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Alice, ou les Mystères/Livre 02

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Hachette (p. 55-96).


LIVRE II


CHAPITRE I


Ici règnent à la fois un printemps éternel et une moisson continuelle ; car les arbres portent des fleurs riantes, et parent de fraîches couleurs le capricieux printemps, tandis qu’en même temps les rameaux pesants se ploient sous le fardeau de leurs fruits.
(Spenser. — Le Jardin d’Adonis.)
Vis boni

In ipsâ inesset formâ.

(Térence.)


Beauté, tu es un double bienfait ; bienfait pour celui qui admire, bienfait pour celui qui possède : souvent à la fois, cause et effet de la bonté ! Un caractère aimable, une belle âme, une nature affectueuse, se révèlent dans les yeux, sur les lèvres, sur le front, et deviennent les principes de la beauté. D’autre part, ceux qui possèdent le don d’attirer l’affection, ceux qui ont la clef des cœurs, sont généralement disposés à regarder le monde d’un œil favorable, à se montrer contents et placides, à espérer, à avoir confiance. Il y a plus de sagesse que le vulgaire ne le pense dans l’admiration qu’on ressent à l’aspect d’une jolie figure.

Éveline Cameron était belle, d’une beauté qui émanait du cœur et qui allait au cœur, d’une beauté dont l’essence même était amour ! L’amour souriait sur ses lèvres gracieuses ; l’amour reposait sur son front candide ; l’amour se jouait dans les boucles abondantes de ses cheveux d’un blond foncé mais doré, qui, soulevés par la brise, caressaient sa joue délicate et virginale. L’amour dans toute sa tendresse, dans toute sa bonté, dans toute sa sincérité sans défiance, l’amour colorait toutes ses pensées, murmurait dans sa voix douce et mélodieuse ; l’amour arrondissait son cou de cygne et ses membres gracieux, s’épanouissait dans toute la symétrie de leur radieuse jeunesse.

C’était précisément une de ces femmes qui prennent d’assaut la raison. Qu’elle fût triste ou gaie, il y avait en elle une grâce charmante et irrésistible. Elle semblait née, non seulement pour captiver les hommes légers, mais pour tourner la tête aux sages. Roxelane ne lui était pas comparable. Il nous est impossible de dire comment dans l’obscur hameau de Brook Green elle avait appris à ce point l’art de plaire. À son fin sourire, au gracieux mouvement de sa tête, à ses séduisantes manières, à la fois timides et aisées, on eût dit que la nature l’avait créée pour charmer un seul cœur, et tourmenter tous les autres.

Sans être savante, Éveline était instruite ; elle avait un esprit cultivé. Son cœur contribuait peut-être à l’éducation de son intelligence ; car, par une sorte d’intuition, elle savait apprécier tout ce qui était beau et grand. Son goût ingénu et naturel avait une logique qui lui était propre ; nul philosophe ne pouvait avoir une perception plus rapide de la vérité : nul critique un plus prompt discernement du vrai et du faux. Lorsque Éveline admirait un ouvrage, on était sûr d’y trouver l’empreinte de ce qui était noble, beau, ou vrai.

Mais Éveline avait quelques défauts : ceux de son âge ; ou plutôt, elle avait certaines tendances qui auraient pu dégénérer en défauts. Elle était d’un naturel si généreux que la seule pensée de s’immoler aux autres avait pour elle du charme. Elle agissait toujours par impulsion ; et ses impulsions, quoique pures et nobles, étaient souvent irréfléchies et imprudentes. Elle était docile jusqu’à la faiblesse, facile à persuader ; si sensible qu’un regard de froideur, de la part même d’une personne dont elle se souciait peu, la blessait jusqu’au fond du cœur ; et par l’effet de cette sympathie qui accompagne toujours la sensibilité, rien ne lui était plus douloureux que la pensée de faire de la peine aux autres. Voilà pourquoi Vargrave était en droit de former des espérances favorables de succès. Éveline avait une de ces natures qui sont dangereuses pour le bonheur. Quelle réunion de circonstances propices il faudrait pour conserver à leur midi l’éclat de leur aurore ! Le papillon, qui semble l’enfant de l’été et des fleurs, que de fois la bise viendra glacer sa gaîté ! Que de fois un contact brutal enlèvera la brillante poussière de ses ailes !


CHAPITRE II

Tels sont, d’après un aperçu général, les genres d’éloquence de la chaire, qui conviennent à un auditoire non illettré.
(Polwhele.)

Mistress Leslie, après sa visite au presbytère, s’en était retournée chez elle, et depuis quelques semaines déjà, Éveline se trouvait chez mistress Merton. Ainsi qu’on devait s’y attendre, elle s’était, jusqu’à un certain point, habituée et résignée à son changement de résidence. À vrai dire, elle n’eut pas plutôt franchi le seuil de la maison de mistress Merton qu’elle découvrit, pour la première fois, son importance dans le monde.

Le révérend M. Merton était un homme qui avait le sentiment le plus délicat de toutes les choses relatives à la considération dans le monde. Fils cadet d’un baronnet très-riche (le plus influent représentant du comté), et de la fille d’un pair d’Angleterre riche et de grande famille, M. Merton avait grandi assez près de la noblesse et du pouvoir pour en apprécier tous les avantages. Dans sa jeunesse il avait aimé quelque peu le plaisir ; mais comme son jugement était sain, et que ses passions avaient peu de violence, il s’était bientôt aperçu qu’un jeune homme d’une fortune modeste est un pot de terre qui ne peut pas longtemps cheminer avec les pots de fer des comtes opulents et des dandys dissipateurs. D’ailleurs, on le destinait à l’église, par la raison qu’il y avait dans la famille un des plus beaux bénéfices de l’Angleterre. Il entra donc dans les ordres à vingt-six ans ; il épousa la fille de mistress Leslie qui possédait trente mille livres[1] sterling de dot ; et il fut installé au presbytère de Merton, à un mille de distance du château héréditaire de la famille. Il fut bientôt fort considéré et fort aimé. Il pratiquait largement l’hospitalité, et fit ajouter au presbytère un nouveau corps de logis contenant une grande salle à manger et six belles chambres à coucher, ce qui lui donna l’apparence d’une villa élégante plutôt que d’un presbytère de village. Lorsque son frère aîné entra en possession de son patrimoine, il habita presque constamment ses terres, et devint, comme avant lui son père, représentant du comté ; il fut bientôt l’un des gentilshommes de province les plus considérés de la Chambre des Communes. Sir John Merton, qui montait fréquemment à la tribune, était un orateur sensé, quoique singulièrement ennuyeux ; c’était un homme d’un caractère fort indépendant (car il possédait un revenu net de quatorze mille livres sterling[2], et ne cherchait pas à remplir des fonctions publiques). Il se piquait de n’être pas homme de parti, de sorte que son vote, dans les affaires critiques, était une question sujette au doute, et par conséquent de beaucoup d’intérêt. Sir John Merton répandait donc une importance considérable sur le révérend Charles Merton. Ce dernier avait conservé les plus distinguées de ses anciennes connaissances de Londres ; et, à certaines époques de l’année, peu de maisons de campagne étaient fréquentées par une société plus aristocratique que le riant presbytère. Du reste M. Merton s’arrangeait de manière à faire du château un réservoir pour le presbytère ; il y puisait périodiquement l’élite des commensaux de son frère, pour leur faire passer quelques jours chez lui. Il en venait d’autant plus facilement à bout que son frère était veuf, et que sa conversation roulait toujours sur les mêmes questions : la situation du pays, et les intérêts de l’agriculture. M. Merton était en rapports excellents avec son frère. En l’absence de sir John il gérait ses propriétés ; il maintenait l’influence de la famille ; il s’entendait parfaitement à toutes les manœuvres électorales ; il était bon orateur dans un cas d’urgence ; c’était un magistrat capable, et en somme un homme éminemment utile au comté. De fait il jouissait plus généralement de la faveur publique que son frère, et il était l’objet d’une considération presque égale ; probablement parce qu’il avait beaucoup moins d’ostentation. Le révérend Charles Merton avait fort bon goût. Sa table était abondante, quoique simple ; ses manières étaient affables pour ses inférieurs, quoique gracieusement obséquieuses pour ses supérieurs ; et il n’y avait rien chez lui qui blessât jamais l’amour-propre d’autrui. Pour ajouter encore aux charmes de sa maison, il avait sa femme, qui, simple, aimable et bonne, causait volontiers avec le premier venu, se chargeait des fâcheux, et laissait les gens s’amuser comme ils l’entendaient. De plus il avait un grand nombre de beaux enfants de tout âge, qui avaient longtemps servi de prétexte à l’organisation de petits bals improvisés et de dîners sur l’herbe, qu’on qualifiait du titre de réunions d’enfants ; ce qui donnait de la gaîté au voisinage. Caroline était l’aînée ; puis venait un fils, attaché d’ambassade en pays étranger ; puis un autre fils qui, bien qu’il n’eût que dix-neuf ans, était secrétaire particulier de l’un de nos satrapes de l’Inde. Éveline perdit donc, malheureusement, l’occasion de cultiver la connaissance de ces deux jeunes gens : perte bien regrettable pour elle, s’il fallait en croire monsieur et madame Merton. Mais, pour la dédommager de cette privation, il y avait encore deux charmantes petites filles, l’une de dix ans, et l’autre de sept, qui s’éprirent d’Éveline à première vue. Caroline était l’une des beautés en renom du comté ; elle était spirituelle, elle avait une conversation attrayante, elle plaisait aux jeunes gens, et donnait la mode aux demoiselles, surtout lorsqu’elle revenait de chez lady Élisabeth après y avoir passé la saison fashionable.

C’était une famille charmante.

Au physique M. Merton était blond et de moyenne taille ; il avait une tendance à l’obésité, de petits traits, de belles dents, et un parler très-séduisant. Conservant le souvenir du temps où il comptait dans les rangs de la jeunesse élégante, il apportait un grand soin à sa toilette. Son habit noir (rehaussé le soir par un gilet blanc, et un devant de chemise admirablement plissé, décoré de simples boutons émaillés, de couleur foncée), son pantalon de forme irréprochable, ses souliers soigneusement vernis (il tirait une vanité naïve de ses pieds et de ses mains), lui valaient l’approbation unamime des dandys qui l’honoraient de temps à autre d’une visite, pour tuer son gibier et faire la cour à sa fille. Tous s’accordaient à dire que « ce vieux Merton était un parfait gentilhomme ; et qu’il se mettait furieusement bien, pour un prêtre ! »

Tel était, mentalement, moralement et physiquement le révérend Charles Merton, recteur de Merton, frère de sir John, et possesseur d’un revenu qui, grâce à son riche bénéfice, à la fortune de sa femme et à la sienne, assez considérable aussi, se montait à quatre ou cinq mille livres sterling[3] par an. Un pareil revenu administré avec intelligence, aussi bien qu’avec générosité, ne pouvait manquer de lui procurer toutes les bonnes choses de ce monde : le respect de ses amis entre autres. Caroline avait raison de dire à Éveline que son papa ne ressemblait en rien à un simple curé de village.

Or, ce gentilhomme ne pourrait manquer de sentir tous les justes droits qu’avait Éveline à l’estime, et plus encore au respect, non-seulement de lui-même, mais de toute sa famille. Une jeune beauté possédant une fortune d’environ le quart d’un million de livres sterling était un phénomène auquel on pouvait véritablement donner le nom de céleste. Son importance était rehaussée encore par l’engagement qui la liait à lord Vargrave, engagement qui pouvait se rompre plus tard. De sorte que, selon lui, ce qui pouvait arriver de plus triste à cette jeune demoiselle, c’était d’épouser un ministre d’État habile et influent, un pair du royaume ; mais elle était parfaitement libre d’épouser un plus grand personnage encore, si elle en rencontrait un. Qui sait si, plus tard, l’attaché d’ambassade, dans le cas où il obtiendrait un congé ?… M. Merton avait trop d’esprit pour poursuivre davantage cette pensée, quant à présent.

L’excellent homme fut scandalisé de la manière par trop familière dont mistress Merton parlait à cette héritière, prédestinée à de si grands honneurs ; scandalisé de ce qu’elle eût voyagé jusque-là sans femme de chambre ; scandalisé à la vue de ses vêtements simples et primitifs. La pauvre enfant ! M. Merton était connaisseur en fait de toilettes féminines. Il lui était fort pénible de voir à quel point l’infortunée jeune fille avait été négligée. Lady Vargrave devait être une bien singulière personne. Il demanda d’un ton compatissant si on ne lui accordait pas d’argent pour ses menus-plaisirs ? Ayant appris, à son grand soulagement, que, sous ce rapport, miss Cameron était abondamment pourvue, il suggéra l’idée qu’on lui procurât sur-le-champ une femme de chambre convenable ; et qu’on écrivît immédiatement à Londres, afin de commander à madame Devy[4] les effets qui seraient nécessaires à Éveline, en lui envoyant une robe comme modèle pour la longueur et la largeur seulement. Il alla presque jusqu’à trépigner d’impatience, lorsqu’il apprit qu’on avait donné à Éveline l’une des jolies petites chambres destinées en général aux jeunes personnes en visite au presbytère.

« Elle est parfaitement satisfaite, mon cher M. Merton ; elle a des goûts si simples ! elle n’a pas été élevée dans le luxe que vous imaginez.

— Mistress Merton, dit le recteur d’un accent solennel, il est possible que miss Cameron ne s’y connaisse pas à présent ; mais plus tard, que penserait-elle de nous ? J’ai pour maxime de ne pas perdre de vue ce que doivent être les gens dans l’avenir, et de leur montrer un respect dont ils puissent conserver une impression agréable, lorsque à leur tour ils auront l’occasion de nous témoigner des égards. »

On transféra Éveline (en lui faisant mille excuses qui confondirent complétement la pauvre enfant), de sa petite chambre meublée d’un lit à flèche et d’un lavabo peint en imitation de bambou, à un appartement somptueux, où se trouvaient une armoire de Boule, et un lit à colonnes, orné de rideaux de soie Verte. Cet appartement était ordinairement occupé par la comtesse douairière de Chipperton, qui venait régulièrement tous les ans à Noël. Il y avait un joli boudoir attenant à la chambre à coucher, et de cette pièce on descendait au jardin par un escalier particulier. On fit comprendre et apprécier à toute la famille la haute importance de la jeune héritière. Une reine n’eût pas été environnée de plus d’égards. Éveline ne vit dans tout cela que de la bienveillance pure ; elle répondit à ce luxe d’hospitalité par une affection qui s’étendit à toute la famille, mais en particulier aux deux petites filles et à un ravissant épagneul noir. Bientôt ses robes lui furent envoyées de Londres, sa femme de chambre arriva, l’armoire de Boule se trouva remplie, et Éveline apprit enfin que c’est une belle chose que d’être riche. Le recteur lui-même, dans une lettre fort longue, et fort polie, envoya à lady Vargrave un rapport exact de tout Ce qui avait été fait. La réponse, quoiqu’elle fût courte, contenta l’excellent ecclésiastique. Lady Vargrave approuvait tout, et témoignait le désir que miss Cameron eût tout ce qu’on jugerait convenable à son rang.

Le même courrier apporta deux lettres à Éveline, l’une de sa mère, l’autre de M. Aubrey. Ces lettres lui firent oublier le somptueux appartement et l’armoire de Boule, et la transportèrent par la pensée au cottage et sur la pelouse. Lorsque l’élégante femme de chambre vint coiffer sa jeune maîtresse, elle la trouva tout en larmes.

Le recteur regrettait vivement qu’on se trouvât à l’époque de l’année où, justement parce que la campagne est dans toute sa splendeur, toutes les personnes de quelque importance sont à Londres. Pourtant quelques commensaux errants venaient de temps à autre passer deux ou trois jours au presbytère, et il y avait aussi quelques nobles familles du voisinage qui n’allaient jamais à Londres. De sorte que, deux fois par semaine, le vin du recteur coulait généreusement, les tables de whist étaient ouvertes, et le piano était mis en réquisition.

Éveline, objet de l’attention et de l’admiration de tous, fut bientôt mise à l’aise par son rang même ; car les bonnes manières viennent instinctivement aux personnes que le monde honore de ses sourires. Par degrés elle acquit l’assurance et le vernis de la société ; et si parfois son enjouement enfantin rompait les barrières conventionnelles, cela ne servait qu’à rendre plus charmante et plus piquante la riche héritière, dont la beauté délicate et féerique s’harmonisait i bien avec le gracieux abandon, et dont la distinction ne pouvait être révoquée en doute par des regards qui tombaient sur les dentelles et les satins de madame Dévy.

Caroline avait perdu, en partie, sa gaîté du cottage. Quelque chose semblait attrister ses pensées ; elle était souvent préoccupée et rêveuse. Elle était la seule de sa famille qui n’eût pas un caractère égal ; et l’aigreur avec laquelle elle répondait à ses parents, lorsque la présence de nul visiteur n’apportait de frein à son humeur, affligeait profondément Éveline, et formait un contraste frappant avec la gaîté et l’amabilité qui la distinguaient, lorsqu’elle trouvait un interlocuteur digne de sa conversation. Pourtant Éveline (qui, lorsqu’elle avait aimé, retirait difficilement son affection) cherchait à s’aveugler sur les petites imperfections de Caroline, et à se persuader que mille bonnes qualités se cachaient sous la surface de son caractère. Son naturel généreux trouvait mainte occasion de se révéler par de riches cadeaux, qu’elle tirait des envois que l’officieux M. Merton lui faisait expédier de Londres, pour égayer la monotonie du presbytère. Caroline ne pouvait refuser ces dons sans affliger sa jeune amie. Elle les acceptait à contre-cœur, car, pour lui rendre justice, bien qu’elle fût ambitieuse, Caroline n’était pas intéressée.

De cette façon les jours s’écoulaient au presbytère, égayés et variés par des plaisirs nouveaux sans cesse renaissants, et tout concourait à gâter l’héritière, s’il est possible que la bienveillance et la prospérité gâtent jamais ce qui est bon. Est-ce aux frimas, ou aux rayons du soleil que la fleur s’épanouit, et que le fruit naissant mûrit ?


CHAPITRE III

Rod. Que ces lieux solitaires sont charmants…

. . . . . . . . . . . . . . .

Ped. Quels étranges accords avons-nous entendus au loin ?

Cur. Nous vous avons dit ce qu’il est ; combien de temps nous l’avons cherché ; quels sont et son caractère et son nom.

(Beaumont et Fletcher. — Le Pèlerin.)

Un jour que les dames se trouvaient réunies dans le boudoir de mistress Merton, Éveline s’était assise auprès de la fenêtre pour faire répéter à la petite Cécile ses verbes français ; elle venait d’achever cette agréable tâche, lorsqu’elle s’écria :

« Dites-moi donc à qui appartient cette vieille maison ; cette maison qui a des pignons si pittoresques avec des tourelles gothiques, et qu’on aperçoit là-bas à travers les arbres. J’ai toujours oublié de vous le demander.

— Oh ! ma chère miss Cameron, c’est Burleigh, répondit mistress Merton ; n’y êtes-vous pas encore allée ? Que Caroline est sotte de ne vous y avoir pas menée ! C’est une des curiosités du pays. Ce domaine appartient à un homme dont vous avez souvent entendu parler : M. Maltravers.

— Vraiment ! s’écria Éveline, et elle se mit à considérer avec un nouvel intérêt l’édifice gris et triste que le soleil, en l’éclairant de ses rayons, détachait des sombres massifs de sapins qui l’environnaient. Et M. Maltravers, lui-même… ?

— Il est encore à l’étranger, quoique, en effet, j’aie entendu dire qu’on l’attendait prochainement à Burleigh. C’est une vieille habitation assez curieuse, mais très-mal entretenue ; je crois même qu’on ne l’a pas remeublée depuis le règne de Charles Ier. (Cécile, tenez-vous droite, mon enfant.) C’est une demeure fort triste, à mon avis ; il n’y a pas une seule belle pièce dans toute la maison, à part la bibliothèque, qui était jadis une chapelle. Cependant il y a beaucoup de gens qui viennent de fort loin pour la visiter.

— Voulez-vous que nous y allions aujourd’hui ? dit languissamment Caroline, le chemin à travers les champs et le bois est fort agréable, et il n’y a pas plus d’un demi-mille de marche par le petit sentier.

— Cela me ferait grand plaisir.

— Oui, dit mistress Merton, et vous feriez bien d’y aller avant le retour de M. Maltravers ; il est si singulier ! Il ne permet pas qu’on visite son vieux manoir quand il y est. Mais du reste il n’y est venu qu’une fois depuis sa majorité. (Sophie, vous allez mettre en lambeaux l’écharpe de miss Cameron ; restez donc tranquille, mon enfant.) C’était avant qu’il devînt un personnage illustre ; il était alors fort original ; il ne voyait personne, et n’accepta pas à diner une seule fois chez nous, bien que M. Merton l’accablât de politesses. On montre aux curieux la chambre où il a écrit ses ouvrages.

— Je me souviens fort bien de lui, quoique je ne fusse alors qu’une enfant, dit Caroline ; il avait une belle figure rêveuse.

— Vous trouvez, ma chère ? Il avait de beaux yeux et de belles dents, assurément, et une stature imposante, mais voilà tout.

— Eh bien ! Éveline, si vous voulez y aller, dit Caroline, je suis à votre service.

— Et moi, Éveline chérie, moi aussi, je puis y aller, n’est-ce pas ? dit Cécile, en s’accrochant à Éveline.

— Et moi aussi, bégaya Sophie, la plus jeune espérance de la famille ; il y a un si joli paon à Burleigh !

— Oh ! oui ; elles peuvent venir, n’est-ce pas, mistress Merton ? nous en prendrons le plus grand soin.

— Très-bien, ma chère, mes enfants, miss Cameron vous gâte complétement. »

Éveline courut mettre son chapeau, et les enfants la suivirent, en frappant des mains ; elles ne pouvaient se résoudre à la perdre des yeux un seul instant.

« Caroline, dit affectueusement mistress Merton, n’êtes-vous pas bien portante ? Depuis quelques jours vous me paraissez pâle, et moins gaie que de coutume.

— Mais si, je me porte assez bien, répondit Caroline avec un peu d’aigreur ; mais la vie est si triste ici, en ce moment ; il est bien contrariant que lady Élisabeth n’aille pas à Londres cette année.

— J’espère bien que ce sera moins triste au mois de juillet, ma chère, lorsque les courses de Knaresdean commenceront ; et puis lord Vargrave nous a promis de venir.

— Lord Vargrave vous a-t-il écrit récemment ?

— Non, ma chère.

— C’est fort singulier.

— Éveline vous parle-t-elle jamais de lui ?

— Pas souvent. » Et en disant ces mots Caroline se leva et quitta l’appartement.

C’était une journée fraîche et radieuse, à la fin du joli mois de mai ; les haies étaient couvertes de fleurs blanches ; une brise légère faisait frémir le jeune feuillage, les papillons voltigeaient çà et là, et les enfants les poursuivaient sur l’herbe, tandis qu’Éveline et Caroline (qui marchait beaucoup trop lentement pour sa compagne, car Éveline brûlait de courir) suivaient tranquillement le chemin de Burleigh.

Elles traversèrent les champs appartenant au presbytère, et un petit pont jeté en travers d’un ruisseau bruyant les Conduisit dans le bois.

« Cette petite rivière, dit Caroline, forme la limite qui sépare les terres de mon oncle de celles de M. Maltravers. Un homme aussi orgueilleux que l’est, dit-on, M. Maltravers, doit trouver fort désagréable d’avoir les terres d’un autre propriétaire aussi près de sa maison. De son salon on entendrait la détonation du fusil de mon Oncle. Néanmoins sir John prend soin de ne pas le gêner. De l’autre côté les domaines de Burleigh s’étendent à plusieurs milles de distance ; du reste, M. Maltravers est, après mon oncle, le plus grand propriétaire du comté. Il est fort étrange qu’il ne se marie point ! Tenez, vous pouvez maintenant apercevoir la maison. »

Le vieux château de Burleigh était situé dans un bas-fond, dominé par derrière par un amphithéâtre de verdure. Les antiques étangs resplendissant au soleil, et ombragés par des arbres gigantesques, augmentaient encore la calme tristesse de son aspect. L’une des façades de la maison était couverte de lierre et de pariétaires innombrables ; de longues herbes envahissaient l’avenue abandonnée.

« Ce domaine est fort mal tenu, dit Caroline, et l’était déjà du vivant du dernier propriétaire. Il a été légué à M. Maltravers par l’oncle de sa mère. Il vaut mieux que nous entrions dans la maison par la petite porte. L’entrée principale est toujours fermée. »

Caroline prit un sentier qui conduisait à un jardin d’agrément, séparé du parc par un fossé, en travers duquel se trouvait une planche. Elle ouvrit une petite porte qui se détachait de ses gonds rouillés, et elle se dirigea vers le vieux bâtiment. Il se trouvait là une grande porte vitrée qui conduisait, par un perron de trois marches, au jardin. D’un côté, s’élevait une étroite tourelle carrée surmontée d’un dôme doré et d’une vieille girouette pittoresque ; sous l’architrave de la tourelle se trouvait un cadran solaire, entouré d’un encadrement de pierre. Un autre cadran solaire s’élevait dans le jardin, portant cette belle et commune devise : « Non numero horas, nisi serenas. »

De l’autre côté de la fenêtre vitrée un énorme arc-boutant jetait son ombre massive. Il y avait quelque chose dans tout l’aspect de ce lieu qui invitait à la contemplation et au repos ; quelque chose de quasi monastique. La gaîté du joyeux printemps ne pouvait le dépouiller d’une certaine tristesse, qui n’avait pourtant rien de pénible, ni pour la jeunesse qui s’abandonne volontiers à un vague sentiment de mélancolie, ni pour ceux qui, ayant connu de véritables douleurs, cherchent un calmant dans la méditation et le souvenir. La porte basse, de couleur sombre, renfoncée dans les murailles épaisses de la tourelle, était fermée à double tour et la sonnette placée auprès de cette porte était cassée. Caroline s’en éloigna avec impatience.

« Il faut que nous allions de l’autre côté de la maison, et que nous tâchions de nous faire entendre du vieux bonhomme qui est sourd.

— Oh ! Caroline ! s’écria Cécile, la grande fenêtre est ouverte. Et elle franchit en courant les marches du perron.

— C’est heureux, » dit Caroline ; et elles suivirent toutes Cécile.

Éveline se trouvait maintenant dans la bibliothèque dont lui avait parlé mistress Merton. C’était une grande pièce longue d’environ cinquante pieds, et large en proportion. Elle était un peu sombre, car le jour n’y pénétrait que par la grande fenêtre qui servait d’entrée ; quoique cette fenêtre montât jusqu’à la corniche du plafond, et occupât tout un côté de l’appartement, la lumière en était affaiblie par le massif encadrement de pierre qui enchâssait les vitres, et par les vitraux coloriés, représentant des écussons, qui occupaient la partie supérieure de la fenêtre. Les rayons, de plus, étaient de ce bois de chêne foncé qui absorbe la lumière ; et la dorure qui devait, dans l’origine, en diminuer l’obscurité, était décolorée par le temps.

Cet appartement était d’une élévation presque disproportionnée. Le plafond, formé par des arceaux entrelacés, d’un dessin compliqué, entremêlés de figures grotesques, richement sculptées, conservait à la pièce le caractère gothique du siècle où elle avait été consacrée à un pieux objet. Deux cheminées avec de grands manteaux en chêne sculpté, surmontés par deux portraits, rompaient la symétrie des grandes rangées de livres. L’une de ces cheminées contenait des bûches à demi consumées ; et, à en juger par un énorme fauteuil, près duquel se trouvait un petit bureau, on eût dit que cette pièce avait été récemment occupée. La muraille située vis à vis de la fenêtre était tendue d’antiques tapisseries décolorées, représentant Salomon recevant la reine de Saba, cette tapisserie était clouée par-dessus la porte, de chaque côté ; de sorte que les feuillures de la porte coupaient d’un côté le sage monarque en deux, au moment où il s’inclinait profondément ; tandis que de l’autre le sol était soustrait sous les pas de la coquette souveraine, au moment où elle descendait de son chariot.

Il y avait, auprès de la fenêtre, un piano à queue, le seul meuble moderne qui se trouvât dans l’appartement, à part l’un des deux portraits que nous décrirons plus tard. Éveline regardait tout ce qui l’environnait, religieusement et en silence. Elle possédait tout naturellement cette vénération pour le génie qu’on est sûr de rencontrer chez les personnes jeunes et enthousiastes ; d’ailleurs il y a même pour les esprits indifférents, un certain intérêt à voir les lieux habités par ceux qui savent faire surgir chez les autres quelque pensée nouvelle. Mais ici surtout, Éveline s’imaginait découvrir une harmonie rare et singulière entre ce lieu et les traits caractéristiques de l’homme de talent qui possédait cette demeure. Elle croyait pouvoir mieux comprendre désormais les pensées empreintes d’un calme vague et métaphysique, qui distinguaient les premiers ouvrages de Maltravers, qu’il avait conçus et écrits dans cette silencieuse retraite.

Mais son attention fut tout particulièrement attirée vers l’un des deux portraits qui surmontaient les cheminées. Le plus éloigné représentait un homme revêtu d’une riche armure de fantaisie de l’époque de la reine Élisabeth ; il avait la tête nue, et son casque était posé sur une table où s’appuyait sa main. La figure était belle et expressive ; une inscription portait le nom de Digby, l’un des ancêtres de Maltravers.

L’autre portrait représentait une belle jeune fille de dix-huit ans, portant le costume, presque antique maintenant, d’il y a quarante ans. Les traits étaient délicats ; mais la peinture s’était décolorée, et l’expression de la figure était triste. Un rideau de soie, tiré de côté, semblait indiquer combien le possesseur de ce portrait y attachait de prix.

Éveline se retourna vers son cicerone comme pour demander une explication.

« Voici la seconde fois seulement que je vois ce tableau, dit Caroline ; car ce n’est qu’à grand’peine, et comme par une mystérieuse faveur, qu’on décide la vieille femme de charge à en écarter le voile. Maltravers, sous l’impression de quelque idée sentimentale, le regarde comme sacré. C’est le portrait de sa mère avant son mariage ; elle mourut en lui donnant le jour. »

Éveline soupira. Elle comprenait trop bien le sentiment qui paraissait si excentrique à Caroline. La physionomie de ce portrait la fascinait, et son regard semblait la suivre.

« Pour faire convenablement pendant à ce portrait, dit Caroline, il aurait dû bannir d’ici l’effigie de ce belliqueux gentilhomme pour la remplacer par celle de la pauvre lady Florence Lascelles, dont la perte, dit-on, lui a fait quitter le pays. Mais peut-être était-ce plutôt la perte de sa fortune.

— Comment pouvez-vous dire cela ? Fi donc ! s’écria Éveline, par une impulsion de généreuse indignation.

— Ah ! ma chère, vous autres héritières vous éprouvez de l’intérêt les unes pour les autres ! mais après tout un homme d’esprit est moins sentimental que nous ne le pensons. Ouf !… Cette chambre silencieuse me donne le spleen, j’imagine.

— Chère petite Éveline, dit tout bas Cécile, je trouve que vous ressemblez un peu à ce joli portrait ; seulement vous êtes bien plus jolie. Ôtez donc votre chapeau ; vos cheveux retombent tout juste comme les siens. »

Éveline hocha gravement la tête ; mais l’enfant gâtée dénoua rapidement les brides de son chapeau, et le lui arracha ; les boucles dorées d’Éveline tombèrent alors sur ses épaules, dans un gracieux désordre. Il n’y avait d’autre ressemblance entre Éveline et le portrait que la couleur des cheveux, et le négligé de sa coiffure en ce moment. Pourtant Éveline était heureuse de penser qu’elle pût avoir avec ce portrait quelque ressemblance, malgré la déclaration de Caroline que c’était un compliment fort peu flatteur.

« Je ne m’étonne pas, dit cette dernière, en changeant de sujet, je ne m’étonne pas que M. Maltravers habite si peu ce « triste château » ; pourtant on pourrait y faire de grands embellissements. Des fenêtres à espagnolettes, avec des glaces sans tain, par exemple. Si l’on enlevait ces lourds rayons et ces affreuses antiquités de cheminées, si l’on peignait le plafond en blanc et or, comme dans le salon de mon oncle, et si l’on tendait les murs d’un riche papier clair et riant, au lieu de cette tapisserie, on en ferait véritablement une fort belle salle de bal.

— Oh ! dansons-y donc maintenant, s’écria Cécile. Allons, Sophie, levez-vous. »

Et les enfants se mirent à étudier un pas de valse, en tombant l’une sur l’autre, et en riant dans leur folle joie.

« Chut, chut ! » dit Éveline, avec douceur. Jusqu’à ce jour elle n’avait jamais réprimé la gaîté des enfants, et elle n’aurait pu dire pourquoi elle le faisait en ce moment.

« J’imagine que le vieux sommelier a fait ici les honneurs de la maison à l’intendant, dit Caroline montrant de la main les débris du feu.

— Est-ce ici la chambre qu’il habitait principalement ? la chambre qu’on fait voir, dites-vous, comme étant son cabinet de travail.

— Non ; cette porte en tapisserie, à droite, conduit dans un petit cabinet d’étude, où il écrivait toujours. »

Ce disant Caroline essaya d’ouvrir la porte, mais elle était fermée à l’intérieur. Elle ouvrit alors l’autre porte, qui laissa apercevoir un long corridor lambrissé ; des lances rouillées et quelques cuirasses du temps des guerres parlementaires étaient accrochées aux murailles.

« Ce corridor, dit Caroline, conduit au bâtiment principal, dont la pièce où nous sommes et le petit cabinet de travail adjacent sont complétement détachés, ayant servi de chapelle, comme vous le savez, au temps où l’Angleterre était Catholique. J’ai entendu dire que ce fut sir Kenelm Digby, un des ancêtres collatéraux du possesseur actuel, qui appropria ces pièces à leur présent usage, et, par compensation, il fit bâtir l’église du village, qui se trouve de l’autre côté du parc. »

Sir Kenelm Digby, le vieux cavalier philosophe ! encore un nom plein d’intérêt pour consacrer ce lieu ! Éveline aurait volontiers passé toute la journée dans cette salle. Afin peut-être d’avoir un prétexte pour y séjourner plus longtemps, elle s’approcha du piano. Il était ouvert. Ses doigts de fée parcoururent rapidement les touches, et les sons de l’instrument discord et négligé firent retentir d’une vibration sauvage et fantastique les échos de cette triste salle.

« Oh ! chantez-nous donc quelque chose, Éveline, s’écria Cécile, qui accourut auprès du piano et en approcha une chaise.

— Oh ! oui, Éveline, dit languissamment Caroline ; cela nous amènera peut-être quelque domestique, et nous épargnera la peine d’aller les chercher à l’office. »

C’était précisément ce que souhaitait Éveline. Au moment où elle avait touché le clavier, quelques vers que sa mère aimait tout particulièrement, vers écrits par Maltravers à son retour dans ses foyers, après une absence, lui étaient revenus soudain à la mémoire. Ils s’harmonisaient bien avec ce lieu, et la musique était digne des paroles. Les enfants firent silence, et vinrent doucement s’accroupir aux pieds d’Éveline. Après un court prélude, celle ci commença à chanter, en s’accompagnant sotto voce, afin que les sons de l’instrument en mauvais état ne gâtassent pas la ravissante poésie, et la voix plus ravissante encore.

Pendant ce temps, dans la pièce voisine, dans ce petit cabinet de travail dont avait parlé Caroline, se trouvait le maître de la maison. Il était arrivé soudain la veille au soir, sans qu’on l’attendît. En ce moment même le vieil intendant était auprès de lui, plein d’excuses, de félicitations, de babil ; et Maltravers, devenu sévère et hautain, se détournait déjà avec impatience, lorsqu’il entendit soudain un bruit de voix d’enfants et de rires joyeux dans la chambre adjacente. Le front de Maltravers se rembrunit.

« Quelle est cette insolence ? dit-il d’un ton qui, malgré son calme, fit trembler l’intendant de la tête aux pieds.

— Mais, je n’en sais rien, vraiment, monsieur ; il y a tant de grand monde qui vient voir cette maison quand il fait beau, que….

— Et vous permettez qu’on vienne voir la maison de votre maître comme un spectacle curieux ? je vous en fais mon compliment, monsieur.

— Si monsieur demeurait davantage parmi ses gens, il y aurait plus de discipline, dit bravement l’intendant ; mais depuis que je suis ici, je n’ai jamais vu personne qui se souciât moins de cette vieille maison que ceux auxquels elle appartient.

— Pas tant de paroles, monsieur, dit Maltravers avec hauteur ; et maintenant allez dire à ces gens que je suis de retour, et que je ne veux avoir d’autres hôtes ici que ceux que j’y inviterai moi-même.

— Monsieur !

— Ne m’entendez-vous pas ? Dites-leur, s’ils y tiennent, que ces vieilles ruines sont à moi, et que je ne veux pas les exploiter en les livrant à l’insolence de la curiosité publique. Allez, monsieur.

— Mais… je vous demande pardon, monsieur… mais… si ce sont des personnes du grand monde ?…

— Du grand monde !… Du grand monde !… Oui, c’est bien cela ! Eh bien, si ce sont des personnes du grand monde, elles ont de grandes maisons qui leur appartiennent, M. Justis. »

L’intendant le regarda avec stupéfaction.

« Peut-être, monsieur, est-ce la famille de M. Merton, insinua-t-il d’un ton d’intercession, on vient souvent de chez M. Merton, quand il y a des messieurs de Londres au presbytère.

— Merton ?… Ah ! ce prêtre rampant. Écoutez-moi, monsieur : un mot de plus, et vous quittez mon service. »

M. Justis leva les yeux et les mains au ciel ; mais il y avait quelque chose, dans la voix et le regard de son maître, qui interdisait toute réplique. Il s’acheminait lentement vers la porte, lorsqu’une voix d’une suavité angélique s’éleva du dehors ; cette voix arrêta ses pas, et fit tressaillir l’austère Maltravers. Il leva la main pour arrêter l’intendant au milieu de sa mission, et, fasciné, charmé, il prêta l’oreille. Il reconnut des paroles qu’il avait composées : paroles qui, depuis longtemps, lui étaient devenues presque étrangères, et que d’abord il se rappelait à peine : paroles associées à ses années jeunes et virginales, de poésie et d’aspirations : paroles semblables aux fantômes de pensées trop douces désormais pour son âme si changée. Il courba la tête, et l’ombre qui obscurcissait son front se dissipa.

Le chant s’arrêta. Maltravers soupira, changea de posture, et son regard tomba sur l’intendant qui tenait le bouton de la porte.

« Dois-je m’acquitter de votre message, monsieur ? dit gravement M. Justis.

— Non !… seulement soyez plus soigneux à l’avenir. Laissez-moi, maintenant. »

M. Justis s’inclina, et fort content d’en être quitte à si bon marché, il s’éloigna à toutes jambes.

« Voyez un peu, pensait-il, en s’en allant ; comme les pays étrangers gâtent les gentilshommes ! Dire qu’il était si doux autrefois ! Je vois qu’il faut me hâter de débrouiller mes comptes ! Le patron n’est pas endurant ! »

Au moment où elle achevait sa romance, Éveline, dont tout le charme en chantant venait de ce qu’elle chantait avec son cœur, fut si émue par la mélancolie de l’air et des paroles que la voix lui manqua, et que le dernier vers s’éteignit sur ses lèvres.

Les enfants se levèrent spontanément et coururent l’embrasser.

« Oh ! s’écria Cécile, voici le beau paon ! »

Et, en effet, l’oiseau pittoresque était monté sur les marches du perron, attiré peut-être par la musique. Les enfants sortirent en courant pour caresser leur ancien favori qui était fort privé. Bientôt Cécile revint.

« Oh ! Caroline, venez donc voir les beaux chevaux qui remontent le parc ! »

Caroline, qui était bonne écuyère, qui aimait les chevaux, et dont la curiosité était facilement éveillée par tout ce qui annonçait le faste ou le haut rang, se laissa entraîner dans le jardin par sa petite sœur. Deux grooms, montés chacun sur un cheval arabe pur-sang, et conduisant par la bride un autre cheval semblable enveloppé de bandages, remontaient lentement la route. Caroline, frappée par l’apparition insolite de ces animaux dans un lieu aussi désert, suivit les enfants qui se dirigeaient en courant du côté des chevaux, afin d’apprendre quel en pouvait être l’heureux propriétaire. Éveline, oubliée pour le moment, resta seule. Elle en fut bien aise, et elle se tourna de nouveau vers la peinture qui l’avait si fort intéressée auparavant. Les yeux caressants du portrait se fixaient sur elle avec une expression qui lui rappelait le regard de sa mère.

« Et cette femme charmante, pensait-elle en contemplant le tableau, n’a pas vécu assez pour connaître la gloire de son fils, pour se réjouir de ses succès, pour le consoler dans ses douleurs. Et lui, ce fils, exilé solitaire et désenchanté, il erre dans de lointains pays, tandis que des étrangers foulent ses foyers abandonnés ! »

Les images qu’elle avait évoquées attendrissaient et remplissaient son âme, et debout devant le portrait, la tête rejetée en arrière, elle continuait à le regarder avec des yeux humides. Elle était ravissante à voir ainsi, avec son teint délicat, ses cheveux opulents (car elle n’avait pas encore remis son chapeau), et sa taille flexible ; elle était rayonnante de jeunesse, de santé, d’espérance. Comme sa beauté vivante contrastait avec la toile fanée représentant la défunte, jadis aussi jeune, aussi tendre, aussi jolie qu’elle ! Éveline détourna la tête en soupirant… l’écho sembla répéter ce soupir avec plus de ferveur ! Elle tressaillit : la porte qui conduisait au cabinet de travail était ouverte, et dans l’embrasure de cette porte se trouvait un homme dans la force de l’âge. Ses cheveux, aussi abondants que dans sa première jeunesse, quoique brunis par le soleil de l’Orient, encadraient en boucles épaisses un front d’un majestueux développement. Ses traits accentués et fiers, bien en rapport avec sa stature d’une élévation peu commune, son teint pâle, mais bronzé, ses grands yeux du bleu le plus sombre, ombragés par des cils et des sourcils noirs : et plus que toute autre chose, cette double expression de passion et de repos qui caractérise les anciens portraits italiens et qui semble dénoter la puissance impénétrable que l’expérience donne à l’intelligence : tout cela constituait un ensemble qui, sans posséder une beauté irréprochable, avait néanmoins quelque chose d’assez saisissant pour commander l’intérêt. C’était une figure qu’on ne pouvait oublier une fois qu’on l’avait vue ; c’était une figure qui avait longtemps et presque à son insu, animé les jeunes rêves d’Éveline ; c’était une figure qu’elle avait déjà vue : quoique, plus jeune, plus douce, et moins brune à cette époque, cette figure eût alors un aspect tout différent.

Éveline, immobile, et comme enracinée au sol, se sentait rougir jusqu’aux tempes ; elle offrait une ravissante image de timidité confuse et d’innocent effroi.

« Ne me faites pas regretter mon retour, dit l’étranger en s’avançant après un moment de silence ; et sa voix et son sourire étaient pleins de douceur : ne me laissez pas croire que le maître de ces lieux est destiné à en faire fuir les charmantes fées qui les animaient en son absence.

— Le maître de ces lieux ! répéta Éveline, presque à voix basse, et avec un embarras croissant ; êtes-vous donc le… le…

— Oui, interrompit l’étranger avec courtoisie, en la voyant si confuse ; je me nomme Maltravers ; et je me reproche de ne vous avoir pas fait avertir de mon retour, ou de m’être présenté avec tant d’indiscrétion devant vous. Mais vous voyez mon excuse (et il indiqua le piano). Vous possédez l’art magique qui sait faire sortir le serpent lui-même de son trou. Mais vous n’êtes pas seule ?

— Oh ! non ! non, vraiment ! miss Merton est avec moi. Je ne sais pas ou elle est allée. J’irai la chercher.

— Mistress Merton ! Vous n’êtes donc pas de cette famille ?

— Non, je ne suis qu’en visite au presbytère. Je vais aller la chercher. Il faut qu’elle vous adresse nos excuses. Nous ne savions pas que vous fussiez ici ! Vraiment, nous ne le savions pas.

— Voilà une bien cruelle excuse, » dit Maltravers en souriant de son empressement. Ce sourire et ce regard lui rappelèrent encore plus vivement le jour où il l’avait portée dans ses bras, où il avait soulagé sa souffrance, loué son courage, et pressé sa main de ses lèvres, presque comme l’eût fait un amant. À ce souvenir elle rougit encore davantage, et chercha avec plus de vivacité que jamais à s’esquiver.

Maltravers ne chercha pas à la retenir, mais il la suivit en silence. Elle avait à peine gagné la fenêtre, lorsque la petite Cécile arriva en courant, et s’écria :

« Figurez-vous que M. Maltravers est revenu, et qu’il a ramené des chevaux de toute beauté. »

Cécile s’arrêta soudain en apercevant l’étranger ; un instant après Caroline parut. Grâce à son expérience du monde et à la promptitude de son jugement, elle comprit tout sur-le-champ, et elle s’empressa de faire ses excuses à Maltravers en le félicitant de son retour, avec une aisance qui étonna la pauvre Éveline, et parut fort peu appréciée par Maltravers lui-même. Il lui répondit avec une courtoisie brève et hautaine,

« Mon père, continua Caroline, sera charmé d’apprendre que vous êtes de retour. Il s’empressera de venir vous présenter ses respects, et ses excuses pour notre indiscrétion. Mais je ne vous ai pas officiellement présenté à ma complice. Ma chère, permettez-moi de vous présenter un homme que la gloire vous a déjà fait connaître, M. Maltravers ; miss Cameron, belle-fille, ajouta-t-elle à voix plus basse, de feu lord Vargrave. »

Pendant la première partie de cette présentation le front de Maltravers s’était rembruni, mais vers la fin il oublia son déplaisir.

« Est-il possible ? je croyais bien vous avoir déjà vue, mais comme dans un rêve. Ah ! nous ne sommes donc pas des étrangers l’un pour l’autre ! »

Le regard d’Éveline rencontra le sien, et quoiqu’elle rougît et qu’elle s’efforçât de conserver un air de gravité, un demi-sourire laissa voir des fossettes qui se jouaient autour de ses lèvres espiègles.

« Mais vous ne vous souvenez pas de moi ? ajouta Maltravers.

— Oh ! si ! » s’écria Éveline, par une impulsion soudaine ; puis elle s’arrêta tout court.

Caroline vint au secours de Son amie.

« Qu’est-ce donc ! Vous m’étonnez ; où donc avez-vous déjà vu M. Maltravers ?

— Je puis répondre à cette question, miss Merton. Lorsque miss Cameron n’était qu’une enfant, pas plus grande que ma petite amie que voici, un accident sur la grande route me procura le plaisir de faire sa connaissance. La douceur et le courage qu’elle déploya dans cette circonstance me laissèrent une impression que j’ai conservée jusqu’à ce jour. Et c’est ainsi que nous nous retrouvons, ajouta Maltravers, à voix plus basse, et comme se parlant à lui-même. Quelle étrange chose que la vie !

— Allons, dit miss Merton, il ne faut pas que nous vous dérangions plus longtemps, vous devez avoir tant de choses à faire. Je regrette infiniment que sir John ne soit pas ici pour vous présenter la bienvenue ; mais j’espère que nous serons bons voisins. Au revoir ! »

Et, se figurant qu’elle avait été on ne peut plus charmante, Caroline salua, sourit et s’éloigna avec sa suite. Maltravers s’arrêta irrésolu. Si Éveline avait retourné la tête, il les aurait accompagnées ; mais Éveline ne retourna pas la tête et il resta.

Miss Merton, en chemin, railla impitoyablement sa jeune amie, et lui arracha par petits morceaux un récit très-succinct et très-imparfait de l’aventure qui lui avait procuré dans l’origine la connaissance de Maltravers, et de l’entrevue qui avait renouvelé cette connaissance. Mais Éveline ne l’écoutait guère, et à peine fut-elle arrivée au presbytère qu’elle se hâta d’aller s’enfermer dans sa chambre pour écrire à sa mère ce qui lui était arrivé. Que de fois dans ses rêveries de jeune fille elle avait songé à cet incident, à cet étranger ! Et maintenant, après tant d’années, et par le plus grand hasard, elle avait rencontré cet inconnu chez lui ! et cet inconnu était Maltravers ! C’était comme la réalisation d’un songe. Tandis qu’elle rêvait ainsi, avant d’avoir commencé sa lettre, elle entendit retentir au loin un joyeux carillon ; elle en devina sur-le-champ le motif : c’était le retour du voyageur dans ses foyers déserts qu’on saluait ainsi !


CHAPITRE IV

Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qui lui sont propres, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi.
(Pascal.)

Le flux et le reflux des grandes marées se font sentir dans le cœur comme dans l’océan. Les flots qui jadis avaient poussé l’âme d’Ernest Maltravers vers les rochers et les écueils de la vie active, s’étaient depuis longtemps retirés dans leurs calmes profondeurs, et avaient laissé la plage à sec. Il avait quitté la terre natale l’esprit triste et désenchanté ; et de nouveaux tableaux, étranges et incultes, s’étaient déroulés devant ses regards errants. Lassé de la civilisation, après avoir épuisé jusqu’à la satiété quelques-uns de ces succès pour lesquels les hommes civilisés travaillent, se consument et se tourmentent en vain, il s’était plongé au milieu de hordes à peine sorties de la barbarie. Les aventures par lesquelles il avait passé, et au milieu desquelles sa vie elle-même ne pouvait être garantie qu’à la condition de déployer une vigilance continuelle et une prompte énergie, l’avaient arraché pendant quelque temps aux contemplations maladives et tristes qui l’absorbaient. Son cœur, à la vérité, était resté inactif ; mais son intelligence et ses forces physiques avaient été continuellement exercées. Il rentrait dans la société de ses égaux l’esprit chargé des trésors d’une expérience vaste et variée, et pénétré de cette sombre morale qui démontra aux méditations funèbres de Rasselas sortant des catacombes la vanité de la vie humaine et l’absurdité des aspirations ambitieuses de notre nature.

Ernest Maltravers, qui n’avait jamais été un caractère complet et sans défauts, et qui, dans la pratique, restait toujours au-dessous de ses capacités morales et intellectuelles, par suite du désir même qu’il avait de franchir les limites du sublime et du beau, était en apparence aussi éloigné que jamais du grand secret de la vie. Pourtant il n’en était rien, son esprit avait acquis ce qui lui manquait naguère : la dureté. Lorsqu’on demande trop peu aux hommes, on est plus près de la vertu véritable et du vrai bonheur que lorsqu’on exige trop d’eux.

Néanmoins, en partie par suite de cette étrange existence qui l’avait jeté parmi des hommes auxquels sa sûreté personnelle lui faisait une nécessité de commander en despote, en partie par l’habitude du pouvoir et le dédain du monde, son caractère s’était imprégné d’une impérieuse sévérité de manières, qui ressemblait souvent à de la rudesse et à de la misanthropie, quoiqu’elle cachât une générosité et une bienveillance réelles.

Plusieurs des sentiments de sa jeunesse, plus aimables et plus complexes, s’étaient fondus en une seule qualité prédominante : l’orgueil ! L’amour-propre inactif et l’ambition mal satisfaite engendrent généralement la fierté. Cette qualité qui, bien dirigée et réglée dans de sages limites, forme l’essence même de l’honneur, était portée si loin chez Maltravers qu’elle devenait un vice. Il en reconnaissait parfaitement l’excès en lui ; néanmoins il la chérissait comme une vertu. L’orgueil avait servi à le consoler dans le chagrin, et c’est ce qui avait fait de l’orgueil son ami ; l’orgueil l’avait soutenu au milieu des dégoûts inspirés par la duplicité, ou de la résistance qu’il avait dû opposer à la violence, et c’est ce qui avait fait de l’orgueil son champion et Sa forteresse. C’était d’ailleurs un orgueil d’un genre tout particulier qui ne s’attachait à aucun point spécial, ni au talent, ni au savoir, ni aux dons intellectuels ; encore moins aux vulgaires lieux communs de la naissance et de la fortune. C’était plutôt le résultat d’un mépris suprême et général pour tous les autres hommes et les mobiles de leurs actions, pour l’ambition, pour la gloire, pour les arides affaires de la vie. Sa vertu de prédilection était le courage moral ; et c’était cette vertu qu’il estimait surtout en lui, maintenant. Il était fier de ses luttes contre les autres, plus fier encore de ses victoires contre ses passions. Il regardait le sort comme le grand ennemi dont on devrait toujours se préparer à repousser les coups. Il se croyait armé de toutes pièces contre le destin. Dans l’arrogance de son cœur, il disait : Je puis défier l’avenir ! Il avait foi dans l’assertion vaniteuse de ce vieux sage orgueilleux qui disait : Le monde c’est moi ! À la vérité, dans l’orageuse carrière qu’avaient fournie les dernières années de sa virilité, il n’avait pas poussé sa philosophie jusqu’à proscrire le monde ordinaire. La douleur que lui avait causée la mort de Florence avait cédé peu à peu au temps et à l’éloignement, et il avait quitté les déserts de l’Afrique et de l’Orient, pour les brillantes capitales de l’Europe. Mais jamais plus ni son cœur, ni sa raison n’avaient subi le joug des passions. Jamais plus il n’avait connu la douceur de l’affection. S’il en eût été autrement, la glace se serait fondue, et la source aurait de nouveau débordé pour venir inonder les abîmes de son cœur. Il était revenu en Angleterre ; il savait à peine pourquoi, ou dans quel but. Ce n’était certes pas avec l’idée de reprendre les occupations de la vie active, c’était peut-être seulement par lassitude des contrées étrangères et des langues peu familières à son oreille. Ou peut-être était-ce le désir vague et inquiet d’un changement de lieux qui l’avait ramené dans sa patrie. Mais il ne s’avouait pas à lui-même que la cause de son retour fût si peu philosophique ; et, chose étrange, il ne voulait pas non plus s’avouer qu’il eût un autre motif plus humain et peut-être plus vrai : l’âge et les infirmités croissantes de son vieux tuteur Cleveland, qui le suppliait affectueusement de revenir. Maltravers n’aimait pas à se croire le cœur encore si tendre. Singulier orgueil ! Non ; il cherchait plutôt à se persuader qu’il avait l’intention de vendre Burleigh, d’arranger définitivement ses affaires, et puis de quitter à jamais son pays natal. Pour se prouver à lui-même que c’était bien là son but, il avait formé à Douvres le projet de partir directement pour Burleigh en toute hâte, et d’écrire simplement à Cleveland qu’il était de retour en Angleterre. Mais son cœur ne voulut pas lui permettre de savourer la cruelle jouissance de cette mortification de soi-même, et lorsqu’il se trouva à un relais de Londres, il fit retourner ses chevaux vers Richmond. Il avait passé deux jours auprès du bon vieillard, et ces deux jours avaient tellement réchauffé et attendri son cœur, qu’il fut épouvanté en voyant combien il s’écartait de ses principes arrêtés. Néanmoins il s’en alla avant que Cleveland eût le temps de découvrir qu’il avait changé ; l’excellent vieillard avait promis de venir le voir sous peu.

Tel était Ernest Maltravers à l’âge de trente-six ans, à l’âge où le corps et l’esprit sont dans leur plus grande perfection, à l’âge où les hommes sentent le plus vivement qu’ils sont citoyens. Et c’était ainsi qu’avec son esprit orné des dons les plus généreux ; dans toute la plénitude de son énergie morale ; dans toute la vigueur d’un tempérament auquel une vie de rude activité avait donné une seconde jeunesse plus robuste encore que la première ; habitué par une sévère expérience à vaincre, presque sans effort, toutes les imperfections et tous les défauts qui résultaient auparavant d’une imagination trop vive, et d’une trop grande exigence de vertu dans les actions humaines ; fait pour rendre à ses semblables les services les plus brillants et les plus durables, et pour posséder lui-même le bonheur que donne une imagination calmée, un cœur généreux, et une conscience satisfaite ; c’était ainsi qu’aidé d’ailleurs par tous les avantages de la fortune et de la naissance, Ernest Maltravers condamnait obstinément son génie, sa vie, son âme, à se renfermer au fond de leurs feuilles épineuses, se refusant à servir les sots et les misérables, formés pourtant de la même poussière que lui, et créés par le même Dieu. Philosophie maussade et malsaine, enfantée par une âme fière, et par un cœur solitaire !


CHAPITRE V

Que ceux d’entre nous qui veulent bien redevenir enfants, quand ce ne serait que pour une heure, s’abandonnent au délicieux enchantement qui s’empare de l’âme lorsqu’elle se livre au souvenir des innocentes jouissances de l’enfance.
(D. L. Richardson.)

Le récit animé que fit Caroline, pendant le dîner, de leurs aventures, fut reçu avec beaucoup d’intérêt, non-seulement par la famille Merton, mais aussi par quelques personnes du voisinage qui partageaient l’hospitalité du recteur. Le retour inopiné de tout propriétaire dans ses domaines héréditaires, après une longue absence, produit toujours une certaine sensation dans une société de province. Dans un cas comme celui-ci, où le propriétaire était encore jeune, garçon, célèbre et beau, la sensation, cela va sans dire, était encore plus grande. Caroline et Éveline furent accablées de questions, auxquelles Caroline seule répondit d’une manière satisfaisante. Son compte-rendu était en somme bienveillant et favorable ; il parut même flatteur à tout le monde, excepté à Éveline qui trouva que Caroline n’était pas un peintre de portraits bien exact.

Il arrive rarement qu’on soit prophète dans son pays ; mais Maltravers avait si peu habité le comté, et lorsqu’il y était venu jadis, il avait mené une vie si retirée, qu’on le regardait comme un étranger. Il n’avait éclipsé le train de maison d’aucun de ses voisins : il ne s’était posé comme le rival d’aucun chasseur des environs ; et en somme, on s’était montré indulgent pour ses habitudes de farouche réserve. Grâce au temps, et à son absence de la scène du monde, absence assez longue pour le faire regretter, et pas assez pour le faire remplacer par d’autres favoris, sa réputation s’était mûrie et consolidée, et son pays était fier de lui. En conséquence (quoique Maltravers se fût refusé à le croire, quand même un ange le lui eût assuré) on n’avait pas dit de mal de lui en son absence. On racontait mille petites anecdotes au sujet de ses habitudes personnelles, de sa générosité, de son indépendance d’esprit, de son excentricité. Éveline écoutait tout cela dans un silencieux ravissement ; elle n’avait jamais passé une soirée aussi agréable ; et elle adressa un sourire presque reconnaissant au recteur, qui avait toujours pour habitude de suivre le courant de l’opinion, lorsqu’il dit, avec un air de bienveillante affabilité :

« Il faut vraiment que nous témoignions tous les égards possibles à notre illustre voisin ; nous devons nous montrer indulgents pour ses petites excentricités. Ses opinions politiques ne sont pas les miennes, il est vrai. Mais un homme qui a de grands intérêts de fortune dans le pays a le droit d’avoir l’opinion qui lui convient ; telle a toujours été ma maxime. Dieu merci, je suis un homme très-modéré. Il faut que nous l’attirions parmi nous ; ce ne sera pas par notre faute, je vous assure, s’il n’est pas bientôt tout à fait à son aise au presbytère.

— Sans doute… avec tant de charmes pour l’y attirer, dit le maigre vicaire, en saluant timidement les dames.

— Ce serait un bon parti pour miss Caroline, » dit tout bas une vieille dame. Caroline l’entendit et une moue dédaigneuse contracta ses jolies lèvres.

On disposa les tables de Whist : On commença à faire de la musique ; et on laissa Maltravers en paix.

Le jour suivant, M. Merton monta son poney et se rendit à Burleigh. Maltravers n’était pas chez lui. M. Merton laissa sa carte, et un billet respectueux et amical, par lequel il priait M. Maltravers de mettre de côté toute cérémonie, et de venir dîner au presbytère le jour suivant. Le recteur éprouva quelque étonnement en voyant que l’esprit actif de Maltravers était déjà en mouvement. Le parc si longtemps désert était rempli d’ouvriers ; les charpentiers étaient occupés à réparer les clôtures ; la maison était pleine de vie et de mouvement ; des valets d’écurie exerçaient les chevaux dans le parc : tout enfin annonçait le retour du maître, après sa longue absence : autant de signes vraisemblables que Maltravers comptait habiter le pays ; le recteur pensa à Caroline, et éprouva une certaine satisfaction.

Le jour suivant était l’anniversaire de la naissance de Cécile. On observait toujours les anniversaires au presbytère de Merton : les enfants du voisinage étaient invités à la célébration de celui-ci. Ils devaient dîner sur la pelouse, sous une vaste tente, et danser le soir. Les serres chaudes allaient prodiguer leurs premières fraises ; et les vaches, décorées de rubans bleus, allaient fournir des syllabubs[5]. Les plaisirs de ce genre avaient peu d’attraits pour l’élégante Caroline. Elle condescendit à paraître au dîner ; elle embrassa les plus jolis enfants, leur servit de la soupe, et puis, s’étant acquittée de son devoir, elle se retira dans sa chambre, pour écrire des lettres. Les enfants n’en furent pas fâchés, car la majestueuse demoiselle leur inspirait un peu d’effroi ; et ils rirent bien plus fort, et firent beaucoup plus de bruit, lorsqu’elle fut partie, et que les gâteaux firent leur apparition, accompagnés des fraises.

Éveline était dans son élément. Quand elle était petite, elle s’était fort peu mêlée à la société d’autres enfants, quoiqu’elle eût bien souvent soupiré après des camarades de jeu. Elle était restée fort enfant de caractère. D’ailleurs elle aimait tendrement Cécile. Elle avait donc attendu ce grand jour avec une innocente joie ; et la semaine précédente elle s’était fait conduire en voiture à la ville voisine, d’où elle avait rapporté un panier plein de jouets, de poupées, de rubans et de gravures, qu’elle avait soigneusement caché à tous les yeux. Mais, par je ne sais quel hasard, elle ne se sentait pas si enfant que de coutume, ce matin-là ; son cœur ne prenait pas part au plaisir qu’elle avait sous les yeux, et son sourire commença par être languissant. Mais il y a quelque chose de contagieux dans la gaîté des enfants, pour ceux qui les aiment ; et lorsque la troupe joyeuse s’éparpilla sur la pelouse, et qu’ayant ouvert le panier, Éveline commanda aux enfants, avec beaucoup de gravité, de se tenir tranquilles et d’être sages, elle était bien la plus heureuse de toute la bande. Mais elle savait comment s’y prendre pour faire des heureux, et elle offrit le panier à Cécile, afin que la petite reine de ce jour pût savourer la jouissance de se montrer généreuse. Pour empêcher toute jalousie, on eut recours à l’ingénieux expédient d’une loterie.

« Alors ce sera Éveline qui jouera le rôle de la Fortune ! s’écria Cécile ; personne ne se plaindra de recevoir quelque chose de ses mains ; et s’il y a des mécontents, Éveline ne les embrassera pas. »

Mistress Merton, dont Éveline avait complètement gagné le cœur maternel par sa bonté pour les enfants, oublia toutes les injonctions de son mari, et consentit volontiers à étiqueter les lots, et à en écrire les numéros sur des petits carrés de papier, soigneusement pliés. On tira du salon un grand vase indien, dont on fit l’urne du destin, on y déposa les billets. Cécile était en train de bander avec un mouchoir les yeux d’Éveline, tandis que l’espiègle Fortune cherchait à n’être pas aussi aveugle qu’elle aurait dû l’être, et les enfants, assis en cercle sur l’herbe, étaient dans tout le feu de leur joie et de leur attente, lorsque… il se fit soudain un silence complet : les éclats de rire s’arrêtèrent, et les petites mains de Cécile aussi. Qu’était-ce donc ? Éveline écarta le bandeau, et ses regards tombèrent sur Maltravers !

« Mais, en vérité, ma chère miss Cameron, je me demande quel nouveau tour pourront vous faire subir ces petites filles, dit le recteur, qui se trouvait à côté de l’intrus, que du reste il venait lui-même d’amener en ce lieu.

— C’est moi plutôt qui devrais être leur victime, dit Maltravers avec bonhomie : les fées punissent toujours les mortels qui ont passé l’adolescence quand ils violent le sanctuaire de leurs réjouissances. »

Tandis qu’il parlait, ses yeux, les yeux les plus éloquents du monde, s’arrêtèrent sur Éveline (qui, pour cacher sa rougeur, avait pris Cécile entre ses bras, en ayant l’air de ne pas s’occuper d’autre chose) avec un regard plein de cette admiration et de ce ravissement qu’on pourrait attribuer, en effet, à un mortel contemplant quelque adorable fée.

Sophie, avec la hardiesse d’un enfant qui n’est pas timide, COurut vers lui.

« Bonjour, monsieur, bégaya-t-elle, en levant vers lui son visage, afin qu’il l’embrassât ; comment se porte le joli paon ? »

Cette hardiesse opportune servit sur-le-champ à renouer le charme qui avait été rompu, elle établit un lien entre l’étranger et les enfants. En un instant la connaissance était invoquée et reconnue. Un moment après Maltravers faisait partie du cercle ; il s’assit sur la pelouse au milieu des enfants, aussi gai qu’eux, et presque aussi bruyant, cet homme raide et fier, si dédaigneux des bagatelles de ce monde !

« Mais il faut que ce monsieur ait un lot, aussi bien que les autres, dit Sophie fière de son nouvel et grand ami. Quel est votre petit nom ? Pourquoi avez-vous donc un nom si long et si difficile ?

— Appelez-moi Ernest, dit Maltravers.

— Pourquoi ne commençons-nous pas ? s’écrièrent les enfants.

— Voyons, Éveline, soyez sage, mademoiselle, » dit Sophie, tandis qu’Éveline, honteuse, contrariée, et presque prête à pleurer, cherchait à repousser le bandeau.

M. Merton fit intervenir son autorité ; mais les enfants protestèrent par leurs clameurs, et Éveline céda promptement. La Fortune avait mission de tirer les billets de l’urne, et de les remettre à chaque personne dont on appellerait le nom. Quand arriva le tour de Maltravers, le bandeau ne cacha ni la rougeur ni le sourire de la divinité enchanteresse ; et la main de l’aspirant tressaillit en touchant la sienne.

Les enfants firent retentir l’air de bruyants éclats de rire lorsque Cécile remit gravement à Maltravers le plus mauvais de tous les lots : un ruban bleu, que Sophie pourtant convoita, et demanda avec insistance ; mais Maltravers ne voulut pas s’en dessaisir.

Maltravers resta toute la journée au presbytère, et prit part au bal. Oui ! il dansa avec Éveline ; lui, Maltravers, qui n’avait pas dansé depuis l’âge de vingt-deux ans ! La glace était complètement rompue ; Maltravers était tout à fait à l’aise chez les Merton. Et lorsqu’il reprit, solitaire, le chemin de sa solitaire demeure, qu’il repassa le petit pont, et traversa le bois aux ombrages épais, étonné peut-être de ce qu’il avait fait, tous les convives du presbytère, depuis le plus jeune jusqu’au plus vieux, le déclarèrent charmant. Caroline eût peut-être été froissée, quelques mois plus tôt, de ce qu’il n’avait pas dansé avec elle ; mais maintenant son cœur, quel qu’il fût, était préoccupé d’une autre image.


CHAPITRE VI

L’esprit de l’homme est plus pénétrant que conséquent, et il embrasse plus qu’il ne peut lier.
(Vauvenargues.)

Dès ce jour Maltravers devint le commensal habituel de la famille Merton ; il n’avait pas besoin de chercher des prétextes pour excuser cette familiarité. M. Merton, charmé de voir que ses avances n’étaient pas repoussées, lui imposa en quelque sorte son intimité.

Un jour on passa l’après-midi à Burleigh ; Éveline et Caroline complétèrent leur examen de la maison, la tapisserie, les armes, les tableaux, tout fut passée en revue.

Puis elles visitèrent les chevaux arabes. Caroline dit, en passant, qu’elle aimait beaucoup à monter à cheval, et tomba en extase devant un des animaux : celui qui avait la queue la plus longue, cela va sans dire. Le lendemain ce cheval était dans les écuries du presbytère, et un billet d’excuses, galamment tourné, accompagnait ce riche présent.

M. Merton voulait refuser, mais Caroline finissait toujours par obtenir ce qu’elle voulait ; de sorte que le cheval resta dans l’écurie (saisi sans doute, d’étonnement et de dédain) en compagnie du poney du recteur, et des chevaux bruns qu’on attelait à la voiture. Ce don amena, comme conséquence naturelle, des parties à cheval ; il était cruel de séparer complètement l’Arabe de ses camarades. Puis, Éveline ?… comment la laisser toute seule à la maison ? Éveline qui n’avait jamais rien monté de plus fougueux qu’un vieux poney ? Il y avait à vendre, près de là, un charmant petit cheval, appartenant à une dame d’un certain âge, devenue trop forte pour le monter. Maltravers fit cette trouvaille, et en parla à M. Merton ; il avait trop de délicatesse pour afficher de la munificence vis-à-vis de la riche héritière. On acheta le cheval. Il n’y en avait pas de plus tranquille ; Éveline n’avait pas peur du tout. On fit deux ou trois excursions. Quelquefois les jeunes personnes n’étaient accompagnées que de M. Merton et de Maltravers, d’autres fois la cavalcade était plus nombreuse. Maltravers paraissait aussi attentif auprès de Caroline que de son amie ; cependant l’inexpérience d’Éveline dans les exercices équestres lui servait de prétexte pour être toujours à côté d’elle. Mille occasions de causer ensemble se présentèrent, Éveline se sentait maintenant plus à l’aise avec lui, et la douce gaîté, l’esprit plein d’originalité, quoique pur et châtié, de la jeune fille se faisait jour : Maltravers ne tarda pas à découvrir que sous sa simplicité se cachaient de la raisOon, du jugement et de l’imagination. Insensiblement il donna, lui aussi, un plus vaste essor à sa conversation. Avec l’aisance que lui permettaient son âge et sa réputation, il mêlait d’éloquents enseignements à des sujets frivoles et légers ; il dirigeait cet esprit docile et avide d’apprendre, non-seulement vers de nouvelles régions de connaissances littéraires, mais aussi vers plusieurs des mystères profonds ou sublimes de la nature. Il avait de vastes connaissances dans les sciences comme dans les lettres : les étoiles, les fleurs, les phénomènes du monde physique, lui fournissaient des thèmes intéressants, sur lesquels il s’étendait avec l’amour fervent d’un poète, et le savoir familier d’un sage.

M. Merton, remarquant qu’il ne se mêlait que peu ou point de sentiment à leurs entretiens familiers, se sentait parfaitement à l’aise. Il savait que Maltravers avait été intimement lié avec Lumley, et il présumait naturellement qu’il connaissait l’engagement qui existait entre son ami et Éveline. En attendant, Maltravers paraissait ignorer qu’il existât un lord Vargrave.

On ne doit pas s’étonner que la présence journalière, la délicate flatterie insinuée par les attentions d’un homme tel que Maltravers, fissent une profonde impression sur l’imagination, sinon sur le cœur, d’une jeune fille sensible. Déjà prédisposée en sa faveur, et nullement habituée à une société si pleine d’attraits divers, Éveline le regardait avec une indicible vénération. Elle était aveugle pour les teintes plus sombres de son caractère ; d’ailleurs il ne les lui laissait jamais apercevoir. Il est vrai qu’une ou deux fois, en société, son caractère altier et impérieux avait éclaté en emportements brusques et impétueux. À l’égard de l’absurdité, de la prétention, de la présomption, il se montrait fort peu tolérant. Le sourire impatient, le sarcasme mordant, la froide réplique, qui pouvaient blesser, mais pourtant dont on ne pouvait ouvertement s’offenser, trahissaient chez lui l’homme qui affecte de s’affranchir des entraves polies de la société ; il semblait se reprocher d’avoir été jadis trop soucieux de ne pas blesser l’amour-propre des autres ; maintenant il y était trop indifférent. Mais si quelquefois Éveline se sentait étonnée et affligée en lui voyant déployer ce côté défavorable de son caractère dans ses rapports avec les autres, le contraste de sa conduite avec elle était une flatterie trop délicieuse pour ne pas effacer toutes les autres impressions. Le son de sa voix s’adoucissait toujours lorsqu’il lui parlait ; son esprit se pliait toujours au niveau de ses capacités, comme par sympathie, et non par condescendance ; pour elle, si jeune, si timide, si peu savante, il ne dédaignait pas de déployer toutes les richesses de son érudition, tout ce que son esprit contenait de meilleur et de plus brillant. Dans sa modestie, elle s’étonnait d’une préférence aussi singulière, préférence que pouvait peut-être expliquer le compliment brusque et franc que lui adressa un jour Maltravers. Elle avait causé avec lui plus librement et plus longtemps que d’habitude, lorsqu’il l’interrompit soudain par cette exclamation imprévue :

« Miss Cameron, depuis votre enfance, vous avez dû fréquenter de belles âmes. Je vois déjà que vous n’avez rien à redouter de la contagion du monde, si méprisable qu’il soit. Je vous ai entendu aborder les sujets les plus divers, et quelques-uns même que vous ne connaissiez qu’imparfaitement ; mais vous n’avez jamais exprimé une idée mesquine, ou un sentiment faux. La vérité semble intuitive chez vous. »

C’était en effet cette rare pureté de cœur qui faisait le grand charme d’Éveline Cameron aux yeux de cet homme las du monde. De cette pureté découlaient, comme d’un cœur de poète, mille pensées nouvelles, angéliques, pleines d’une sagesse qui leur était propre ; ces pensées ramenaient souvent l’austère auditeur aux années de sa jeunesse, et le réconciliaient avec la vie. Le sage Maltravers recevait d’Éveline plus d’enseignements qu’Éveline n’en recevait de lui.

Il y avait cependant chez lui un autre trait de caractère, plus saillant que l’inégalité de son humeur, qui, contrairement à celle-ci, se manifestait d’une manière plus évidente à Éveline qu’aux autres : C’était son mépris pour tout ce que le jeune et naïf enthousiasme d’Éveline vénérait le plus : la gloire qui environnait Maltravers d’une auréole à ses yeux, et le rendait plus cher à son cœur ; l’enivrement de l’ambition, et de ses récompenses. Il parlait avec un amer dédain des grands noms et des grandes choses.

« Les grands hommes ne sont que des enfants de proportions plus développées, dit-il, un jour, en réponse au plaidoyer d’Éveline en faveur de ces brillantes lumières de l’humanité, des enfants qu’amusent des jouets aussi insignifiants qu’une crécelle ou qu’une poupée. Que d’hommes ne sont devenus grands, pour me servir de l’expression consacrée, que grâce à leurs vices ! Thémistocle ne dut son élévation qu’à de misérables artifices. Pour échapper à ses créanciers, César, le débauché, devient chef d’armée, et se couvre de lauriers. Brutus, l’aristocrate, frappe son patron, pour que les patriciens puissent recommencer à opprimer les plébéiens, et que la postérité parle de lui. Qu’est-ce que l’amour de la gloire posthume, sinon une puérile soif de notoriété, aussi ridicule que celle qui fit dépenser à un Français que j’ai connu, deux mille livres[6] en dragées ! Faire parler de soi ! Quelle misérable envie ! Qu’importe que ce soit par les bavards de ce siècle ou du siècle prochain ? Certains hommes ne sont poussés à la gloire que par l’indigence ; cela peut faire excuser la peine qu’ils se sont donnée ; mais il n’y a pas plus de noblesse dans ce motif que dans celui qui force ce pauvre laboureur que nous voyons là-bas à arroser le sol de ses sueurs sous le regard de Phébus. En somme, la plupart des hommes illustres, au lieu d’avoir été inspirés par un noble désir d’être utiles à leurs semblables, ou d’enrichir l’esprit humain, ont agi ou écrit sans autre objet défini que le besoin de satisfaire à une soif inquiète d’activité, ou de s’abandonner à d’égoïstes rêves de gloire. Et si, par hasard, de nobles inspirations les ont enflammés, ce n’a été trop souvent que pour les entraîner à un fanatisme insensé, ou à de sanguinaires excès. Quelles dupes de la gloire furent jamais animées d’une foi plus profonde, d’une ambition plus haute, que les disciples forcenés de Mahomet ? fanatiques qui avaient appris à croire qu’il était vertueux de ravager la terre, et que du champ de bataille ils s’élançaient dans le paradis. La religion et la liberté ! l’amour de la patrie ! Quels sublimes motifs d’action ! Voyez les beaux résultats, quand les motifs sont en jeu, quand ils ont commencé d’agir ! Voyez l’inquisition, les jours de la terreur, le conseil des Dix, et les cachots de Venise ! »

Éveline n’était pas de force à combattre ces regrettables sophismes ; mais son instinct de la vérité lui suggéra une réponse.

« Que serait la société si tous les hommes pensaient comme vous, et agissaient en conséquence ! Pas de littérature, pas d’arts, pas de gloire, pas de patriotisme, pas de vertu, pas de civilisation ! Vous analysez les motifs des hommes, comment pouvez-vous être sûr de les bien juger ? Regardez les résultats, les avantages, les lumières répandues sur la société ! Si les résultats sont grands, l’ambition est une vertu, quel que soit le motif qui l’a éveillée. N’est-il pas vrai ? »

Éveline parlait avec timidité, et en rougissant. Maltravers, en dépit de ses opinions, était enchanté de sa réponse.

« Le raisonnement est spécieux, dit-il en souriant. Mais comment pouvons-nous être assurés que les résultats sont tels que vous les dépeignez ? La civilisation, les lumières ! ce sont des termes vagues, des sons vides. Soyez sans crainte ; le monde ne raisonnera jamais comme moi. L’activité ne se reposera jamais, tant qu’existeront l’or et le pouvoir. La galère voguera ; abandonnons-la aux galériens. D’après ce que j’ai vu de la vie, je suis convaincu que le progrès n’est pas toujours identique au perfectionnement. La civilisation amène des maux inconnus aux hommes à l’état sauvage ; et vice versâ. Dans tous les états de société l’homme me semble avoir, à peu de chose près, la même somme de bonheur. Nous jugeons toujours du sort d’autrui avec des yeux accoutumés à l’ordre de choses qui nous environne. J’ai vu l’esclave, sur le sort duquel nous nous apitoyons, jouir de ses moments de récréation avec une ardeur de joie inconnue au grave citoyen fier de sa liberté. J’ai revu ce même esclave, devenu libre à son tour, et enrichi par la générosité de son maître : il avait perdu sa gaîté d’autrefois. La masse des hommes, dans tous les pays, est à peu près semblable. S’il y a plus de bien-être dans le Nord, la Providence donne en revanche au voluptueux Italien, ou à l’apathique et frugal Hindou, un sol fertile, un ciel radieux, et un esprit prêt à jouir de tout, comme les fleurs jouissent de la lumière. Que peuvent produire les vains efforts des individus dans la toute-puissante organisation du bien et du mal ! Combien est douteuse la réputation de ceux mêmes qui travaillent le plus ! Qui osera dire de Voltaire ou de Napoléon, de Cromwell ou de César, de Walpole ou de Pitt, lequel a fait le plus de bien ou de mal ? C’est une question à débattre parmi les casuistes. Quelques-uns d’entre nous pensent que les poètes ont été la joie et les lumières de l’humanité. Une autre école de philosophes les a traités comme des corrupteurs de l’espèce humaine, qui ont excité les hommes à la fausse gloire des armes, qui ont encouragé des goûts efféminés, qui ont élevé les passions au-dessus de la raison. Les auteurs mêmes de ces découvertes qui changent la face du globe, telles que l’imprimerie, la poudre à canon, la vapeur ; ces hommes que la multitude irréfléchie, ou que de prétendus sages saluent du titre de bienfaiteurs, ont introduit des maux inconnus auparavant, des maux qui ont empoisonné, et souvent contre-balancé le bien. Chaque nouvelle invention en mécanique enlève le pain à des centaines d’individus. La civilisation est le sacrifice éternel d’une génération à la suivante. Un sentiment écrasant de l’impuissance des efforts humains a tué chez moi les sublimes aspirations de travailler pour l’humanité qui m’animaient naguère. Pour moi, je vogue sur les grandes eaux, sans pilote et sans gouvernail, et, passif, je me fie aux vents, qui sont l’haleine de Dieu. »

Cette conversation produisit sur Éveline une profonde impression. Elle lui inspira un nouvel intérêt pour cet homme chez qui tant de nobles qualités dormaient, engourdies et paralysées par la philosophie captieuse à laquelle il se complaisait et que, malgré sa jeunesse et son ignorance, elle jugeait tout à fait indigne de lui. C’était cette erreur chez Maltravers qui, en abaissant sa supériorité, le rapprochait du cœur de la jeune fille. Ah ! si elle pouvait réussir à le rendre à l’humanité ! C’était une dangereuse ambition ; mais une ambition qui l’enivrait et l’absorbait tout entière.

Oh ! combien ces belles soirées du joyeux mois de juin furent délicieusement passées ! Puis, à mesure que Maltravers se laissait entraîner par les enfants à raconter les merveilles qu’il avait vues dans les régions lointaines, les nuances douces et sociables de son caractère se déployaient. Chez les hommes d’un véritable génie il se cache tant d’enjouement naturel qu’il semble que le génie ne saurait vieillir. Les inscriptions que grave la jeunesse sur les tablettes d’un esprit imaginatif ne s’effacent, à vrai dire, jamais complètement. Ce sont des caractères invisibles, qui, exposés à la lumière et à la chaleur, reparaissent par degrés dans tout leur éclat. Lorsque le génie se trouve mis en contact familier avec de jeunes esprits, il devient aussi jeune qu’eux. Aussi Éveline ne remarquait pas la disproportion d’années qui existait entre elle et Maltravers. Mais la disproportion des connaissances et des facultés intellectuelles servait pour le moment à lui interdire ce doux sentiment d’égalité dans les relations de l’esprit, sans lequel l’amour est rarement une affection profonde chez les femmes. Ce n’est pas comme chez les hommes. Cependant par degrés elle se sentit de plus en plus à l’aise auprès de son austère ami ; et dans cette intimité il y avait un charme séducteur, dangereux pour Maltravers. Éveline avait le pouvoir, quand elle le voulait, de dissiper par ses rires joyeux les rêveries les plus sombres de son ami, de réfuter avec une grâce impérieuse ses dogmes favoris, de le gronder même, avec une gravité enchanteresse s’il ne cédait pas aveuglément à son moindre désir, ou à son moindre caprice. À cette époque il paraissait certain que Maltravers deviendrait amoureux d’Éveline ; mais il était plus douteux qu’Éveline devînt jamais amoureuse de lui.


CHAPITRE VII

Contrahe vela
Et te littoribus cymba propinqua vehat.
(Sénèque.)

« Ne trouvez-Vous pas que miss Cameron a une charmante physionomie ? » dit un jour M. Merton à Maltravers, en lui montrant Éveline. Celle-ci, ne se doutant guère du compliment, était assise à peu de distance, les yeux baissés vers Sophie, qui, installée sur un petit tabouret à ses pieds, tressait une guirlande de marguerites, et elle recommandait à l’enfant de ne pas parler aussi haut ; car Merton était en train de donner à Maltravers quelques détails utiles, relatifs à l’administration de ses propriétés ; déjà Éveline prenait intérêt à tout ce qui pouvait intéresser son ami. Éveline Cameron possédait à un très haut degré une des excellentes qualités de la femme : en dépit de l’heureux enjouement de son caractère, elle savait être tranquille. Sous le toit de sa mère silencieuse et rêveuse, elle avait insensiblement acquis l’habitude de ne jamais déranger les autres. C’est là un charme inappréciable dans les relations domestiques.

« Ne trouvez-vous pas que miss Cameron a une charmante physionomie ? »

Cette question fit tressaillir Maltravers ; c’était la traduction littérale de sa pensée en ce moment. Il réprima l’élan d’enthousiasme qui montait à ses lèvres, et répéta avec calme l’expression de M. Merton :

« Charmante, en effet !

— Et puis elle a un si excellent caractère ; elle est si naturelle ; on l’a admirablement élevée. Lady Vargrave est, à ce qu’il paraît, une femme exemplaire. Le fiancé de miss Cameron possédera véritablement un trésor. Il est digne d’envie.

— Son fiancé ! s’écria Maltravers en pâlissant beaucoup.

— Oui ; lord Vargrave. Ne saviez-vous pas qu’elle lui a été fiancée dès l’enfance ? C’était le vœu, l’injonction même du feu lord, qui lui a laissé son immense fortune, sinon à cette condition, du moins dans cette intention. N’en aviez-vous jamais entendu parler ? »

Pendant que M. Merton parlait, un souvenir revint soudain à Maltravers. Il avait, en effet, entendu Lumley lui-même parler de cet engagement ; mais c’était auprès du lit de douleur de Florence. Il avait, dans un pareil moment, prêté peu d’attention à ses paroles, et dans la suite, mille préoccupations, mille événements en avaient effacé le souvenir. M. Merton continua :

« Nous attendons bientôt lord Vargrave au presbytère. Je présume que c’est un amant fort épris, mais les affaires publiques le retiennent prisonnier à Londres. Il a prononcé hier au soir un admirable discours à la chambre des Pairs ; du moins c’est l’avis de notre parti. Le mariage doit avoir lieu dès que miss Cameron aura atteint l’âge de dix-huit ans. »

Accoutumé à se contraindre, et habile dans l’art orgueilleux de cacher ses émotions, Maltravers ne trahit aux regards de M. Merton aucun symptôme d’étonnement ou de consternation en apprenant cette nouvelle. Si le recteur eût auparavant soupçonné Maltravers d’éprouver pour Éveline autre chose que la simple admiration inspirée par sa beauté, ce soupçon se serait dissipé en entendant son commensal lui répondre froidement :

« J’espère que lord Vargrave se montrera digne de son bonheur. Mais, pour en revenir à M. Justis, vous me confirmez dans l’opinion que j’ai de ce mielleux personnage. »

La conversation rentra dans le domaine des affaires. Bientôt Maltravers se leva pour partir.

« Ne voulez-vous pas dîner avec nous aujourd’hui ? dit le recteur hospitalier.

— Merci, non ; j’ai beaucoup d’affaires à régler chez moi, d’ici à quelques jours.

— Embrassez Sophie, monsieur Ernest ; Sophie a été bien sage aujourd’hui. Elle a laissé s’envoler le joli papillon, parce que Éveline a dit que c’était méchant de l’enfermer dans une boîte en carton. Embrassez Sophie. »

Maltravers prit dans ses bras l’enfant (dont il avait complètement gagné le cœur), et la baisa tendrement ; puis il s’avança vers Éveline, et lui tendit la main en fixant sur elle un regard plein d’un intérêt profond et douloureux, qu’elle ne put comprendre.

« Dieu vous bénisse, miss Cameron ! » dit-il ; ses lèvres tremblaient.

Plusieurs jours se passèrent sans qu’on le revît. Tantôt sous prétexte d’occupations, tantôt sous prétexte d’engagements antérieurs, il éluda toutes les invitations du recteur. M. Merton accepta sans défiance toutes ces excuses ; car il savait que Maltravers devait nécessairement être fort occupé.

La nouvelle de son arrivée s’était maintenant répandue aux alentours ; et les familles de son rang, qui se trouvaient encore dans le comté de B***, s’empressèrent de lui présenter leurs félicitations, et de l’accabler de témoignages d’hospitalité. Peut-être le désir de rendre plus vraisemblables les prétextes qu’il avait donnés à Merton, poussa-t-il le seigneur de Burleigh à céder aux autres invitations dont on l’accablait. Mais ce n’était pas tout. Maltravers acquit dans le voisinage une réputation d’homme d’affaires. Il congédia brusquement M. Justis, et, avec le secours d’un sous-intendant, il régit lui-même ses domaines. Le discours qu’il adressa à l’intendant en le congédiant avait le double caractère de rudesse et d’équité qui distinguait Maltravers.

« Monsieur, lui dit-il en terminant ses comptes, je vous renvoie parce que vous êtes un fripon, ceci est hors de doute : vous avez volé votre maître, et cependant vous avez pressuré ses fermiers, et délaissé les indigents. Mes villages sont pleins de mendiants ; les revenus de mes biens-fonds sont diminués des trois quarts ; et pourtant, tandis que d’une part quelques-uns de mes fermiers ne me semblent payer qu’un loyer fictif (vous savez mieux que moi pourquoi) d’autres sont accablés d’un loyer plus lourd que n’importe quel fermier du comté. Vous êtes un fripon, monsieur Justis ; vos livres de compte seuls le prouvent ; et si je les envoie à un homme de loi, vous aurez à me rembourser une somme que je pourrai consacrer avantageusement à réparer vos maladresses.

— J’espère, monsieur, dit le régisseur accablé et consterné, j’espère que vous voudrez bien ne pas me perdre ; si j’étais forcé de rembourser, véritablement, je vous le jure, il me faudrait aller en prison.

— Rassurez-vous, monsieur. Il est juste que je souffre aussi bien que vous. En négligeant mes devoirs, je vous ai exposé à la tentation de me voler. Vous étiez honnête sous l’œil vigilant de M. Cleveland. Retirez-vous avec vos gains : si vous êtes complétement endurci, nul châtiment ne peut vous toucher ; si vous ne l’êtes pas, c’est un châtiment suffisant que d’être là devant moi, avec vos cheveux blancs, et un pied dans la tombe, à vous entendre traiter de fripon, sachant que vous ne pouvez vous justifier. Partez ! »

Maltravers se plongea alors dans toutes les affaires qu’un domaine mal régi lui avait léguées. Il se débarrassa de quelques-uns de ses fermiers, avec d’autres, il fit de nouveaux arrangements ; il entreprit des travaux de toutes sortes qui mirent un grand nombre de bras en réquisition ; il consacra une attention minutieuse aux indigents ; mais il ne pratiquait pas cette charité indifférente, générale et sans force, par laquelle la popularité s’obtient si facilement, et par laquelle la dignité des pauvres est si souvent avilie ; non, son premier soin était de stimuler l’amour du travail, et de faire renaître l’espoir chez les malheureux. Dans cette ambition et cette émulation, qu’il se refusait vainement à lui-même, il trouva ses plus utiles leviers auprès des humbles ouvriers dont il avait étudié les caractères, et chez lesquels il cherchait à éveiller le désir d’élever, par eux-mêmes, leur condition. À son insu, sa pratique commença à réfuter victorieusement ses théories. Le vice des anciennes lois relatives aux pauvres se faisait cruellement sentir dans le voisinage. La vive pénétration de Maltravers, et peut-être aussi ses impérieuses habitudes de décision, lui suggérèrent plusieurs des meilleures mesures de la loi actuellement en vigueur. Mais il était trop sage pour se faire le philosophe d’un système. Il ne tenta pas l’impossible, et il admit un principe que les administrateurs des nouvelles lois relatives aux indigents n’ont pas encore suffisamment reconnu. L’un des objets principaux que se proposait le nouveau code était de mettre à contribution l’activité de la charité privée, en restreignant la charité publique. Si le propriétaire ou l’ecclésiastique trouve sous ses yeux quelques exemples isolés de sévérité, d’oppression ou de rigueur dans une loi générale et salutaire, au lieu de déclamer contre la loi, il devrait s’occuper de soulager les cas individuels ; et la charité privée devrait servir à maintenir l’équilibre et à fournir l’excédant, toutes les fois qu’il y a un déficit nécessaire dans la charité nationale[7]. C’était à cela que s’attachait tout particulièrement Maltravers, dans les règlements modifiés et mesurés qu’il cherchait à établir sur ses terres. La vieillesse, les infirmités, l’infortune temporaire, l’indigence imméritée, trouvèrent en lui un ami fidèle, infatigable, plein de sollicitude. Dans ces travaux, commencés avec une promptitude extraordinaire, avec l’énergie d’une volonté concentrée et d’un esprit austère, Maltravers se trouva nécessairement souvent en contact avec les magistrats et les gentilshommes du voisinage. Il combattait des abus et il secondait des projets qui les intéressaient tous ; son jugement vigoureux, et son ancienne réputation parlementaire, unis au respect qui, en province, s’attache toujours à la naissance, attirèrent une faveur inattendue et générale sur ses vues. Au presbytère on entendait constamment parler de lui, non-seulement par les visiteurs, mais aussi par M. Merton, qui se trouvait sans cesse en rapport avec lui ; mais il continuait à se tenir éloigné de la maison. Il y faisait faute à tout le monde (M. Merton excepté), même à Caroline, dont l’esprit supérieur quoique mondain était capable d’apprécier sa conversation. Les enfants regrettaient un camarade de jeux qui s’était montré bien plus affable envers eux que leurs frères aux cravates empesées ; et Éveline était, en tous cas, bien plus sérieuse et plus pensive qu’elle ne l’avait jamais été ; la conversation des autres lui semblait fatigante, vulgaire et monotone.

Maltravers était-il heureux au milieu de ses nouvelles occupations ? Il ne serait pas aisé de débrouiller l’état de son esprit à cette époque. Son âme virile et son caractère orgueilleux luttaient courageusement contre un sentiment qui tendait à se métamorphoser rapidement en passion. Mais quand la nuit il se retrouvait seul dans ses foyers déserts et sans joie, une vision, trop délicieuse pour qu’il osât s’y abandonner, lui apparaissait malgré lui, jusqu’à ce qu’il se réveillât brusquement de sa rêverie, et qu’il dît à son cœur rebelle :

« Encore quelques années et tu auras cessé de battre. Qu’importe une douleur de plus ou de moins dans cette courte vie ? Mieux vaut ne t’attacher à rien ; de cette façon ton artificieux ennemi le destin sera déçu ! Mais sois content de ce que tu es seul ! »

Il était heureux pour Maltravers qu’il fût alors dans son pays natal, et non dans des climats où l’on est stimulé à la poursuite du plaisir plutôt qu’à l’exercice des devoirs ! Dans l’atmosphère vigoureuse de la libérale Angleterre, il fortifiait et il ennoblissait déjà, bien qu’à son insu, son caractère et ses désirs. Notre île se glorifie de ce que l’esclave dont le pied a touché son sol redevient libre. Elle peut se glorifier de plus encore. Dans un pays où on laisse autant à faire au peuple, où la vie de la civilisation n’est pas emprisonnée dans la tyrannie du despotisme central, mais se répand, vivifiante, active, ardente, dans toutes les veines du robuste corps, la province la plus lointaine, le village le plus obscur a des droits à nos efforts, à nos devoirs, et nous oblige à déployer l’énergie du citoyen. L’esprit de liberté, qui fait tomber les fers de l’esclave, unit l’homme libre à son frère. Telle est la religion de la liberté. Et voilà pourquoi les luttes orageuses qu’ont éprouvées les États libres ont porté des fruits de sagesse, de vertu et de génie, par la faveur de Celui qui nous a commandé de nous aimer les uns les autres, non-seulement parce que l’amour par lui-même est chose excellente, mais afin que de l’amour (qui dans son sens le plus étendu n’est que le nom idéal de la liberté) naquit tout ce qu’il y a de meilleur et de plus grand dans notre noble nature.


  1. 750, 000 francs.
  2. 350,000 francs.
  3. 100,000 à 125,000 francs.
  4. Couturière française en vogue à Londres.
  5. Espèce de boisson composée de vin de Madère et de lait chaud.
  6. 50,000 francs.
  7. L’objet de la réforme paroissiale n’est pas uniquement l’économie ; ce n’est pas la seule réduction de l’impôt destiné au soutien des pauvres. Le contribuable devrait se rappeler que plus il soustrait d’argent à la rapacité du mendiant vigoureux, plus il en doit consacrer au soulagement de l’indigence imméritée. Toutes les lois que font les philanthropes seraient dures sans les adoucissements de la vertu privée.