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Alice, ou les Mystères/Livre 01

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Hachette (p. 1-54).


LIVRE I


CHAPITRE I


Qui es-tu donc, belle dame, qui usurpes la place de Blanche, cette femme d’une grâce incomparable ?
(Lamb.)


C’était au commencement du mois d’avril ; le jour touchait à sa fin ; deux dames étaient assises à la fenêtre ouverte d’un cottage du Devonshire. La pelouse qui s’étendait devant elles était parsemée d’arbres verts, dont le sombre feuillage était égayé par les premières fleurs et le frais gazon du printemps. À l’horizon la mer, qu’on apercevait à travers une éclaircie des arbres, bornait la vue, et contrastait avec les aspects plus rapprochés et plus paisibles du paysage. C’était un lieu écarté, solitaire, éloigné des affaires et des plaisirs du monde ; et c’était là ce qui en faisait le charme aux yeux de celle qui l’habitait.

La plus jeune des deux dames assises à la fenêtre était la maîtresse de la maison. À son apparence, on ne lui eût guère donné que vingt-sept ou vingt-huit ans, quoiqu’elle dépassât de quatre ou cinq ans cette époque critique de la beauté. Elle était petite et délicate de taille et de proportions, et ses traits étaient charmants, quoique, par suite de leur air de douceur et de repos (accompagné d’une certaine mélancolie), les gens d’un goût superficiel ou peu délicat les eussent trouvés dénués d’expression. Car il y a dans l’aspect des personnes qui ont éprouvé des émotions profondes, un calme qui trompe les yeux du vulgaire : elles sont semblables à ces rivières souvent tranquilles et profondes à mesure qu’elles s’éloignent des sources qui les agitaient et les gonflaient au commencement de leur cours, et qui, bien qu’invisibles, n’en continuent pas moins à les alimenter.

La plus âgée des deux dames, en visite chez sa compagne, avait plus de soixante-dix ans. Ses cheveux gris étaient écartés de son front, et rassemblés sous un bonnet raide et simple à la mode des quakers ; ses vêtements d’étoffes riches, mais unies et d’une façon peu moderne, augmentaient l’aspect vénérable de cette femme, qui ne semblait pas avoir honte de son âge.

« Ma chère mistress Leslie, dit la dame de la maison, après un moment de suspension rêveuse dans la conversation qui durait depuis une heure, c’est très-vrai ; peut-être ai-je eu tort de venir ici ; j’aurais dû n’être pas si égoïste.

— Non, ma chère amie, répondit mistress Leslie avec douceur ; non, égoïste est un mot qui ne peut s’appliquer à vous ; vous avez agi comme vous deviez agir, d’après votre sentiment instinctif du bien, lorsque, à votre âge, avec votre fortune, votre rang et votre beauté, vous avez renoncé à tout ce qui eût charmé les autres, et vous vous êtes consacrée, dans la retraite, à une vie de charité tranquille et ignorée. Dans ce village, tout humble qu’il est, vous vous trouvez comme dans votre sphère, vous consolez les malheureux, vous soulagez les indigents, vous guérissez les malades ; et vous enseignez insensiblement à votre Éveline à imiter vos vertus modestes et chrétiennes. »

La bonne vieille dame parlait avec chaleur, et des larmes remplissaient ses yeux. Sa compagne lui prit la main.

« Vous ne sauriez me donner de vanité, dit-elle, avec un doux et triste sourire. Je me rappelle ce que j’étais, lorsque vous avez offert un asile à la pauvre voyageuse désolée et à son enfant privé de père. Moi, qui alors étais si dénuée de tout, il faudrait que je fusse bien ingrate et bien cruelle, pour me montrer insensible à la misère et aux douleurs des autres malheureux, quand ces malheureux surtout valent mieux que moi ! Mais vous avez raison ; Éveline maintenant devient grande, le moment approche où elle devra se décider à accepter ou à repousser la main de lord Vargrave ; et pourtant, dans ce village, comment peut-elle le comparer à d’autres ? Comment peut-elle choisir ? Ce que vous dites est très-vrai ; et je n’y avais pas suffisamment réfléchi. Que dois-je faire ? Tout ce que je souhaite, c’est d’agir de manière à assurer son bonheur, la chère enfant !

— J’en suis bien sûre, répliqua mistress Leslie, et cependant je ne sais que vous conseiller. D’une part les intentions de feu votre mari méritent tant d’être respectées de toutes les manières, que si lord Vargrave est digne de l’estime et de l’affection d’Éveline, il serait fort à souhaiter qu’elle le préférât à tout autre. Mais s’il est tel qu’on le juge dans le monde, d’après tout ce que j’entends, c’est-à-dire si c’est un homme fourbe, intrigant, presque sans cœur, un homme à l’âme ambitieuse et sèche, je tremble de penser à quel point tout le bonheur d’Éveline pourra se trouver compromis. Il est certain qu’elle n’a pas d’amour pour lui, et pourtant je crains qu’elle n’ait une nature malheureusement trop faite pour aimer. Il serait nécessaire à présent qu’elle vît d’autres hommes, qu’elle apprît à connaitre son propre cœur, et qu’elle ne fût pas poussée trop précipitamment à une décision d’où dépendra toute son existence. C’est un devoir que nous sommes tenues de remplir envers elle, et même envers feu lord Vargrave, malgré tout son désir que ce mariage se fît. Son but, sans aucun doute, était d’assurer le bonheur d’Éveline, et si le temps et les circonstances lui avaient prouvé que cette union était contraire au résultat qu’il se proposait, il y aurait certainement renoncé.

— Vous avez raison, répondit lady Vargrave, quand mon pauvre mari était étendu sur son lit de mort, avant de faire appeler son neveu pour lui donner sa dernière bénédiction, il me dit : « Il est possible que la Providence renverse tous nos projets. Si jamais il était essentiel au véritable bonheur d’Éveline que mon désir de la marier à Lumley Ferrers ne se réalisât pas, je vous laisse liberté entière de décider ce que je ne puis prévoir. Tout ce que je demande, c’est qu’on ne mette point d’obstacles à la réalisation de mon vœu, et qu’on élève l’enfant de manière qu’elle considère Lumley comme son futur époux. » Parmi ses papiers se trouvait une lettre qui m’était adressée, et dans laquelle il s’en remettait avec encore plus de confiance à mon propre jugement que je n’avais le droit de m’y attendre. Ah ! je suis souvent malheureuse de penser qu’il n’a pas épousé une femme plus digne de son affection, et… mais à présent les regrets sont superflus !

— Je souhaiterais que ce fût là votre véritable peine, dit mistress Leslie ; car vous me paraissez toujours en proie à des regrets d’un autre genre ; et je ne crois pas que vous ayez encore oublié les chagrins de votre jeunesse.

— Ah ! comment le pourrais-je ? dit lady Vargrave de ses lèvres tremblantes. »

En ce moment une ombre légère se projeta sur la pelouse inondée de soleil, devant les fenêtres, et on entendit chanter à une petite distance une jeune voix, pure et joyeuse. Un instant après, une belle jeune fille, dans la première fleur de l’âge, courut légèrement sur le gazon et s’arrêta devant les deux amies.

Il y avait un contraste saisissant entre le calme et le repos des deux personnes que nous venons de décrire : l’une avec son grand âge et ses cheveux blancs, l’autre avec ses traits pleins de résignation et de douce mélancolie, et la démarche joyeuse, les yeux riants, la fraîcheur rayonnante de la nouvelle venue. Aux rayons du soleil couchant qui illumimait ses opulents cheveux blonds, sa figure gaie, sa taille flexible, on eût dit une apparition presque trop radieuse pour cette terre de douleur, une créature faite de lumière et de félicité, que les Grecs amoureux de la forme eussent placée au nombre des divinités du ciel, et qu’ils eussent adorée sous le nom d’Aurore ou d’Hébé.

« Ah ! comment pouvez-vous rester dans la maison quand la soirée est si belle ? Venez, ma chère mistress Leslie ; venez, ma mère, ma chère mère ; vous savez que vous me l’avez promis ; vous avez dit que vous viendriez lorsque je vous appellerais. Voyez, il ne pleuvra plus, et après l’averse les myrtes et les parterres de violettes sont si frais.

— Ma chère Éveline, dit mistress Leslie en souriant, je ne suis pas si jeune que vous.

— Non, mais vous êtes tout aussi rieuse quand vous n’avez rien qui vous attriste ; et qui est-ce qui voudrait être triste d’un temps pareil ? Permettez-moi de faire apporter votre chaise, et laissez-moi la rouler ; je suis sûre que j’en viendrai à bout. À bas, Sultan, à bas ! Ah ! vous m’avez donc trouvée à la fin, monsieur ? Allons, tout doux, monsieur, à bas ! »

Cette dernière exhortation s’adressait à un superbe chien de Terre-Neuve, qui s’empara exclusivement en ce moment de l’attention d’Éveline.

Les deux amies regardaient cette charmante fille, qui, avec la grâce de la jeunesse, partageait, même en grondant, les transports de gaîté de son gros camarade de jeu. La plus âgée des deux dames semblait mieux que l’autre comprendre l’humeur joyeuse de la jeune fille. Toutes deux contemplaient avec une tendresse satisfaite l’objet de leur commune affection. Mais quelque souvenir ou quelque association d’idées vint émouvoir lady Vargrave, qui laissa échapper un profond soupir.


CHAPITRE II

La vie orageuse est-elle préférable à cette calme existence ?
(Young. — Satires.)

Les fenêtres étaient closes, la nuit avait remplacé le soir, et les hôtes du cottage étaient réunis. Mistress Leslie était assise devant son métier à broder. Lady Vargrave, le visage appuyé sur sa main, paraissait absorbée par la lecture d’un livre ; mais ses yeux ne voyaient pas la page ouverte devant elle. Éveline était fort occupée à examiner le contenu d’un paquet de livres et de musique, qu’on venait de lui apporter de la loge du concierge, où il avait été déposé par la voiture de Londres.

« Ah ! chère maman, que je suis contente ! s’écria Éveline ; voici quelque chose qui va vous faire plaisir. On a mis en musique quelques-unes de ces poésies qui vous ont si profondément touchée. »

Éveline apporta les romances en question à sa mère, qui sortit de sa rêverie, pour les parcourir avec intérêt.

« Il est très-singulier, dit-elle, que je sois si fort émue par tout ce qui sort de la plume de cet écrivain ; moi, surtout, qui n’aime pas la lecture avec la même passion que vous, ajouta-t-elle en caressant tendrement les boucles épaisses de la chevelure d’Éveline.

— C’est encore un de ses livres que vous lisez en ce moment, dit Éveline jetant les yeux vers le livre ouvert sur la table. Ah ! c’est cet admirable passage sur « nos premières impressions. » C’est égal, chère mère, je n’aime pas à vous voir lire ses ouvrages ; il me semble qu’ils vous attristent toujours.

— Il y a pour moi dans les pensées qui s’y trouvent, dans la manière dont ces pensées sont exprimées, un certain charme qui me fait rêver, dit lady Vargrave, et qui me rappelle un… un ami de ma jeunesse, à ce point qu’en lisant, il me semble l’entendre parler. J’ai éprouvé cela dès la première fois que j’ouvris par hasard un de ses ouvrages, il y a bien des années.

— Quel est donc cet auteur qui vous plaît tant ? demanda mistress Leslie, un peu étonnée, car lady Vargrave éprouvait d’habitude peu de plaisir à lire même les plus grands et les plus célèbres chefs-d’œuvre du génie moderne.

— C’est Maltravers, répondit Éveline ; et je crois que je partage, à peu de chose près, l’enthousiasme de ma mère.

— Maltravers ! répéta mistress Leslie. C’est peut-être une lecture dangereuse pour une personne aussi jeune que vous. À votre âge, chère enfant, vous avez tout naturellement assez de sentiment et d’idées romanesques sans aller leur chercher des auxiliaires dans les livres.

— Mais, chère madame, dit Éveline, embrassant avec chaleur la défense de son auteur favori, dans ses écrits il y a autre chose que du sentiment et des idées romanesques ; ils ne sont pas exagérés ; ils sont très-simples, très-vrais.

— Vous êtes-vous jamais rencontrée avec lui, madame ? demanda lady Vargrave.

— Oui, répondit mistress Leslie, une fois ; c’était alors un jeune garçon blond et joyeux. Son père habitait le comté voisin, et nous nous sommes trouvés ensemble dans une maison de campagne. M. Maltravers lui-même possède une terre près de celle de ma fille dans le comté de ***, mais il n’y demeure pas ; depuis quelques années il est à l’étranger. C’est un singulier homme !

— Pourquoi n’écrit-il plus ? dit Éveline ; j’ai tant de fois lu ses ouvrages, je sais si bien ses poésies par cœur, que je regarderais comme un véritable évènement l’apparition d’un nouvel ouvrage de lui.

— J’ai entendu dire, ma chère, qu’il avait presque entièrement renoncé au monde et aux ambitions du monde, et qu’il avait beaucoup vécu en Orient. La mort d’une demoiselle qu’il devait épouser a, dit-on, troublé et changé son caractère. Depuis cet évènement il n’est plus revenu en Angleterre. Lord Vargrave pourra vous en dire plus que moi au sujet de Maltravers.

— Lord Vargrave ne pense à rien de ce qui n’est pas sur la scène du monde, dit Éveline.

— Je suis bien sûre que vous lui faites injure, dit mistress Leslie, qui releva la tête et fixa les yeux sur le visage d’Éveline ; car vous n’êtes pas sur la scène du monde, vous. »

Éveline fit une petite moue, une très-petite moue de ses jolies lèvres, mais elle ne répondit pas. Elle ramassa la musique, s’assit au piano, et se mit à étudier les nouvelles mélodies. Lady Vargrave écoutait tout émue ; et quand Éveline, dont la voix avait peu de puissance, mais possédait un charme exquis, chanta les paroles, sa mère détourna la tête, et, presque à son insu, quelques larmes coulèrent silencieuses le long de ses joues.

Lorsque Éveline s’arrêta, fort attendrie elle-même, car ces vers respiraient un profond sentiment de mélancolie, elle se rapprocha de sa mère, et, voyant son émotion, elle essuya avec ses baisers les larmes qui mouillaient les yeux pensifs de lady Vargrave. Toute sa gaîté s’enfuit ; elle s’assit sur un tabouret aux pieds de sa mère, lui prit la main entre les siennes, et ne bougea plus, jusqu’au moment où l’on se retira pour la nuit.

Et lady Vargrave bénit Éveline, et sentit que, si elle était éprouvée, du moins elle n’était pas seule.


CHAPITRE III

Mais viens, ô déesse belle et libre, qui portes dans le ciel le nom d’Euphrosine !

. . . . . . . . . . . . . . .

Viens entendre les premiers chants de l’alouette qui rompt du bruit de ses ailes le silence de la nuit.

(L’Allegro. — Milton.)
Mais viens, ô déesse sage et sainte, viens, divine mélancolie !

. . . . . . . . . . . . . . .

Là, dans l’extase d’une sainte passion, oublie tout, et change-toi en marbre.

(Il Penseroso. — Le même.)

L’aube d’un premier jour de printemps ! Quelles idées de fraîcheur et d’espérance sont éveillées par ces seuls mots ! Éveline, aussi rayonnante de fraîcheur et d’espérance que l’aube elle-même, courait sur la pelouse, peu de temps après le lever du soleil, d’un pas aussi joyeux que Son cœur sans souci. Seule !… seule ! pas d’institutrice au nez pincé, à la voix aigre, pour réprimer ses gracieux mouvements et lui enseigner comment doivent marcher les jeunes demoiselles. L’aurore montait silencieusement sur la terre. On eût dit que le jour et le monde appartenaient tout entiers à la jeunesse. Les volets du cottage étaient encore fermés ; Éveline leva les yeux vers les fenêtres pour s’assurer que sa mère, qui était matinale aussi, n’était pas encore levée. Elle s’élança donc, tout en chantant de joie, pour chercher un camarade, c’est-à-dire pour lâcher Sultan. Quelques minutes après, tous deux folâtraient sur l’herbe, et descendaient les marches grossières, taillées dans la falaise, et conduisant à la plage de sable uni. Éveline n’était encore qu’une enfant par le cœur, quoiqu’elle fût quelque chose de plus qu’une enfant par l’esprit. Dans la majesté de cet océan profond, sonore et mystérieux, dans ce silence interrompu seulement par le murmure des vagues, dans cette solitude qu’animaient seules quelques barques de pêcheurs, elle sentait les influences calmes et pénétrantes de la religion de la nature. À son insu son charmant visage devint plus rêveur, et son pas plus lent. L’éducation est une chose bien complexe ! Que de circonstances qui n’ont aucun rapport avec les livres ou les professeurs, contribuent à la culture de l’esprit humain ! La terre, le ciel et l’océan étaient au nombre des précepteurs d’Éveline Cameron, et, sous la simplicité de sa pensée, la source de la poésie du sentiment était alimentée par les urnes des esprits invisibles.

C’était l’heure où Éveline sentait le plus vivement combien notre vie réelle est imparfaitement représentée par les événements extérieurs ; et combien, dans nos méditations et nos rêves, nous vivons d’une seconde et plus noble existence. Élevée, non moins par l’exemple que par le précepte dans cette croyance qui unit la créature au Créateur, c’était l’heure où sa pensée elle-même avait en quelque sorte la sainteté de la prière. Et c’était l’heure aussi où le cœur, abandonnant des rêves divins pour des visions plus terrestres, évoque et peuple son magique royaume ici-bas. Des deux mondes qui s’étendent au-delà de l’heure présente, celui de l’imagination est peut-être plus saint que celui de la mémoire.

Bientôt, voyant le jour s’avancer, Éveline rentra d’un air plus calme, et vint rejoindre à déjeuner sa mère et mistress Leslie. Puis les petits soins du ménage occupèrent son temps, tout héritière qu’elle fût. Ce devoir accompli, le chapeau de paille et Sultan furent encore une fois mis en réquisition. Elle ouvrit une petite porte, derrière le cottage, et prit un sentier qui longeait le cimetière du village, et conduisait à la maison du vieux pasteur. Le cimetière était entouré de tous côtés par une ceinture d’arbres. À part la petite église noircie par le temps, les toits du cottage, et la maison du prêtre, on n’apercevait nulle autre habitation, pas même une chaumière. Sous l’ombrage d’un if, isolé au milieu de l’enclos, se trouvait un banc rustique ; vis-à-vis de ce siége on voyait une tombe, qui se distinguait des autres par une légère palissade. Au moment où la jeune Éveline passait lentement à côté de ce tombeau, elle aperçut un gant parmi les longues herbes humides qui croissaient au pied de l’if. Elle le ramassa et poussa un soupir ; ce gant appartenait à lady Vargrave. Elle soupira, car elle songeait à la mélancolie répandue sur la figure de sa mère, que ne pouvaient dissiper ni ses caresses ni sa gaîté. Elle se demandait avec étonnement pourquoi cette tristesse était devenue une habitude si permanente, car la jeunesse s’étonne toujours que les personnes qui ont l’expérience de la vie soient tristes.

Éveline traversa le cimetière, et se trouva bientôt sur le vert gazon qui s’étendait devant la vieille et pittoresque maison du pasteur.

Le vieillard travaillait à son jardin ; mais dès qu’il vit Éveline, il jeta là sa bêche, et vint gaîment au-devant d’elle.

On voyait facilement à quel point elle lui était chère.

« Ainsi, vous voilà venue prendre votre leçon de chaque jour, ma jeune élève ?

— Oui ; mais le Tasse peut bien attendre, si…

— Si le précepteur a envie de faire l’école buissonnière ? Non, mon enfant ; et même la leçon d’aujourd’hui sera plus longue que de coutume, car il me faudra, je crains, vous quitter demain pour une absence de quelques jours.

— Nous quitter ! Pourquoi cela ?… Quitter Brook Green !… c’est impossible !

— Ce n’est pas du tout impossible ; car nous avons un nouveau curé, et il faut que je devienne courtisan dans ma vieillesse pour lui demander qu’il me permette de rester auprès de mon troupeau. Il est à Weymouth, et il m’a écrit de venir l’y trouver. Ainsi, miss Éveline, il faut que je vous donne des devoirs de vacances à faire en mon absence. »

Éveline essuya les larmes qui humectaient ses yeux (car lorsque le cœur est plein d’affection, les yeux débordent facilement) et se suspendit tristement au bras du vieillard, donnant un libre cours aux lamentations moitié enfantines, moitié féminines, que lui arrachait la pensée de cette séparation prochaine. Et sa mère aussi, que deviendrait-elle sans lui ? Et pourquoi ne pouvait-il écrire au curé, au lieu d’y aller lui-même ?

Le pasteur, qui était célibataire et n’avait point d’enfants, n’était pas insensible à l’affection de sa belle élève ; peut être fut-il lui-même un peu plus distrait que de coutume ce matin-là, ou bien Éveline, de son côté, se montra-t-elle moins attentive. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle profita fort peu de la leçon.

Pourtant c’était un excellent précepteur que ce vieillard. Connaissant les tendances de l’esprit vif, prompt, et un peu fantasque d’Éveline, il avait moins cherché à dompter son imagination, qu’à l’épurer et à l’élever. Doué lui-même de facultés rares, que ses loisirs lui avaient permis de cultiver, il avait une piété trop large et trop riante pour exclure la littérature (le plus beau don du ciel) du domaine de la religion. Sous sa direction l’esprit d’Éveline avait été nourri des trésors du génie moderne, et son jugement avait été affermi par les critiques d’un goût généreux et gracieux.

Dans la retraite de ce hameau, la jeune héritière avait été élevée de manière à se montrer digne du rang qu’elle devait occuper. Elle savait apprécier les arts et l’élégance, qui distinguent (quel que soit leur rang) les gens d’élite des esprits vulgaires, mieux que si elle eût été élevée par le Briarée aux cent mains de l’éducation fashionable. Lady Vargrave même, comme presque toutes les personnes dont les prétentions sont modestes et l’éducation incomplète, était assez disposée à concevoir une trop haute estime des avantages de la lecture. Elle n’était jamais plus contente que lorsqu’elle voyait Éveline ouvrir le paquet de livres qu’on lui envoyait tous les mois de Londres, et se plonger avec délices dans la lecture de volumes que lady Vargrave considérait innocemment comme d’inépuisables réservoirs de sagesse.

Mais ce jour-là Éveline ne pouvait lire, et les beaux vers du Tasse avaient perdu pour elle toute leur mélodie. De sorte que le pasteur y renonça et plaça dans la main de son élève attristée un petit programme d’études à suivre en son absence. Sultan, qui depuis une demi-heure léchait ses pattes d’un air ennuyé, se leva en bondissant, et se mit à caracoler autour du jardin, précédant le vieux prêtre et la jeune fille qui quittèrent bientôt les œuvres des hommes pour celles de la nature.

« Soyez sans crainte ; je prendrai le plus grand soin de votre jardin, pendant que vous n’y serez pas, dit Éveline. Et puis il faut nous écrire pour nous dire le jour où vous reviendrez.

— Ma chère Éveline, vous êtes née pour gâter tout le monde, depuis Sultan jusqu’à Aubrey.

— Et pour être gâtée en retour, ne l’oubliez pas, s’écria Éveline en riant et en secouant ses boucles blondes. Et maintenant avant de vous en aller, voulez-vous me dire, vous qui avez tant de sagesse, ce que je dois faire pour… pour… me faire aimer de ma mère ? »

La voix d’Éveline s’altéra en disant ces derniers mots, et Aubrey parut ému et surpris.

« Vous faire aimer de votre mère, ma chère Éveline ! que voulez-vous dire ? ne vous aime-t-elle pas ?

— Ah ! pas autant que je l’aime ; elle est douce et bonne, je le sais, car elle l’est envers tout le monde. Mais elle ne se confie pas à moi ; elle a quelque chagrin dans le cœur qu’elle ne me permet ni de connaître, ni de consoler. Pourquoi éviter toute allusion à sa jeunesse ? Elle ne me parle jamais comme si, elle aussi, elle avait eu une mère ! Pourquoi ne puis-je jamais lui parler de son premier mariage, de mon père ? Pourquoi me regarder d’un air de reproche, et m’éviter, oui ! m’éviter, pendant des journées entières, si… si j’essaie de la ramener au passé ? y a-t-il un secret ? S’il en est ainsi, ne suis-je pas d’âge à le connaître ? »

Les paroles d’Éveline étaient rapides et saccadées, et ses lèvres tremblaient. Aubrey lui prit la main, la pressa, et lui dit, après un moment de silence :

« Éveline, c’est la première fois que vous me parlez ainsi. Est-il arrivé quelque chose qui ait éveillé votre… dirai-je votre curiosité, ou bien la fierté blessée de votre affection ?

— Et vous aussi, vous êtes sévère ; vous me blâmez ! Non, il est vrai, je ne vous ai jamais parlé ainsi, mais depuis bien, bien longtemps, je me suis aperçue que je ne suffis pas au bonheur de ma mère, moi qui l’aime si tendrement ! Et maintenant, depuis que mistress Leslie est ici, je trouve qu’elle converse avec cette dame qui lui est étrangère, avec beaucoup plus de confiance qu’elle ne cause avec moi. Lorsque j’entre par hasard, elles suspendent leur entretien, comme si je n’étais pas digne d’y prendre part. Et… et… ah ! si je pouvais seulement vous faire comprendre que tout ce que je désire, c’est que ma mère m’aime, qu’elle me connaisse, qu’elle ait confiance en moi…

— Éveline, dit le prêtre avec froideur, vous aimez votre mère, et à juste titre ; jamais il n’y eut un cœur meilleur, plus tendre que le sien. Ce qu’elle souhaite le plus au monde, c’est votre bien, votre bonheur. Vous réclamez sa confiance, mais pourquoi ne vous fiez-vous pas à elle ? Pourquoi ne pas croire qu’elle est animée des plus tendres, des meilleurs motifs ? Pourquoi ne pas lui laisser la liberté de vous révéler ou de vous taire le chagrin secret qui la consume, en admettant qu’elle en ait un ? Pourquoi y ajouter en vous livrant à cet excès de sensibilité personnelle ? Ma chère élève, vous n’êtes guère qu’une enfant ; et il n’est pas étonnant que les personnes qui ont souffert hésitent à affliger d’une triste confidence celles à qui la douleur est encore inconnue. Je puis, du moins, vous dire ceci (car lady Vargrave ne cherche pas elle-même à le cacher) : que de bonne heure elle a été en butte à des épreuves auxquelles, plus heureuse, vous avez échappé. Elle ne vous parle pas de sa famille, car elle n’en a plus sur la terre. Et après son mariage avec votre bienfaiteur, Éveline, peut-être considéra-t-elle comme une question de principes de bannir tout inutile regret, tout souvenir, s’il était possible, de ses premiers liens.

— Ma pauvre chère mère ! Oh ! oui, vous avez raison ; pardonnez-moi. Peut-être pleure-t-elle mon père, que je n’ai jamais vu, qu’il m’est tacitement défendu, je le sens, de nommer. Vous ne l’avez pas connu ?

— Qui donc ?

— Mon père ; le premier mari de ma mère ?

— Non.

— Mais je suis bien sûre que je n’aurais pu l’aimer mieux que mon bienfaiteur, mon second, mon véritable père, qui n’est plus maintenant. Oh ! que je me le rappelle bien, lui ! Que son souvenir m’est cher ! »

Éveline s’interrompit et fondit en larmes.

« Vous faites bien de vous en souvenir ainsi ; d’aimer, de vénérer sa mémoire ; il fut véritablement un père pour vous. Mais à présent, Éveline, ma chère enfant, écoutez-moi. Respectez le cœur silencieux de votre mère. Ne lui laissez pas penser que ses malheurs, quels qu’ils soient, puissent vous causer de la tristesse, à vous, son dernier espoir et sa dernière consolation. Plutôt que de chercher à rouvrir ses anciennes blessures, laissez-les se cicatriser sous l’influence du temps et de la religion ; et attendez le moment où, sans éprouver une trop vive douleur, votre mère pourra peut-être remonter avec vous le courant du passé.

— Oui, oui ; je vous le promets. Oh ! je sens que j’ai été bien méchante, bien désagréable ! mais ce n’était que par excès de tendresse, croyez-le bien, cher monsieur Aubrey, croyez-le bien !

— Certes, je le crois, ma pauvre Éveline, et maintenant je sais que je puis avoir confiance en vous. Allons, séchez vos beaux yeux, autrement on croirait que vous avez un maître trop sévère, et acheminons-nous vers le cottage. »

Ils traversèrent lentement et en silence l’humble jardin et le cimetière. Et là, à côté du vieil if, ils aperçurent lady Vargrave. Éveline, craignant que les traces de ses larmes ne fussent encore visibles, fit un mouvement pour se retirer, et Aubrey qui se doutait de ce qui se passait en elle, lui dit :

« Irai-je rejoindre votre mère, et lui annoncer mon prochain départ ? peut-être, en attendant, serez-vous bien aise d’aller visiter notre pauvre protégée, dans le village. La mère Newman désire beaucoup vous voir ; nous irons vous y retrouver bientôt. »

Éveline le remercia par un sourire, envoya un baiser à sa mère, avec une apparente gaîté, traversa le jardin du preslbytère, et se dirigea vers le petit village. Aubrey rejoignit lady Vargrave, et lui offrit le bras.

Cependant Éveline pensive poursuivait son chemin : elle avait le cœur gros, et elle s’adressait des reproches. Sa mère avait donc éprouvé des chagrins, et sa réserve n’avait peut-être d’autre cause que la répugnance qu’elle ressentait à affliger son enfant. Oh ! combien, dorénavant, Éveline s’empresserait de la consoler, de la caresser, de faire oublier le passé à cette mère chérie ! Car, si le caractère de cette jeune fille avait un peu de l’impétuosité et de l’étourderie de son âge, il était noble autant que tendre ; et maintenant la curiosité avait fait place à un dévouement généreux.

Elle entra dans la chaumière de l’infirme dont lui avait parlé Aubrey. Sa douce et consolante figure était là comme un rayon de soleil ; et lady Vargrave la retrouva assise à côté de la vieille femme, le Livre des Pauvres ouvert sur ses genoux. Il était curieux d’observer l’impression différente que produisaient la mère et la fille sur les villageois. Toutes les deux étaient aimées avec un enthousiasme presque égal ; mais auprès de la première ils se sentaient plus à l’aise. Ils pouvaient lui parler plus librement ; et elle les comprenait bien plus vite. Ils n’avaient pas besoin de prendre mille détours pour lui raconter les petites misères insignifiantes qu’ils eussent été presque honteux d’avouer à Éveline. Ce qui semblait si peu de chose à la jeune et riante beauté, la mère l’écoutait avec une grave et douce patience. Quand tout allait bien, on se réjouissait de voir Éveline ; mais, dans les petites contrariétés et les petits chagrins, il n’y avait personne pour remplacer « la bonne mylady ».

Aussi dame Newman, dès qu’elle aperçut la pâle et gracieuse figure de lady Vargrave sur le seuil, poussa-t-elle une exclamation de plaisir. Maintenant elle pouvait décharger son cœur de tout ce qu’elle n’osait dire à la jeune demoiselle, de crainte de l’ennuyer. Maintenant elle pouvait se plaindre des vents d’est, et du rhumatisme, et des autorités de la paroisse, et du mauvais thé qu’on vendait dans la boutique de M. Hart, et du petit-fils ingrat qui faisait si bien ses affaires, et qui oubliait sa vieille grand mère !


CHAPITRE IV

Vers la fin de la semaine nous reçûmes une carte de la part des dames de la ville.
(Le Vicaire de Wakefield.)

Le pasteur était parti, et les leçons suspendues. Sous tous les autres rapports les jours se suivaient dans la calme retraite de Brook-Green aussi semblables les uns aux autres que le permettaient le soleil et les nuages. Un matin, mistress Leslie, une lettre à la main, alla trouver lady Vargrave, occupée à soigner les fleurs d’une petite serre qu’elle avait fait ajouter au cottage, lorsque, obéissant à divers motifs, dont l’un en particulier était mystérieux et tout-puissant, elle avait quitté la somptueuse villa que lui avait léguée son mari pour venir dans cette demeure isolée.

Lady Vargrave consacrait une grande partie de son temps uniforme et monotone à la culture des fleurs, ces charmantes filles de la nature, qui donnent à notre vieillesse les mêmes plaisirs calmes dont elles réjouissaient notre jeunesse.

« Ma chère amie, dit mistress Leslie, j’ai des nouvelles pour vous. Ma fille, mistress Merton, qui vient de passer quelque temps dans le Cornwall auprès de la mère de son mari, m’écrit qu’en passant par ici pour se rendre chez elle, dans le comté de B***, elle viendra nous voir. Elle ne vous gênera pas beaucoup, ajouta mistress Leslie en souriant, car M. Merton ne l’accompagnera pas. Elle n’amène avec elle que sa fille Caroline, une jeune personne vive, belle, et intelligente, qui sera enchantée de connaître Éveline. Tout ce que vous regretterez, c’est qu’elle vienne pour mettre un terme à mon séjour ici, et m’emmener avec elle. Si vous pouvez excuser ce petit tort, vous n’aurez pas autre chose à lui pardonner. »

Lady Vargrave répondit avec la simplicité bienveillante qui lui était habituelle ; mais il était évident qu’elle redoutait la visite d’une étrangère (elle n’avait jamais vu mistress Merton), et que surtout elle s’affligeait à la pensée de perdre mistress Leslie une semaine ou deux plus tôt qu’elle ne s’y était attendue. Cependant son amie se hâta de la rassurer. Mistress Merton était si douce, si accommodante ; la femme d’un pasteur de village avait des goûts fort simples ; et, puis la visite de mistress Leslie pourrait ne pas se trouver abrégée, si lady Vargrave voulait bien étendre son hospitalité à mistress Merton et à Caroline.

Quand on annonça cette nouvelle à Éveline, son jeune cœur n’éprouva que du plaisir et de la curiosité. Elle n’avait pas d’amie de son âge ; elle était convaincue que la petite-fille de sa chère mistress Leslie lui plairait.

Éveline, naturellement portée à s’occuper des autres avec une affectueuse sollicitude, avait de bonne heure appris à soulager sa mère des quelques soins domestiques qu’une maison comme la leur, si tranquille qu’elle fût, pouvait exiger. Elle s’occupa gaîment de mille petits préparatifs. Ne s’imaginant pas qu’on pût en trouver le parfum malsain, elle remplit de fleurs les appartements des visiteuses, étala sur les tables ses livres favoris, et fit transporter dans la chambre de Caroline le petit piano droit qui se trouvait dans la sienne : Caroline devait bien certainement aimer la musique. Elle eut quelques velléités d’y transférer aussi une cage renfermant deux serins, mais lorsqu’elle fut pour la prendre, les oiseaux se mirent à chanter si gaîment, ils paraissaient si contents de la voir, si convaincus qu’elle leur apportait du sucre, que son cœur lui reprocha l’ingratitude qu’elle méditait. Non, elle ne pouvait céder ses serins ; mais le bocal en verre, contenant des poissons dorés !… oh ! qu’il ferait bien sur son piédestal à côté de la fenêtre ; d’ailleurs les poissons, créatures peu intelligentes, ne la regretteraient pas !

Vint enfin la matinée, puis l’heure de midi, puis le moment probable de l’importante arrivée. Après avoir, trois fois en une demi-heure, arrangé, dérangé, puis rarrangé tout ce qui avait été précédemment rangé en perfection, Éveline se retira dans sa chambre pour consulter sa garde-robe et Marguerite, autrefois sa bonne, maintenant sa femme de chambre. Hélas ! la garde-robe de l’héritière de l’opulent Templeton, de la future lady Vargrave, fiancée à l’homme d’État en crédit, au nouveau pair, maintenant si plein d’ostentation ; sa garde-robe, dis-je, eût été dédaignée par plus d’une fille de boutiquier. Éveline voyait fort peu de monde ; le cercle de ses connaissances se bornait au pasteur de l’endroit, et à deux vieilles filles qui, grâce à un revenu de cent quatre-vingts livres sterling[1], vivaient fort convenablement dans un cottage, avec une servante, deux chats, et un petit domestique. Sa mère se souciait peu de toilette ; et elle savait bien trouver d’autres moyens de dépenser son argent. Mais Éveline n’avait pas plus de philosophie que les jeunes filles de son âge. Elle passait d’une robe de mousseline à une autre, d’une robe de couleur à une robe blanche, et d’une robe blanche à une robe de couleur, avec une anxiété charmante et une hésitation inquiète. À la fin elle se décida pour la plus nouvelle, et lorsqu’elle l’eut mise, et qu’elle eut placé une seule rose dans ses cheveux soyeux et abondants, Carson[2] elle-même n’aurait pu ajouter un charme de plus à sa toilette. Âge heureux ! À quoi bon l’art des modistes quand on a dix-sept ans ?

« Et voici, mademoiselle, voici le beau collier que lord Vargrave a apporté, la dernière fois que mylord est venu ; il va faire un effet !… »

Les émeraudes étincelaient dans l’écrin. Éveline les regarda d’un air irrésolu ; puis, tandis qu’elle les regardait, une ombre attrista son front ; elle soupira, et ferma l’écrin.

« Non, Marguerite, je n’en ai pas besoin ; emportez-le.

— Oh ! mon Dieu, mademoiselle ! que dirait mylord s’il était ici ? Ces émeraudes sont si belles ! Elles vous siéraient si bien ! Dieu, comme ça reluit ! Mais vous porterez de bien plus belles choses encore, quand vous serez mylady !

— J’entends la sonnette de maman ; allez, Marguerite, elle a besoin de vous. »

Quand elle fut seule, la jeune fille se laissa tomber, d’un air distrait et rêveur, dans un fauteuil ; et quoique le miroir se trouvât en face d’elle, ses regards ne s’y arrêtèrent pas. Elle oublia sa toilette, sa robe de mousseline, ses craintes et ses hôtes.

« Ah ! pensait-elle, quel cruel ennui quand je pense à lord Vargrave et à ce fatal engagement ! chaque jour je le sens davantage. Quitter ma mère chérie, cette habitation tant aimée… oh ! je ne pourrai jamais m’y résoudre. Quand j’étais enfant, je l’aimais bien ; maintenant son nom me fait frissonner. Comment cela se fait-il ? Il est aimable, il a la condescendance de chercher à me plaire. C’était le vœu de mon pauvre père (car il a véritablement été un père à mon égard) ! et pourtant… oh ! que ne m’a-t-il laissée pauvre et libre ! »

Éveline en était là de sa méditation, lorsqu’un bruit de roues inusité se fit entendre sur le sable ; elle tressaillit, s’essuya les yeux, et descendit précipitamment pour recevoir les hôtes attendus.


CHAPITRE V

Dites-moi, ma chère Sophie, ce que vous pensez de nos nouvelles connaissances.
(Le Vicaire de Wakefield.)

Mistress Merton et sa fille étaient déjà dans le salon principal, assises de chaque côté de mistress Leslie. La première était une femme d’un extérieur simple et agréable ; sa figure était encore belle, et elle exprimait, sinon de l’intelligence, du moins une calme bienveillance, et un contentement habituel. La seconde était une belle jeune fille, aux yeux noirs, à la physionomie hardie ; elle avait ce genre de beauté qui saisit et qui fait de l’effet ; elle était grande, elle avait de l’assurance, et sa toilette, bien que simple, était à la dernière mode. Le chapeau élégant, grand de forme comme on les portait alors ; le voile en dentelle de Chantilly ; le brillant cachemire français ; les manches larges, adoptées à cette époque par une vogue barbare ; la robe de soie coûteuse, mais sans prétention ; la chaussure irréprochable ; l’habitude du monde ; les manières assurées ; le regard tranquille mais scrutateur de Caroline ; tout cela surprit, troubla, et effraya même un peu Éveline.

Miss Merton de son côté, quoique plus à son aise, fut également étonnée de la beauté et de la grâce innocente de la jeune fée qui s’offrait à ses regards ; elle se leva pour la saluer, avec une cordialité de bon ton, qui fit sur-le-champ la conquête du cœur d’Éveline.

Mistress Merton la baisa sur la joue, lui fit un aimable sourire, mais dit peu de chose. Il était facile de s’apercevoir qu’elle causait moins et qu’elle était plus simple que Caroline.

Lorsque Éveline les conduisit dans leurs appartements, la mère et la fille reconnurent du premier coup d’œil le soin et la prévoyance qui avaient veillé à leur bien-être. L’expression inquiète et attentive des yeux d’Éveline suggéra à l’amabilité de l’une et au savoir-vivre de l’autre l’idée de récompenser leur jeune hôtesse par une foule de petites exclamations de satisfaction et de plaisir.

« Dieu, que c’est charmant ! Quel joli pupitre ! dit l’une.

— Et les jolis poissons dorés ! dit l’autre.

— Et le piano donc, qui se trouve si bien placé ! » Les jolis doigts de Caroline parcoururent rapidement les touches.

Éveline se retira toute rouge et toute souriante. Et alors mistress Merton se permit de dire à son élégante femme de chambre :

« Enlevez vite ces fleurs, ou je vais me trouver mal.

— Que cette chambre est basse ! il n’y a pas d’air ici ! dit Caroline, lorsque la femme de chambre se fut retirée emportant les fleurs condamnées. — Et je ne vois point de psyché. Enfin ! ces pauvres gens ont fait de leur mieux.

— C’est une charmante personne que lady Vargrave ! dit mistress Merton ; elle est si intéressante ! si jolie ! et comme elle paraît jeune !

— Elle n’a pas de tournure, pas beaucoup d’usage du monde, dit Caroline.

— Non, mais elle a quelque chose de mieux.

— Hum ! dit Caroline. Sa fille est fort jolie, quoique trop petite.

— Quel sourire ! quels yeux ! elle est irrésistible ! Et quelle fortune ! Ce sera pour vous une charmante amie, Caroline.

— Oui, elle pourra m’être utile si elle épouse lord Vargrave, ou même si elle fait un beau mariage quel qu’il soit. Quel homme est-ce que ce lord Vargrave ?

— Je ne l’ai jamais vu. On le dit fort séduisant.

— Allons…, elle est bien heureuse ! » dit Caroline, en soupirant.


CHAPITRE VI

Deux charmantes jeunes filles égaient mon chemin solitaire.
(Lamb. — Vers d’album.)

Après le dîner il faisait encore assez jour pour que les jeunes personnes pussent faire une promenade dans le jardin. Mistress Merton, qui redoutait l’humidité, préféra rester à la maison. Elle était si tranquille, elle faisait si peu d’embarras, que, pour se servir de l’expression de mistress Leslie, elle ne gênait pas du tout lady Vargrave. D’ailleurs elle lui parlait d’Éveline, et c’était là un sujet de conversation très-agréable à son hôtesse, qui aimait tendrement Éveline, et en était très-fière.

« Ce site est vraiment fort joli ! Quelle charmante vue de la mer ! dit Caroline. Vous dessinez ?

— Oui, un peu.

— D’après nature ?

— Oh ! oui !

— Comment ? à l’encre de Chine ?

— Oui ; et à l’aquarelle

— Ah ! vraiment ! Mais qui donc a pu vous enseigner tout cela dans ce petit village, je dirai même dans ce comté primitif ?

— Nous ne sommes venues habiter Brook Green que lors que j’avais près de quinze ans. Ma chère mère, quoiqu’elle désirât beaucoup quitter notre villa de Fulham, ne voulut pas s’y résoudre à cause de moi, tant que j’eus besoin de professeurs ; et, comme je savais qu’elle avait envie de venir ici, je travaillai avec deux fois plus d’ardeur.

— Alors elle connaissait déjà ce pays ?

— Oui ; elle y était venue il y a bien des années, et, à la mort de mon pauvre père (j’appelle toujours feu lord Vargrave mon père), elle a acheté cette propriété. Elle s’y rendait régulièrement une fois l’an, sans moi ; et lorsqu’elle en revenait, je la trouvais encore plus triste qu’auparavant.

— Quel charme ce séjour a-t-il donc pour lady Vargrave ? demanda Caroline, avec un certain intérêt.

— Je ne sais, à moins que ce ne soit l’extrême tranquillité dont on y jouit, ou quelque association d’idées de jeunesse.

— Et quel est votre plus proche voisin ?

M. Aubrey, le pasteur. Il est bien fâcheux qu’il soit absent en ce moment. Vous ne pouvez vous imaginer à quel point il est bon et charmant. C’est le plus aimable vieillard qu’il y ait au monde. Un homme que Bernardin de Saint-Pierre aurait eu du plaisir à dépeindre.

— Agréable sans doute, mais ennuyeux ! Les bons pasteurs le sont presque toujours.

— Ennuyeux ! Mais pas le moins du monde ; il est gai jusqu’à l’enjouement, et il est très-savant. Il a été si bon pour moi dans mes études ! Vous ne sauriez croire tout ce que j’ai appris, grâce à son secours.

— Je ne doute pas qu’il soit excellent juge en matière de sermons.

— Mais, M. Aubrey n’est pas sévère, reprit Éveline avec empressement ; ainsi, par exemple, il aime beaucoup la littérature italienne ; nous lisons le Tasse ensemble.

— Ah ! quel dommage qu’il soit vieux ! vous avez dit, je crois, qu’il était vieux ? Peut-être y a-t-il un fils, la vivante image du père ?

— Oh ! non, dit Éveline, en riant innocemment ; M. Aubrey ne s’est jamais marié.

— Et où demeure-t-il, ce vieux monsieur ?

— Venez un peu de ce côté. Là, vous pouvez voir d’ici le toit de sa maison, tout à côté de l’église.

— Je vois. C’est un peu triste pour vous d’être si près de l’église.

— Trouvez-vous ? Ah ! mais, c’est que vous ne l’avez pas vue ! C’est la plus jolie église de tout le comté. Et le petit cimetière donc ! il est si tranquille, si retiré ! je me sens meilleure chaque fois que j’y passe. Il y a certains lieux qui respirent la piété.

— Vous êtes poétique, ma chère petite amie. »

Éveline, qui avait réellement de la poésie dans sa nature, et qui par conséquent la laissait quelquefois déborder dans son simple langage, rougit et se sentit un peu honteuse.

« C’est la promenade favorite de ma mère, dit elle en s’excusant. Souvent elle y passe plusieurs heures toute seule ; et c’est peut être pour cela que ce lieu est plus joli à mes yeux qu’à ceux des autres. Pour moi, je n’y vois rien de triste ; et lorsque je mourrai, je voudrais y être enterrée. »

Caroline rit un peu.

« Voilà un étrange souhait ; mais peut-être avez-vous eu des peines de cœur ?

— Moi ! ah ! vous vous moquez de moi !

— Vous ne vous souvenez pas de M. Cameron, votre véritable père ?

— Non ; il était mort, je crois, avant ma naissance.

— Cameron, c’est un nom écossais. À quelle tribu des Cameron appartenez-vous ?

— Je n’en sais rien, dit Éveline un peu embarrassée ; et même je ne connais pas du tout la famille de mon père, ni celle de ma mère. C’est fort singulier, mais je ne crois pas que nous ayons un seul parent. Vous savez que lorsque je serai majeure, je dois prendre le nom de Templeton.

— Ah ! le nom suit la fortune ; je comprends. Chère Éveline, que vous serez donc riche ! ah ! que je voudrais être riche !

— Et moi je voudrais être pauvre, dit Éveline, dont la voix changea d’accent, et la physionomie d’expression.

— Quelle singulière fille vous faites ! Que voulez-vous dire ? »

Éveline ne dit rien, et Caroline l’examina avec curiosité.

« Ces idées-là viennent de ce que vous vivez trop retirée, ma chère Éveline. Combien vous devez brûler de voir le monde !

— Moi ! point du tout. Je voudrais ne jamais quitter ces lieux ; je souhaiterais d’y vivre et d’y mourir.

— Vous penserez tout autrement quand vous serez lady Vargrave. Pourquoi prenez-vous un air si sérieux ? N’aimez vous pas lord Vargrave ?

— Quelle question ! dit Éveline en détournant la tête, et en riant d’un rire forcé.

— Peu importe du reste que vous l’aimiez ou non ; c’est une position superbe. Il a un rang, de la réputation, il est haut placé ; tout ce qui lui manque, c’est de l’argent, et vous lui en apporterez. Hélas ! moi je n’ai pas cette éblouissante perspective. Je n’ai pas de fortune, et je crains que mes beaux yeux ne me procurent jamais un titre, une loge à l’Opéra, et une maison dans Grosvenor Square. Je voudrais bien être la future lady Vargrave.

— Certes, moi aussi, je voudrais bien que vous la fussiez, dit Éveline avec une grande naïveté ; vous conviendriez bien mieux à lord Vargrave que moi. »

Caroline se mit à rire.

« Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?

— Sa manière de voir est semblable à la vôtre. Il ne dit jamais rien qui me soit sympathique.

— Un joli compliment que vous me faites là ! Soyez convaincue, ma chère, que nous sympathiserons fort bien quand vous connaîtrez le monde aussi bien que moi. Mais, pour en revenir à lord Vargrave, est-il trop vieux ?

— Non, je ne pensais pas à son âge ; et le fait est qu’il paraît plus jeune qu’il n’est.

— Est-il beau ?

— Oui, il est ce qu’on est convenu d’appeler beau ; vous le trouveriez bien, vous.

— Bon, s’il vient ici je ferai mon possible pour vous enlever son cœur ; ainsi, prenez garde à vous.

— Oh ! je vous en serais si reconnaissante ! Je l’aimerais tant, s’il voulait bien devenir amoureux de vous !

— Je crains bien qu’il n’y ait pas de danger que cela arrive.

— Mais comment se fait-il, dit en hésitant Éveline, après un moment de silence, comment se fait-il que vous ayez bien plus d’expérience du monde que moi ? Je croyais que M. Merton habitait presque toujours la campagne.

— Oui, mais mon oncle, sir John Merton, est représentant du comté ; et mon aïeule paternelle, qui habite le château de Tregony (que nous venons de quitter), se rend à Londres, dans la saison, presque tous les ans, et j’ai passé trois saisons avec elle. C’est une charmante vieille, tout à fait une grande dame. Malheureusement elle reste en Cornwall cette année, elle a été souffrante, et les médecins lui défendent Londres et les villes. Mais même à la campagne nous menons une vie très-gaie. Mon oncle demeure à peu de distance, et quoiqu’il soit veuf, il reçoit beaucoup lorsqu’il est à Merton Park. Papa aussi est riche ; il est très-hospitalier, très-aimé, et il sera évêque un de ces jours, j’espère ; ce n’est pas du tout comme un pasteur de village. De sorte que, je ne sais trop comment, j’ai appris à devenir ambitieuse. Nous sommes tous ambitieux dans la famille de papa. Mais, hélas ! je n’ai pas si beau jeu que vous. Vous êtes jeune et belle ; par-dessus le marché vous êtes une héritière ! Ah ! quelle perspective ! Vous devriez engager votre maman à vous mener à Londres.

— À Londres ! L’idée seule d’y aller la rendrait malheureuse. Oh ! vous ne nous connaissez pas.

— Je ne puis m’empêcher de croire, miss Éveline, dit Caroline avec malice, que ce n’est pas seulement votre innocente petite manière de voir (que vous exprimez si gentiment) qui vous rend aveugle aux perfections de lord Vargrave, et indifférente aux attraits de Londres. Je suis convaincue que si l’on savait la vérité, on trouverait qu’il y a ici, outre le vieux pasteur, quelque beau jeune recteur, qui joue de la flûte, et qui prêche, en gants blancs, des homélies sentimentales. »

Éveline partit d’un éclat de rire folâtre, si folâtre que les soupçons de Caroline s’évanouirent. Elles continuèrent à se promener et à jaser ainsi jusqu’à la nuit ; puis elles rentrèrent. Éveline fit voir ses dessins à Caroline, et cette jeune personne, qui s’y connaissait, en fut étonnée. Le talent d’Éveline comme pianiste l’étonna encore davantage ; mais Caroline prit sa revanche d’un autre côté, car sa voix était plus puissante que celle d’Éveline, et elle chantait des romances françaises avec plus d’entrain. Caroline, dans tout ce qu’elle entreprenait, faisait preuve de talent, mais Éveline, en dépit de sa simplicité, avait du génie, bien que ce génie ne fût pas encore très-développé ; car elle possédait la facilité, l’émotion, la sensibilité, l’imagination. Et la différence qui existe entre le talent et le génie est plutôt dans le cœur que dans la tête.


CHAPITRE VII

Ton jeune cœur serait-il oppressé par les mystérieuses et solennelles influences de cette scène, que tu te rapproches encore davantage de moi ?
(F. Hemans. — Promenade dans les bois et hymne.)

Caroline et Éveline, comme on devait s’y attendre, se lièrent d’une étroite amitié. Elles n’avaient aucun rapport de caractère ; mais se trouvant toujours ensemble, elles ne purent faire autrement que de devenir amies. D’un esprit ingénu et enthousiaste, il était tout naturel qu’Éveline fût portée à l’admiration ; et Caroline était pour l’inexpérience de sa compagne une apparition nouvelle, brillante, imposante. Quelquefois les idées mondaines de miss Merton choquaient Éveline ; mais aussi Caroline avait une manière toute particulière de s’exprimer ; on eût dit qu’elle ne parlait pas sérieusement, qu’elle cédait simplement à une disposition ironique. Elle ne manquait pas non plus d’une certaine veine de sentiment qu’acquièrent facilement les gens un peu blasés sur le monde, et les jeunes personnes un peu aigries de ce qu’elles ne sont pas dames au lieu d’être demoiselles. Quelque usée que fût cette veine de sentiment, la pauvre Éveline la trouvait fort belle et fort touchante. Et puis Caroline était spirituelle, amusante, expansive, et elle avait cette supériorité superficielle qu’une fille de vingt-trois ans, connaissant Londres, exerce sur une jeune fille de dix-sept ans, élevée à la campagne. D’un autre côté, Caroline se montrait aimable et affectueuse vis-à-vis d’elle. La fille du pasteur sentait qu’elle ne devait pas toujours garder sa supériorité sur l’opulente héritière, même à propos des questions de mode.

Un soir mistress Leslie et mistress Merton étaient assises sous la véranda du cottage ; leur hôtesse les avait laissées seules pour aller au village. Les deux jeunes demoiselles échangeaient quelques confidences en se promenant sur la pelouse. Mistress Leslie dit tout à coup :

« Ne trouvez-vous pas qu’Éveline est une charmante fille ? Et comme elle paraît ignorer qu’elle est belle ! Elle a tant de simplicité, et pourtant elle est si bien douée !

— Je n’ai jamais vu personne qui m’intéressât davantage, dit mistress Merton, en rabattant sa pélerine ; elle est extrêmement jolie.

— Je suis bien tourmentée à son sujet, reprit mistress Leslie, d’un air pensif. Vous savez que le désir de feu lord Vargrave était qu’elle épousât son neveu, le lord actuel, lorsqu’elle atteindrait ses dix-huit ans. Elle les aura dans neuf ou dix mois ; elle ne connaît pas du tout le monde ; elle n’est pas en état de prendre une décision. Lady Vargrave, quoique la meilleure des femmes, est elle-même trop inexpérimentée pour servir de guide à une personne aussi jeune, placée dans une position aussi exceptionnelle, avec un avenir aussi brillant. Lady Vargrave, au fond du cœur, est encore une enfant, et elle le sera toujours, même quand elle aura mon âge.

— C’est très-vrai, dit mistress Merton. Ne craignez-vous pas que ces demoiselles ne s’enrhument ? La rosée tombe, et le gazon doit être mouillé.

— J’ai pensé, continua mistress Leslie, sans faire attention à la dernière partie du discours de mistress Merton, j’ai pensé que vous feriez une bonne action, si vous invitiez Éveline à passer quelques mois avec vous au presbytère. Assurément cela ne remplacera pas Londres ; mais elle y verrait beaucoup de monde. Vous recevez une société très choisie, et quelquefois même brillante. Elle rencontrera chez vous beaucoup de jeunes personnes de son âge, et les jeunes personnes se forment au contact les unes des autres.

— J’avais déjà pensé qu’il me serait agréable de l’inviter, dit mistress Merton ; je consulterai Caroline.

— Caroline sera enchantée, j’en suis sûre ; c’est plutôt du côté d’Éveline que viendra la difficulté.

— Vous m’étonnez ! Elle doit s’ennuyer à périr ici

— Mais voudra-t-elle quitter sa mère ?

— Oh ! Caroline me quitte souvent, moi, dit mistress Merton. »

Mistress Leslie se tut, et en ce moment Éveline et sa nouvelle amie arrivèrent près de la mère et de la fille.

« J’essayais de décider Éveline à nous faire une petite visite, dit Caroline, ce serait pour nous une société si agréable ! Et si elle se sent encore un peu gênée avec nous, comme ma chère grand’maman nous accompagne, je suis sûre qu’elle aura bien vite fait de la mettre à son aise.

— Que c’est singulier ! dit mistress Merton ; nous disions justement la même chose. Ma chère miss Cameron, nous serions charmées de vous posséder.

— Et moi je serais si contente d’aller chez vous, si maman voulait seulement y venir aussi. »

Tandis qu’elle parlait, la lune, qui venait de se lever, laissa apercevoir lady Vargrave, s’approchant lentement de la maison. À cette lumière, ses traits paraissaient encore plus pâles que de coutume ; et avec sa taille frêle et délicate, sa démarche lente, et son pas silencieux qui paraissait glisser sur le sol, elle avait quelque chose d’éthéré, quelque chose qui n’appartenait pas à la terre.

Éveline se retourna, la vit, et son cœur se serra. Sa mère ! sa mère si inséparablement liée au cher cottage ! qu’avait donc fait cette brillante étrangère pour lui rendre à elle-même ce bien-aimé séjour moins attrayant, lorsqu’elle avait déclaré tant de fois qu’elle ne demandait qu’à vivre et mourir dans son humble enceinte ? Elle quitta brusquement sa nouvelle amie, s’élança au-devant de sa mère, et jeta affectueusement ses bras autour d’elle.

« Vous êtes pâle, vous vous êtes trop fatiguée. Où avez-vous été ? Pourquoi ne m’avez-vous pas emmenée ? »

Lady Vargrave pressa tendrement la main d’Éveline.

« Vous vous préoccupez trop de moi, dit-elle. Je ne suis qu’une maussade société pour vous, j’étais contente de vous voir heureuse avec une compagne qui convenait mieux à la gaîté de votre âge. Que deviendrons-nous quand elle nous quittera ?

— Ah ! je n’ai pas besoin d’autre société que celle de ma mère bien-aimée. D’ailleurs n’ai-je pas Sultan aussi ? » ajouta Éveline, et un radieux sourire chassa les larmes qui s’amoncelaient dans ses yeux.


CHAPITRE VIII

Nos amis nous quittent l’un après l’autre ; quel est celui d’entre nous qui n’a pas perdu un ami ? Il ne se forme pas ici-bas d’union de cœurs qui ne soit brisée ici-bas.
(J. Montgomery.)

Ce soir-là mistress Leslie alla trouver lady Vargrave dans sa chambre. En entrant doucement, elle remarqua que, malgré l’heure avancée, lady Vargrave était à la fenêtre ouverte, et paraissait absorbée dans la contemplation du paysage qui s’étendait sous ses yeux. Mistress Leslie s’approcha d’elle sans être aperçue. La lune répandait une vive clarté, et au-delà du jardin, dont il n’était séparé que par une légère palissade, s’étendait le silencieux cimetière du hameau, dominé par la flèche du saint édifice, qui s’élançait haute et droite dans l’air transparent. C’était un tableau calme et paisible ; et le regard rêveur de lady Vargrave paraissait tellement absorbé dans ce spectacle, que mistress Leslie ne voulut pas troubler ses méditations.

À la fin lady Vargrave se retourna. Sur sa physionomie se lisait cette expression de résignation patiente, qui appartient aux personnes que le monde ne saurait plus décevoir, et qui ont désormais attaché leurs cœurs à la vie d’outre-terre.

Quels que fussent les sentiments ou les pensées de mistress Leslie, elle n’en dit rien, et se contenta de lui faire une remontrance amicale sur le danger de braver l’air du soir. On ferma la fenêtre, et l’on s’assit pour causer.

Mistress Leslie renouvela l’invitation qu’on avait faite à Éveline, et insista fortement sur l’avantage qu’il y aurait à l’accepter.

« Il est cruel de vous séparer, dit-elle ; j’en ressens un vif chagrin. Pourquoi alors ne pas accompagner Éveline ? Vous secouez la tête. Pourquoi fuir toujours la société ? Si jeune encore, vous vous livrez trop aux regrets du passé ! »

Lady Vargrave se leva, et se dirigea vers un meuble placé à l’extrémité de la pièce ; elle l’ouvrit, et fit signe à mistress Leslie d’approcher. Dans un tiroir se trouvaient des vêtements de femme soigneusement pliés ; c’étaient des hardes humbles, grossières, déguenillées ; le costume d’une paysanne.

« Ces objets ne vous rappellent-ils pas votre première charité envers moi ? dit-elle d’un accent touchant. Ils me disent que je n’ai rien de commun avec le monde où vous et les vôtres, et Éveline elle-même, vous devez vivre toutes.

— Votre conscience est par trop scrupuleuse ! vos fautes n’ont été que celles des circonstances, et de votre jeunesse. Vous les avez bien rachetées ! Personne ne connaît votre passé, sauf le bon vieil Aubrey et moi. Pas un souffle défavorable ne ternit le nom de lady Vargrave.

— Mistress Leslie, dit lady Vargrave, qui referma le tiroir et vint se rasseoir, mon univers est autour de moi ; je ne puis le quitter. Si je pouvais être utile à Éveline, alors je sacrifierais, je braverais tout ; mais je ne sers qu’à l’attrister : je ne suis pas à même de lui donner des conseils, d’étendre ses connaissances. Lorsqu’elle était enfant, je pouvais veiller sur elle ; lorsqu’elle était malade, je pouvais la soigner. Mais à présent il lui faudrait un guide, quelqu’un qui la conseillât, et je sens trop bien que cette tâche est au-dessus de mes capacités. Moi, servir de guide à la jeunesse, à l’innocence ! Moi ! non, je n’ai rien à lui Offrir, chère enfant ! sauf mon amour et mes prières ! Que votre fille l’emmène donc, qu’elle veille sur elle, qu’elle lui serve de guide et de conseil. Pour ma part, quelque insensible, quelque ingrat que cela puisse paraître, je suis capable de rester seule, pourvu qu’Éveline soit heureuse !

— Mais elle !… Comment Éveline, qui vous aime si tendrement, se soumettra-t-elle à cette séparation ?

— Elle ne sera pas de longue durée, et puis, ajouta lady Vargrave, avec un sourire sérieux mais doux, il vaut mieux qu’elle se prépare d’avance à cette séparation qui doit avoir lieu un jour. À mesure que chaque année recule insensiblement ma dernière espérance de le revoir un jour, lui, je sens que ma vie devient aussi de jour en jour plus faible, et je regarde de plus en plus ce tranquille cimetière comme le port où je vais bientôt rentrer. Dans tous les cas, Éveline devra nécessairement former de nouveaux liens qui l’éloigneront forcément de moi ; il vaut mieux qu’elle s’habitue maintenant, et par degrés, à se passer d’une personne qui lui est inutile, à elle aussi bien qu’au monde.

— Ne parlez pas ainsi, dit mistress Leslie, fort émue ; vous avez encore bien des années de bonheur en perspective ; plus vous vous éloignerez du temps de la jeunesse, plus la vie vous semblera belle.

— Dieu est bien bon pour moi, dit la dame, en élevant vers le ciel ses yeux pleins de résignation ; et je m’en aperçois depuis longtemps. Je ne me plains pas de mon sort. »


CHAPITRE IX

La plupart d’entre eux semblaient charmés de sa présence.
(Mackensie. — L’Homme du monde.)

Ce fut avec la plus grande difficulté qu’on décida enfin Éveline : elle ne voulait pas consentir à s’éloigner de sa mère ; la pensée de cette séparation la faisait pleurer amèrement. Mais lady Vargrave, bien qu’attendrie, se montra ferme, et sa fermeté avait un caractère doux et suppliant, auquel Éveline ne savait point résister. Son absence devait durer quelques mois, à la vérité ; mais elle reviendrait après au cottage ; et puis elle éviterait aussi la visite périodique de lord Vargrave, et peut-être cette idée contribua-t-elle, à son insu, plus que toute autre à fixer sa résolution. À la fin du mois de juillet, époque où se terminait habituellement la session (la réforme était encore inconnue), il venait toujours passer un mois à Brook Green. Ses dernières visites avaient causé fort peu de plaisir à Éveline, et elle redoutait encore plus la prochaine que toutes les précédentes. Elle regardait avec une singulière répugnance les prétentions de son fiancé, elle, dont le cœur avait encore toute sa virginité, elle qui n’avait jamais vu personne de comparable pour l’extérieur, les manières, les moyens de plaire, au séduisant lord Vargrave ! Et pourtant un sentiment d’honneur, le sentiment de ce qu’elle devait à son bienfaiteur mort, à celui qui avait été plus qu’un père pour elle, tout combattait cette répugnance, et la laissait indécise sur la ligne de conduite qu’elle devait suivre, et sans projets déterminés pour l’avenir. Grâce à l’heureuse souplesse de son caractère, et à une étourderie presque voisine de la légèreté, qui, à vrai dire, lui était naturelle, elle ne songeait pas souvent à l’engagement solennel qu’elle devait bientôt ratifier ou annuler. Mais lorsque le souvenir lui en revenait, il la rendait triste pendant de longues heures, et la laissait distraite et découragée. Sa visite chez mistress Merton fut donc définitivement arrêtée ; le jour du départ était même fixé, quand arriva, un matin, la lettre suivante de lord Vargrave :

À lady Valgrave, etc., etc.
« Ma chère amie,

« Il se trouve que nous avons une semaine de vacances dans notre fainéante de Chambre, et il fait un temps si délicieux que je brûle d’en jouir en compagnie des personnes que j’aime le mieux. Vous me verrez donc presque aussitôt après la réception de cette lettre ; c’est-à-dire que le jour même je dînerai avec vous. Que puis-je dire à Éveline ? Voulez-vous, chère lady Vargrave, lui faire accepter mes hommages qu’elle paraît presque disposée à repousser lorsque je les lui offre moi-même ?

« Je suis, à la hâte, mais très-affectueusement
« Votre tout dévoué,
« Vargrave. »

Hamilton Place, 30 avril 18**.

Cette lettre ne fit plaisir ni à mistress Leslie, ni à Éveline. La première craignait que lord Vargrave ne désapprouvât un voyage dont on ne pourrait guère lui avouer le motif réel. Quant à Éveline, ce contre-temps lui rappelait tout ce qu’elle pouvait oublier. Mais lady Vargrave se réjouissait à la pensée de l’arrivée de Lumley. Jusque-là son caractère doux et passif lui avait fait considérer le mariage d’Éveline et de lord Vargrave comme une affaire arrangée. Le désir et la volonté de son mari exerçaient une puissante influence sur son esprit. Tant qu’Éveline n’était encore qu’une enfant, les visites de Lumley avaient toujours été accueillies avec joie ; la rieuse jeune fille aimait ce lord plein d’enjouement et de bonne humeur, qui lui apportait toutes sortes de présents, et paraissait aimer les chiens avec la même passion qu’elle. Mais le changement qui s’était récemment opéré dans les manières d’Éveline à son égard, les accès fréquents de découragement et de préoccupation auxquels elle semblait en proie, et que mistress Leslie avait un jour signalés à lady Vargrave, réveillèrent toute la tendre et maternelle sollicitude de celle-ci. Elle prit la résolution d’observer, d’examiner, d’analyser, non-seulement la manière dont Éveline accueillerait Vargrave, mais, autant qu’il lui serait possible, le caractère et l’attitude de Vargrave lui-même. Elle sentait combien était solennelle la mission qui lui était confiée, de veiller au bonheur d’une existence si chère, et elle en était encore à ce roman du cœur, qu’elle avait lu dans la nature, non dans les livres, et qui lui disait que, sans amour, il n’y a pas de bonheur dans le mariage.

Toute la famille était assemblée sur la pelouse, lorsque, une heure plus tôt qu’on ne s’y attendait, la voiture de voyage de lord Vargrave roula rapidement dans l’étroite avenue qui conduisait de la loge à la maison. Vargrave, dès qu’il vit ce groupe de personnes, mit la tête à la portière, et baisa sa main ; et lorsque la voiture s’arrêta devant le perron, il sauta précipitamment, et courut au-devant de son hôtesse.

« Ma chère lady Vargrave, que je suis heureux de vous voir ! Vous avez une mine charmante. Et Éveline ? Ah ! la voilà ; la chère coquette, qu’elle est ravissante ! Elle a énormément gagné ! Mais quelles sont ces dames ? ajouta-t-il d’une voix plus basse.

— Des amies qui sont en visite chez nous : mistress Leslie, dont vous nous avez souvent entendues parler, mais que vous n’avez jamais vue…

— Oui ; et les autres ?

— Sa fille et sa petite-fille.

— Je serai charmé de faire leur connaissance. »

Il est impossible d’imaginer des manières plus engageantes que celles de lord Vargrave. Franc, aimable et séduisant, même lorsqu’il n’était encore que le pauvre et insouciant M. Ferrers, sans titre ni réputation, son sourire, le ton de sa voix, sa courtoisie familière, qui semblait si spontanée, si naturelle, et qui rappelait presque les élans de bonne humeur d’un adolescent, tout cela était irrésistible chez l’homme d’État considéré, chez le courtisan en faveur.

Mistress Merton fut enchantée de lui ; Caroline le trouva, dès le premier coup d’œil, l’homme le plus séduisant qu’elle eût jamais vu ; et même mistress Leslie, plus sérieuse, plus prudente, plus clairvoyante, fut presque aussi charmée à première vue. Ce ne fut que lorsque, dans les moments de silence, ses traits reprenaient leur expression naturelle, qu’elle crut découvrir dans son regard vif et soupçonneux, dans la contraction de ses lèvres, les preuves du caractère fourbe, astucieux, intéressé, que les hommes mêmes de son parti attribuaient, mystérieusement et à contre-cœur, à l’un de leurs principaux chefs.

Quand Vargrave prit la main d’Éveline, et, avec une galanterie significative, la porta à ses lèvres, la jeune fille rougit beaucoup d’abord, puis elle devint d’une pâleur mortelle ; et la couleur bannie de cette joue transparente fut lente à revenir y prendre place. Sans se préoccuper de ces signes qu’on pouvait interpréter de plusieurs manières, Lumley, qui paraissait fort gai, se mit à babiller de cent choses diverses : il loua le paysage, le temps, le voyage, il lança une plaisanterie par-ci, un compliment par-là, enfin il acheva de faire la conquête de mistress Merton et de Caroline.

« Vous avez quitté Londres au plus beau moment de la saison, lord Vargrave, dit Caroline après le dîner.

— C’est vrai, miss Merton, mais la campagne aussi est dans son plus beau moment.

— Vous aimez donc bien la campagne ?

— Par boutades, ma passion naît avec les premières fraises, et meurt avec les fraises-ananas. Je mène une vie tellement artificielle ! mais après tout c’est aussi une vie utile, je l’espère. Pour en faire une vie heureuse, il ne me manque plus qu’un intérieur.

— Quelles sont les dernières nouvelles ? Cher Londres ! Je regrette tant que ma grand’mère, lady Élisabeth, n’y aille pas cette année ; ce qui me condamne à mener une vie rustique. Lady Jeanne D*** se marie-t-elle enfin ?

— Voilà bien ce qu’une jeune personne appelle des nouvelles ! toujours le mariage ! lady Jeanne D*** ? Oui, elle va se marier, comme vous dites, enfin ! Tant que c’était une beauté, notre sexe froid n’osait s’en approcher ; mais à présent elle est fanée et laide ; c’est la vraie couleur pour une dame.

— C’est complimenteur !

— Assurément ; car vous autres jolies femmes, nous vous aimons trop pour être heureux avec vous, hélas ! et un mariage prudent n’est autre chose qu’une indifférence amicale, au lieu du ravissement suivi du désespoir. Mais pour mon compte, vive la beauté et l’amour ! je n’ai jamais été prudent ; ce n’est pas là mon défaut. »

Quoique Caroline seule prît part à ce dialogue, les yeux de lord Vargrave cherchaient à causer avec Éveline, qui était plus silencieuse et plus distraite que de coutume. Tout à coup lord Vargrave parut s’apercevoir que sa conversation n’était pas assez générale pour ses auditeurs. Il s’adressa à mistress Leslie, et remonta, en quelque sorte, le courant d’une autre génération. Il parla de personnes qui n’étaient plus, de choses oubliées ; il rendit son sujet attrayant même aux jeunes personnes, par une succession d’anecdotes variées et spirituelles. Personne ne savait se rendre plus agréable ; Éveline même l’écoutait avec plaisir, car l’intelligence et l’esprit ont du charme pour toutes les femmes. Mais pourtant il y avait une frivolité froide et sèche dans le ton de l’homme du monde, qui empêchait ce charme de pénétrer plus loin que la surface. Aux yeux de mistress Leslie il trahissait involontairement un relâchement de principes ; à ceux d’Éveline il semblait manquer de cœur et de sensibilité. Lady Vargrave, qui ne pouvait comprendre un caractère de ce genre, l’écoutait attentivement, et se disait tout bas :

« Éveline l’admirera peut-être ; mais je crains qu’elle ne puisse l’aimer. »

Néanmoins le temps s’écoulait vite dans la société de Lumley, et Caroline pensa qu’elle n’avait jamais passé une soirée aussi agréable.

Quand lord Vargrave se retira dans son appartement, il se jeta dans un fauteuil et bâilla avec ferveur. Son domestique préparait sa robe de chambre, et disposait sur la table ses portefeuilles et ses lettres.

« Quelle heure est-il ? demanda Lumley.

— Il est encore de bien bonne heure, mylord, onze heures seulement.

— Ah ! diable ! L’air de la campagne est extrêmement fatigamt. J’ai déjà sommeil, vous pouvez vous retirer.

— Cette petite fille, dit Lumley, en se détirant, est d’une sauvagerie inconcevable. Il ne faut pas que je la néglige davantage ; pourtant jusqu’ici il ne peut y avoir de danger. Elle est devenue diablement jolie ; mais l’autre est plus amusante, elle me plaît davantage, et ce serait, j’imagine, une conquête bien plus facile. Ses grands yeux noirs semblaient pleins d’admiration pour ma Seigneurie ! ô jeune femme de sens !… Elle me sera peut-être utile pour piquer Éveline au jeu.


CHAPITRE X

Julio. Veux-tu de lui ?
(La fille du moulin.)

Lord Vargrave apprit le lendemain matin, avec un déplaisir secret, la visite que devait faire Éveline dans la famille Merton. Il ne pouvait guère s’y opposer ouvertement, mais il ne ménagea pas les insinuations sur l’inopportunité de ce Voyage.

« Ma chère amie, dit-il à lady Vargrave, je ne sais pas trop si vous faites bien (pardonnez-moi ma franchise) de confier Éveline aux Soins de personnes qui vous sont comparativement étrangères. Il est vrai que vous connaissez mistress Leslie ; mais vous avouez vous-même que c’est la première fois que vous vous rencontrez avec mistress Merton : une personne très-recommandable, sans doute ; mais souvenez-vous combien Éveline est jeune, combien elle est riche ; quel beau parti pour quelque fils cadet de la famille Merton, s’il y en a ! Miss Merton elle-même est une jeune fille pleine de finesse et de calcul ; si elle était de notre sexe, elle serait de première force à la chasse aux héritières. N’allez pas croire que mes craintes soient dictées par l’égoïsme ; je ne parle pas pour moi : mais si j’étais le frère d’Éveline, j’insisterais encore davantage dans mes observations.

— Vous savez, lord Vargrave, que la pauvre Éveline ne s’amuse guère ici. Ma tristesse est contagieuse. Il faudrait qu’elle fréquentât davantage des personnes de son âge, qu’elle allât un peu plus dans le monde, avant… avant…

— Avant son mariage avec moi ? Pardonnez-moi, mais n’est-ce pas là mon affaire ? Si je suis satisfait, enchanté même de son innocence, si je préfère cette innocence à tous les artifices que la société pourrait lui enseigner, assurément on ne vous blâmera pas de lui conserver cette adorable simplicité, qui fait son plus grand charme. Elle ira bien assez dans le monde, quand elle sera lady Vargrave.

— Mais si elle se décidait à n’être jamais lady Vargrave ? »

Lumley tressaillit, se mordit la lèvre et fronça le sourcil. C’était la première fois que lady Vargrave apercevait sur son visage la sinistre expression qui s’y lisait en ce moment. En voyant le regard de la veuve fixé sur lui, il se remit promptement, et dit avec un sourire forcé :

« Pouvez-vous prévoir un événement aussi fatal à mon bonheur, aussi inattendu, aussi contraire au désir de mon pauvre oncle, que le serait l’opposition d’Éveline à une union projetée depuis tant d’années, et sanctionnée avec tant de solennité dans son enfance ?

— Il faut qu’elle se décide par elle-même, dit lady Vargrave. Votre oncle a soigneusement distingué entre un désir de sa part et un ordre. Le cœur d’Éveline est encore intact. Si elle peut vous aimer, puissiez-vous mériter son affection.

— J’y mettrai tous mes soins. Mais pourquoi s’éloigner ainsi du toit maternel, précisément au moment où nous devions nous voir plus souvent ? Il est impossible que vous ayez le projet de nous séparer ?

— Je craindrais, lord Vargrave, que si Éveline restait ici, elle ne prît une décision qui vous fût contraire. J’ai peur que, si vous la pressez en ce moment, elle n’en vienne à cette résolution prématurée. Peut-être cela provient-il d’un trop grand attachement pour le séjour où elle a été élevée et pour moi, peut-être même une courte absence la réconciliera-t-elle avec l’idée d’une séparation permanente. »

Vargrave ne put en dire davantage, car en ce moment Caroline et mistress Merton vinrent les rejoindre. Mais il était tout changé de manières, et ne put retrouver sa gaîté de la veille.

Pourtant, lorsqu’il eut eu le temps d’y réfléchir, il réussit à prendre son parti du voyage d’Éveline. Il sentait qu’il lui était facile d’acquérir l’amitié de la famille Merton ; et cette amitié pouvait lui être plus utile que la neutralité adoptée par lady Vargrave. On l’inviterait infailliblement à venir au presbytère, qui se trouvait bien plus rapproché de Londres que le cottage de lady Vargrave, il pourrait donc quitter plus souvent ses occupations publiques, pour surveiller ses intérêts privés. Une société de province, surtout dans cette saison, ne devait pas abonder en rivaux dangereux. Il s’apercevait qu’Éveline y serait entourée d’une famille mondaine, et il pensait que c’était là une circonstance avantageuse, cela servirait peut être à dissiper les tendances romanesques de sa jeune amie, et à lui faire apprécier les plaisirs de la vie de Londres, le rang officiel, la brillante société que son union avec lord Vargrave lui offrirait en échange de sa fortune. En somme, il chercha, ainsi qu’il en avait l’habitude, à tirer tout le parti possible de la nouvelle tournure qu’avaient prise les affaires. Quoiqu’il fût tuteur de miss Cameron, et l’un des administrateurs de la fortune dont elle devait jouir à sa majorité, il n’avait pas le droit de se mêler du choix de sa demeure. Le testament du feu lord avait expressément et tout particulièrement corroboré l’autorité naturelle et légale de lady Vargrave dans tout ce qui avait rapport à l’éducation et à la résidence d’Éveline. Il ne serait pas hors de propos d’ajouter ici, que le testateur avait laissé à lord Vargrave, et à son co-administrateur, M. Gustave Douce, banquier éminent et fort considéré, des pouvoirs discrétionnaires quant au placement de la fortune. Il avait désiré, par ses dernières volontés, qu’une somme de cent vingt à cent trente mille livres[3] sterling fût consacrée à l’achat d’un domaine ; mais il avait laissé aux administrateurs le droit d’augmenter cette somme, jusqu’à concurrence du capital tout entier, dans le cas où un domaine de cette valeur se trouverait à vendre ; pour le choix du temps et du lieu il avait laissé toute liberté aux exécuteurs testamentaires. Jusque-là Vargrave s’était opposé à toutes les acquisitions qu’on lui avait proposées ; mon pas qu’il fût insensible à l’importance et à la considération que donnent les propriétés territoriales ; mais, jusqu’à ce qu’il fût lui même légalement autorisé à percevoir le revenu, il aimait mieux laisser l’argent dans les fonds publics que de se tourmenter de tous les détails onéreux qu’entraînerait l’administration de biens qui ne lui appartiendraient peut-être jamais. Cependant il souhaitait, avec non moins d’ardeur que son défunt parent, de voir arriver le moment où le titre de Vargrave reposerait sur une base vénérable de manoirs féodaux et de terres seigneuriales.

« Pourquoi ne m’aviez-vous pas dit que lord Vargrave était un homme charmant ? demanda Caroline à Éveline, avec qui elle se promenait en tête-à-tête familier dans les jardins. Vous serez bien heureuse dans la société d’un tel mari. »

Éveline ne répondit pas pendant quelques instants, puis elle s’arrêta soudain, et, se tournant inopinément vers Caroline :

« Chère Caroline, lui dit-elle vivement, d’un ton inquiet jusqu’aux larmes, vous qui êtes si raisonnable, si bonne, conseillez-moi, dites-moi ce que je dois faire. Je suis bien malheureuse. »

Miss Merton fut étonnée et touchée de la vive émotion d’Éveline.

« Mais qu’y a-t-il, ma pauvre Éveline ? dit-elle ; pourquoi êtes-vous malheureuse ? vous dont le sort me paraît si digne d’envie !

— Je ne puis aimer lord Vargrave ; je frémis à l’idée de l’épouser. Ne dois-je pas le lui dire franchement ? Ne dois je pas lui dire que je ne puis accomplir le vœu de… oh ! c’est là la pensée qui me cause tant d’irrésolution ! Son oncle m’a laissé, à moi qui n’avais sur lui nul droit de parenté, la fortune qui aurait dû appartenir à lord Vargrave, dans la ferme confiance que le don de ma main lui restituerait cette fortune. La lui refuser, c’est presque commettre un larcin. Ne suis-je pas bien à plaindre ?

— Pourquoi ne pouvez-vous pas aimer lord Vargrave ? S’il n’est plus de la première jeunesse, il est encore beau : il est même plus que beau. Il a un air de noblesse, un regard qui fascine, un sourire qui séduit, des manières qui plaisent, un talent qui commande le respect dans le monde ! Beau, spirituel, admiré, distingué, qu’est-ce qu’une femme peut souhaiter de plus chez son amant, son mari ? Avez-vous donc imaginé quelque idéal de l’homme que vous vous sentez capable d’aimer ? Et en quoi lord Vargrave diffère-t-il de cette création de vos rêves ?

— Si j’ai jamais imaginé un idéal ? oh ! oui ! s’écria Éveline avec un noble enthousiasme, qui illumina ses yeux, colora ses joues et fit palpiter son sein sous les plis de sa robe ; quelqu’un que je pusse vénérer tout en l’aimant ; un esprit qui élèverait le mien ; un cœur qui comprendrait ma faiblesse, mes folles idées, mes sentiments romanesques si vous voulez, et en qui je pourrais concentrer toute mon âme !

— Vous me faites là le portrait d’un maître d’école, et non pas celui d’un amant, dit Caroline. Peu vous importe, alors, que votre héros soit jeune et beau ?

— Oh si ! je voudrais qu’il fût l’un et l’autre. Et cependant, ajouta-t-elle, après un moment de silence, et avec un enjouement enfantin de geste et de physionomie, je sais que vous allez rire à mes dépens, mais je crois que je suis susceptible d’aimer plusieurs personnes à la fois !

— C’est un cas fréquent, mais un aveu rare !

— Oui ; car si mon cœur demande la jeunesse et ces avantages extérieurs qui plaisent aux yeux, je suis capable d’aimer aussi, d’un amour encore plus profond, ce qui parlerait à mon imagination : l’intelligence, le génie, la gloire ! Ah ! Ces dons-là possèdent une immortelle jeunesse, une beauté impérissable !

— Vous êtes une bien étrange fille !

— Mais c’est qu’aussi nous nous entretenons d’un bien étrange sujet ; tout cela est une énigme ! dit Éveline en hochant sa petite tête de philosophe avec une charmante gravité, moitié comique, moitié sérieuse. Ah ! si lord Vargrave voulait seulement vous aimer, et vous… oh ! vous, vous l’aimeriez bien sûr, et alors je serais libre et heureuse ! »

Elles se trouvaient en ce moment sur la pelouse, en vue des fenêtres du cottage, et Lumley, en levant les yeux de dessus le journal qui venait d’arriver, et dont il s’était emparé avec toute l’avidité d’un homme politique, les aperçut au loin. Il jeta le journal, réfléchit pendant quelques instants, puis saisit son chapeau, et alla les rejoindre ; mais avant de sortir, il se regarda dans une glace.

« Il me semble que j’ai encore l’air assez jeune, » pensa-t-il.

« Deux cerises sur une même tige, dit Lumley gaîment : mais à propos, ce n’est pas une comparaison flatteuse. Quelle est la jeune fille qui voudrait ressembler à une cerise ? un fruit si commun, si peu intéressant, si petit garçon. Pour ma part, les cerises s’associent toujours dans mon esprit à l’image d’un jeune écolier en pantalon de coutil, et en veste ronde, ayant l’une de ses poches pleine de billes, et l’autre d’hameçons pour la pêche, tenant trois sous dans la patte gauche, et dans la droite deux cerises (Hélène et Hermia) sur une même tige.

— Que vous êtes drôle et amusant ! dit Caroline en riant.

— Bien obligé ; je ne vous fais pas compliment de votre discernement, car, au contraire, je suis livré à la mélancolie. Vous autres dames, à la bonne heure, votre vie est pleine de gaîté, d’insouciance. Mais à nous les affaires, la politique, à nous la jurisprudence, la médecine, l’assassinat militaire ; à nous les louanges railleuses qu’on appelle gloire, puis le plaisir de voir à quel point ce vice charmant qu’on appelle la mendicité est général parmi les riches et les puissants, privilége qu’on appelle orgueilleusement des noms de « patronage et de pouvoir. » Est-ce à nous qu’on peut donner le gai titre d’hommes amusants, selon votre expression ? Oh ! non, tout notre enjouement n’est que de la gaîté forcée, croyez-le bien. Miss Cameron, avez-vous jamais connu cette atroce espèce d’affection nerveuse qu’on appelle « la gaîté forcée ? » Jamais, j’en suis sûr ; votre sourire ingénu, vos yeux riants, sont les indices d’un cœur plein de joie et d’espérance.

— Et moi ? demanda Caroline vivement, et en rougissant un peu.

— Vous, miss Merton ? Ah ! je n’ai pas encore déchiffré votre moral : une belle page, mais en caractères inconnus. Cependant vous avez vu le monde, et vous savez qu’il nous faut quelquefois porter un masque. »

En disant ces mots lord Vargrave soupira, et retomba soudain dans le silence ; puis, levant les yeux, il rencontra le regard de Caroline qui était fixé sur lui ; ce regard le flatta. Caroline détourna la tête, et parut fort occupée d’un rosier qui se trouvait là. Lumley cueillit une rose, et la lui présenta. Éveline les avait devancés de quelques pas.

« Cette rose n’a point d’épines, dit-il ; puisse cette offrande être un augure ! Vous êtes maintenant l’amie d’Éveline ; oh ! soyez la mienne aussi. Elle va demeurer sous votre toit, daignez plaider pour moi.

— Pouvez-vous avoir besoin d’avocat, vous ? dit Caroline, dont la voix tremblait légèrement.

— Charmante miss Merton, l’amour est craintif et défiant ; mais il doit dès à présent trouver une voix, qu’Éveline écoutera peut-être favorablement. Ce que je ne dis pas… puisse l’éloquence de ma nouvelle amie y suppléer ! »

Il s’inclina légèrement, et rejoignit Éveline. Caroline avait compris son allusion, et s’en revint seule et pensive à la maison.

« Miss Cameron… Éveline ! ah ! permettez que je vous donne encore ce nom, comme aux jours heureux et plus familiers de votre enfance ! je voudrais que vous pussiez lire dans mon cœur en cet instant. Vous allez quitter le toit maternel ; de nouvelles images vont vous environner, de nouveaux visages vont vous sourire : oserai-je espérer que vous vous souviendrez encore de moi ? »

En disant ces paroles, il essaya de lui prendre la main ; Éveline la lui retira doucement.

« Ah ! mylord, dit-elle à voix très-basse, si le souvenir était tout ce que vous réclamiez de ma part…

— C’est tout ; un souvenir favorable : un souvenir de l’amour passé : un souvenir du lien à venir. »

Éveline frissonna.

« Il vaut mieux vous parler ouvertement, dit-elle ; permettez-moi de faire appel à votre générosité. Je ne suis pas insensible à vos brillantes qualités, à l’honneur d’être l’objet de votre attachement, mais… mais… comme le moment approche où vous réclamerez ma décision, laissez-moi vous dire dès à présent que je ne puis éprouver pour vous ces… ces… sentiments sans lesquels vous ne pourriez désirer notre union… sans lesquels nous serions coupables l’un et l’autre de la consommer. Veuillez m’écouter jusqu’au bout. Le testament de votre trop généreux oncle me cause un amer regret ; ne puis-je vous offrir quelque compensation ? Je renoncerais volontiers à cette fortune qui, de fait, devrait vous appartenir : acceptez-la, et restons simplement amis.

— Cruelle Éveline ! pouvez-vous supposer que c’est votre fortune que je recherche ? C’est vous-même ! Le ciel m’est témoin que si vous n’aviez d’autre dot que votre main et votre cœur, ce serait pour moi un trésor suffisant. Vous croyez ne pouvoir m’aimer. Hélas ! d’une part, la vie retirée que vous menez dans cet obscur village, et de l’autre les occupations nombreuses et croissantes qui m’enchaînent, comme un esclave, à la galère de la politique et du pouvoir, nous ont tenus éloignés l’un de l’autre. Vous ne me connaissez pas. Je courrai volontiers le risque de me faire connaître. Vous consacrer ma vie, vous faire partager mes vues, mon avenir, vous élever au plus haut rang de la noblesse anglaise, transférer mon orgueil de moi-même à vous, vous aimer, vous respecter, voilà quels seront les objets de mon ambition ; et voilà ce qui devra me valoir enfin votre amour. Soyez sans crainte, Éveline ; soyez sans crainte pour votre bonheur ; avec moi, vous ne connaîtrez jamais le chagrin. L’affection chez vous, la splendeur au dehors, vous attendent. J’ai franchi la partie pénible et ardue de ma carrière ; le soleil éclaire le sommet que je vais gravir. Il n’est pas de position en Angleterre trop haute pour mes vœux. Combien mon avenir est brillant avec vous ! Qu’il est sombre sans vous ! Ah ! Éveline, que cette main m’appartienne : le cœur suivra de lui-même ! »

Les paroles de Vargrave étaient adroites et éloquentes ; ses discours étaient de nature à gagner sa cause ; mais ses manières, son accent, manquaient de conviction, de vérité. C’était là son défaut : le défaut qui caractérisait toutes ses tentatives pour séduire ou entraîner les autres, dans la vie publique comme dans la vie privée. Il n’y avait point de cœur, point de vraie passion dans ce qu’il entreprenait. Il savait convaincre les autres de son habileté ; mais cette conviction restait imparfaite parce qu’il ne pouvait les convaincre de sa bonne foi. Il lui manquait la qualité essentielle de la puissance de l’âme : la sincérité ; le cœur manquait à lord Vargrave pour être véritablement un grand homme. Néanmoins Éveline fut touchée de ses paroles. Elle lui abandonna passivement la main dont il s’était ressaisi, et lui dit d’une voix timide :

« Pourquoi, avec des sentiments si généreux et si confiants, pourquoi m’aimez-vous, moi qui ne puis vous rendre dignement votre affection ? Non, lord Vargrave ; il y a beaucoup de femmes qui doivent vous voir avec des yeux plus éclairés que les miens, beaucoup de femmes plus belles et même plus riches que moi. Vraiment, ah ! vraiment, cela ne se peut pas. N’en soyez pas offensé, mais songez que cette fortune m’a été laissée à une condition que je ne puis pas, que je ne dois pas remplir. Si je manque à cette condition, en toute équité, en tout honneur, la fortune doit vous revenir.

— Ne parlez pas ainsi, je vous en conjure, Éveline ; ne m’attribuez pas les calculs mercenaires que mes ennemis me prêtent. Mais pour éloigner à tout jamais de votre esprit la possibilité d’un pareil compromis entre votre honneur et votre répugnance (répugnance ! Ai-je vécu assez longtemps pour proférer un semblable mot !), sachez que vous ne pouvez disposer de votre fortune. À part la somme minime que vous perdrez en n’accédant pas à la dernière prière de mon oncle, toute cette fortune est placée sur votre tête, et sur celles de vos enfants ; ce sont des biens héréditaires, inaliénables. Par conséquent il ne vous sera jamais possible de déployer votre générosité qu’à l’égard de l’homme auquel vous accorderez votre main. Ah ! permettez que je vous rappelle cette scène déchirante. Votre bienfaiteur étendu sur son lit de mort : votre mère agenouillée à ses côtés : votre main unie à la mienne : et ces lèvres mourantes dont le dernier souffle était à la fois une bénédiction et un ordre !

— Ah ! cessez, mylord, cessez ! s’écria Éveline en sanglotant.

— Non ; ne m’ordonnez pas de me taire avant que vous ne m’ayez dit que vous serez à moi. Éveline, ma bien-aimée ! Je puis espérer !… Vous ne vous déciderez pas contre moi ?

— Non, dit Éveline, en levant les yeux, et en s’efforçant de retrouver du calme ; je sens trop bien mon devoir ; j’essaierai de m’y conformer. Ne me demandez rien de plus en ce moment : je m’efforcerai de vous répondre plus tard comme vous le désirez. »

Lord Vargrave, décidé à poursuivre jusqu’au bout son avantage, allait répondre, lorsqu’il entendit derrière lui un bruit de pas ; tout troublé, il se retourna vivement, et aperçut une figure vénérable qui s’approchait. L’occasion était perdue : Éveline aussi s’était retournée, et, reconnaissant l’interrupteur, elle s’élança vers lui, en poussant un cri de joie.

Le nouvel arrivant était un homme de plus de soixante-dix ans ; mais sa verte vieillesse était vigoureuse, son pas était alerte, et sur sa figure qui respirait la santé et la bienveillance, le temps avait laissé peu de sillons. Il était vêtu de noir ; et ses cheveux, blancs comme la neige, s’échappaient de dessous un chapeau à larges bords, et retombaient presque sur ses épaules.

Le vieillard sourit en voyant Éveline, et la baisa tendrement au front. Puis il se tourna vers lord Vargrave, qui, reprenant son sang-froid accoutumé, s’avançait à sa rencontre, en lui tendant la main.

« Mon cher monsieur Aubrey, voici une surprise bien agréable. J’avais entendu dire que vous n’étiez pas au presbytère, sans quoi j’eusse été vous voir.

— Mylord, vous me faites beaucoup d’honneur, répondit le pasteur. Pour la première fois depuis trente ans, je me suis, en effet, absenté quelque temps de ma cure ; mais à présent je suis revenu finir mes jours, j’espère, au milieu de mon troupeau.

— Et qu’est-ce donc, demanda Vargrave, si cette question ne vous paraît pas indiscrète, qu’est-ce donc qui vous a imposé cette absence forcée ?

— Mylord, répondit le vieillard qui sourit avec douceur, on a nommé un nouveau curé. Je suis allé le trouver afin de lui adresser l’humble prière de me laisser au milieu de ceux que je regarde comme mes enfants. Ici j’ai enterré une génération ; j’en ai marié une autre, j’en ai baptisé une troisième.

— C’est vous qu’on aurait dû plutôt nommer titulaire de la cure ; vous devriez être mieux casé, mon cher M. Aubrey. J’en parlerai au Grand Chancelier. »

Déjà cinq fois lord Vargrave avait fait la même promesse ; et le pasteur sourit en entendant ces paroles si familières à son oreille.

« Cette cure, mylord, est un bénéfice de famille, et elle est occupée en ce moment par un jeune homme qui a, plus que moi, besoin de fortune. Il m’a témoigné de la bonté, et m’a conservé la direction de mon troupeau, que je ne quitterais pas pour un évêché. Mon enfant, ajouta le pasteur en s’adressant à Éveline, d’un ton plein d’affection, bien sûr, vous êtes souffrante ; je vous trouve plus pâle que lorsque je vous ai quittée. »

Éveline en lui répondant se suspendit affectueusement à son bras, et sourit de son sourire joyeux d’autrefois.

Le prêtre passa une heure au cottage. Il y avait dans ses manières un mélange de douceur et de dignité, empreint de ce caractère primitif qu’on attribue poétiquement aux pasteurs de l’Église. Lady Vargrave et Éveline semblaient rivaliser à qui lui témoignerait le plus d’affection. Quand il les quitta pour rentrer dans sa demeure peu éloignée, Éveline, sous prétexte de migraine, se retira dans sa chambre ; et Lumley, pour se consoler de cette mortification, se tourna vers Caroline, qui s’était assise à côté de lui. Sa conversation l’amusait, et son évidente admiration le flattait. Tandis que lady Vargrave, dans sa sollicitude maternelle, s’absentait pour prodiguer ses soins à Éveline, tandis que mistress Leslie se penchait sur son métier à broder, et que mistress Merton regardait travailler la vieille dame, et d’un air indolent lui parlait de rhumatismes et de sermons, des maladies de l’enfance, et des méfaits de ses domestiques, la conversation de lord Vargrave avec Caroline, qui d’abord avait été enjouée et animée, devint par degrés plus sentimentale et moins bruyante. Ils parlaient à voix basse, et quelquefois Caroline détournait la tête en rougissant.


CHAPITRE XI

Voilà le messager de vérité ; voilà le légat du ciel.
(Cowper.)

À dater de cette soirée Lumley, ne retrouva plus l’occasion de causer avec Éveline en particulier. Il était évident qu’elle évitait de le rencontrer seul ; elle était toujours avec sa mère, ou avec mistress Leslie, ou avec le bon prêtre qui passait une grande partie de son temps au cottage ; car le vieillard n’avait ni femme ni enfants ; il était seul chez lui, et il s’était habitué à considérer la veuve et sa fille comme sa famille. Il était pour elles l’objet de la plus tendre affection et du plus profond respect. Il était heureux de leur amitié, et il la leur rendait avec la tendresse d’un père et la bienveillance d’un pasteur. C’était un caractère rare que celui de ce prêtre de village.

Né de parents obscurs, Édouard Aubrey avait de bonne heure manifesté des talents qui avaient attiré l’attention d’un riche propriétaire, charmé de jouer le rôle de protecteur. On avait envoyé le jeune Aubrey en pension, et de là à l’université ; il y obtint plusieurs prix, et il y conquit un rang distingué. Aubrey n’était pas dépourvu de l’ambition et des passions de la jeunesse : quand il entra dans le monde, il était ardent, inexpérimenté, et sans guide. Il le quitta avant que ses erreurs devinssent des fautes, ou que ses folies dégénérassent en habitudes ; ce furent la nature et l’affection qui le rachetèrent, et le sauvèrent de cette double alternative : la gloire, ou la ruine. Sa mère, vieille et veuve, fut soudain frappée d’une cruelle maladie. Aveugle et alitée, elle n’eut plus d’autre soutien que son fils unique. Cette affliction réveilla chez Édouard Aubrey un nouveau caractère. Sa mère s’était dépouillée de son bien-être pour l’élever ; en retour, il lui consacra sa jeunesse. Elle était tombée en enfance. Par un sentiment mêlé d’égoïsme et de répugnance, naturel à son âge, elle refusa d’aller à Londres ; elle ne voulait pas s’éloigner du village où son mari était enterré, où sa jeunesse s’était écoulée. Ce jeune homme, plein de mérite et d’ambition, ensevelit donc dans ce village ses espérances et ses talents ; peu à peu le calme et la tranquillité de cette vie de campagne lui devinrent chers. La piété mène à la piété ; la religion lui devint une habitude. Il prit les ordres, et entra dans l’église. Cette décision fut suivie d’un désappointement d’amour ; il en resta, dans son cœur et son esprit, une mélancolie calme et résignée qui finit par se changer en une douce habitude de contentement. Sa profession et les pieux devoirs qui en découlaient lui devinrent de plus en plus chers ; dans ses espérances d’un monde à venir il oublia l’ambition du monde actuel. Il ne cherchait pas à briller, « plus habile à relever les malheureux qu’à s’élever lui-même. »

L’obscurité de sa naissance faisait de tous les misérables ses frères, et lui rendait familiers leurs sentiments et leurs besoins. Les fautes de sa jeunesse lui inspiraient de la tolérance pour les autres ; les hommes qui ne se souviennent pas d’avoir péché sont rarement charitables. C’est dans nos fautes que se trouvent les germes de nos vertus. C’est ainsi que s’était écoulée, dans une douce sérénité, sa vie obscure mais utile, calme mais active. Cet homme dont les hautes dignités de l’Église auraient fait un ambitieux intrigant, une modeste position lui avait donné la véritable puissance du prêtre : celle de vaincre le monde dans son propre cœur, et de compatir aux besoins d’autrui. Oh ! oui, c’était un homme rare que ce pasteur de village !


CHAPITRE XII

Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment.
(Pascal.)

Lord Vargrave, qui n’avait nul désir de rester seul avec la veuve après le départ de ses hôtes, décida qu’il partirait le même jour que mistress Merton. Comme, jusqu’à une distance de plusieurs milles, il leur fallait suivre la même route, il fut décidé qu’on dînerait à ***, d’où lord Vargrave se dirigerait sur Londres. Ne pouvant réussir à obtenir du hasard une seconde entrevue avec Éveline, et n’osant la prier de lui en accorder une, car il sentait que le terrain était glissant, lord Vargrave, irrité et un peu humilié, chercha, selon son habitude, quelque distraction qui se trouvât à sa portée. Dans la conversation de Caroline Merton, fine, mondaine, ambitieuse, il rencontra le passe-temps qu’il cherchait. Ils se trouvèrent continuellement ensemble ; mais ces relations paraissaient n’offrir aucun danger, du moins pour Vargrave ; peut-être son but principal était-il de piquer la jalousie d’Éveline, aussi bien que d’exhaler lui-même son dépit.

C’était le soir, la veille du départ d’Éveline ; depuis une heure les hôtes du cottage étaient dispersés. Mistress Merton était dans sa chambre, se donnant l’occupation gratuite et inutile de regarder sa femme de chambre emballer ses effets. C’était précisément le genre de tâche qui lui plaisait. Être assise dans un grand fauteuil, voir travailler une autre personne, et dire languissamment : — « Ne chiffonnez pas cette écharpe, Jeanne, » et : « Où mettrons-nous le chapeau bleu de miss Caroline ? » — tout cela lui donnait une opinion très-réconfortante de son importance et de ses habitudes laborieuses, une espèce de titre à surveiller l’administration d’une famille, à être en toute vérité la femme d’un recteur. Caroline avait disparu, lord Vargrave aussi. Mais On supposait que la première était auprès d’Éveline, et que le second était occupé à écrire des lettres ; du moins ils en étaient là, quand on les avait perdus de vue. Mistress Leslie était seule dans le salon, plongée dans les réflexions inquiètes et bienveillantes que faisait naître la position critique de sa jeune favorite, sur le point d’entrer dans un âge et dans un monde dont mistress Leslie avait encore les dangers présents à la pensée.

Ce fut en ce moment qu’Éveline, oubliant lord Vargrave et ses prétentions, oubliant tout le monde et toutes choses, hormis le chagrin que lui causait son prochain départ, se trouva seule dans le petit berceau qu’on avait élevé sur la falaise pour y jouir de la vue de la mer qui en battait le pied. Toute la journée elle avait été inquiète, troublée. Elle avait visité tous les lieux consacrés par ses jeunes souvenirs ; elle s’était arrêtée avec un tendre regret dans chaque endroit où elle avait eu de doux entretiens avec sa mère. D’une nature singulièrement tendre et aimante, elle avait souvent, dans le secret de son cœur, soupiré pour un amour plus ardent que celui dont le caractère réservé de lady Vargrave paraissait susceptible. Il lui semblait qu’à l’affection de celle-ci, malgré sa douceur toujours égale, il manquait quelque chose qu’elle ne pouvait définir. Toute la matinée, elle avait épié ce visage bien-aimé. Elle avait espéré voir ce tendre regard fixé sur elle, entendre cette douce voix s’écrier :

« Je ne puis me séparer de mon enfant ! »

Toutes les riantes images, que lui présentait l’insouciante Caroline, du monde où elle allait entrer, s’étaient évanouies, maintenant qu’approchait l’heure où sa mère allait rester seule. Pourquoi fallait-il qu’elle partît ? Il lui semblait que c’était une inutile cruauté.

Tandis qu’assise ainsi elle méditait, elle ne remarqua pas M. Aubrey qui l’avait vue de loin, et qui, en ce moment, s’acheminait vers elle ; elle ne s’éveilla de ces rêveries auxquelles s’abandonne si volontiers la jeunesse, toujours bercée de rêves et de désirs, que lorsqu’il lui prit la main.

« Des larmes, mon enfant ? dit le pasteur. Ah ! n’en ayez pas de honte, elle vous conviennent à cette heure. Combien vous allez nous faire faute ! et vous-même, vous ne nous oublierez pas ?

— Vous oublier ! Oh ! mon, bien sûr ! Mais pourquoi faut-il que je vous quitte ? Pourquoi ne voulez-vous pas parler à ma mère, la conjurer de me laisser rester ici ? Nous étions si heureux avant l’arrivée de ces étrangers. Nous ne songions pas qu’il existât un autre monde que ce village, et ce monde-là me suffisait, à moi !

— Ma pauvre Éveline, dit M. Aubrey avec douceur, j’ai parlé à votre mère et à mistress Leslie ; elles m’ont confié les raisons qui rendent votre départ nécessaire, et je ne puis que souscrire à leur jugement. Quelques mois encore, et il vous faudra décider si lord Vargrave doit être votre époux. La responsabilité d’agir sur votre résolution effraie votre mère ; et ici, mon enfant, inexpérimentée comme vous l’êtes, et ne voyant presque personne, Comment pouvez-vous connaître votre cœur ?

— Mais, monsieur Aubrey, dit Éveline, avec une inquiétude sérieuse qui domina tout embarras, ai-je le droit de choisir ? Puis-je me montrer ingrate, désobéissante envers la mémoire de celui qui m’a servi de père ? Ne dois-je pas immoler mon bonheur à sa volonté ? Ah ! combien je le ferais volontiers si ma mère voulait m’en récompenser seulement par un sourire d’approbation !

— Mon enfant, dit le pasteur d’un air grave, un vieillard juge mal des sentiments de la jeunesse ; pourtant, dans cette affaire, je crois que votre devoir est clair. Ne vous montrez pas résolûment contraire aux prétentions de lord Vargrave ; ne vous persuadez pas que vous serez malheureuse en vous unissant à lui. Calmez votre esprit, réfléchissez sérieusement à l’alternative qui se présente à vous, refusez toute décision pour le moment, jusqu’à ce que le temps fixé soit venu, ou du moins jusqu’à ce qu’il soit proche. En attendant, il paraît que lord Vargrave ira fréquemment chez mistress Merton ; là vous le verrez avec d’autres hommes ; son naturel se dévoilera. Étudiez ses principes, son caractère ; examinez bien si vous pouvez l’estimer et le rendre heureux : il peut y avoir un amour sans enthousiasme, qui suffise pourtant au bonheur domestique et aux affections. Puis insensiblement d’autres vous apprendront certains traits de son caractère qu’il ne nous montre pas. Si le temps et ce examen ont pour résultat de vous faire obéir, sans répugnance, aux volontés dernières du feu lord, ce sera, indubitablement, l’alternative la plus heureuse. Sinon, dans le cas où votre cœur se montrerait encore rebelle à des vœux qui vous inspirent en ce moment tant de répulsion, il sera également hors de doute qu’en toute sûreté de conscience vous serez libre. Les meilleurs d’entre nous sont mauvais juges du bonheur des autres. Dans les questions d’où dépend soit le bonheur, soit le malheur de toute l’existence, il faut se décider soi-même. Votre bienfaiteur ne pouvait vouloir que vous fussiez malheureuse, et si maintenant, les yeux dessillés des brouillards de ce monde, il vous regarde du haut des cieux, son âme approuvera votre choix. Car lorsque nous quittons cette terre, toute ambition temporelle meurt avec nous. Que sont aujourd’hui, pour l’âme immortelle, ce titre et ce rang que, sur la terre, avec les convoitises de la terre, votre bienfaiteur voulait assurer à sa fille adoptive ? Tel est mon avis. Envisagez les choses sous leur aspect le plus favorable, et attendez avec calme l’heure où lord Vargrave viendra réclamer votre décision. »

Les paroles du prêtre, qui définissaient si bien le devoir d’Éveline, lui apportèrent d’inexprimables consolations ; et elle reçut avec reconnaissance et respect les conseils relatifs à d’autres matières plus sérieuses, que le vieillard adressa à son cœur, si bien préparé, dans une pareille heure, à recevoir des impressions religieuses. Leur entretien roula ensuite sur lady Vargrave, sujet bien cher à tous deux. Le vieillard fut profondément touché de la préoccupation désintéressée de la pauvre fille pour le bien-être de sa mère, de ses craintes que cette dernière ne sentît l’absence de ces petits soins que l’amour filial seul peut prodiguer ; il fut plus attendri encore, lorsque, avec un sentiment moins désintéressé, Éveline ajouta tristement :

« Cependant pourquoi me figurer que je vais lui manquer ? Ah ! quoique je n’ose point m’en plaindre, je sens toujours qu’elle ne m’aime pas comme je l’aime.

— Éveline, dit le pasteur, d’un accent de doux reproche, ne vous ai-je pas dit que votre mère a connu la douleur ? La douleur n’anéantit pas l’affection, mais elle en amortit l’expression, et elle en tempère les marques extérieures. »

Éveline soupira et ne dit plus rien.

Au moment où le vieillard et sa jeune amie se rapprochaient du cottage, ils virent s’avancer lord Vargrave et Caroline, qui venaient du côté opposé des jardins. Lumley s’empressa auprès d’Éveline, avec sa gaîté et sa vivacité habituelles ; et il y avait tant de charme dans les manières de cet homme à qui, en apparence, le monde et ses soucis n’avaient pu enlever ses élans de franchise, que le pasteur lui-même en fut frappé. Il pensa qu’Éveline pourrait se trouver heureuse avec un homme assez aimable pour être un ami, assez sage pour être un guide. Mais, tout vieux qu’il était, il avait aimé, et il savait qu’il y a certains instincts dans le cœur qui déjouent tous nos calculs.

Tandis que Lumley causait, la petite porte de communication entre le jardin et le cimetière contigu par lequel on arrivait au village, cria sur ses gonds, et l’ombre solitaire de lady Vargrave se projeta lentement sur la pelouse.


CHAPITRE XIII

Et, couché dans la prairie, je puis t’écouter encore ; t’écouter jusqu’à ce que mon souvenir ressuscite cet âge d’or.
(Wordsworth.)

Il était minuit passé. Les hôtes du cottage s’étaient retirés ; tout dormait, lorsque la porte de lady Vargrave s’ouvrit doucement. La dame elle-même était agenouillée au pied de son lit ; les rideaux à demi tirés laissaient pénétrer les rayons de la lune ; et à cette pâle clarté, les traits de lady Vargrave paraissaient plus pâles et plus calmes encore que de coutume.

Éveline, car c’était elle, s’arrêta sur le seuil, jusqu’à ce que sa mère eût achevé ses prières ; alors elle se jeta sur le sein de lady Vargrave, et se mit à sangloter, comme si son cœur allait se briser ; elle éprouvait les émotions ardentes, généreuses, irrésistibles qui appartiennent à la jeunesse. Peut-être lady Vargrave les avait-elle connues jadis ; au moins elle savait encore les comprendre.

Elle pressa son enfant contre son cœur ; elle écarta les cheveux qui couvraient son front, le baisa avec tendresse, et lui adressa de douces paroles de consolation.

« Mère, dit Éveline en sanglotant, je ne pouvais dormir, je ne pouvais reposer. Bénissez-moi, embrassez-moi encore une fois. Dites-moi que vous m’aimez !… vous ne pouvez m’aimer comme je vous aime ; mais dites-moi que je vous suis chère, dites-moi que vous me regretterez… mais pas trop !… dites-moi… »

Ici Éveline s’arrêta, et n’en put dire davantage.

« Ma bonne, ma tendre Éveline, dit lady Vargrave, il n’y a rien au monde que j’aime autant que vous : ne croyez pas que je sois ingrate.

— Ingrate ! pourquoi dites-vous ingrate ?… Votre enfant, votre unique enfant ! »

Et Éveline couvrait avec véhémence le visage et les mains de sa mère de larmes et de baisers.

En ce moment il est certain que le cœur de lady Vargrave lui reprocha de n’avoir pas, en effet, chéri cette aimable fille comme elle le méritait. Il est vrai que nulle mère n’eût pu se montrer plus indulgente, plus consciencieuse, plus vigilante, plus occupée du bonheur de sa fille ; mais Éveline avait raison : cette tendresse spontanée, cette clairvoyance mystérieuse qui pénètre jusqu’au fond des pensées et des sentiments intimes, et qui aurait dû caractériser l’amour d’une telle mère pour une telle fille, lui avaient fait défaut, du moins à en juger par les apparences extérieures. Même dans la séparation du moment se manifestait une prudence, un exercice de raisonnement qui ressemblait plus au devoir qu’à l’amour. Lady Vargrave sentait tout cela, et en éprouvait du remords. Elle s’abandonna à des émotions toutes nouvelles, ou, tout au moins dont l’expression ne lui était pas habituelle, elle pleura avec Éveline, et lui rendit ses caresses avec une chaleur presque égale à la sienne. Peut-être aussi pensa-t-elle en ce moment à tout l’amour dont cette ardente nature était susceptible, et trembla-t-elle pour son avenir. Cette heure douloureuse fut une heure de pleine réconciliation de part et d’autre entre des sentiments que je ne sais quelle mystérieuse réserve avait semblé réprimer jusque-là. Pour cette dernière nuit la mère et la fille ne se séparèrent pas : le même lit les reçut toutes deux. Et lorsque, brisée par des émotions qu’elle ne pouvait révéler, lady Vargrave céda enfin au sommeil de l’épuisement, le bras d’Éveline l’entourait ; et les yeux d’Éveline la veillaient encore, avec une affection pieuse et inquiète, aux premières lueurs de l’aube grise.

Quand le soleil se leva, elle quitta sa mère qui dormait toujours, descendit silencieusement dans sa chambre bien aimée, et s’occupa de mille petits soins prévoyants qu’elle s’étonnait d’avoir oubliés auparavant.

Les voitures étaient à la porte avant que toute la société ne fût assemblée autour de la triste table du déjeuner. Lord Vargrave y parut le dernier.

« J’ai fait comme tous les poltrons, dit-il en s’asseyant ; j’ai cherché à différer le mal tant que j’ai pu. C’est une mauvaise politique, car elle accroît la plus cruelle de toutes les souffrances : celle de l’incertitude. »

Mistress Merton s’était chargée de présider au déjeuner.

« Vous préférez le café, lord Vargrave ? ma chère Caroline… »

Caroline passa la tasse à lord Vargrave ; en la prenant, il regarda la main qui la lui tendait ; à l’un de ses doigts effilés il y avait une bague qu’on n’y avait jamais remarquée auparavant. Leurs regards se rencontrèrent, et Caroline rougit. Lord Vargrave se tourna vers Éveline qui, pâle comme la mort, mais silencieuse, morne, l’œil sec, était assise à Côté de sa mère ; il essaya en vain de la faire causer. Éveline, tout entière au désir de dompter la violence de ses émotions, n’osait se hasarder à dire un mot.

Mistress Merton, toujours calme et placide, continuait à parler ; elle se félicitait de la beauté du jour ; il faisait un temps si délicieux ! et puis ils allaient partir de bonne heure : tout se trouvait si bien combiné ! ils arriveraient à temps pour dîner à *** ; puis on pourrait faire trois relais après le dîner : la lune serait levée.

« Mais, dit lord Vargrave, puisque je dois aller avec vous jusqu’à *** où nous nous séparerons, j’espère que je ne suis pas condamné à voyager seul, avec mon portefeuille, deux vieux journaux, et mes vapeurs noires. Ayez pitié de moi.

— Peut-être voudriez-vous prendre grand’maman alors, » lui dit tout bas Caroline avec malice.

Lumley haussa les épaules, et répondit du même ton :

« Oui, pourvu que vous mainteniez le proverbe : les extrêmes se touchent, et que la charmante petite fille accompagne la vénérable grand’mère.

— Que dirait Éveline ? » répliqua Caroline.

Lumley soupira, et ne répondit point.

Mistress Merton, qui avait suspendu le feu de ses batteries pendant cet aparté de sa fille, revint en ce moment à la charge.

« Voulez-vous, lord Vargrave, que Caroline et moi nous prenions votre britzka, tandis que vous irez dans notre vieille voiture avec Éveline et mistress Leslie ? »

Lumley ravi regarda alternativement d’un œil joyeux son interlocutrice et Éveline ; mais mistress Leslie dit très-gravement :

« Non ; Éveline et moi nous éprouverons trop de tristesse à quitter ces lieux si chers, pour être d’une société bien aimable pour lord Vargrave. Nous nous rencontrerons tous à dîner ; ou bien, ajouta-t-elle après un moment de silence, si cet arrangement déplaît à lord Vargrave, ne pourrions-nous pas, Éveline et moi, prendre sa voiture, tandis qu’il vous accompagnerait ?

— Accordé, dit tranquillement mistress Merton. Et maintenant, je vais aller chercher les fraisiers et les boutures ; que vous avez été bonne, chère lady Vargrave, d’y penser ! »

Une heure s’était écoulée, et Éveline était partie. Elle avait quitté l’asile de ses années virginales ; elle avait dit en pleurant son dernier adieu sur le sein de sa mère, le bruit des roues s’était éteint au loin ; et cependant lady Vargrave restait encore sur le seuil ; son regard fixait encore l’endroit où elle avait aperçu Éveline une dernière fois. Un sentiment d’abandon, d’isolement s’empara de son âme ; le soleil, le printemps, le chant des oiseaux, semblaient rendre cet isolement encore plus triste et plus morne.

À la fin elle s’éloigna machinalement, et, les yeux baissés, à pas lents, elle suivit cette allée de prédilection, qui conduisait au paisible cimetière. La porte se referma derrière elle, et alors la pelouse, les jardins, les lieux qu’avait aimés Éveline, restèrent plongés dans une solitude aussi profonde que celle d’un désert. Mais les pâquerettes s’ouvraient au soleil, les abeilles voltigeaient parmi les fleurs, aussi gaîment qu’auparavant, malgré l’absence de toute vie humaine. Le sein de la nature ne renferme pas un cœur qui batte pour l’homme !


  1. 4,500 francs.
  2. Couturière en renom à Londres.
  3. 3,000,000 à 3,250,000 francs.