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Alexandre Dumas père (Parigot)/2

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 26-58).

CHAPITRE II

LE DRAME HISTORIQUE ET POPULAIRE

Voulez-vous entendre clairement ce qu’est le génie du drame populaire ? Ne vous embarrassez ni de définitions ni de dissertations, ne vous armez pas de dédains préalables, au nom de la sacro-sainte tragédie, et, vous remettant en mémoire ces mots de Richard Darlington : « Monsieur, le peuple s’est écrit avec le sang des révolutions des lettres de noblesse qui lui permettent, comme à la vieille aristocratie, de traiter d’égal à égal avec la royauté », — écoutez un conte.

Il y avait une fois un expéditionnaire des bureaux du duc d’Orléans qui avait quatre rapports à transcrire, et manquait de papier. Il monte à la Comptabilité pour emprunter quelques feuillets administratifs. Mais, peu pressé, comme ses congénères, il aperçoit sur une table un volume d’Anquetil ouvert à la page 95. Il oublie les rapports et lit : « Quoique attaché au roi, et, par état, ennemi du duc de Guise, Saint-Mégrin n’en aimait pas moins la duchesse, Catherine de Clèves, et on dit qu’il en était aimé… » Or le duc, pour éprouver sa femme, dont il est jaloux, lui donne à choisir entre le poignard et le poison. La dame avale le breuvage et se recommande à Dieu ; le mari, rasséréné, lui apprend qu’elle a seulement pris un excellent consommé. « Sans doute, ajoutait le bon auteur, cette leçon la rendit plus circonspecte dans la suite. » — Notre bureaucrate, en quête de papier, découvrait un drame. Il avait de mauvaises études, mais de bonnes lectures ; et il possédait le génie. En sorte que cette formule nouvelle où inclinait Corneille vieillissant, où Voltaire et Marivaux, Diderot et La Chaussée, Mercier et Beaumarchais aspiraient confusément dans un état de société qui la rendait impossible, cette émancipation du théâtre à laquelle, depuis que la Révolution avait renversé les barrières et Napoléon lancé au galop l’individualisme à travers le monde, l’imagination du peuple libre et le prurit d’action de la foule pacifiée tendaient invinciblement, que Stendhal entrevoyait dans ses paradoxes et Victor Hugo cherchait à tâtons dans ses prophéties, — le demi-nègre, l’employé à quinze cents francs, comme disaient ses chefs de bureau, jetait cette formule toute vive sur la scène du Théâtre-Français, et, l’enflammant de sa prose ardente, l’affranchissant de la tyrannie traditionnelle du vers, la trempait à la source populaire, qui est la force même du drame. Ce que Lemercier dans Pinto présageait à la suite de Beaumarchais, ce que Pixérécourt humiliait dans le mélodrame sentimental, ce que Casimir Delavigne essayait avec modestie à la suite de Schiller, ce que Vitet esquissait avec conscience dans ses scènes historiques, Alexandre Dumas le créait de toute pièce, par un coup de maître, dans Henri III et sa cour. J’ai noté ailleurs et par le menu[1] les secours qu’il a trouvés dans Schiller et Walter Scott. Mais l’œuvre était vivante, et inspirée du souffle moderne. Le drame du siècle était né.

Enfin le public voyait ses convoitises imaginatives réalisées sur la scène. Si les interprètes d’Henri III « ont ressuscité des hommes et rebâti un siècle », selon le mot de l’auteur, nous aurons à le discuter. L’essentiel, en cette affaire, est que le sujet soit emprunté de notre pays et d’une époque où les passions entières se déploient dans l’action violente, où le geste de l’amour et de la haine n’est point atténué par la bienséance ; que cette époque encore, assez rapprochée, par les luttes qui la divisent, des convulsions que la France vient d’éprouver, semble assez énigmatique et reculée pour se prêter à la fantaisie du théâtre et régaler nos yeux par le pittoresque du spectacle ; et qu’enfin elle soit vue d’un tel biais que les princes et les grands, parlant le langage de tout le monde, paraissent immédiatement ramenés au commun niveau, sur la scène comme dans l’histoire, où le peuple a désormais conquis sa place, individualité anonyme et souveraine, à côté des rois.

Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes.

Dumas ne s’embarrasse ni de système ni de théorie. Il est l’homme même du drame. Il prend l’histoire comme il sied au dramatiste. En vain les critiques regimbent. Que nous parle-t-on d’enluminure ? Il ne se préoccupe pas tant de couleur locale, non plus que de grotesque ni de sublime. Il se sert des chroniques pour situer sa pièce : il brosse son décor, d’instinct, à larges touches ; il n’a garde de fignoler un fond qui doit être vu à distance. Il mêle le détail pittoresque au dialogue, comme l’accessoire singulier à la mise en scène. Miroir de réflexion, sarbacane nous transportent aussitôt en fantaisie au milieu de cette cour. La figure énigmatique et cauteleuse d’un Henri III légendaire nous y relient, qui personnifie jusque dans le costume l’aristocratie et la mollesse. Dumas suit l’exemple de Beaumarchais, ce maître ouvrier des tableaux de mœurs et du mécanisme théâtral. Si quelque lourdeur pèse encore sur le premier acte et quelque abus de science hâtive empâte le second, je tiens, toutefois, que le spectacle raccourci de ce singulier milieu en proie aux passions vives, aux débauches audacieuses, aux superstitions folles et l’impression qui s’en dégage d’abord, accusent la main d’un dramatiste. On trouve à l’acte II du Mariage de Figaro et un peu partout dans le Barbier de Séville un premier crayon de ce théâtre pittoresque et scénique.

Parce qu’il a le génie dramatique, Dumas, non plus que Beaumarchais, avec qui il renoue pardessus les Casimir Delavigne et les de Jouy, ne s’embarrasse guère d’opposer les genres. Il vise le public qu’il s’agit d’attacher à l’action, de ravir par l’émotion. La diversité du drame entraîne naturellement les changements de ton. Joyeuse, qui a pour devise « hilariter », n’est pas un gracioso chargé d’accrocher le comique au tragique. Dumas ne part point d’une idée ; il ne construit pas une antithèse. Il se garde de confondre des mots d’esprit avec des mots de situation ou de tempérament. C’est le conflit même des tempéraments et des situations qui opère le mélange. Une fois les énergies aux prises, il n’est point de queue-rouge ni de picaro dont les concetti pussent arrêter la marche du drame. Et le spectateur, haletant, en est tout aise.

Non, Dumas n’a point de système ; mais sa propre facture apparaît. Dans le décor (historique aujourd’hui, moderne demain), il resserre la crise, d’une poigne solide que le général n’eût point désavouée. L’intrigue, qui semble d’abord éparse, se noue bientôt avec force. Les situations s’appellent, s’adaptent, se commandent, avec l’inflexible mouvement d’un engrenage. Toutes les « semences » de la pièce ne sont plus réservées au premier acte, comme dans la tragédie : c’est un souple enchaînement de préparations, d’indices, de rappels qui propagent l’intérêt. Désormais, on devine plus qu’on ne voit le mécanisme. La curiosité est trop forte ; l’action trop engagée ; l’émotion trop vive. Dès que Catherine de Médicis, dans le dessein de régner sur le roi, s’est mise à agir Saint-Mégrin et le duc de Guise, c’est une progression vigoureuse, qui ne nous laisse plus respirer. Cinq actes, — le second consacré à la cour, plus long, — le dernier, comme il sied à la fin, plus concis. Au Ier, Catherine manœuvre le mari et l’amant ; au IIe, Saint-Mégrin provoque le duc de Guise ; au IIIe, l’action se ramasse, l’émotion se tend, comme un ressort : le mari éprouve sa femme, dans la violente scène du poison et du gantelet ; au IVe, Saint-Mégrin est appelé au rendez-vous, pendant que le duc de Guise, joué par le roi, ressent toute sa jalousie et caresse son poignard ; le Ve est un guet-apens, un coup de main brutal, une frénésie d’émotion : on étouffe, comme à tous les dénoûments de Dumas. Et ce pathétique est d’une aimable simplicité : Saint-Mégrin a évité le mari au premier acte ; le mari le tue au dernier. Entre temps les passions grondent, les colères s’allument, les situations se précipitent, les mots d’action éclatent, comme des coups de tonnerre. « Saint-Paul, qu’on me cherche les mêmes hommes qui ont assassiné Dugast ! » (Fin du Ier) « Tu provoques trop tard, ton sort est décidé » (II). « Dugast ! Dugast ! Et toi aussi, tu volais à un rendez-vous d’amour, lorsque tu es tombé assassiné » (III) • Et cette réplique finale : « Eh bien, serre-lui la gorge avec ce mouchoir ; la mort lui sera plus douce : il est aux armes de la duchesse de Guise. » Antony ne sera pas d’une autre facture qu’Henri III et sa cour : tout le tempérament musclé de Dumas se révèle dans ce premier drame. N’avait-il pas raison d’écrire plus tard : « C’est à propos d’Henri III qu’il est facile de voir que la faculté dramatique est innée chez certains hommes » ?

Énergie et logique théâtrale, voilà son fait. Sa logique même est une force, souriante ou effrénée, qui emporte situations et public.

Il faut tout tenter et faire
Pour son ennemi défaire.

Dès l’instant que Catherine a prononcé cet aphorisme, tous les événements poussent Guise à un échec et Saint-Mégrin au guet-apens. Mais il fallait d’abord trouver jour à objectiver sur la scène ces passions politiques. C’est le génie du drame, et du drame populaire, qui en impose au parterre l’immédiat sentiment par un geste peu vraisemblable, si l’on réfléchit, démonstratif et lumineux, si l’on cède à l’émotion et au mouvement qui règnent sur le théâtre. Oui, cette insolente sarbacane et ce pois chiche impertinent nous révèlent tout à coup les divisions qui travaillent cette cour et les haines dont Guise est la cible, en même temps que cette bravade, à la française, nous réjouit et nous fait illusion. Or, cette illusion jointe à cette joie sont tout justement les propres moyens du dramatiste. Le peuple que nous sommes a ri : Guise est politiquement défait. — Ce n’était pas davantage une médiocre entreprise que d’amener au rendez-vous final Saint-Mégrin, un mignon fraisé, si l’on s’en réfère à l’Estoile, un seigneur de tête et de courage, le conseiller énergique qui ferait d’Henri III un roi, si l’on en croit Dumas. Eh quoi, le souvenir de Dugast est présent à sa mémoire ; il s’attend à toutes les embûches ; et voici qu’il s’en va chercher vingt coups de poignard à l’hôtel de Guise, comme un écolier. Ici encore apparaît le don du drame. Dumas ne triche point ; il n’esquive pas la difficulté ; au contraire, il l’a devant les yeux, il fixe sur elle notre regard. Et il l’aborde de front, avec cette logique scénique, qui lui tient lieu d’un miroir ardent. Dès les premières répliques, toutes les situations tendent inéluctablement à ce guet-apens invraisemblable et nécessaire : la prédiction de Ruggieri, le mouchoir, le défi, la jalousie ducale, le billet et la clé (l’homme qui broie un bras de femme dans un gantelet de fer n’est pas pour s’arrêter en deçà de la vengeance ; celui qui frémit à la seule vue du page de sa dame n’est pas pour hésiter à mi-chemin du bonheur), et ce nom de Dugast qui sonne comme un glas, et l’orage et la nuit terrible, et le souvenir d’une mère, tout conspire à le perdre, tout, au lieu de le retenir, le pousse à la mort comme par les épaules. Et puis, la logique s’enflamme de folle passion ; et le public français reconnaît ses frénésies imaginaires.

Cette passion explosive, habilement maniée, éclate aux scènes capitales. Elle les embrase ; elle en fait jaillir tout ce qu’elles contiennent d’émotion. Dumas est au nombre des dramatistes qui vont jusqu’au bout. Au milieu de ces coups de tête, de ces chaleurs du sang, de ces fureurs qui brûlent et dévorent, il prend les scènes d assaut ; et, quand il en a épuisé l’effet, d’un mot, d’une réplique il ravive l’intérêt et tend les cœurs jusqu’à les briser. Le pathétique qu’il déchaîne sur le théâtre, est vraiment « une force qui va », non pas aveugle, mais plutôt follement clairvoyante. Brutale, dit-on, et qui secoue les nerfs ? Hélas, les grenadiers et leurs petits, qui en 1829 étaient le peuple, ne faisaient pas tant les renchéris. Ils saluèrent en cette logique délirante, en ces héros d’action et de passion, qui bondissent impétueux parmi les péripéties du drame, ils saluèrent d’enthousiasme les transports de l’imagination française et les souvenirs de la légende, applaudissant avec fureur en ces convoitises endiablées, que ni aventures ni accidents ne détournent du désir ni de la possession, les appétits et les élans de l’individualisme en mal de jouissance.

Dumas avait mis dans le plein de l’âme de ses contemporains. Il avait frappé le sol français de sa magique baguette : la source dramatique jaillissait. Car la trinité du théâtre moderne est constituée dans Henri III et sa cour. Elle, rêveuse, sensible, soucieuse de sa réputation et déjà révoltée contre les préjugés du monde et les devoirs de société, imbue de J.-J. Rousseau et lectrice désignée de George Sand, instruite, au surplus, des droits que lui confèrent « les biens » qu’elle apporta en mariage « comme duchesse de Porcian », premier crayon de la faible femme, divine créature, qui fut le vrai mal du siècle ; lui, le mari, seigneur et maître, qui se croit plus fort parce qu’il est plus vigoureux ; et l’autre, le délicieux amant, l’individualiste intrépide, en proie à une fatalité peu platonique, parangon des rêves, martyr du cœur, qui affronte tous obstacles et renverse toutes barrières, de par les Droits de l’homme, et parce qu’il y a un mari. Qui donc disait que Saint-Mégrin fût un mignon de couchette ? Il est le champion du drame, par destination ; pendant tout le xixe siècle il n’aura pas d’autre mission sur la scène, et il aura fort à faire. Et il est d’abord le héros d’Henri III et sa cour, drame en prose, drame populaire, sinon national, comme on disait trop volontiers en ce temps-là.

Cependant Dumas était encore aux prises avec la tradition. On a noté, dans Henri III, avec les souvenirs de Don Sanche l’influence persistante de Corneille, et observé que dans cette œuvre révolutionnaire l’unité de temps est à peine atteinte. Il est bien de sa race. Cette tradition même qu’il sape, il en est un peu ébloui. Par un sentiment héréditaire, les « choses en vers » lui apparaissent comme d’un genre plus relevé. Il y attache d’autant plus de prix que le vers lui coûte plus de peine. Faut-il s’étonner de cette superstition, quand, aujourd’hui encore, nos humanistes, fermement attachés aux beautés supérieures de la tragédie, s’obstinent à définir le drame par comparaison avec un genre qui en est philosophiquement le contraire, et semblent incapables de l’étudier sans arrière-pensée ?

La lutte que Dumas engage contre son génie, par respect de la tradition, est caractéristique. Pour élever son genre, il se débat entre la tragédie, d’où il cherche à extraire le drame, et le drame qu’il essaie de hausser jusqu’à la tragédie. Et il écrit des drames tragiques, œuvres hybrides, de succès inégal et plutôt douteux : Christine, Charles VII chez ses grands vassaux, Caligula, l’Alchimiste. Surtout gardons-nous de croire, sur sa foi (il gardait volontiers rancune aux pièces infructueuses, qu’à la faiblesse des vers fût imputable la médiocre fortune de ces ouvrages. Il a écrit, hors du théâtre, beaucoup plus de poésies qu’on ne croit communément. M. Glinel, dans sa Biographie d’Alexandre Dumas, en a publié un nombre respectable. Dumas n’y est pas toujours médiocre. Il a le mouvement, la couleur et l’image il exprime la passion avec une rare vigueur, une chaleur des sens qui est bien l’affaire du drame. À défaut d’une syntaxe sûre et malgré les insuffisances de la forme, il pétille, même en vers, de verve et de jeunesse. Celui qui a écrit la chasse au lion, le rêve du désert et le cinquième acte de Charles VII, quelques spirituels couplets de l’Alchimiste et surtout le prologue de Caligula, n’est pas un poète de théâtre à dédaigner. Mais si, contrariant sa veine, il fait effort pour coudre la tragédie au drame et résoudre l’insoluble discorde de l’unité et de la diversité, de la raison et de l’imagination, de l’aristocratique psychologie et de la passion démocratisée, — alors le génie populaire produit Christine, œuvre d’un novice, mais qui renferme déjà l’équivoque fatale, malgré la vigueur du dénoûment.

« Au nom de Bacchus, de Momus et de Comus, je te baptise carpe », disait, certain jour de jeûne, dom Modeste Gorenflot, frère quêteur des Jacobins, pendant qu’il étendait sa pieuse main sur une poularde fumante et dorée. Pareillement, lorsqu’il eut achevé son meilleur drame historique en vers, Charles VII chez ses grands vassaux, Dumas dit : « Je te nommerai tragédie en cinq actes, et je me serai constitué en dignité aux yeux de mes contemporains ». À quoi de Musset répond à propos : « On peut imprimer sur une affiche que c’est une tragédie ; mais pour le faire croire, c’est autre chose… » Certes, Dumas s’est appliqué ; il a fait ses vers consciencieusement ; il en a même rencontré de très beaux ; et puis, non content de rivaliser avec ses modèles étrangers, il a osé se souvenir de Pauline et d’Hermione. S’il reste au-dessous de l’une et de l’autre, il s’élève fort au-dessus de Schiller et de Scott, de la pucelle d’Orléans et du Maugrabin de Quentin Durward ; et tout cela tient à une même cause, sur laquelle il voudrait s’aveugler, et qui est la nature même de son talent. Charles VII chez ses grands vassaux serait une tragédie médiocre ; mais, par bonheur, c’est aussi autre chose qu’« une étude laborieusement faite » : et, avec son air de nous imposer, Dumas l’entend fort bien.

Le sujet même qu’il a choisi — ou reçu de Gérard de Nerval qui s’y était essayé avec Théophile Gautier, dans une Dame de Carouge inachevée — semble le rapprocher de l’unité tragique. Mais combien sa façon de le concevoir l’en éloigne ! Je sais qu’il a « pris les formes classiques » et voulu « faire une œuvre de style plutôt qu’un drame d’action ». Hélas ! que nous savons peu ce que nous faisons ! Je connais aussi qu’il a « verrouillé ses trois unités dans les dix pieds carrés de la chambre basse du comte Charles de Savoisy ». Ô homme candide, ô homme véritablement peuple par la superstition des formules, et qui, pour une fois qu’il ne change point son décor, pense faire œuvre tragique ! Comme si les fameuses règles étaient autre chose que des moyens de composition, conventions caractéristiques de la tragédie, mais nullement essentielles. Certes, je ne suis pas de ceux qui estiment que Dumas n’a pas su retenir l’unité du sujet entre ses mains. Il est trop homme de théâtre pour disperser l’intérêt. L’idée, dont il s’empare, est française, et, cette fois, presque nationale. La France féodale domine la pièce ; mais elle agonise. Le roi en figure le principe affaibli, mais qu’il s’agit de régénérer par l’action. Le comte de Savoisy en applique les conséquences, avec une fureur de sacrifice qui est encore l’action sous une autre forme. Et, pour belle que soit cette idée, on voit qu’elle est premièrement dramatique. Or je me rappelle une tragédie, une vraie, sur laquelle aussi « plane une idée morale », comme dit Dumas. Il ne s’agit pas de la France, mais de Rome. L’auteur, qui est un tragique, a écrit une pièce psychologique ; des événements que lui fournissait l’histoire il n’a fait paraître aucun sur la scène, n’en montrant que les contre-coups sur les courages. Trois frères luttent contre trois frères, pour la patrie, dans la coulisse. Pour l’honneur de la patrie, un frère tue sa sœur, derrière les portants. Cette œuvre de patriotisme, consacrée à la peinture des âmes, se termine par un cinquième acte d’analyses et de dissertations morales. Des dissertations d’Horace Dumas s’accommode volontiers dans Charles VII, sous réserve d’y mettre l’histoire de France au lieu du cœur humain. Mais qui ne voit la différence extrême ? Là se développe la volonté, ici l’action ; l’un cherche la vie aux sources mêmes, l’autre en anime les gestes et enflamme les sentiments ; là règne la raison, ici la fantaisie est maîtresse. C’est la tache blanche que fait le burnous arabe dans le manoir, qui éclaire le drame. La poésie de l’Orient s’oppose aux mœurs féodales de l’Occident, et l’amour de l’esclave au teint bronzé fait contraste à la jalousie de la femme pâle : Yaqoub, Bérengère, Bérengère !… À la flamme de l’imagination le drame prend feu. Tout ce que Corneille a rebuté, Dumas le saisit avidement. Et combien il a raison de suivre enfin son tempérament populaire, plutôt que d’imiter le génie tragique de son immortel devancier !

On notera que les deux premiers actes sont de beaucoup plus longs que les deux suivants, le cinquième enlevé de vigoureuse attaque. Est-ce à dire que Dumas se fatigue ? Non, mais qu’il s’échauffe et se ressaisit. Le premier et le second, dans lesquels il s’élance sur les traces de la tragédie, abondent en descriptions, mises en scène, récits (celui d’Yaqoub excellent, je le répète, celui de Raymond fatigant), exposés historiques, évocations de l’Orient, sans compter plusieurs couplets d’une couleur et d’une imagination brûlantes. Le chapelain ne nous fait pas grâce d’une seule de ses exhortations ; une scène de haute justice, interrompue par une leçon de patriotisme, sera reprise d’abondance tout à l’heure. Dumas s’emploie de son mieux à développer en vers des discours prolixes, et, bien qu’étant au rebours de Voltaire par le talent dramatique, il donne dans les mêmes erreurs sans avoir les mêmes humanités. Et je dis encore, à la façon du comte de Savoisy qui n’a jamais fini ses dires, que plus Dumas s’efforce en ce sens, qui est contraire à son besoin d’action, sinon à son goût de l’expansion, plus il est curieux de le voir peiner, lutter, regimber et enfin s’évader de la douloureuse contrainte qu’il s’est imposée, bourreau de soi-même. Il s’égaye aux tableaux pittoresques, comme le retour de la chasse ou l’arrivée du roi accompagné d’Agnès et tenant un faucon sur le poing, il s’échappe en des scènes mystérieuses, comme l’entrée du comte déguisé, et rehausse dissertations et digressions par la variété du coloris et des impressions. Mais bientôt jaillissent, quelque effort que le bon Dumas déploie pour être sage, les situations et les mots ou jeux de scène qui les illuminent. Yaqoub abat d’un coup de poignard l’archer Raymond, qui vient de doctement exposer la situation politique :

Maintenant, prenez-le : le lion n’a plus faim.

Et voici qu’à la fin de cet acte II l’angoisse dramatique se propage avec le cri du guet : « Sentinelles, veillez ! » — en attendant le cri de guerre :

Montjoie et Saint-Denis ! Charles, à la rescousse !

Ah ! la belle, la belle scène que celle de l’acte IV, où Dumas reparaît avec son tour de main, où le roi de France, brisant ses chaînes comme le drame même, se décide enfin à agir en roi ! Tous ces personnages recouvrent la vigueur, se redressent et grandissent dans l’action. La scène est engagée sur une réminiscence de la Pucelle d’Orléans. Voulez-vous voir à plein le génie du drame : comparez Dumas et Schiller. Et puis, c’en est fait des jolis hors-d’œuvre pour la joie des yeux, et des cours d’histoire en vers pour l’édification de la foule. Le mouvement et la vérité l’emportent. Vive le brave Dunois, énergique capitaine, qui nous a dégourdi ces diseurs de vers !

Du même coup Bérengère passe, elle aussi, à l’attaque. Le comte, qu’elle aime, la sacrifie à la France ; il la répudie stérile, pour léguer à son pays des défenseurs. Ici encore, nous côtoyons la tragédie. En une situation analogue, la Pauline de Polyeucte est admirable. Sans une contorsion, presque sans un geste, elle découvre son cœur et dévore l’affront ; raisonnable et sensible, d’une beauté toute tragique, elle épuise le tissu serré des transitions morales et toute la gamme des plus intimes accents depuis la tendresse et la plainte jusqu’au cri de douleur et de fierté, dans une scène où il faudrait écrire en marge de tous les motifs : simple, sublime, humain !

C’est donc là le dégoût qu’apporte l’hyménée ?
Je te suis odieuse après m’être donnée !

Bérengère aussi ressent l’outrage. Mais elle se débat dans le vif du drame. Elle n’analyse pas son cœur ; elle le jette meurtri dans l’action. Elle redoute de s’ensevelir en ce tombeau vivant qu’est le cloître ; elle craint le déshonneur ; elle se trouble au souvenir du jour où elle se donna. Elle est amoureuse jusqu’à l’exaltation. Elle est femme et croyante ; elle fera, pieds nus, un pèlerinage et sera féconde. Le comte la rappelle à la raison. Il s’agit bien de raison ! Elle ne saurait se refroidir sur le sentiment de la jalousie qui la brûle. Elle ne peut oublier le son de cette voix qui pour la première fois lui murmura : « Je t’aime ! » La voici humiliée, suppliante, à deux genoux. Elle n a pas assez d’images violentes et sensuelles, encore frémissante de désirs, pour exprimer l’agonie de son amour et de son corps brisés.

Pour chercher la pitié dans votre cœur de pierre,
J’ai d’abord à mon aide appelé la prière ;
Bientôt vous avez vu l’excès de mes douleurs

Éclater en sanglots et se répandre en pleurs ;
Puis enfin je me suis, la tête échevelée,
Jetée à vos genoux et je m’y suis roulée

Si cette scène ne fait pas une beauté moralement égale à celle de Polyeucte, elle n’en est pas moins une des plus fortes et touchantes qu’un dramatiste ait exécutées.

Les critiques pour qui tout se mesure au canon de la tragédie, ont beau jeu à comparer le dénouement de Charles VII avec celui d’Andromaque. Dumas lui-même les y a conviés. Ce qui nous intéresse, c’est à quel point il est différent. Oui, Yaqoub rugit, pensant imiter Oreste ; ils rugissent tous, montés à un certain diapason de fureur. Oui, Bérengère l’enchante et l’ensorcèle, pensant suivre l’exemple d’Hermione. Et je connais qu’elle franchit d’un seul élan, comme une lionne blessée, tous ces obstacles de transitions morales dont je parlais naguère, et qui sont indispensables à faire la lumière dans une âme. Elle n’est point une âme, mais une passion : tendre, mais prompte à agir. Sentant brûler de jalousie tout son être, elle arme sa faiblesse de toute son énergie. Elle est une créature de drame, en chair et en os, plutôt qu’une héroïne. Et l’Arabe au front bronzé subit l’action de la femme blanche. Je défie les esprits les plus prévenus d’entendre au théâtre cette scène dramatique du dénouement, sans passer par les sensations extrêmes de l’amour et de la jalousie, sans éprouver le frisson du désir. Tout ce qu’une créature jeune, belle et presque chaste peut glisser de charme chaud et subtil dans les caresses de la voix, tout ce que les rayons de l’Orient peuvent au cœur d’un exilé verser de doux souvenirs et d’espoirs plus doux encore, tout ce que le concert languissant des images et des mots peut insinuer de joies et de voluptés alliciantes,

Auprès de vous assise une femme étrangère
Que ceux de l’Occident appelaient Bérengère,
Entourait votre cou de ses bras amoureux…


toutes ces délices enivrent Yaqoub, comme un parfum empoisonné. Le fauve frissonne ; sa force se fond ; il est dompté. Non, mais un souvenir le redresse et retourne la scène : ce comte qu’il faut tuer, lui sauva la vie au désert. Et, se tordant dans les affres douloureuses, il jette, ou plutôt il étouffe ce gémissement du cœur :

Et cette goutte d’eau qu’il versa sur ma bouche !


Alors Bérengère, la faible femme, déchire et fouille ce cœur cruellement. Tout au fond, elle va chercher de sa fine main impitoyable le levain de la jalousie plus âcre que le plus âcre amour. Aux yeux de l’Arabe affolé elle évoque, avec une ingénieuse impudeur, dans un transport de cette jalousie même qu’elle excite et dont elle souffre, les soupirs, les cris, les pleurs, les extases, les délires de l’intimité conjugale, et, après les longues absences, les longues nuits du retour… — Dammation ! cri de détresse du fauve vaincu. — Enfin ! cri de joie de la femme qui se venge. Ces deux cris retentissent ensemble, le poignard d’Yaqoub tranche la vie du comte et décide le dénouement du drame, cependant que Bérengère, debout derrière l’esclave agenouillé, jette à sa victime le mot suprême de l’action passionnée : « C’est moi ! »

Charles VII chez ses grands vassaux est-il une tragédie ? Est-il un drame ? On voit trop que cette question n’est pas une subtilité scolastique. Si la tragédie paraît médiocre, par bonheur elle contient deux actes dramatiques, et tels que personne assurément ne les surpassa. Qu’on vienne nous dire, à cette heure, que les vers ont compromis le succès de la pièce ! Mais que le vers puisse être un « cache-sottise », selon le mot de Stendhal, Don Juan de Marana, fantasmagorie dévergondée, en fait la preuve. Encore une fois, ces drames tragiques renferment une contradiction essentielle qui est précisément celle de la tragédie et du drame. Dumas, pensant ajouter quelque lustre à son renom d’écrivain populaire, y reviendra avec Caligula (1837), pièce primitivement destinée au cirque Franconi et qui tourna au tragique inopinément, et l’Alchimiste (1839), drame en vers imité de l’anglais. Il forcera son naturel, sans forcer le succès. Mais, alors, il y a beau temps qu’il a cédé à son propre génie.

Il nous a conté de verve la genèse de la Tour de Nesle, drame populaire de cape et d’épée. Nous savons par le menu qu’un jeune homme, Gaillardet, descendait un jour de la diligence de Tonnerre, tenant sous le bras un manuscrit qu’il déposait chez Harel, directeur de la Porte-Saint-Martin, lequel, séduit par la légende de Buridan, le confiait à J. Janin, qui, après y avoir serti la tirade des grandes dames, rendait à l’imprésario toujours séduit la pièce toujours injouable. Et Harel de courir chez Dumas ; et Dumas, l’exposition lue, d’exécuter ce chef-d’œuvre gros de huit cents représentations, d’un duel et d’un procès. On trouvera toutes les pièces à l’appui au tome IX de Mes Mémoires. En dépit des procureurs et des juges, on découvrira dans ce drame même la fleur du génie populaire et dramatique de notre Dumas.

Si jamais œuvre théâtrale toucha en plein l’imagination publique, c’est la Tour de Nesle. Si jamais pièce fut exactement taillée sur le sentiment d’un peuple et d’une époque, c’est encore la Tour de Nesle. Gaillardet avait, paraît-il, coupé sa tragédie en cinq actes. Dumas divise son drame en neuf tableaux, et quels tableaux ! L’unité sinistre du sujet est symbolisée par cette tour de Nesle, dont les vitraux s’embrasent chaque nuit et qui « semble un mauvais génie veillant sur la ville ». Le peuple de France se souvient d’une autre poterne, citadelle de la royauté et du bon plaisir, sur les ruines de laquelle il fonda la liberté. Ici, c’est pour les pires plaisirs que s’illumine la tour. Tous les matins, la Seine charrie trois cadavres que les bateliers repêchent aux Bonshommes, en aval de la tour de Nesle. Chaque nuit, la reine Marguerite et ses deux sœurs, les princesses Jeanne et Blanche, « femmes de toutes les voluptés », blasphémant et buvant, s’abandonnent « à tout ce que l’amour et l’ivresse ont d’emportement et d’oubli », dans les flancs de l’antique tour de Nesle. Cette tour maudite, peuple de France, dont le nom sonne comme un tocsin à tes oreilles, cette masse de pierres, qui semble braver l’orage, te remet l’autre en mémoire , qui pensait braver la colère, et dont ta colère a eu raison en une journée inoubliable. Souviens-toi, peuple, regarde et écoute.

Dans le cerveau de ton dramaturge un héros s’est dressé, un capitaine d’aventures, cher à ton imagination, puisqu’il incarne toutes vives tes ambitions et tes convoitises, petit-fils de Figaro et satellite de l’autre, du légendaire maître de l’ambition et de l’énergie modernes. Celui-ci est homme à défier la tour de Nesle et à conquérir les tours du Louvre : aujourd’hui anonyme Buridan, demain Lyonnet de Bournonville. Il est ton homme, étant l’individualisme effréné. Ô peuple, ne le quitte pas des yeux. Tu en auras pour ton argent et pour ton plaisir.

Avec lui tu vas parcourir toutes les étapes de la vie sociale sous le règne de Louis le dixième. Tu feras une première étape à la taverne d’Orsini, par-devers les Innocents ; et aussitôt, tu seras introduit dans le repaire de l’orgie royale, dans la tour mystérieuse et détestable. Il est vrai que tu ne verras point les alcôves, mais seulement une manière d’antichambre, une demi-circonférence d’attente, où t’apparaîtront les intermèdes plus curieux que le reste. Il sied de ne point imiter les façons de ces princesses et de respecter la morale, ou à peu près, quand on est le peuple souverain. Tu y verras une femme échauffée, chiffonnée et attendrie sur le sort de son compagnon de fête dont elle voudrait, pour une fois, sauver les jours, puis marquée au visage, puis démasquée, pendant que l’autre paye de sa vie sa curiosité : « Marguerite de Bourgogne, reine de France ! » Tu verras même Buridan s’échapper par la fenêtre, selon la mode des héros romantiques pour qui les portes semblent faire l’office d’ornements inutiles. En sa compagnie, tu entreras au Louvre, dans les appartements de Marguerite. Depuis la journée du 10 août, tu es de plain-pied avec les chambres royales. Pour te flatter dans tes habitudes, Buridan donnera même rendez-vous à Marguerite dans la taverne d’Orsini. Le procédé est courtois. Que sont désormais ces grandes puissances que nous voyons de si bas et que tu considères en face, le verre en main ? Pour n’être pas des princes, nous n’ignorons plus qu’« il n’y a pas plus loin du Louvre à la Porte Saint-Honoré que du Louvre à la tour de Nesle ». La remarque serait avouée par un pur démocrate. Elle est du capitaine Buridan qui ne s’illusionne point sur les distances. Il arrête le premier ministre, Enguerrand de Marigny, et est arrêté à son tour par Gaultier d’Aulnay, favori de la reine. Ainsi disparaissent les hommes du jour ; ainsi s’établissent les traditions révolutionnaires. C’est une joie.

D’autres te sont réservées, bon peuple, plus douces encore. Voici Buridan sur la paille humide du cachot, isolé, lié, sans force. Douze portes et deux cent vingt marches le séparent de l’air libre : il les a comptées. Il paye chèrement ses velléités de pouvoir et son goût un peu marqué pour l’or qu’enferment les coffres du roi. Mais s’il t’agrée par son énergie, il doit te plaire aussi par une ingéniosité admirable. Au moment que nous le croyons déconfit, et que la reine vient en personne jouir de sa victoire, il lui fait un agréable conte (« En 1293, il y a vingt ans de cela, la Bourgogne était heureuse… ») de l’amour qu’un certain page du duc Robert, Lyonnet de Bournonville, éprouva pour une demoiselle jeune et belle, Marguerite de Bourgogne, dont il était payé de retour, et de la douleur qui s’ensuivit quand l’amoureuse s’aperçut qu’elle allait être mère, et du poignard qu’elle mit aux mains de son amant pour tuer le duc, son père, qui la menaçait du couvent. Il ajoute sans insistance qu’une lettre, adressée par l’ange du crime à l’amant félon, est en la possession du capitaine, depuis longtemps hors de page, et que le roi Louis X, seigneur de la reine Marguerite, en pourra réjouir ses yeux et son esprit. Et, ce disant, il est de si impertinente mine et paraît si assuré que peu à peu l’aimable épistolière, son ennemie, tranche les liens et accepte le bras qu’on lui offre galamment. « Où allons-nous ?  » — « Au devant du roi Louis X, qui rentre demain dans sa bonne ville de Paris. » Non, non, Silvio Pellico, dont les Prisons firent nos délices, n’avait pas cette encolure.

En vérité, le régime despotique n’est que caprice, mais le capitaine Buridan est un beau génie. Il était prisonnier ; le voilà premier ministre. « Nous vivons dans un temps bien étrange », observe Savoisy. Ce Savoisy n’entend rien à la politique. Mais tu t’y entends, peuple de 1830, et Dumas te ménage des jouissances de qualité. D’abord il te sera d’un plaisir extrême, ce roi Louis X qui répond à tes acclamations par un nouvel impôt, et, désireux de faire quelque chose pour ses sujets, envoie un ministre à Montfaucon. Il y a du ragoût. Et puis, au sortir du conseil, nous retournerons avec Buridan à la taverne, mais, cette fois, à la Concurrence, chez Pierre de Bourges. Un politique, digne de ce nom, doit contenter tous les taverniers. Et là, ainsi que le stratégiste prépare son plan de bataille, Austerlitz ou Waterloo, Buridan donne rendez-vous en la tour de Nesle à Gaultier d’Aulnay, favori et fils de la reine, frère de l’amant indiscret tué au premier acte ; Buridan joue un coup de partie, comptant à la fois se débarrasser d’un rival et faire surprendre la reine au repaire de ses vices. Mais il a compté sans les hasards de la vie. Il apprend que Gaultier est aussi son fils, né des amours printanières de Lyonnet et de Marguerite. En vain il s’élance et, dans son empressement, entre par une fenêtre de la tour. Marguerite, qui attendait Buridan, a donné ses ordres à son bravo : Gaultier agonise, seconde victime de sa mère abominable. La reine avait aposté Orsini pour se défaire de Buridan ; le premier ministre avait commandé les gendarmes pour se débarrasser de la reine : reine et ministre sortent enfin par la porte, de compagnie, entre les gardes. Enfin ce dernier tableau, qui semble une gageure, excite une émotion aussi forte, je ne dis pas aussi sublime, que le dénouement d’Œdipe roi. Et c’est au représentant de la force publique qu’échoit le mot décisif : « Il n’y a ici ni reine ni premier ministre », — mot plus doux que le miel à nos sentiments égalitaires. N’est-il pas vrai, peuple de France, que ce drame est une intuition de génie ?

Quant aux protagonistes, ils sont comme l’abrégé des passions populaires. Marguerite de Bourgogne, reine de France ! Ce cri d’orgueil, la Némésis des faubourgs ne le lui a point pardonné. Tout ce que l’imagination peut rêver de caprices, de vices et de turpitudes dans une âme despotique, cette reine l’incarne en soi. Toutes les abominations que Dumas a rencontrées dans Brantôme, Jean Second et leur successeur romantique, Roger de Beauvoir (l’Écolier de Cluny), il les lui impute sans marchander. Marguerite est un « vampire » parce qu’elle est une reine. On trouvera les commentaires de cette royale indignité sur les lèvres du citoyen Rocher et de la veuve Tison dans le Chevalier de Maison-Rouge. Victor Hugo se règle sur Dumas, quand il écrit Lucrèce Borgia et Marie Tudor. Pouvoir absolu, absolue déchéance. La royauté même est flétrie en la personne de l’infâme Marguerite. « Autour de moi, pas un mot pour me rappeler à la vertu ; des bouches de courtisans qui me souriaient, qui me disaient que j’étais belle, que le monde était à moi, que je pouvais le bouleverser pour un moment de plaisir. » Le public trépigne d’aise, sur qui soufflent de la scène ces modernes vérités. Désormais conscient de sa dignité propre, il se sent chatouillé en sa fibre la plus intime par la démocratique élégance de Buridan. « Je te parlerai debout et découvert, Marguerite, parce que tu es femme, et non parce que tu es reine. » Ne voilà-t-il pas une distinction judicieuse ? En vérité, Dumas est chevaleresque, et même il est galant. Si la femme eût pu réhabiliter la reine, il y inclinait. Il est, sans y prendre garde, un héritier des larmoyants du xviiie siècle. Il est surtout de son époque où l’autel romantique inaugure le culte de la faible femme. Il n’a pu remettre les crimes que les flots de l’Océan ne sauraient laver ; mais, pour un peu plus, il glissait sur la pente. Marguerite, créature infâme, fait un discret appel à notre sentimentalité en des scènes de très médiocre qualité littéraire, où la voix du sang la remue au point de l’attendrir et de faire perler au coin de sa paupière battue par l’orgie la petite larme qui gagne le « paradis ». Elle n’est plus un démon — mais un ange déchu. Il y a une nuance, comme dit l’autre. Nous verrons plus tard l’assomption de la baronne d’Ange. Absoudre — Dumas ne pouvait ; du moins a-t-il préservé la mère d’un second inceste, la seule reine étant coupable du premier.

Lorsque le capitaine Buridan, à la mine altière, au sourire avantageux et résolu, apparut à l’horizon du boulevard, ce ne furent pas les Cent-Jours qui recommençaient, non, mais huit cents soirées d’ovations frénétiques allaient secouer Paris comme d’un frisson. Bonaparte fut l’épopée et la gloire ; Buridan est le drame et la popularité. Dumas nous donne le capitaine pour un contemporain de Louis le Hutin ; son costume, ses jurons, et sa haute façon de houspiller les manants en font foi. Au reste, consilio manuque, selon la devise de Figaro. Il a quitté le rasoir pour l’épée, et se soucie peu de la plume. Il n’est pas un type historique ; il est beaucoup davantage : en lui revit l’histoire du peuple depuis 1789. À quinze ans, il teignait ses mains du sang d’un vieillard. Puis, déçu par son idéal, il prit goût aux aventures et s’engagea dans les expéditions d’Italie. La guerre lui a mis au cœur l’ambition effrénée. « À trente-quatre ans, disait Julien Sorel, je serais mort ou j’aurais été général. » Buridan a trente-cinq ans. Il vient à Paris faire son 18 brumaire ; il fait, au moins, sa révolution du Palais. Musclé, cambré, hâlé, capable de passion, de sang-froid et de décision, robuste au plaisir, solide après l’orgie, insolent envers le pouvoir, ingénieux dans la défaite, léger de scrupules, jamais à court de moyens, et surtout énergique à toute occasion, il personnifie, à lui seul, une époque de l’imagination française. Il a un certain tour d’esprit qui dépasse l’esprit de mots : adroit à l’attaque, prompt à la riposte, il manie les maximes comme l’épée. Homme fort et délesté du poids mort de la sensiblerie, homme d’avenir, aussi, par le discernement dont il fait preuve dès le jeune âge.

La première passion éteinte, il est un de ces enfants du siècle, pour qui des lettres d’amour, bonnes à recevoir, sont meilleures à garder. Il édifie sa fortune sur des pattes de mouche. Capitaine d’aventures, il n’est pas encore chevalier d’industrie, sans être tout à fait chevalier français. Déjà très avisé, il fera école d’effrontés. Il ne dit plus avec des larmes dans la voix : « Femme ! Femme ! Femme !… » Il conserve des gages et attend l’échéance. Il n’en est presque plus à l’adoration romantique. Il a compris la femme et ses faiblesses. Il ne dédaigne pas, pour perdre la reine (cette Marguerite qui éveilla son cœur à l’amour), de simuler la jalousie. Il dit : « À nous deux, la France ! » ; et en lui-même il pense : « À moi ! » Pour l’assouvissement de ce moi, il expédie à Montfaucon son prédécesseur, qui est « un juste », et n’hésite pas à envoyer la reine et son favori se faire pendre à la tour de Nesle. Il serait l’homme positif et admirable de demain, si le pouvoir ne lui tournait la tête, et si, par un reste d’imagination fâcheuse, il ne trébuchait de ces hauteurs. « Moi, le premier ministre ! » est un mot malencontreux, qui pensa gâter sa popularité. Par bonheur, il est arrêté et retrouve son auréole. Le premier ministre n’a fait que passer comme passent les ministres : salut au capitaine Buridan !

Que sont, au prix de ce chef-d’œuvre populaire, les traits décochés par les humanistes à ce style théâtral, dont quelques formules ont vieilli ? Pour la plupart empruntées de l’arsenal de Schiller, elles font souvent un bruit de Quincaille. Mais tel qui les juge ridicules dans la Tour de Nesle les tient pour sublimes dans la Conjuration de Fiesque ou Intrigue et Amour. Et qu’importent aussi quelques longueurs dans ces tableaux mirifiques, enlevés d’une main allègre et vigoureuse, où la passion prend la foule par les entrailles ? C’est pour elle, non pour les ironistes, que Dumas, s’affranchissant de la tragédie, a ressuscité du même coup moyen âge, légende napoléonienne, révolution de 1830 également dignes de l’épopée, mère du drame. La Tour de Nesle marque une date dans l’histoire du théâtre et de l’imagination française. À cet égard, elle est historique ; car Dumas ne se sert plus guère de l’histoire que comme « d’un clou pour accrocher son tableau ».

Le drame historique était en passe de sa véritable destinée. On allègue trop volontiers Shakspeare, que les romantiques ont plus célébré que compris. Depuis 1789, l’histoire appartient au peuple ; il y prétend retrouver sa légende ; il y voit une grandiose extension de son obscure personnalité à travers les siècles. Au moins, il s’agit de la lui faire voir. Le drame historique, ou plutôt « extra-historique », selon le joli mot de la préface de Catherine Howard, allait droit à la foule, ou plutôt lui revenait de droit. Au fond, sous l’ambition des formules, Victor Hugo ne rêvait pas autre chose, ni Alfred de Vigny, ni non plus le premier en date, Stendhal. Ce goût du passé avait pour principal objet d’émouvoir et exalter la fibre populaire. Et c’est Dumas qui consciemment y atteint. « Le genre de littérature que je fais, répondait-il à Thiers, est mieux joué au Boulevard qu’au Théâtre-Français. » À compter d’Henri III et sa Cour, jamais plus, sauf en des pièces panoramiques telles que Napoléon ou la Barrière de Clichy, il n’affichera la prétention de faire œuvre d’historien sur le théâtre. À peine dans le roman. Il puise aux sources pour amorcer la curiosité autant que pour exciter la fantaisie. Il sait le fonds qu’un dramatiste peut faire sur le régal des yeux pour aller au cœur du public. Il scrute laborieusement les textes, lui ou un collaborateur érudit, comme le professeur Maquet. Mais l’historien, dont il emprunte la méthode, n’en doutez pas, c’est Walter Scott. Il ne craint point l’érudition qui se voit, si je puis ainsi parler. L’antiquité ou la Révolution revit sous nos yeux, non pas l’historique, mais « l’autre », comme il dit plaisamment : celle qui anime un décor et qui donne une couleur singulière à la passion.

En 1848, il fait représenter Catilina sur son Théâtre-Historique. Cicéron et Salluste, Suétone et Plutarque ont été lus de près. La vie en plein air, l’existence domestique des Romains y sont agréablement reconstituées. La pièce abonde en jeux de scène qui rappellent une civilisation. Les rites et formalités, qui pèsent sur l’existence romaine, reparaissent. Obsèques, oraison funèbre, anneau testamentaire, soufflet d’affranchissement, tout y est, toutes les cérémonies terriblement quotidiennes. Il s’en faut de rien que nous assistions au viol d’une vestale, par respect de la vérité. On n’en finirait pas de relever tous les minutieux détails d’une mise en scène qui ranime le passé. Les personnages mêmes semblent se relever vivants de la poussière la plus authentique. Catilina, pâle, insensible à la fatigue et à l’insomnie, redoutable adversaire dans les écoles de gladiateurs, rude jouteur sur le Forum, c’est Buridan, l’homme du drame populaire. L’histoire a de ces complaisances. Elle en a plus qu’on ne croit. Brisé par les excès qui ont raison des plus énergiques natures, Catilina, après avoir jeté le disque de Remus dans le Tibre, crache le sang ; rappelez-vous notre Dumas à la mode de 1830 et le médecin Henri Muller d’Angèle. Cicéron trace plus tard, dans le Pro Cœlio, un portrait plus favorable à ce politicien que celui des Catilinaires. Dumas s’en empare. Sergius, si l’on en croit Salluste, a l’esprit exalté, excessif, utopiste ; il est un socialiste avide de reprendre aux sénateurs l’autorité, aux chevaliers la fortune. Cela ne nous éloigne ni de 1848 ni des rêveries humanitaires. Aussi Catilina soutient-il dans le drame une thèse socialiste contre Cicéron…

Ici un humaniste hausse les épaules, ouvre la main, étend les doigts et dit : « L’histoire ne s’abaisse point à ces péripéties de mélodrame. Dumas, qui la viole, n’a d’elle que des bâtards. Il la fourvoie en des imbroglios indignes. Mélodrame, vous dis-je, mélodrame ! » Il est vrai que mélodrame est une injure fort à la mode et un argument qui vaut « tarte à la crème ». Mais il est véritable aussi que Dumas, pour peindre l’individualisme qui s’évertue à travers les milieux et les époques, met en œuvre et perfectionne le mécanisme de Beaumarchais, et qu’il trouve dans les textes mêmes tout ce qu’il faut pour faire aller la machine. Jamais, si l’on l’en croit, « l’histoire ne le laisse dans l’embarras ». En effet, tout le drame Catilina est fondé sur la trahison d’un couple bien parisien : Curius et Fulvie. Or, ce couple a existé. Il ressuscite très véritablement : luxe, embarras de finances, manœuvres louches, tout est noté par Salluste ; amant faible, femme bourreau d’argent, l’un promettant monts et merveilles, l’autre n’ayant qu’araignées dans ses coffres. La trahison de Fulvie est confirmée par Plutarque. Renseignée par Curius, la coquine passe à l’ennemi contre beaux écus comptants. Il n’est pas jusqu’à ce souper, où Catalina, après avoir enflammé les courages par sa harangue, fît parmi les convives (Salluste enregistre ce propos sous réserve) circuler une coupe de sang humain, qui ne fournisse à Dumas un dénoûment terrible avec un tableau shakspearien. Il serait pourtant temps de reconnaître que les fictions du théâtre sont toujours au-dessous de la vérité, loin qu’elles l’exagèrent Et si vous voulez voir nettement à quel point l’histoire est remplie d’aventures merveilleuses qui défient le drame et le feuilleton, je dis les plus chargés d’incidents, commentez le Chevalier de Maison-Rouge d’Alexandre Dumas par le livre érudit qu’a consacré M. G. Lenôtre au Vrai Chevalier de Maison-Rouge, A. D. J. Gonze de Rougeville, 1761-1814. Ou je me trompe, ou vous admirerez la discrétion non moins que la pudeur de notre dramatiste. Qu’est-ce donc ?

La conjuration de Catilina échoue sur le théâtre, parce que, quinze années après son escapade, le séducteur retrouve le fils de la Vestale ; la conspiration de Maison-Rouge avorte, à cause que ce pur héros (qui parle d’un louche aventurier ?) est amoureux de la reine. La part du cœur, comme dit Dumas, nuit à celle de l’histoire. Depuis que Figaro, en un long monologue substantiel, affirmant sa personnalité, épancha aussi sa sensibilité, le drame historique fut indissolument lié au drame populaire. C’est-à-dire qu’il devint une ambition chimérique, dès la première heure, et qu’il en faut prendre son parti. Le cadre est exact, l’histoire revit entre les portants du décor, sous les apparences de personnages parlants, agissants et souffrants dans l’atmosphère de leur époque. Mais ils ne vivent que de la passion contemporaine. Ces neveux de Figaro tiennent trop à leur moi sensible, au « petit animal folâtre », pour s’aliéner tout entiers en la pensée d’un autre temps. Le « tandis que moi, morbleu ! » est au fond de tous ces cœurs, « Femme ! femme ! femme ! » éclate à tout coup sur leurs lèvres. Certes, la passion est éternelle et universelle, mais la manière dont les hommes la ressentent et l’expriment n’est pas immuable dans le cours d’un siècle et le flux des choses. Elle varie avec l’état de l’imagination et des mœurs publiques. Voilà pourquoi Catilina, de Romain qu’il était authentiquement tout à l’heure, tourne au phalanstérien et, pris entre deux femmes, s’en vient échouer contre une ruse féminine.

Le drame ne vit pas de l’histoire, mais de la légende qui flatte l’orgueil et l’imagination des hommes. Il n’a pas en vue la vérité scientifique, mais la passion ou l’amour, « cette force vivace qui, bien plus que les combinaisons de génie, ébranle ou raffermit le monde » — au plaisant pays de France, s’entend, et en l’an de grâce 1830. Et c’est aussi pourquoi ces héros mi-historiques de drames populaires, emportés par leur frénésie, sont manifestement frères des furieux individualistes, qui, couvrant leurs appétits gloutons de leurs tirades amoureuses, se donnent carrière dans le drame moderne. Dès Henri III et sa Cour, il n’était pas malaisé de voir que ceci touchait à cela.

  1. Voir Le drame d’Alexandre Dumas.