sud ; mais, suivant les cartes marines les plus exactes, il commence au sud par le 41° de latitude nord, et son extrémité septentrionale est par le 49° 25′. Le P. Charlevoix observe que, ses deux extrémités se terminant en pointe, il est difficile de marquer exactement sa largeur. La plus grande, d’orient en occident, est d’environ quatre-vingt-dix lieues marines de France, entre les 40 et 49° de longitude. Quelques-uns de nos matelots y ont mouillé à cinq brasses, quoique jusqu’à Denis on n’y en eût jamais trouvé moins de vingt-cinq, et qu’en plusieurs endroits il y en ait plus de soixante. Vers le milieu de sa longueur, du côté de l’Europe, il forme une espèce de baie qu’on nomme la Fosse ; ce qui fait que de deux navires qui sont sur la même ligne, et près l’un de l’autre, l’un trouvera fond, tandis que l’autre ne le peut trouver.

Le Grand-Banc est précédé, par le travers du milieu de sa longueur, d’un moindre qu’on nomme le Banc-Jaquet. Quelques-uns en ajoutent même un troisième auquel ils donnent la figure d’un cône ; mais la plupart des pilotes n’en font qu’un des trois, et prétendent que le grand a des cavités dont la profondeur trompe ceux qui, ne filant point assez de câble, croient en distinguer trois. Quelles que soient la grandeur et la figure de cette montagne, on y trouve une prodigieuse quantité de coquillages, et plusieurs espèces de poissons de toutes grandeur. La plupart servent de nourriture aux morues, dont on croit pouvoir dire, sans exagération, que le nombre égale celui des grains de sable qui couvrent le banc. Tous les ans, depuis près de trois siècles, on en charge deux ou trois cents navires sans qu’on remarque presque aucune diminution. Au reste, ce parage a des incommodités qui rendent la navigation fort désagréable. Le soleil ne s’y montre presque jamais, et l’air y est ordinairement couvert d’une brume froide et épaisse qui fait connaître le banc à ses approches. Après avoir passé le Grand-Banc, on en rencontre plusieurs petits, tous presque également poissonneux.

Quoique le Canada ait été cédé à l’Angleterre par les derniers traités, et la Louisiane aux Espagnols, on a cru devoir s’étendre sur ces établissemens d’origine française, parce qu’il était important de faire connaître ce que nous avons négligé et ce que nous avons perdu.