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Alexandre Dumas père (Parigot)/4

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 94-113).

CHAPITRE IV

LES COMÉDIES

Ce génie proprement dramatique s’est parfois plié, comme en se jouant, à la comédie. Né pour le théâtre, ayant de solides attaches avec Beaumarchais, il y pouvait réussir et, à compter de 1839, rivaliser avec Scribe. Ceux dont les arrangements sont pris et qui persistent à découvrir dans les pièces de Victor Hugo le parangon du drame, font grand état des comédies de Dumas : ingénieuse façon de reléguer tout son théâtre à la suite.

L’occasion le fit auteur comique. Il n’y glissa point de sa pente naturelle. Il n’y inventa point. Une représentation à bénéfice en faveur de Mlle Dupont du Théâtre-Français lui donna lieu d’emprunter un sujet à son ami Durieu, et de s’adjoindre son ami Anicet Bourgeois, qui postulait ses entrées au foyer de la rue de Richelieu ; et il écrivit le Mari de la Veuve (1832). Un proverbe Louis XV en un acte, que son ami Brunswick s’était vu refuser, excite sa verve, après quelques années de réflexion : de là naît Mademoiselle de Belle-Isle (1839). Quelque temps après, il rencontre chez son ami Cavé son ami Mérimée, qui le complimente sur le succès de sa comédie, et l’engage à en écrire une autre. « On ne me la demande pas. — C’est bien. Je me charge de vous la faire demander. » M. de Rémusat, ministre de l’intérieur, s’exécute : et ce fut Un Mariage sous Louis XV (1841). Le médiocre succès qu’il obtient pique les acteurs qui réclament une revanche, laquelle s’appelle les Demoiselles de Saint-Cyr (1843). Pour ce qui est d’Halifax, représenté aux Variétés en 1842, on peut dire que l’initiative en revient à Beaumarchais, auteur du Mariage de Figaro. Dumas compose encore Trois entr’actes pour l’Amour médecin (1850), par un procédé de bonne camaraderie et dans le seul dessein d’obliger Molière. Et aussi un petit acte, Romulus, tout pétillant de verve et tout armé d’accessoires mélodramatiques, est exécuté dans une auberge, en une nuit de solitude, parce que Dumas avait manqué le train de Paris. Enfin un aimable marivaudage, l’Invitation à la valse (1857), et l’Honneur est satisfait (1858), ne lui coûtèrent pas grand effort. De l’une il écrivit les scènes principales, un dimanche, à Londres, par manière de passe-temps ; l’autre est, comme j’ai dit, traduit de l’allemand. On ne voit point là de vocation irrésistible, en dépit des premiers vaudevilles et des débuts à l’Ambigu-Comique. « Vous faites la comédie à merveille », lui disaient les comédiens français, qui ne l’aimaient guère. — « Est-ce parce que j’ai toujours fait du drame ou de la tragédie que vous me dites cela ? » répliquait Dumas. Les comédiens ne sont pas dépourvus d’esprit.

Dumas aussi en a. Il en a même à foison, du meilleur, qui respire la force, la santé et le parfait équilibre. Pas d’amertume en lui, ni dans la forme ni au fond. Mais cela n’est pas un fort bon signe, s’il est question de génie comique. Il imagine de belle humeur, avec allégresse, ici comme dans le drame et dans le roman. Ridicules, préjugés, modes, illusions fournissent le dialogue de mots étincelants, mais non pas à l’emporte-pièce. Dès le Mari de la Veuve, un acte d’une verve copieuse et expansive, où Édouard Pailleron, qui prenait volontiers son bien chez les autres, a trouvé une des plus jolies scènes de l’Étincelle (le sonnet, lu à une blonde, dans lequel sont célébrés les cheveux noirs), Dumas est en possession de tout cet esprit-là, pittoresque, fantaisiste et bien venant. Il en a semé un peu partout dans ses drames. L’excédent fait encore le charme de ses comédies, charme un peu robuste, si je puis ainsi dire.

L’on pense bien que l’esprit de situation ne lui fait point défaut. Dans l’Envers d’une conspiration (1860), comédie historique par à peu près, mais d’une fantaisie étourdissante, où Dumas se divertit à la suite de Pinto et de Bertrand et Raton, il trouve jour à renouveler le centième duel qu’il ait peut-être mis en œuvre. Un jeune homme, muni d’une lettre de recommandation pour un colonel, croise le fer avec lui sans le connaître. Blessé, le protecteur se nomme ; confus, le protégé se replie et craint fort pour l’effet de son passavant, « à cause de l’apostille qu’il y a mise ». La scène, remplie d’imprévu, se termine sur ce mot savoureux : « Une lettre de recommandation est rarement utile ; mais elle peut le devenir quand elle est bien présentée. » Enfin, s’il vous plaît d’apprendre comment on dérobe spirituellement une pendule, consultez Gabriel Lambert.

Or cet esprit n’a sa piquante saveur qu’à la condition d’être animé du mouvement de la scène. Il est comique, mais dans le feu de l’action. Détaché et comme refroidi, il perd de son prix. Un observateur n’y trouve guère son compte. Il n’y rencontre point le « sans dot » de Molière. Je consens que ces mots profondément humains sont rares, même chez les plus grands. Les mots de caractère suffisent d’ordinaire à défrayer la bonne comédie. Dumas n’en est pas prodigue ; à la vérité, il n’y atteint guère. Il nous montre des hommes qui s’agitent ; il nous peint le ridicule qui s’évertue. L’intrigue de ses comédies est de l’énergie en belle humeur. Même il arrive que dans ces combinaisons plaisantes ou romanesques l’action porte à faux. Et si Dumas se rencontre avec Scribe, on notera, au moins, cette différence que les comédies de l’un semblent toujours des drames contenus, au lieu que les drames de l’autre font l’effet de comédies qui ont mal tourné. Le premier pousse énergiquement sa pointe et va droit au but, même quand il se joue ; l’autre combine ses situations et manœuvre ses personnages dans les limites d’une vérité moyenne. Celui-ci s’arrête toujours un peu en deçà de l’opinion et côtoie l’immoralité en ménageant la morale ; celui-là s’entend mal à chiffonner la vertu, mais, jusque dans ses pièces comiques, ses audaces le servent auprès d’elle. Scribe, qui pétille de malice, n’agit guère et ne ressent point la passion ; Dumas n’a tout son esprit que dans le plein de l’action passionnée. Même dans la comédie, il est dramaturge.

Je ne pense pas qu’il ait rien produit sur le théâtre de plus spirituel qu’Halifax, comédie en deux actes et un prologue, ou plutôt drame où la gaîté abonde, avec enlèvements, cachettes, substitutions de personnes, steeple-chase, collier de ma mère, reconnaissance : « Ta femme, c’est ma fille ! » et des bénédictions finales à souhait. Tout cela s’engrène en un mouvement endiablé qui rappelle Richard Darlington, après un début qui renouvelle agréablement les prouesses belliqueuses de M. Kean. Dumas n’a pas eu trop de sa verve lancée à bride abattue pour maintenir cette comédie sur la pente comique. Dès les premières scènes Halifax-Figaro, à qui un duel quotidien est nécessaire, en a deux sur les bras. Le mouvement et l’entrain rajeunissent nombre de situations déjà vues. Halifax, épié par sir John Dumbar, comme autrefois Britannicus par Néron, fait à Jenny une déclaration à rebours, qui nous met en des transes délicieuses. « Si un étranger, un inconnu, parût-il riche, eût-il l’air d’un gentilhomme, fût-il beau garçon, venait de but en blanc vous faire la cour… — Oh ! je saurais ce que j’en dois penser. — Vous dire que vous êtes jolie… — Je ne me laisserais pas prendre à ses flatteries, soyez tranquille. — Vous offrir sa main ? — Je la refuserais. — Très bien, c’est très bien, mon enfant… — Vous la refuseriez donc ? — Oh ! oui. — De sorte que si je me présentais, moi, pour vous épouser ? — Vous ? — Vous me refuseriez aussi, n’est-ce pas ? — Oh ! vous, c’est autre chose… J’accepterais !… J’accepterais bien vite ! — Où allons-nous, mon Dieu, où allons-nous ? » Comparez cette scène à celle qu’en ont tirée MM. Meilhac et Halévy dans la Cigale. Ici la verve dissimule une émotion vive ; là, c’est pure fantaisie et ironie de dilettantes.

Si Dumas met un oncle et un neveu en présence, c’est l’oncle qui est fougueux, et le neveu qui est sage. Et plus le neveu grandit en vertu, affection et modestie, plus l’oncle envoie à tous les diables cette inaltérable perfection. « Abstiens-toi et soutiens » n’est pas la devise des héros de Dumas. Le jeune homme avoue-t-il enfin une passion, un mariage secret, l’oncle qui fait le personnage d’Almaviva et s’en arroge tous les droits, s’adoucit, sourit, s’épanouit. « Ah ! je suis d’une gaîté, d’une joie !… Tiens, embrasse-moi, mon ami, embrasse-moi… et reçois ma malédiction ! » Cela est délicieux. Mais qu’a-t-il dit ? Quelle parole est tombée sur cette situation amusante ? Nous sommes sur les lisières du drame. Il en est toujours ainsi. Parmi les mots qui pétillent, la verve qui fuse, l’imagination combine jeux de scène, situations, tableaux, péripéties. Mais je m’avise enfin que Jenny court de plus sérieux hasards que la Suzanne de Figaro, convoitée par ce vieil Anglais qui n’a pas la grâce du comte espagnol, épousée par cet Halifax qui sent la hart ; qu’en tout ceci il n’est question que de violence, de potence, de fille égarée, de femme en détresse ; qu’il y va de la vie pour une nuit de noces ; qu’on y court les routes le pistolet au poing, qu’on y épouse la corde au cou. Je me trompe fort, ou voilà une comédie qui n’est nullement fade.

Même il semble que l’invention faiblisse et l’esprit se guinde, quand l’émotion dramatique ne les soutient plus. Je ne dis pas que Dumas, qui a glissé cent scènes comiques jusque dans ses pires mélodrames, soit jamais à court de fantaisie ; mais enfin, il n’est pas toujours en veine.

Dans ses trois grandes comédies : Mademoiselle de Belle-Isle, Un Mariage sous Louis XV, les Demoiselles de Saint-Cyr, on retrouve plus qu’un air de famille. Je m’en voudrais de l’examiner à la grande rigueur. Le point est cependant à noter. Je ne fais pas non plus à Dumas un grief de venir après Marivaux, Beaumarchais, Lemercier qu’il connaît bien, et La Chaussée que sans doute il n’a jamais lu. Il est trop personnel pour être à la suite. Toutefois, il paraît qu’après les Fausses Confidences et le Mariage de Figaro, à travers les écrits et mémoires des Duclos, des Laclos, des Casanova, il n’a guère goûté le xviiie siècle que sous trois points de vue : aimable liberté des mœurs, — messéance de l’amour en l’état de mariage — et la mélancolie de la Bastille succédant à la joie des flamberges au vent. Là se bornent les impressions qu’il en reçut. Et aussi, ces trois comédies forment trois quadrilles, où reviennent pareilles scènes symétriques et mêmes oppositions balancées. Dirai-je que les moyens déjà employés resservent complaisamment : confidences épiées par un tiers, déclarations à rebours, mariages annulés par le pape, exempts préposés aux portes et fenêtres, arrestations arbitraires et pèlerinage à la Bastille, — qui décidément joue un rôle d’importance ? Les femmes se font vis-à-vis, l’une enjouée et pratique, l’autre douce et romanesque ; et les confidents ne sont pas tous d’une originalité irrécusable. On a déjà observé que si ces compositions rappellent les opéras-comiques de Scribe, Dubouloy des Demoiselles de Saint-Cyr est tout proche parent d’un certain Ballandard d’Une Chaîne. Quant à l’élégante impertinence, la désinvolture galante dont Dumas pare ses protagonistes, cela est brillant et semble un marivaudage. — Cela est peint, vous dis-je ; j’entends que ce n’est que fard adroitement appliqué. Même la couche est parfois un peu épaisse. Richelieu a toute sorte d’impertinence, avec la complexion d’un fort des halles poudré de farine. Pourvu que l’obscurité règne dans un boudoir, il ne fait nulle distinction entre une jeune fille et la de Prie : amateur, peut-être, mais gourmet, non pas. Il est vrai que tous ces gens se retrouvent au naturel, aussitôt que la passion commence le branle. Action et passion sont décidément les conditions premières de l’esprit de Dumas comme de son talent. À cette aune encore se mesure la valeur de ses trois meilleures comédies.

Mademoiselle de Belle-Isle, la première en date, est aussi la plus goûtée. Elle demeure au répertoire du Théâtre-Français ; on la revoit toujours avec plaisir. Et j’en crois discerner la raison. Malgré l’invraisemblance du point de départ — cette substitution de personne avec la complicité de la rampe qui s’éteint, — la fantaisie de Dumas se pique d’abord au jeu, et ce jeu est tout à fait dans ses moyens.

Du moment qu’il s’agit d’entreprendre contre la vertu d’une femme directement ou de biais, il est à son affaire. Dès la scène du sequin, qui ouvre spirituellement la pièce, la passion fermente, et pour spirituelle que soit la rupture de Richelieu avec la de Prie, elle n’en relève pas moins de cet esprit qu’une femme ne pardonne guère. Jalousie et caprice excitent la verve de Dumas, en attendant mieux. Voilà tout ce monde pimpant qui s’agite dans ce milieu des grâces faciles et frivoles, à ce qu’il paraît, mais bientôt capables de ressentiment et de colère. Tous les moyens dramatiques dont Dumas a déjà tant usé, jeux d’amour et jeux de hasard, cabinets cachés, portes secrètes, passes d’armes galantes, tout cela reparaît dans cette comédie empreinte de jeunesse et d’agrément. En vérité, la tempête se prépare entre les panneaux du style rocaille, sous les plafonds fleuris et les Embarquements pour Cythère, dans ce boudoir où les Jeux et les Ris s’ébattent parmi les Amours roses. Et Richelieu propose le pari qu’on sait : il s’engage à « obtenir de la première fille, femme ou veuve que nous verrons, soit ici, soit en sortant du château, un rendez-vous dans les vingt-quatre heures, un rendez-vous d’amour, dans la chambre de la passante, à minuit ». On n’est pas plus agréablement fat. La de Prie se fait annoncer. « Ah ! celle-ci ne compte pas, messieurs ; je vous volerais votre argent. » On n’est pas plus impertinent. Mlle de Belle-Isle, qui vient supplier la favorite en faveur de son père et de ses deux frères enfermés à la Bastille, se montre au fond de la galerie. M. d’Aubigny s’avance et tient le pari de Richelieu : « J’épouse dans trois jours celle que M. de Richelieu doit déshonorer dans les vingt-quatre heures ! »

Le second acte est consacré à réexécution du pari, la marquise de Prie prenant sous sa protection la jeune fille et trompant Richelieu par une ruse de femme. À l’heure marquée, Mlle de Belle-Isle part dans un carrosse pour voir son père à la Bastille et la marquise s’enferme, se fortifie, prête à mener à bien sa vengeance. L’obscurité se fait ; Richelieu entre en conquérant, et lance à d’Aubigny le billet qui atteste sa présence à minuit, dans la chambre de la passante. Et il s’occupe à gagner sa gageure. Ici finit la comédie. Nous pensions avoir lié partie avec un Watteau ou un Marivaux ; et nous avons toujours affaire à notre Dumas, grand brasseur de passion. Serons-nous donc toujours dupes des affiches et des titres ?

Ici s’engrène le drame, annoncé dès l’acte II par l’intervention de d’Aubigny et la rancune de la de Prie. Oui, les Ris et les Jeux s’égayent sur les panneaux ; et les visages poudrés minaudent. Mais voici qu’une mouche les pique, qui n’est pas peinte sur le visage. Le pathétique s’élabore dans les salons de la coquette. Travers et ridicules sourient à l’observateur superficiel. Mais perdre de réputation une jeune fille pure, orpheline de mère, éprouvée par le malheur, sans défense ni appui, ceci n’est plus jeu. Il ne s’agit plus de marivaudage : et Dumas, malin, s’en réjouit. Il sait si bien son fait qu’il confie à Mlle Mars, la duchesse de Guise dans Henri III et sa Cour, le rôle de Mlle de Belle-Isle, non celui de la de Prie, plus brillant et moins dramatique, et que réclamaient pour elle ses faux amis.

Dès le début de l’acte III la passion perce dans une scène d’explication entre d’Aubigny et sa fiancée, l’un accusateur et toujours amant, l’autre liée par son serment de se taire sur sa visite à la Bastille, et mise dans l’impossibilité de se défendre. Cette évolution de la pièce est encore plus manifeste, lorsque Richelieu paraît devant la jeune fille (dont le fiancé écoute dans le cabinet voisin), et affecte avec son impertinence de roué je ne sais quel air de discrétion compromettante, à la façon d’un Casanova expert aux honnêtes retraites : « Je comprends ; que ne me disiez-vous par un signe que quelqu’un nous écoutait ? » Même la situation est si forte et l’angoisse si pathétique, que le drame fait brèche avec ses éclats coutumiers : « Monsieur le duc, il y a quelque chose d’infernal dans ce que vous me dites ! » Et d’Aubigny de rentrer en scène et d’accabler de son doute affligé, de ses efforts de pardon une innocente victime de la comédie du début. Et cet acte III se termine par le cri des héroïnes au supplice : « Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi ! »

Dans le bal de l’acte IV, ou plutôt au milieu des tables de jeu, à l’écart des danses, la pièce entre si franchement dans le mouvement dramatique et la passion est si vivement remuée que, malgré la désinvolture du dialogue et en dépit de « cette histoire des Mille et une Nuits », la marquise de Prie (qui pouvait d’un mot nous remettre en gaîté, éclaircir le quiproquo et montrer à Richelieu son béjaune), d’indifférente est devenue jalouse, jalouse du jeune d’Aubigny dont elle commençait à s’éprendre. Alors s’engage, après la provocation en duel, que le greffier du point d’honneur arrête, une partie de dés entre Richelieu et d’Aubigny, dont l’enjeu est la vie d’un des partenaires. D’Aubigny perd, il paiera : il est gentilhomme et Breton. En ce quatrième acte, d’une mise en scène plaisante à l’œil, les situations fortes et les coups de théâtre se succèdent combinés d’une main habile au drame ; il n’est pas jusqu’à ce jeu mortel, souvenir de Christine, réminiscence de Wallenstein, qui ne fasse une beauté un peu vive dans la comédie. Une révolution du palais, comme dans la Tour de Nesle, apporte le dénouement de cette crise ; et cette fête chez la de Prie se termine en une déroute. Richelieu, désabusé, songe qu’un jeune homme meurt ce matin même, victime de son impertinence et de son erreur. Il se précipite pour le rejoindre, et d’Auvray l’arrête. « Oh ! madame, madame !… dit-il à la de Prie dont la jalousie causa ce quiproquo, s’il faut que par votre faute il arrive malheur à ce jeune homme, je ne vous le pardonnerai de ma vie ! » Oui, cet acte est la joie des yeux ; mais à la façon du quatrième d’Antony, il est un drame dans le monde ou le demi-monde : la gageure devient une angoisse.

L’acte V est enlevé d’une main vigoureuse, comme dans tous les drames de Dumas. Pour la dernière fois d’Aubigny se présente devant Mlle de Belle-Isle. Il doit mourir avant une heure. Oh ! le singulier dénouement de comédie ! Il remet à la jeune fille « des papiers qui concernent sa fortune » et pardonne par une pensée qui lui vient de Dieu. Antony s’était roulé sur les dalles d’une église. D’Aubigny s’y est agenouillé pleurant et priant. Reconnaissons que le pathétique est ici plus mesuré. Mais le temps presse, comme dans Antony ; les heures jouent leur rôle. Il est sept heures ; et, à neuf, d’Aubigny doit acquitter sa dette. La passion s’emporte, les courages s’attendrissent. La marquise, qui seule pourrait délier Mlle de Belle-Isle de son serment, ne paraît point. Oh ! qu’avec art ce dramatiste nous tient suspendus à l’émotion dramatique ! Mais enfin d’Aubigny annonce à sa fiancée l’arrestation de la de Prie, maîtresse du duc de Bourbon tombé en disgrâce. Et Mlle de Belle-Isle révèle son alibi de la Bastille. D’Aubigny, rassuré sur la vertu de sa fiancée, n’a plus qu’à mourir. Mais mourir sans tirer sa raison ! Il faut, il faut qu’il retrouve avant neuf heures l’impertinent Richelieu et le tue, pour être libre de se réfugier ensemble, elle et lui, dans la mort. Ainsi cette œuvre, poudrée à frimas, pensa finir sur une triple tuerie, tout comme les furieuses saynettes de Clara Gazul, si Richelieu ne revenait calmer les courages émus, éclaircir le quiproquo, et tourner la chose en gaîté attendrie. Il n’en sera qu’un mariage et deux amis de plus : l’esprit souffle où il veut. Mais avouez qu’il se faisait temps qu’une scène amusante dénouât ces deux actes de comédie ajustés à un drame en trois actes : M. Victorien Sardou n’oubliera point cette formule.

Il est arrivé juste une fois à ce génie dramatique de s’engager dans une œuvre d’analyse. « J’avais, dit-il bonnement, au fond de l’esprit un sujet de Mariage sous Louis XV, sujet peu neuf, mais qui pouvait être rajeuni par des détails spirituels. » Certes, Dumas avait assez de fantaisie naturelle pour justifier cette ambition. Il n’ennuie jamais : et partant, il peut sans crainte rivaliser avec La Chaussée (la Fausse Antipathie, le Préjugé à la mode). Mais pour mener à bien cette idée, il fallait un psychologue comme Marivaux (les Fausses Confidences) ou un peintre des mœurs sociales comme Émile Augier (le Gendre de M. Poirier) ou même comme le Dumas d’Antony. Le Dumas d’Un Mariage sous Louis XV n’a risqué que l’enjeu de son esprit.

Le comte de Candale et une pensionnaire d’un couvent de Soissons, Mlle de Torigny, contractent un mariage de convenance qu’un commandeur à majorat (voir le Père de famille de Diderot) a décidé. Il va sans dire que ni le comte n’affronte le ridicule d’aimer sa femme, ni la comtesse n’encourt celui d’aimer son mari. Tous deux apportent en ménage un reliquat du sentiment : une inclination de couventine pour certain chevalier de Valclos, voilà pour la comtesse ; un engagement moins naïf avec une marquise moins ingénue, voilà pour le comte. Édouard Pailleron, qui reprit plus tard cette situation dans la Souris, excellait à noter les transformations sentimentales de la jeune fille. Mais il se gardait de disposer sa pièce en un quadrille. Dumas, qui est un inventeur d’une autre encolure, tombe pourtant dans ce défaut d’abord. Le problème pour un analyste comique était d’amener ces époux unis d’intérêt et d’indifférence à se refroidir sur les sentiments qui les séparent et à passer doucement de l’indifférence à la jalousie et de la jalousie à l’amour par le jeu naturel du cœur.

Le jeu du hasard prévaut ici, du hasard combiné avec des oppositions piquantes. Et comme, même dans ses erreurs, Dumas est toujours un homme de théâtre incomparable, les actes sont habilement coupés, l’intrigue machinée, l’intérêt suspendu, l’émotion dosée, et renouvelée par des mots qui projettent une lumière toute vive. Toutefois l’artifice ne fut jamais plus manifeste, ni l’habileté plus fâcheuse. Au lieu d’une double évolution de sentiments, qui fait le véritable prix d’une comédie psychologique, c’est une partie carrée de bal d’Opéra qui se dessine, et comme un pas de quatre qui s’annonce. J’entends bien que l’esprit pétille ; mais ce feu d’artifice, tiré dès le début, ne me dissimule point la charpente agencée avec trop de symétrie en une affaire où tout l’intérêt devrait être intérieur. Je vois bien qu’à la fin de l’acte I l’indifférence conjugale s’enferme au verrou et s’assied à son clavecin, que Monsieur commande sa voiture et se rend chez sa marquise. « C’est égal, voilà une singulière nuit de noces », observe Marton. Il n’y a que les femmes de chambre pour avoir tant d’esprit. Et je vois encore qu’à la fin du IIe, Madame s’avise qu’elle aime le chevalier avec beaucoup de raison, et se met en tête d’être coquette avec quelqu’un qu’elle ne nomme pas encore ; que, le IIIe fini, on se déteste, donc on s’aimera ; et que, le IVe terminé, le rapprochement se fait enfin. Je vois tout cela, parce qu’on me le met sous les yeux avec une habileté scénique qui me renseigne directement par l’ingéniosité de la mise en œuvre. Au lieu de me faire lire ces sentiments dans les cœurs, on s’ingénie à trouver des jeux de scène, qui sont des indices pour le regard et non des signes pour l’intelligence. Ce n’est pas un progrès continu de la sensibilité qu’on nous fait paraître, mais une suite de truchements et avertissements. Dès que nous entrons dans une phase nouvelle, l’aiguilleur du haut de son poste manœuvre les voies et les signaux. Parce qu’il a ouvert la voie montante ou descendante, Dumas pense que nous y sommes naturellement engagés. La comtesse désire-t-elle avoir un équipage, entendez qu’elle prend la direction de l’amour conjugal ; si le comte refuse, la ligne de jalousie est ouverte. Notes et missives se suivent, pour éviter une fausse manœuvre ou quelque accident à la bifurcation. Tout est si bien ordonné et prévu que toutes ces indications, signaux et bulletins se mêlent et se brouillent ; que les personnages hésitent et s’étonnent ; que l’un va jusqu’à déclarer qu’on lui « rendrait un fier service de lui dire ce qu’il fait ici ». Et l’on réfléchit que ces sentiments si adroitement agencés ne semblent pas indiscutables ; que, si sur certaines complexions d’hommes un peu las la coquetterie produit des effets sûrs, il n’est pas du tout avéré que, débutant par le caprice et jouant de l’esprit, elle aboutisse infailliblement à la jalousie et à l’amour ; et qu’enfin (pour pousser à bout cette comparaison digne d’un ingénieur préposé aux enclanchements), cette mécanique exploitation de la psychologie ne pouvait, comme sur nos grandes voies ferrées, échapper à quelque catastrophe. En effet, le mari se met à aimer sa femme ; et le chevalier tue un capitaine pour se dégourdir. Que voilà, pour finir, deux sinistres douloureux !

La vérité des caractères est à l’avenant. Car vous entendez qu’il s’agit de caractères en une comédie d’analyse. Ils évoluent avec désinvolture, et n’y font point trop de façons. Le comte de Candale se croit un roué parfait, pour avoir donné un petit abbé à sa femme. Mais qu’il découvre l’inclination du chevalier, ce fanfaron de vice glisse dans l’odieux. Il oublie trop que le tact est inséparable de l’élégance. La marquise et ses livrées le relancent jusque chez lui. C’est proprement le « désordre en famille ». Nous retrouvons en déshabillé notre Dumas, qui est un tempérament, mais non pas un caractère. Il se sert cyniquement du chevalier comme d’un factotum. « Puisque ma maison est devenue la tienne, alors, mon cher, fais mon ménage. » Telle est la suprême élégance de ce Richelieu de la bohème. Il dénonce un ami à la police, tout comme la de Prie, qui est une femme, presque une fille. Pour avoir déjà servi, le trait n’en est pas de haut goût. Il a tout l’air, enfin, d’un mari qui s’accommoderait de jouer le rôle du plus heureux des trois. Faut-il nous étonner que l’auteur de Désordre et Génie ait ainsi entendu l’aimable xviiie siècle ? Et quant au chevalier de la triste figure, Dumas ne l’a pas davantage épargné. Éploré à l’acte I, il ment, et calomnie au IIe. Sans doute, pour revenir au comte il fallait que la comtesse sentît le ridicule du personnage. Mais, en vérité, c’est un gourdin qu’il faut prendre pour mettre dehors ce pauvre sire, à qui Dumas, bon enfant, a rendu quelque lustre au dénoûment. Pour ce qui est de la comtesse, si prompte à la syncope et dont l’esprit fait d’abord illusion (« Marton, tu as vu que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour cela… Mais on a beau faire, on ne meurt pas quand on veut ! ») — elle a le beau rôle, par un privilège de son sexe : moins novice que son benêt d’amant et son roué de mari. Elle conclut cette comédie artificielle, où les jolis détails ne masquent point l’artifice de l’ensemble, par un mot sévère : « Déchirez ! Déchirez ! »

Les Demoiselles de Saint-Cyr forment une pièce taillée sur le patron d’Un Mariage sous Louis XV. L’effet comique se fonde sur la symétrie des scènes et l’opposition des personnages. Deux actes consacrés à la brouille et deux à la réconciliation. J.-J. Weiss a justement remarqué que ces contrastes enjoués rappellent la facture du Domino noir, de l’Ambassadrice et que la musique ne gâte point de telles gentillesses. Le bal masqué du Buen Retiro, à l’acte IV, veut une bonne douzaine de violons. Saint-Hérem, talon rouge, et Dubouloy, bourgeois gentilhomme, Charlotte de Mérian, saint-cyrienne sensible, et Louise Mauclair, pensionnaire avisée, nous balancent entre l’émotion et la belle humeur. Une équipée de roués est punie de mariage forcé, dont une séparation amiable est la conséquence, jusqu’à ce que les cœurs s’unissent enfin : sujet d’opérette. Un acte à Saint-Cyr, un à Paris, deux en Espagne, à la cour du roi Philippe : tout cela constitue encore un assez joli roman d’aventures, où l’on souhaite toutefois l’accompagnement des instruments et des voix, et qui menace de tourner au noir. En effet, Mme de Maintenon règne sur les deux premiers actes, et Mme des Ursins sur les deux derniers. Ces augustes influences ne répandent pas sur l’ensemble une joie inextinguible. Je crois bien que le dénouement ne s’en relève point.

Deux maris qui fuient leurs femmes, et deux femmes à la poursuite de leurs maris font une comédie, où la fantaisie devrait primer tout le reste. Dumas peine ; il s’essouffle. On dirait d’un lutteur qui gonfle des bulles de savon. Et comme les bulles crèvent et s’évanouissent, notre homme entre en fureur à la fin et tend ses muscles. Il montre les poings au roi.

À partir du Mari de la Veuve, Dumas n’a guère traité qu’un sujet : chambre à part. Le mari de la veuve a fait le mort ; d’Aubigny fiancé s’engage à mourir avant l’heure du berger ; un mari sous Loui XV est un mari qui ne force point l’appartement de sa femme ; et les demoiselles de Saint-Cyr ont épousé par ordre deux maris récalcitrants. Mademoiselle de Belle-Isle est une bonne comédie dramatique. Dumas la refait jusqu’à deux fois. Un Mariage sous Louis XV est au-dessus de ses forces : où trouver un Marivaux populaire ? Il se sauve dans les Demoiselles de Saint-Cyr par l’invention romanesque. Il appelle à lui sa bonne imagination. Il reprend toute sa belle humeur, sans viser à l’esprit. Dubouloy, qui est la gaîté de la pièce, est un gaillard de fort appétit. Ces bons jeunes hommes et ces pensionnaires diplomates finissent d’intrigue en aventure par sentir toute leur passion, comme l’un d’eux avait senti à la Bastille les exigences de l’estomac. Foin de la sévère Maintenon et foin de l’austère des Ursins ! Ces roués, une petite de Mauclair les apprivoise, après quelques incidents spirituels et quelques scènes pathétiques. Louise est de la famille des grands premiers rôles, « bonne au conseil et à l’exécution », le sourire aux lèvres ; Charlotte de Mérian, plus froide en apparence, n’est pas moins sensible. Adèle ne l’eût point désavouée ; une Dorval l’eût comprise. Et, pour le trancher net, les comédies de Dumas, avec tout l’esprit dont elles foisonnent, ne sont encore que passion et imagination : drames mitigés ou romans en puissance. C’est affaire de dosage.