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Alexandre Dumas père (Parigot)/3

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 59-93).

CHAPITRE III

LE DRAME MODERNE

 Je ne cacherai plus où ma plume fidèle
A trouvé d’Antony le type et le modèle ;
Et je dirai tout haut à quels foyers brûlants
Yaqoub et Saint-Mégrin puisèrent leurs élans…

À l’époque où Dumas publiait ces vers (20 décembre 1833), il lui souriait de passer pour un génie lyrique. Ce don du théâtre, qu’il avait reçu à sa naissance, ayant eu l’heur de venir au monde avec un drame équipé dans la cervelle, ne contentait point sa vanité. Il eût aimé qu’Antony parût un élan spontané de son cœur magnanime, « une scène d’amour en cinq actes », qui le sacrât poète et le mît de plain-pied avec Byron et Victor Hugo. Il a donc fait la parade avant la pièce et débité en vers son boniment. La critique s’est empressée de le croire sur parole et de méconnaître la portée vraie d’Antony.

Par un coup du génie, le créateur du drame populaire venait de créer le drame moderne. L’homme d’imagination de 1830 s’était révélé l’homme d’action de la société nouvelle. Tout au fond d’Henri III et sa Cour s’agitait le drame social. Par « les foyers brûlants » où il a puisé, Dumas donne à entendre cette liaison banale qu’il noua avec Mélanie W*** ; entendez surtout et encore le monologue d’Hamlet qui restitue en honneur la thèse et le « feuilleton » sur le théâtre, et celui de Figaro qui est le drame en puissance. Le décor changé, « le petit animal folâtre » demeure, qu’il s’agite dans l’histoire ou qu’il s’évertue dans le temps présent. Des deux parts, l’individu est la proie de l’imagination. Des deux côtés, mêmes rêves, mêmes appétits et mêmes dépenses d’énergie. Antony le bâtard diffère seulement en ce qu’il étend la main sur tout à la fois, avide de tous les avantages que procure le hasard, dieu du drame et des révolutions. « La France est à moi ! » pense le duc de Guise. « À moi tout ! » proclame Antony. Et, au nom de la Liberté, il est homme à tout asservir, pour affirmer la souveraineté de l’individu et réparer, à coups de passion, les injustices de la naissance. L’amour est la mesure du mérite, et la possession la mesure de l’amour. Par suite, le héros moderne n’est plus d’humeur à galoper en cercle, comme Figaro, ni le drame n’a plus le loisir de s’attarder aux transitions morales et analyses superflues. Antony, dans la course furibonde de ses cinq actes, est moins un cri d’amour qu’un cri d’assaut.

Supprimez en pensée la peinture essentielle des mœurs et du monde, c’est la simplicité même ; non pas la simplicité tragique, comme le prétendait J.-J. Weiss, mais une furie française, qui mêle les coups de force aux « scènes de feu ». Cette simplicité presque nue heurtait à ce point tous les usages que les acteurs de la Comédie-Française en furent effarés. Beaumarchais, au moins, avait dépaysé l’École des femmes dans le Barbier de Séville, et Lemercier Beaumarchais dans Pinto. Le recul même du xvie siècle suffisait, dans Henri III et sa Cour, pour atténuer par le repoussoir du décor l’audace toute neuve de l’inspiration. Mais voici le drame d’action, contemporain, social, en habit, entre quatre portants, le drame de passion qui éclate dans un salon du faubourg Saint-Honoré. Au premier acte, Antony arrête les chevaux d’Adèle à la force des bras ; au second, il lui arrache un cri d’amour par la violence dont il pousse le sentiment. Avec un tel gaillard nous ne saurions languir. En effet, nous ne languissons pas.

Au troisième acte, il casse le carreau d’une fenêtre, et, surprenant Adèle en prière, il l’entraîne par contrainte. Au quatrième, il défie le monde et lui montre les poings. Et à la fin, qui est le cinquième, il assassine Adèle dans un transport amoureux, et va ouvrir la porte au mari. D’acte en acte, à chaque péripétie, il semble que cet athlète tende ses muscles, reçoive le choc, tienne le coup, repousse l’obstacle et sonne la charge jusqu’à la catastrophe finale. « Ils ont dit que Childe Harold, c’était moi : que m’importe ? » insinue Dumas d’un air finaud. Il n’importe, en vérité ; il ne s’agit pas plus de Mélanie et d’Alexandre que des réminiscences lyriques, d’un lyrisme amer et postiche, retenues d’Hamlet, des Brigands, de Werther ou de Childe Harold. Ne voyez-vous pas ce fils de je ne sais pas qui, ce jeune France, qui entre botté et résolu dans la société ? Et à quel point il est de sa race et de son temps ? Par la scène des Enfants trouvés, il renoue avec la pièce d’avant-garde, le Mariage de Figaro, par celle du Hasard, il se rattache à la légende napoléonienne ; quant à celle des Préjugés, qui ne s’avise que la danse commence — je veux dire le drame de tout un siècle, sur lequel nous vivons encore ?

Et tel est le don chez Alexandre Dumas, que l’imagination lui tient lieu, je ne dis pas de raison, mais d’observation. Il n’observe guère ; et, toutefois, il a l’intuition d’une nouveauté qu’il explique faiblement, mais qu’il dramatise fort bien.

La Révolution, donnant l’essor à l’individu, a modifié la condition de la femme et le rôle de l’amour. Non que l’éternel objet de la passion en soit aucunement changé ; mais la forme et les démarches prennent une face nouvelle. Depuis que les « immortels principes » légitiment toutes les ambitions, et que Napoléon, ayant revisé, si je puis dire, le critérium du mérite, a remis en honneur le vigoureux animal humain, la « femme du monde », la femme improvisée, qui a remplacé inopinément marquises et duchesses par la volonté des politiques, la femme idéale, fragile, divine, à qui les romantiques, chantres bourgeois, dressent des autels et prodiguent l’encens, est d’autant plus menacée par les désirs des hommes qu’elle est plus haut située dans l’imagination des poètes. Ce piédestal d’or solide qu’ils ont élevé à sa gloire et sur lequel elle s’est commodément établie, rehausse son prestige sans doute, mais allume les ambitions et les sens. Tous ces fils du hasard, brûlés de passions magnifiques, en veulent « aux grandes dames ». Ils prolongent la Révolution dans leurs amours, et l’individualisme triomphe en la possession, sans modestie. La fatalité qui les pousse est proprement dévorante : et le monde à peine constitué se serre, pressentant le danger.

Mais voici une autre conséquence non moins logique et aussi dramatique. L’avidité et la violence étant au fond de ces passions individualistes, qui voilent d’un fatalisme poétique le positif de leurs appétits, tant pis pour la femme qui trébuche des hauteurs où la société nouvelle l’a mise. Le monde la rejette à l’instant, par un instinct de conservation. L’opinion s’élève comme une barrière, non pas contre la faute, mais contre l’envahisseur, — en attendant le règne de la loi. Lorsqu’Antony d’un poing nerveux brisa la vitre de l’auberge, un frisson de convoitise et d’admiration sensuelles parcourut les stalles et les loges. La passion moderne était déchaînée, avec effraction. C’était un spectacle à ravir, sinon la pensée, au moins l’imagination des hommes et des femmes. Mais lorsque le baron d’Hervey enfonça la porte de son appartement, la question de l’adultère faisait irruption sur le théâtre et s’y installait avec fracas. Pendant tout le xixe siècle, elle y régnera, dans le tumulte des passions et des mots, des coups de poignard ou de pistolet. Il ne s’agit plus du menu délit cocuage. N’entendez-vous point la Loi qui s’arme et les pas du Commissaire dans l’escalier ? Honte et sang, d’abord ; plus tard, le Code décidera de ces passions superbes. Beaumarchais, dans la Mère coupable, n’osant pas faire reparaître Chérubin, consignait l’adultère sur le seuil de la famille. Dumas le loge, aujourd’hui, dans une auberge. Mais demain hôtels et palais lui seront ouverts. Et voleront en éclats les vitres des vastes baies architecturales, où le soleil levant mire ses rayons d’or. Et ce sera, pour chaque vitre brisée, un beau scandale dans le monde en même temps qu’un excellent sujet de pièce.

Antony, drame passionnel, est enlevé avec une admirable vigueur et se précipite d’un mouvement incroyable vers la conclusion logique. On conçoit qu’il ait effrayé les acteurs et fait explosion dans le public. Énergie, imagination, orgueil, ambition, sensualité, fureur d’amour et rage de possession, le protagoniste exprime tout cela, les bras croisés, les mains tendues, les poings fermés, les genoux brisés, les lèvres ouvertes comme pour prendre un baiser ou saisir une proie, tout cela tour à tour, avec une force irrésistible. Mais ainsi ressentie, plutôt que comprise, la pièce d’Alexandre Dumas est incomplète. Antony, ressassant en prose les bouillons de l’âme et les désirs de la chair, « rabâchait », au dire de l’acteur Firmin. Même le dénouement, comme l’a noté Dumas, se réduirait aux simples proportions d’un fait divers de la Gazette des Tribunaux ou d’une tuerie à la façon du Théâtre de Clara Gazul, si les derniers mots perdaient, au détriment de l’ensemble, leur exacte portée : « Elle me résistait ; je l’ai assassinée ! » Ce serait encore un drame sans doute, lyrique peut-être, mais l’œuvre mère du drame moderne, assurément non.

Or, le génie de Dumas l’a mis sur la voie du conflit, qui augmente l’étendue et la puissance de son œuvre, conflit moral, mais nullement intérieur, et de caractère essentiellement dramatique, qui met aux prises la passion et le monde, l’individu et l’opinion. Cette heureuse idée, qu’il n’avait pas eue d’abord (le manuscrit original en fait la preuve), c’est sur le théâtre même qu’elle lui vint, au plus fort de sa lutte avec ses solennels interprètes de la rue de Richelieu, qui de suppression en coupure avaient fini par réduire la pièce à l’état de squelette. Entre les inutiles répétitions du Théâtre-Français et la première représentation foudroyante de la Porte-Saint-Martin, il corsa Antony : développant le rôle du monde, il le poussa au premier plan.

Lorsqu’Alceste s’engage à fond avec Célimène, il a pour lui la raison, et contre lui la bienséance. Un mot suffit pour le couvrir de ridicule dans cette atmosphère de l’étiquette :

Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors ?

Cette société polie ne lui fait qu’une guerre de coups d’épingle ou d’éventail : et il n’est pas le premier honnête homme qui perde son procès. Pareillement Célimène, qui sait son monde, ne court d’autre risque que celui d’une lecture fâcheuse à essuyer dans son salon. Au reste, le Misanthrope représente une lutte intérieure de sentiments analysés et contenus dans la pure forme classique. Les éclats d’Alceste, s’ils sont les indices d’une belle âme et d’une profonde souffrance, ne sont aussi que les incartades d’un grand enfant. Prenez garde qu’Antony commence où le Misanthrope finit, sur la scène du scandale mondain. L’antagonisme s’accuse d’abord entre l’individualisme et la société. Dès le début, la passion se débat dans le vif d’un drame social. Elle n’y perd rien de son intensité, au contraire. Mais voyez ce que le drame y gagne.

Le rideau s’est à peine levé, qu’Adèle nous apparaît pétrie de bonnes intentions, mais de faible chair, et nullement douée de la saine raison qui prémunit une femme contre les surprises des sens. Elle se met en défense avec un tremblement ; elle appuie la main sur son cœur et sent qu’Antony l’aime encore : ce qui revient à sentir qu’elle l’aime toujours. Au reçu d’une lettre polie et froide, elle se réfugie dans le monde, comme l’autruche cache sa tête en exposant son corps. Et il est déjà manifeste que ce monde veille sur elle. La vicomtesse, dont le cœur présentement appartient à la médecine et aux médecins, lui dicte un régime. Adèle recourt à sa sœur Clara et la prie de recevoir Antony à sa place. « Tu lui diras… qu’en l’absence de mon mari, pour moi ou plutôt pour le monde, je le supplie de ne pas essayer de me revoir. « Antony est blessé ; on le transporte dans le vestibule d’abord, pour le monde, puis, sur l’ordre du médecin, dans l’appartement. Et comme ce docteur est homme du monde, il a surpris l’émotion d’Adèle ; et comme il est du dernier bien avec la vicomtesse, le monde qui veillait, épie.

Au second acte, les obligations mondaines perdent Adèle. Antony, remis de sa blessure, réclame la faveur d’exprimer ses remercîments d’adieu. Le moyen pour une femme de s’y soustraire, quand elle est du monde ? La première version de la pièce n’était qu’une ardente et lyrique déclaration d’amour, coupée par une visite. À quel point Dumas a transformé cet acte et quel élan en reçoit le drame, on le voit de reste. Par une suite de contingences assez fréquentes dans les salons, la conversation prend obstinément le tour qui permet à Antony d’exhaler sa passion à travers son ressentiment. Hasard qui préside à sa vie, naissance qui l’isole, préjugés qui le contraignent lui sont autant de motifs d’attaquer la société de biais ou de front ; au vrai, ses déclamations sont comme des épées. « Malheur au monde qui vient me trouver jusqu’ici ! » Qui n’a pas senti sous ces répliques enflammées autre chose qu’un lyrisme d’emprunt, n’a point entendu ce second acte. Adèle, femme d’un colonel, et sans doute fille d’un vétéran de la Grande Armée, ne s’y est point méprise. À travers les blasphèmes et les exclamations amères à la façon de Werther ou de Byron, elle a distingué la passion impérieuse dont les lois du monde exaspèrent la fureur. Elle aussi, elle aime l’énergie ; à ces coups du cœur, qui sont comme des coups de force, elle va céder dans un coup de folie. Sa sœur paraît. « Eh ! le monde ne veut-il pas que je sois fausse ? C’est ce que la société appelle vertu, devoir…. » À demi reconquise par l’amour, à demi révoltée contre les obligations et conventions mondaines, elle s’enfuit à toutes brides vers son mari.

Après la scène de l’auberge, au troisième acte, Antony et Adèle, unis de sentiment, entrent en lutte contre l’opinion. L’opinion n’est pas la vertu, mais une caution de dignité, une garantie de fonds social, sur laquelle repose cette communauté d’intérêts, de sympathies, de loisirs et de plaisirs, qui a nom : le monde. Les vitres d’une maison sont-elles fêlées, l’opinion est myope ; mais elle redevient clairvoyante au moindre éclat, et féroce, dès qu’une passion sincère — c’est-à-dire hors des usages et de la prudence — fait scandale et, compromettant la sécurité de la raison sociale, trouble les discrètes liaisons sans amour et les menues voluptés sans esclandre. Alors le monde, atteint dans sa dignité, s’arme de cet instrument à double tranchant, l’opinion ; alors il flétrit l’individualisme encombrant, dénonce l’amour comme un vice, prononce ses arrêts sans appel et les exécute d’un mouvement unanime, avec la rigueur d’une justice véritable. Une seule victime est frappée : la femme que son cœur déclasse, et qui est davantage à portée de la main.

L’intérêt dramatique et poignant du quatrième acte, que Dumas a refait et consacré au monde, n’est pas ailleurs. Par une suite logique de scandales, où se reconnaît la main des femmes, Adèle est coup sur coup, dans le salon de la vicomtesse, dénoncée, affichée et rejetée aux bras d’Antony. Avant l’entrée des deux amants, on respire déjà un air lourd de menaces. M. Eugène, poète sensé et froid, déclare qu’il n’a point rencontré dans le monde « l’amour délirant ». Une prude, « dont on heurte toujours le pied », s’étonne avec des mines pudibondes, qu’on reçoive encore certaine héroïne d’auberge, et certain « problème vivant dans la société ». Cependant les invités arrivent, puis Adèle, et enfin Antony. Le poète fait l’apologie du drame moderne et craint que les gens du monde ne comprennent point ces grandes passions qui bouillonnent sous le frac comme sous l’armure de fer. La prude intervient, au nom de la vérité ; elle affirme que ces passions se rencontrent et que certaines scènes n’en sont pas moins dramatiques pour s’être passées dans une chambre d’auberge. Héroïne d’auberge, chambre d’auberge, voilà ce que l’opinion ne pardonne point. Elle règle ses pudeurs sur son goût du confort. Antony se dresse de sa hauteur, parce qu’il n’est pas un homme du monde et qu’il sait mal ronger son frein. Il fait son procès à cette « société fausse », à ces à-peu-près de vertu qui montrent la corde ; et à la face de l’univers, il réclame justice, comme si la justice était de ce monde. Il parlerait comme Alceste, s’il avait plus d’éducation et moins d’égoïsme. Mais chacune de ses paroles est un esclandre qui s’abat sur Adèle. La pauvre femme plie sous les conséquences logiques de l’adultère. Après que la prude a fait une retraite scandalisée, la vicomtesse de petite vertu console son amie et la quitte pour M. Ernest, qui a succédé à M. Olivier et qui précède tout juste M. Frédéric. Antony, dont la passion s’est exaspérée dans la lutte, enivre Adèle de douces paroles et la tient embrassée, lorsque la petite vertu reparaît…. Qu’est-ce donc que le second acte d’Antony, sinon le défi de la passion ? Et qu’est-ce que le quatrième, sinon la revanche du monde ? Ces gens-ci sont de trop fraîche date pour se contenter des coups d’éventail ou d’épingle. Rejetée, stigmatisée, protégée, consolée, et finalement contrainte à disparaître en hâte de cette fête où sa présence insulte au mérite des prudes, faible femme prédestinée aux chutes et aux fuites, quelle conséquence de sa faute Adèle d’Hervey n’a-t-elle pas encore essuyée ?

Le cinquième acte le fait paraître. Elle a cru à l’amour, et sest tenue pour moins déclassée que celles « qui s’en font un jeu ». Elle a eu aussi l’illusion que plus la passion est forte, moins elle est égoïste. De cette double erreur découle cette impitoyable série d’outrages et de souffrances. Une première fois, elle est allée dans le monde, pour mettre en sûreté son honneur ; et puis, elle y est rentrée, pour reconquérir sa dignité ; et enfin, elle se réfugie au foyer domestique, pour se reprendre à la vie, auprès de son enfant, qu’elle n’eût jamais dû quitter, dans l’attente de son époux, protecteur naturel, qui revient trop tard pour la garantir. La passion individualiste la poursuit ; sa propre demeure ne lui est plus un asile. Perdue de réputation, elle est compromise par Antony, même aux yeux de ses gens. À cette heure, elle a épuisé tous les affronts ? Ce n’est pas tout encore : car la fille aussi portera la faute de la mère. En sorte qu’à l’instant où le mari, à qui la société délègue ses pouvoirs, force la porte, Adèle cède à la logique de l’adultère, victime du conflit entre la passion et l’opinion. Elle meurt de la main d’Antony, sous la loi du monde. « Elle me résistait ; je l’ai assassinée ! » — n’est pas seulement un mot de théâtre, mais la sanglante réhabilitation après le supplice. Car il importe à une société de parvenus que l’opinion soit la plus forte, à défaut de la tradition. Faute de cette réplique, en vérité, le drame est amoindri.

Avec Adèle d’Hervey, la femme adultère, patronne du théâtre moderne, entre en scène. Dirai-je que Dumas, toujours fougueux, la présente au public avec pleine franchise ? Plusieurs après lui invoqueront la force de l’homme pour atténuer la faute. Pour Adèle, l’aventure de l’auberge est un accident de sa complexion. La nature la marquée pour ces délicieuses violences. M. Eugène, une manière de Mérimée souriant, a distingué cette « femme au teint pâle, aux yeux tristes, à la bouche sévère » ; et, comme « il a fort appris la femme », il lui oppose « ces teints rosés, ces yeux pétillants, ces bouches rieuses », — la Minerve combustible et les caillettes réfractaires plutôt que novices. Plus superstitieuse que romanesque, Adèle a juste assez d’imagination pour se rappeler la première impression que lui fit Antony debout contre la porte du salon, si supérieur à ces phraseurs ou danseurs, les yeux fixés sur elle. Et cette imagination est quasiment sensuelle. Adèle est le premier exemplaire de ces jeunes femmes en qui la passion se coule naturellement par tous les sens à la fois. Elles sont la proie désignée du regard fascinateur et des caresses de la voix. Un rien les met aux champs. Au moment de revoir Sévère, Pauline s’arme de raison ; au reçu du billet d’Antony, Adèle frémit, se trompe de chapeau : dans ce genre d’émotion il n’y a point de place pour le sang-froid. Elle est vraiment une créature de chair et d’os, née pour les violentes amours. Dumas est autrement plus vrai que les romantiques ; il ne cède pas à la gloriole bourgeoise de mettre la femme nouvelle plus haut qu’il ne convient. De tout ce monde pépiant et cailletant Adèle, pour être la plus compromise, n’en est pas moins la plus relativement honnête : et pourtant l’on ne saurait dire qu’elle soit coupable malgré elle.

Sa vertu est fort dépendante. Elle tient à la qualité des chevaux de poste et à la fermeture des portes d’hôtellerie. Une vitre se brise ; Adèle n’appelle plus, ne fuit plus, quoiqu’en détresse. Timide et passionnée, repliée et ardente, elle est bien la fille des grognards qui coururent le monde au galop, conçue entre deux batailles, à la grâce d’une nuit de retour imprévu. Elle eût été sincèrement honnête aux mains d’un mari plus attentif. Ce colonel s’imagine qu’il suffit d’un grand sabre et de proclamations épistolaires pour maintenir une femme en santé physique et morale. On le dit sévère ; que n’est-il présent ? Elle eût fléchi au regard et à la voix de son héros. Son cœur se fût repu des contes de batailles ; son esprit eût compris la vanité du monde et la gravité de la vie. Mère un peu impétueuse, elle eût fait une épouse sensible ; dans l’intimité ses défaillances étaient assurées du secret. Avec un autre guide, elle n’eût pas enduré ce supplice. D’où il apparaît que, traçant ce premier exemplaire de la passion moderne, en dehors de la convention romantique, Dumas traçait la voie au réalisme de ses successeurs. Voulez-vous connaître la femme, étudiez le mari.

L’amant s’explique de lui-même : c’est son rôle. Antony n’a garde d’y manquer. Il n’y manque pas assez. Il y a beaucoup d’artifice dans son exaltation. Je fais bon marché, pour ma part, de ce lyrisme épileptique, qui souleva l’enthousiasme des Jeune France. Il faut se défier des succès à mitraille. La mode ou les circonstances y ont souvent plus de part que le fond solide de l’œuvre. (Je n’en excepte ni le triomphe du Cid, ni celui d’Antony.) Ce misanthrope est un composé des trois grands poètes qui ont propagé l’influence de J.-J. Rousseau : il n’atteint pas à leur taille. Il assène ses souvenirs ; il étale son savoir. Il n’est pas jusqu’au suicide dont il ne fasse l’apologie, laissant à d’autres le soin d’en faire l’expérience. Non, Antony n’est pas Werther, malgré l’analogie de la situation. Enlevez le masque et dévisagez l’homme.

Vous le reconnaissez à cette heure ? C’est du barbier de Séville la jeune postérité. Vous voyez en lui l’individualisme poussé jusqu’à la frénésie. « Elle est bonne, la lame de ce poignard ! » Naissance hasardeuse, tristesse de vivre, avidité de jouir, voilà bien tout l’ithos et le pathos que les événements extraordinaires qui ont clos le xviiie siècle et ouvert le xixe ont légués à la France nouvelle. Mais c’est en même temps une griserie d’action, une ivresse d’assaut, une fureur de possession et de triomphe, où revit la fantastique Légende. Dumas dit que Didier lui servit de modèle. Sans doute, il en goûtait fort l’ironie amère et convenue. Mais Antony, même lorsqu’il déclame, il agit. Il ne s’attendrit que juste ce qu’il faut pour toucher le cœur d’Adèle. Au reste, toujours en arme et en bataille, et sonnant sa victoire. Il n’est ni Didier, ni Octave, ni même Julien Sorel. Du héros de Stendhal il possède l’énergie, mais trop expansive pour se crucifier par l’analyse, et jointe à une complexion trop vigoureuse pour raffiner sur les sensations. Il est dans la fonction totale de ses muscles, d’abord. Il ne rêve point, ne soupire point ; il fascine, il conquiert, il défend sa prise. Cette passion, lâchée à travers la société moderne, marque moins de sensibilité même ardente que de fureur sensuelle et d’égoïsme inassouvi. Si Antony paraît aux yeux d’Adèle un homme supérieur, tenez pour certain que cette supériorité ne se repaît ni de dilettantisme ni d’idéologie.

Je n’oublie point qu’étant individualiste Antony s’arroge toutes les singularités, même celle du génie. Voilà encore un avantage des temps légendaires. Il est génial à la façon d’Ajax, fils de Télamon, et à bras tendus. Pour avoir fait des lectures à la mode, il se croit un esprit d’élite. Il pense tout savoir parce qu’il connaît ses quatre règles. « Arts, langues, sciences, il a tout appris. » Je vois ce que c’est : il a fait les mêmes études que Dumas. Et il s’en attribue des droits de suprématie dans la société. En effet, j’observe qu’il ne perd pas son temps dans les bals et soirées où il paraît. Il s’y distingue d’abord par le regard fatal et la coupe du gilet : il se fait un mérite de son tailleur. Aucune vanité ne lui est étrangère. Il recherche d’ailleurs la science comme il poursuit les femmes, pour forcer l’accès de l’aristocratie et s’établir au pinacle. C’est ce qu’il appelle lutter contre les préjugés. Homme rare, s’il l’en faut croire, mais parfaitement inutile. Homme d’imagination et d’action, mais incapable d’agir et d’imaginer qu’au profit de ses convoitises. Mais, au demeurant, assez naïf. Adossé d’un air fatal à la porte des salons, convoitant les femmes aujourd’hui et demain recherchant les filles, il souffre avec peine que le monde s’inquiète d’où il vient et souhaite d’autres renseignements assez nécessaires. De sa hauteur il s’indigne que la maligne curiosité recherche la profession qu’il exerce. Il assure, avec quelque dépit, que les carrières se sont fermées devant lui, et il entre en une humeur noire, si quelqu’un s’étonne qu’il ne sache point enfoncer ces portes-là. J’entends bien qu’il s’irrite contre « l’homme chargé de lui jeter tous les ans de quoi vivre un an ». Peut-être serait-il opportun de s’affranchir, par l’exercice de son génie, de cette cruelle obligation. Il n’a pas de nom ? Un homme vraiment supérieur ne manquerait point à s’en faire un : Antony préférerait connaître sa mère, qui sans doute est riche et le pourrait servir. On ne confond point le sentiment et le profit. Mais enfin quel homme est cet Antony de cœur et de génie magnifiques ?

Orgueil et égoïsme, égoïsme et orgueil sont le levain de cette passion recuite. L’animal folâtre, après la Révolution et l’Empire, est devenu l’animal en liberté. De la liberté il profite d’abord pour s’exalter en abusant des mots et des femmes. Antony est le prototype de tous les aventuriers, grands débiteurs de phrases, grands dépêcheurs de discours et grands faiseurs de gestes, qui sévissent sur la France depuis cent ans, qui s’emparèrent du féminin pour venir à bout de tout le reste, et en qui d’ordinaire il n’y a rien de grand que l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes. Antony est le héros essentiel du drame moderne.

Dumas ne quitte pas une idée qu’il n’en ait vidé tout le contenu. Le sens du théâtre avait si largement ouvert cette infatigable imagination au sens de la vérité ; Antony, avec ses chaleurs de tête, était si bien pris sur le vif de la réalité contemporaine ; la passion délirante des deux amants et la partie liée avec l’arbitre de la bourgeoisie, l’opinion, correspondait si exactement à cette fièvre d’action et de sensibilité qui enflammait les cerveaux les plus paisibles, qu’il semblait que l’âme de la génération nouvelle se répandît sur la scène. Il n’était que de puiser à cette inspiration première pour constituer le personnel fondamental du drame. Pas plus qu’il n’a refait Henri III, Dumas ne refera un autre Antony. L’imagination l’emporte à travers les péripéties et coups de théâtre nécessaires à ces turbulents héros. Il ne retrouvera plus la simplicité de ce premier coup. Mais le génie du théâtre le maintient sur les lisières de l’observation. Il imagine avec joie scènes et situations ; il dramatise à tour de bras ; il semble se jouer parmi l’épouvante et la pitié ; il sème le pathétique d’un geste vigoureux et allègre. Néanmoins ses drames, pour émouvants qu’ils soient, ont un caractère de vérité qu’il n’observe pas, si l’on veut, mais qu’il accroche d’instinct et par d’heureuses intuitions, grâce à cette double vue qui est le don des dramaturges prédestinés et qu’il ne faut plus méconnaître. Antony, loin d’être « le dernier acte d’une tragédie qui ne finit point », est le premier acte du drame moderne qui va se poursuivre.

La femme conquise, l’individualisme donne l’assaut au pouvoir — et c’est Richard Darlington ; il en veut au génie — et c’est Kean ; enfin, il vise la fortune et attelle le sexe faible à son ambition — et c’est Alfred d’Alvimar, l’amant d’Angèle. Ou plutôt c’est toujours Antony, avec même vigueur physique, même tempête de passion, et pareille concupiscence de tout, mais non plus de tout à la fois : il a divisé son travail. Même il suit une autre tendance de sa génération ; et au lieu d’étaler une fausse sensibilité à la façon de Jean-Jacques et de ses imitateurs, il affecte de la contenir, pour l’utiliser à bon escient. « Il s’était fait, dit Mérimée, une réaction exagérée, comme c’est l’ordinaire. Nous voulions être forts, et nous nous moquions de la sensiblerie. « Entre Antony et les « suites » qu’il en extrait, Dumas avait démêlé cette affectation de cynisme, qui est une autre forme de l’amour de soi, et comme la morgue du parvenu. Au reste, ni les appétits n’en sont moins effrénés, ni les moyens moins violents.

Richard Darlington est un excellent drame. Dumas l’affirme ; il a raison. Pour shakspearien, c’est autre chose. N’y cherchons ni l’évolution ni l’analyse d’un caractère. Et quant à cette beauté « d’une mort à la Shakspeare », que Dumas se flatte de ménager à Tompson, il n’y faut qu’une grande route, une chaise de poste, avec une paire de pistolets dont l’amorce ne rate point. Plusieurs estimeront aussi que ce drame est traversé de péripéties nombreuses, et, l’émotion refroidie, se prendront à réfléchir avec l’héroïne : « Il y a parfois des événements pour toute une vie dans les événements d’une soirée. J ai peine à songer que cela est vrai. » Une femme masquée qui accouche au prologue, une autre sans masque précipitée du balcon au dénoûment, cela fait un remue-ménage…. — Cela fait le drame populaire de l’ambition, varié de tableaux, emporté d’un mouvement qui, en dépit du parentage avec Pixérécourt (Cœlina ou l’enfant du mystère, Polder ou le bourreau d’Amsterdam), n’est pas trop indigne de Shakspeare. Ce torrent de catastrophes imprévues, ce débordement de l’action conviennent au protagoniste, Macbeth du suffrage universel. Les moyens sont si adéquats à l’homme et l’homme aux moyens que l’émotion, même brutale, même étouffante, naît d’une prestesse incroyable dans l’art de préparer et conduire les événements, et même les opérations nécessaires. Richard pousse sa femme sur le balcon, tire à soi la fenêtre, suspend Madame au-dessus du gouffre : Madame est morte ! Richard n’est pas seulement une volonté, ni même une force qui va ; c’est une fortune en acte. Dumas changera le sexe de son héros, et fera Catherine Howard ; le pays d’origine, et donnera Catilina. Mais nulle part ailleurs le premier rôle ne s’évertuera dans une pièce mieux coupée à sa mesure.

Richard est l’ambitieux gêné par sa naissance. Les hommes sont égaux depuis trop peu de temps pour que la naissance soit la moindre affaire. On nous le donne pour fils de bourreau : simple symbole d’une tare originelle. Cela signifie que la souche n’est pas reluisante. Il épouse une famille pour parvenir ; parvenu, la femme le gêne et il songe à contracter un mariage plus conforme à son mérite. C’est Vernouillet, d’Estrigaud ; ou encore mieux, c’est la Lutte pour la vie d’Alphonse Daudet et le Député Leveau de M. Jules Lemaître, qui sait fort bien que le drame n’a pas tant vieilli. Parce que Richard s’écrie trop volontiers : « Malédiction ! Damnation ! » faut-il oublier que d’impatientes aspirations agitaient le cœur des Français, depuis les Augereau, les Marceau, les Bernadotte et surtout le Bonaparte ? Le rouge ni le noir ne l’attirent point. Mais il sait que Pitt était ministre à vingt et un ans. Il incarne l’ambition telle que le peuple la conçoit, servie par le « poignet ferme » et par « la voix forte », qui sont, depuis Mirabeau, le commencement du génie politique.

Richard n’est point un Fabiano Fabiani, qui chante la romance à Madame, ni un Ruy Blas, qui s’élève par la faveur d’une femme et retombe à plat sous l’ironie d’un homme. Il ne s’alanguit pas

À regarder entrer et sortir des duchesses.

L’ambition qui n’agit point, est-ce une ambition de drame ? Richard aborde la politique, les coudes serrés au corps, et prêt à faire le coup de poing. Ainsi, plus tard, M. Frédéric-Thomas Graindorge acquerra ses premières idées sur la façon de conduire les hommes. Candidat, il s’avise déjà qu’« on ne vit qu’en s’incorporant à quelque être plus grand que soi-même ». Député, il ne change pas de maximes, mais il changerait volontiers de famille, pour mettre sa vie et sa fortune sur le même pied. Égoïste avec fermeté, il fonde sa réputation par ses discours, et consolide son avenir par son opposition. « La société, dit-il avec une lucidité inquiétante, place autour de chaque homme de génie ses instruments : c’est à lui de s’en servir. » Au moment où le secret de sa naissance lui est révélé, il s’enquiert d’abord si la voiture qui apporta sa mère avait des armoiries. La sensibilité ne l’aveugle point. Retrouve-t-il cette mère, qui lui avoue sa faute, il ne s’attendrit pas, il ne se trouble pas : il se demande avec anxiété s’il est né d’un père avantageux. Antony n’a pas dégénéré. Richard veut être député ; et il l’est. Ministre ? Il le serait sans une certaine précipitation qu’il met dans les actes officiels de la vie.

Moins littéraire, moins lyrique, moins germanisé qu’Antony, il mène rondement les affaires et aboutit sous vingt-quatre heures. Il est orateur et homme d’action, et sait le pouvoir des mots en public et en tête-à-tête. Il joint le geste à la parole. L’action, l’action, et encore l’action ! Il embrasse les lèvres d’une jeune fille nécessaire à consolider sa candidature. Dès qu’il a vu l’émoi de sa victime, il est sûr de son fait, et se laisse surprendre par le père à point nommé. « Voilà, dit-il, qui m’épargne une explication d’un quart d’heure. » Time is money. Lorsque, désireux de divorcer et non moins expéditif, il a menacé, bousculé, blessé contre un meuble la malheureuse Jenny, il suffit de l’arrivée d’un tiers qui dérange ses desseins pour qu’il la reconquière d’un seul mouvement qui ne manque point son but : il n’est que de la prendre un instant en ses bras. Et la scène, une des plus violentes que je connaisse au théâtre, laisse loin derrière elle les efforts d’Alphonse Daudet, les adresses d’Émile Augier, et les menues hardiesses de M. Jules Lemaître. Richard ne s’en fait point accroire : il sait sa force qui repose sur la faiblesse des femmes et la sottise des hommes. C’est un gaillard qui n’est pas manchot, comme dit l’autre. Sa fantaisie se trahit seulement par les soudaines envolées de son ambition. Il ne sent pas à demi ; il n’agit pas par à-peu-près. Malgré je ne sais quelle invention étrangement romanesque, qui fait un trou dans ce drame endiablé, en dépit de cette histoire d’une mère repentie et d’un lord politique qui jette sa fille aux bras de l’opposition, et nonobstant la scène de l’Inconnu, qui n’est autre que le roi, — si l’imagination et la vérité du drame de 1830 ne sont pas dans Richard Darlington, je ne les irai pas chercher dans Marie Tudor.

Je les retrouve dans Kean, mais comme englouties par la pantagruélique jactance de Dumas. Sous le nom de l’acteur, dont les représentations en 1827 l’avaient fort ému, il se met en scène, lui ou plutôt le personnage qu’il voudrait qu’on crût être lui. Il édifie sa légende. Oh ! le désordre et le génie ! On vit sur le pied d’intimité avec les princes et l’on joue du poing à la taverne du « Trou au charbon ». On fréquente chez les comtesses, et sous le piquant prétexte de ressentir les passions pour les mieux exprimer, on s’abîme dans la crapule. On rudoie les lords, on tutoie les saltimbanques. On est un Dumas à peine forcé en vanité et à peine plus fou que l’original, mais projeté dans le merveilleux. On cède au travers romantique d’étonner le bourgeois, mais non pas sensiblement plus que Chatterton, quoiqu’on y fasse moins de cérémonies. Et, après tout, pendant qu’on étudie, en roulant sous les tables, le rôle du More ou de Roméo, on ne réclame point une pension de cette société matérialiste qui écrase le génie sans favoriser le désordre.

À la vérité, Dumas étend ses visées, une fois qu’il est emporté par l’action de son drame. Ces héros de l’individualisme manquent effroyablement de modestie. Doué du génie, qui le met de plain-pied avec les grands de la terre, Kean, l’illustre Kean, ne se contente point d’avoir un génie tout uni. Toutes les supériorités, il les a : les trois premières souplesses du corps, le saut du Niagara, la danse des œufs, le répertoire de Shakspeare, il excelle en tout également. Il incarne une manière de beauté léonine, qui fait merveille au théâtre de Drury Lane. On a vu des jeunes filles anémiques et presque muettes retrouver, après le spectacle, les couleurs et la voix. Et puis, ce superbe athlète se joue parmi les contrastes. Il fait la débauche avec les princes et les matelots ; mais, ne pouvant vivre comme un boutiquier, il vit à la façon d’un portefaix. Au fond, il est peuple, et tout exultant de morgue. Il dit couramment : « Nous autres, artistes… » du même ton que Mascarille disait : « Nous autres, gens de qualité… » Par un sophisme du même goût, il oppose l’honneur des artistes à celui des gens du monde, sans s’aviser qu’honneur et génie sont deux.

Gardez de le croire Anglais sur la foi de son nom. Il est un garde national encore exultant des journées de Juillet, et qui dit son fait à un lord Mewill sur le mode dont Figaro ruminait ses colères : « Tandis que le batelier Kean est né sur le grabat du peuple…. » Tout le xixe siècle a répété cette antienne chère à la vanité parvenue. Mais par une contradiction, qui fermente comme un levain d’ amertume au fond de ces âmes bourgeoises, pour être venu à Paris en sabots, on n’en est pas moins sensible au prestige des grands noms et des grandes dames. À cet égard, Kean les surpasse tous. Je vous dis qu’il est universellement incomparable. Figaro convoitait sa femme ; Antony celle du voisin ; M. Kean traîne tous les cœurs après soi. D’en haut, d’en bas, Ketty la blonde, Anna, la comtesse Elena s’élancent vers lui comme en un rêve….

Tous les honneurs, toutes les femmes.

Qui ne reconnaît une âme plébéienne à cette flatteuse erreur ? Aussi bien Kean, dans sa candeur de banquiste qui a réussi, recherche le grand monde dans l’hôtel cosmopolite d’une ambassade. Il est peuple et contemporain de Louis-Philippe.

Il pouvait racheter son désordre en élevant à soi Ketty la blonde, petite cigale. Mais on s’éblouit à faire la cour aux comtesses ; et, si la comtesse vient à se moquer de nous, on épouse Anna, qui est majeure, qui possède vingt mille livres de rente, lesquelles ne dépareront point le génie. Au fait, cette Anna qui n’a pas de génie, ne manque point de finesse. Elle chatouille fort innocemment l’amour-propre de M. Kean ; elle sait choisir son sauveur et s’avise que peut-être ces hommes forts sont le jouet de leur outrecuidance. Avec un beau sérieux ils confessent, sermonnent, auscultent, protègent la vertu de femmes plus ingénieuses qu’ingénues ; et ils les sauvent de dangers illusoires, comme des terre-neuve bien dressés. Lorsque Taine les aura endoctrinés, ils seront des raisonneurs admirables, et qui épouseront à la parfin. Pour eux comme pour M. Kean, ce sera la bonne manière de mettre ordre à leur esprit et à leurs affaires.

Celui-ci a moins de génie et déjà plus de raisonnement. C’est Alfred d’Alvimar, amant d’Angèle, protagoniste d’un drame qui est de premier ordre. Il semble que la fantaisie cède à la réalité. Elle s’y mêle furtivement en la personne d’un médecin phtisique et amoureux qui consent à se laisser bander les yeux et introduire par la fenêtre dans la chambre d’une femme en couches. Dumas ne conçoit pas un drame de l’ambition sans le secours de la bonne déesse Lucine. Mais cette part faite au romanesque, il faut voir comment l’homme à l’imagination insatiable, l’écrivain aux inventions mirifiques semble contenu par le théâtre dans les limites de l’observation. Alfred est « désenchanté de tout » par une dernière concession à la mode littéraire ; il défie Dieu et les hommes, mais ce n’est plus qu’« une espèce de défi ». Au reste, tout lyrisme artificiel a disparu. L’individualisme apparaît à nu, et se dresse décidément sur la scène. Alfred a perdu son père à vingt et un ans ; un procès injuste l’a ruiné. Alors, après avoir songé au suicide juste le temps qu’il faut pour s’attacher à la vie, il a « jeté les yeux sur le monde ».

Et il y a vu la belle posture où l’imagination des poètes avait installé la femme. Et il a eu une intuition admirable : il a fait de l’amour sa carrière. Cet homme n’est pas un jeune premier. Il est l’amoureux par ambition. L’échelle de soie de Roméo, il l’a convertie en « l’échelle de femmes » pour escalader la société. L’idée était si heureuse qu’Alfred a fait souche. La Closerie des Genêts, Une Chaîne, Montjoie, Monsieur Alphonse, Denise, la Lutte pour la vie (j’en passe, sans doute, et de moindres) sont des œuvres nées de la même conception qu’Angèle. Même il a suffi à Alphonse Daudet de mettre son « petit féroce » sous les auspices de Darwin, et non plus de Gœthe, pour faire de Paul Astier un type.

Alfred d’Alvimar n’est ni amer, ni misanthrope : c’est un homme énergique, qui s’est donné quatre ans pour se refaire et ne s’amuse pas aux billevesées. Antony poursuit une femme ; Richard en a deux ; d’Alvimar trois : progression arithmétique. Ce don Juan se repaît de passion calculante. Pendant que les romantiques chantent la femme sur tous les modes, il utilise la romance. Jamais on ne vit amoureux moins entêté. Il lui plaît, au contraire, de « changer ses points de vue ». Il n’aime pas à frais communs. De chaque femme qui lui accorda ses faveurs, il a fidèlement gardé un souvenir, non pas un médaillon ni une boucle de cheveux, mais un titre, une distinction, une place. Si le crédit de l’une fléchit, il ne la persécute point ; la révolution d’hier a-t-elle fait de sa maîtresse une femme de l’ancien régime, on ne le voit pas s’acharner à la suivre. Une jeune fille de quelque seize ans attire son attention, non pas à cause de son âge ou de sa naïveté ni même de sa beauté, mais à raison de sa fortune. Il a des serrements de main, des inflexions de voix auxquelles de certaines complexions ne résistent guère. Au besoin, il est homme à brusquer l’irréparable. La mère, qui est veuve et en bonne posture à la nouvelle cour, survient en carrosse ; il commence par lui sauver la vie et ne songe plus à Angèle, trouvant à la mère plus d’avantages.

Il est un homme que l’amour met en valeur. Par suite, si l’art d’aimer est l’art de rompre, Alfred est un artiste admirable. Découplé, râblé, prompt à l’attaque, il entraîne le drame dans un mouvement effrayant de logique. Les événements retombent-ils sur lui, comme le « rocher de Sisyphe », il se raidit contre eux, et passe. Au moment d’épouser la fille, il recherche la mère ; il allait épouser la mère ; la fille reparaît. De fille à mère, les confidences s’appellent. Il précipite l’action au gré de ses calculs : il fait face à tout avec un rare sang-froid. Il avait oublié les suites, c’est-à-dire l’enfant qui vient au monde, fatalité du drame moderne. Il avait négligé la première maîtresse qu’il retrouve toute-puissante, Némésis des mœurs d’à présent. De femme en femme et de fille en mère, il devenait ambassadeur : un poitrinaire lui casse la tête d’un coup de pistolet. « Hû, hû, hû, c’est le vibrion qui s’envole », dira plus tard le docteur Rémonin. Nous n’en sommes pas encore aux raisonnements scientifiques. Mais déjà le drame est rectiligne, les scènes scabreuses sont enlevées avec esprit et sûreté de main (voir la fin du Ier acte et le début du IIe), et les difficultés abordées en face. « Vous partez ? — Je pars. — Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne vous accompagne pas. — Je le devine…. » Est-ce le dialogue d’Angèle ou de Monsieur Alphonse ? Le dramatiste qui parle ainsi, n’est pas d’humeur à s’en tenir aux demi-mesures ni aux moyens termes. Il épuise les conséquences d’une idée dramatique, et heurte déjà la morale à force de la défendre. Il ne s’arrête pas au bourgeois dénouement d’Une Chaîne et pousse jusqu’au bout, intrépide et souriant, comme plus tard l’auteur de l’Étrangère. Ainsi, ce colosse de l’invention taille les « suites » d’Antony dans le vif des mœurs françaises avant 1850.

Non pas, je ne saurais trop le redire, que Dumas observe froidement, ni que, dominée par la vérité, son imagination s’apaise, ni même que sa vigoureuse complexion cesse de s’enivrer des grands transports de l’amour. Mais le génie du drame le pousse sur le terrain où l’intérêt dramatique peut sourdre et bouillonner. À défaut d’observation, il a l’intuition et la vie, qui font que l’art du théâtre semble plus immédiatement une création. Et il continue à créer, après Henri III et sa Cour, des héros friands de la lame et de la passion, — après Antony, des hommes forts, avides et supérieurs : les premiers, pour alertes qu’ils soient, les d’Artagnan et les Bussy, tendant à se fondre en un même type de mousquetaire intrépide et galant, au lieu que les autres varient et se modifient à mesure que le siècle évolue. Le critique G. Brandès a prononcé que Dumas écrivit d’abord en romantique, et puis en industriel. Jugement faux de tout point. Industriel, Dumas ne cessa de l’être ; romantique il était, si l’on entend sous cette épithète qu’il fut révolutionnaire ; mais dramaturge il demeure avec délices et par droit de conquête. Voilà pourquoi, après avoir inventé le drame moderne, par la grâce de sa prodigieuse imagination, il l’a orienté, à tous les moments de son existence, par une grâce non moins étonnante de son tempérament dramatique, dans le sens de la vérité et de la vie sociales. Il n’est que temps de s’en aviser ou d’en convenir.

Pendant qu’avec une fécondité parfois illusoire, qui n’est que doigté de métier, il ressasse les effets du gant de fer ou de la porte rebelle, fatiguant dans la pratique des procédés qui furent d’abord des trouvailles, pendant qu’il divise les actes, suspend les scènes, multiplie les tableaux, allonge les soirées du boulevard, découpe le drame dans le roman, et fait craquer le cadre des théâtres populaires, tantôt émule d’Eschyle et tantôt de Shakspeare, et parfois inlassable imprésario de Monte-Cristo — il lui arrive de se ressaisir et de retrouver sa conviction et son inspiration d’artiste dans ce perpétuel commerce avec le public qu’il surveille et devine. Or, ce public incline désormais vers autre chose. « Il y a des époques où un peuple est calme comme un lac. Il y a des époques où un peuple est tempétueux comme un océan. La voix qui parlera à ce peuple sera-t-elle toujours la même ? » dit-il dans la préface du Comte Hermann. Ni les caractères ne seront aussi calmes, ni les passions aussi chastes qu’il l’affirme : un Dumas n’abdique point. Mais il est vrai qu’après 1840, son idéal dramatique se transforme, quand il fait œuvre d’art ; que, sans rompre avec l’imagination, il s’écarte de la légende, et, avant de prendre l’essor, s’assure préalablement sur la réalité. En 1847, il traduit Intrigue et Amour, drame domestique de Schiller ; dans le Chevalier d’Harmental (1849) on trouve les impressions de Dumas au temps où il était employé à la bibliothèque du duc d’Orléans, avec des tableaux achevés de la vie bourgeoise et une peinture des bals de l’Opéra, qui semble une esquisse de la Contagion d’Émile Augier. Quand il ne s’espace point en des panoramas à costumes ou mélodrames à coups de poignard, lorsqu’il ne gâche pas son talent à traduire Hernani dans la prose du Gentilhomme de la Montagne, il revient à sa facture serrée, haletante, selon la formule d’Henri III et sa Cour, d’Antony, et l’adapte à la vie présente.

À cet égard, le Marbrier est un drame significatif. Tout y est concentré, ramassé et intime. L’invention romanesque en est presque absente, hormis cet Américain, qui, demandant pour son fils la main d’une jeune fille, s’éprend pour son propre compte. C’est bien un ouvrier de la famille, mais de qualité plus littéraire, qui enlèvera, haut la main, les trois actes de la Princesse Georges ou de Francillon. À défaut d’une logique aussi impérieuse, voici le même procédé direct et le même art résolu qui objectivent la réalité. Le marbrier vient prendre les ordres. « Pardon…⋅ Combien vous dois-je pour tout cela ? — Je ne puis vous le dire précisément, mais cela ira dans les 400 à 450 francs…. » Trois ans plus tard, nous entendrons la bonne Mme Durieu dans la Question d’argent : « Boulanger, 20 francs. Boucher, 90 francs. Épicier…. » Ne fallait-il pas que les Chatterton romantiques eussent singulièrement abusé l’esprit français pour que ces scènes d’un réalisme si simple parussent hardies, quand on se rappelle Argan vérifiant son compte d’apothicaire ? Certes, Dumas, en 1854, ne subit pas encore l’influence de son fils. Mais, parce qu’il a le drame dans les moelles, il plie son imagination, lui, le père de Monte-Cristo, à ces misères de la vérité matérielle, et il construit le Marbrier (je ne dis pas qu’il le déduit), avec une manière de logique positive qui prépare l’avenir. Et puis, lorsqu’il a bien tiré tout l’intérêt dramatique de « ce faux perpétuel et vivant » dans une famille, il s’échappe tout de même vers le nuage bleu, ouvrant encore la voie à l’auteur de Monsieur Alphonse et de la Femme de Claude : « mon Dieu ! que vous êtes bon ! que vous êtes grand ! » Nous retrouverons bientôt ces extatiques prières appliquées, comme un baume, à l’extrême dialectique.

Le sens du drame moderne est si extraordinaire en Dumas que, revenant à ses lectures de jeunesse, il y puise des émotions et des inspirations toutes neuves. Lorsqu’on 1849 (vingt-deux ans avant la Visite de Noces, vingt-quatre avant la Femme de Claude, vingt-sept avant l’Étrangère), il donne le Comte Hermann, des journalistes, avec leur habituelle assurance, déclarent que la pièce est traduite de l’allemand. Il les défie de nommer le modèle. Ils ne le nomment point, et pour cause. Dumas avait repris l’idée d’une comédie, la Jeune Vieillesse, tombée sous les quolibets. Puis il y avait accommodé ses souvenirs de Gœtz de Berlichingen et surtout des Brigands, qui ont exalté sa jeunesse. Mais souvenirs, impressions, moyens techniques se transforment. Ce n’est pas tant, comme il feint de le croire, que les passions s’apaisent : le comte Hermann est encore, par instants, un superlatif absolu. « Il a tout vu, tout osé, tout usé. » Il s’en faut même qu’elles soient moins frénétiques dans leur chasteté. Karl aime Marie à en mourir, et Marie aime Karl aussi fortement, et le comte aime l’un et l’autre avec un égal héroïsme. Le passé de cet homme contient une histoire de gaucho et de femme scalpée, qui n’est point une berquinade. Et l’action se presse à travers des péripéties vigoureusement reliées. « Il y a des jours où les événements, qui suffiraient à toute une vie, s’entassent et se précipitent pour venir tomber sur nous en quelques heures. » Sur toute la pièce est répandue une couleur de germanisme huguenot ; mais les tableaux dramatiques (voir la scène de la Conversation à Baden-Baden, le début de l’acte III où le médecin matérialiste Fritz relit quelques lignes du rôle de Franz Moor et nous ouvre son âme criminelle, le début du IVe où le retour de la chasse nous apprend soudain que le comte a recouvré la santé), et les scènes pathétiques, et les contingences merveilleuses, et tout ce dont la foule assemblée subit le charme, reparaît ici exécuté en perfection. Non, je ne prétends pas, qu’à aucun moment l’imagination de Dumas ait été courte, ni timide, ni d’un métaphysicien.

Ce drame symbolique est aussi un drame social. Cette double vue, qui est chez Dumas instinct de dramaturge plutôt que claire conscience, rencontre une seconde fois l’inspiration d’Antony. Et du même coup elle la rajeunit. L’auteur ne s’en prend plus ni aux préjugés ni au monde. Il oppose aux progrès du positivisme les grands sentiments humains qui en peuvent rompre le cours. Au matérialisme scientifique la magnanimité d’un parfait honnête homme fait échec. L’anatomiste, ambitieux et avide, traite la vie d’autrui comme une affaire, la surveille comme une expérience et fond la passion au creuset de la chimie, dans un épilogue « philosophico-toxicologique ». « Fritz est une de ces exceptions monstrueuses comme en produit parfois la nature. La société dans laquelle Dieu ne leur a pas fait de place, les détruit presque toujours, et quand la société ne les détruit pas, elles se détruisent elles-mêmes, comme ces scorpions…. » Aujourd’hui scorpion, vibrion demain. De son côté, Hermann personnifie une de ces abstractions chères à Corneille, quelque chose comme l’âme chevaleresque ; dès que Fritz la rendu à la vie, l’amour fait rage en cet homme admirable, mais esclave de ses muscles et de ses nerfs, comme il sied à un héros de drame. Positivisme et sensibilité, individualisme et souffrance, matérialisme et sacrifice, ironie et grandeur d’âme, symboles et violents transports de cœurs meurtris, qu’est cela, je vous prie, sinon le drame de la seconde moitié du xixe siècle ? Aujourd’hui le Comte Hermann, demain la Visite de noces ou la Femme de Claude.

En 1854, séduit par une trilogie d’Iffland, Crime par ambition, Dumas l’adapte à la scène française et aux idées contemporaines. Il essaye de faire vivre sur le théâtre une notion générale, sinon la conscience — car Edouard Ruhberg, son crime avoué, ne relève plus d’elle seule, — au moins l’expiation. En six actes, trois dans le monde bourgeois, trois dans la société aristocratique, il dresse cette entité à l’encontre du cynisme envahissant. Nous ne tarderons pas à revoir ces Idées en scène. Et s’il vous plaît de goûter une esquisse de l’Étrangère, lisez les actes IV et V de Madame de Chamblay (1868).

Est-ce à dire que Dumas fils ne soit qu’un succédané de Dumas père ? — Gardons-nous de rien exagérer. Ni le père n’observe comme son fils, ni le fils n’imagine comme son père. Mais il faudra tantôt préciser tout ce que le génie dramatique a mis de vérité dans les pièces d’imagination et de passion du vieux Dumas, tout ce que le fils y a recueilli pour ses pièces de réalisme et d’observation. Il est vrai que l’œuvre de celui-ci fut plus aristocratique. Je ne suis pas assuré que la portée n’en fût parfois diminuée. Quant au créateur du drame populaire, il ne perdit jamais le contact de la foule ; et c’est pourquoi il créa le drame moderne. De la foule il ressent les émotions plus qu’il ne les raisonne ; il évolue avec elle ; il en reçoit sa substance et son aliment : et c’est aussi pourquoi, après avoir écrit Antony, il pousse jusqu’au Comte Hermann. S’il y a une façon de sentir et d’agir qui est demeurée celle de la France individualiste et démocratique pendant le cours d’un siècle, et qui constitue, sous le changement apparent des théories et des milieux, comme un fond de vie passionnelle, Dumas a inventé et tenu au courant, comme disent les hommes de science, le drame de cette vie.