Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/Les trois frères d’Azov

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Les trois frères d’Azov.
(Extraits.)

C’est un spécimen de ce que les folkloristes ukrainiens appellent une « douma ». Le terme, connu depuis le commencement du xvie siècle, désignait autrefois une poésie élégiaque quelconque. À partir de la seconde moitié du xviie siècle, les rapsodes ukrainiens reproduisirent des motifs poétiques plus anciens sous cette nouvelle forme de vers irréguliers et rimés d’un style qui vise à la noblesse et au sublime.

Ce n’étaient pas des brouillards bleus qui flottent,
Ce n’était pas de la pluie fine qui tombe,
Ce n’étaient pas des nuages qui s’amassent,
C’étaient trois frères, trois pigeons gris
Qui se sauvaient d’Azov, du lourd esclavage,
Des galères turques, du pays musulman,
Pour revenir en pays chrétien, auprès de leur père,
De leur mère et de leur famille.
Deux étaient à cheval, le troisième à pied,
Comme s’il leur eût été tout-à-fait étranger.
Il court derrière ses frères, leur tient pied ;
Contre les pierres blanches et les racines noueuses
Il heurte ses jambes, ruisselantes de sang.
Il rattrape ses frères, se place en courant entre leurs chevaux
Saisit leurs étriers qu’il arrose de larmes
Et prononce ces paroles : « Frères chéris, frères aimés,
Pour une fois ayez pitié de moi.
Jetez à terre vos selles et votre butin,
Et prenez-moi, votre frère qui va à pied, sur vos chevaux,
Ne serait-ce que pour une lieue et montrez-moi le chemin,
Afin que je puisse regagner les villes chrétiennes,
Retrouver mon père, ma mère et ma famille ! »

Alors le frère aîné lui répondit fièrement :
« Serait-ce convenable, mon frère,
Que je laisse sur le chemin ce que j’ai pris aux Turcs,
Pour te prendre et charger mon cheval

Et que je l’accable de fatigue ?
Nous mêmes nous ne pourrions plus fuir et ça ne te sauverait pas.
La horde d’Azov nous rattraperait,
Nous tuerait et nous couperait en morceaux,
Ou nous renverrait vivant sur les galères turques,
Dans les pays musulmans,
Où l’on nous livrerait à de cruels supplices. »

Ayant ainsi parlé, ils firent repartir leurs chevaux.
Et le plus jeune frère, le pauvre piéton,
Rattrape les chevaux de ses frères,
Saisit leurs étriers qu’il arrose de larmes.
Et prononce ces paroles : « Frères de mon sang,
Mes chers pigeons gris ! Vous avez des épées blanches,
Séparez ma tête de mes épaules.
Si vous ne voulez pas me prendre entre vos chevaux,
Tuez-moi plutôt comme il vous plaira,
Et mon jeune corps de cosaque,
Enterrez-le comme un chrétien dans un champ
Et ne l’abandonnez pas aux oiseaux et aux bêtes. »

Alors le plus jeune frère lui répondit ainsi,
En versant des larmes amères :
« Ô, mon frère chéri, mon pigeon gris !
Pourquoi dis-tu des paroles
Qui nous frappent comme un coup de couteau dans le cœur ?
Nous n’avons pas un sabre aiguisé
Pour en couper le cou de notre jeune frère.
Notre bras ne se lèverait pas pour cela,
Notre cœur ne l’oserait pas,
Notre âme ne pourrait jamais expier ce péché. »

Et le plus jeune frère, le pauvre piéton.
Court derrière les chevaux et dit :
« Ô mes frères, mes aînés chéris,
Mes pigeons gris ! Allez donc votre chemin,
Mais coupez de vos sabres les ronces et les branches,
Abattez les rameaux verts
Et jetez-les à votre jeune frère
Qui va à pied sur la route,
Comme des marques de cosaques, afin que je sache
Le chemin des villes chrétiennes,
Que je puisse retrouver mon père et ma mère. »


Et lorsque les frères du même sang,
Comme des pigeons gris,
Commencèrent à traverser les ronces et les bois verts,
Le frère cadet en arrivant aux ronces
Et aux bocages, s’écarta du chemin
Et se mit à couper les rameaux verts
Pour laisser des marques à son jeune frère qui allait à pied.

Et quand ils sortirent des ronces et des buissons,
Où il avait laissé au plus jeune frère
Des marques sur la route, le cadet
Dit ces mots à l’aîné :
« Frère aîné de mon sang, je t’en prie,
Ici le gazon est vert, l’eau fraîche, les roseaux nous protègent.
Arrêtons-nous, laissons paître nos chevaux,
Attendons notre jeune frère, ne serait-ce qu’un moment,
Ou revenons en arrière et prenons-le sur nos chevaux.
Faisons-lui faire un bout de chemin vers les villes chrétiennes. »

Mais le frère aîné, s’adressant au cadet,
Lui dit ces mots :
« Frère cadet, frère de même sang,
N’as-tu pas assez des galères turques,
Tes mains blanches ne sont-elles pas assez écorchées,
Que tu veuilles revenir en arrière, perdre du temps,
Et surcharger ton cheval ? »
....................
Et quand le plus jeune frère,
Le pauvre piéton,
Commença à traverser les ronces et les bois,
Et trouva les branches vertes,
Il les prit dans ses mains, les pressa sur son cœur
Et prononça ces paroles, en versant des larmes :
« Dieu bienfaisant, céleste créateur,
Mes frères sont passés par ici à cheval
Et ont pris bien soin de moi.
Ils ont coupé des branches de ronce
Et les ont laissées à leur jeune frère,
Au pauvre piéton, pour qu’elles me servent de signes
Afin que je puisse me sauver de l’esclavage,
Vers les pays chrétiens,
Vers mon père, ma mère et ma famille.

Si Dieu me permet de me sauver
De cette dure prison d’Azov,
Je pourrai honorer mes frères
Dans leur vieillesse et les vénérer. »

Ayant dit ces paroles, il continua à courir.
Et le plus jeune frère court
Un jour, deux, trois, quatre jours.
Enfin il sortit des ronces et des bois,
Entra dans la haute steppe, aux chemins vagues.
Plus de bois, plus de ronces.
Plus de marques.
Il trouva des morceaux d’étoffe rouge, des lambeaux jaunes.
Il les prend dans ses mains, les presse contre son cœur,
Et, les arrosant de ses larmes, prononce ces paroles :
« Hélas ! ce n’est pas pour rien que ces lambeaux
Jaunes et rouges gisent sur la route :
Sûrement mes deux frères ne sont plus de ce monde[1] !
Ils sont passés par ici à cheval,
La horde d’Azov les aura pourchassés et rattrapés,
Elle les aura tués à coups de sabre ou de fusil,
Ou ramenés vivants dans un esclavage plus amer encore,
Ou bien elle les aura donnés à une horde plus nombreuse,
Rapportant leur butin de cosaque dans la ville d’Azov.
Et moi, le plus jeune frère, le pauvre piéton,
Elle m’aura manqué.
Je voudrais bien savoir,
S’ils ont été tués à coups de sabre ou de fusil,
Pour que je puisse chercher leurs corps dans les vastes champs,
Les enterrer au milieu de la plaine,
Et ne pas les abandonner aux oiseaux et aux bêtes. »

Ayant dit ces mots, il recommence à courir,
Il arrive sur le tombeau Savour[2]
Et n’y trouve que de faibles traces de ses frères.
Il grimpe sur la tombe Savour
Et dit ces mots, en versant des larmes :
« C’est assez courir après mes frères à cheval,
Il est temps de donner du repos à mes jambes de cosaque.

Trois malheurs m’ont rencontré dans le champ,
Le premier de n’avoir pas de pain, le second de n’avoir pas d’eau,
Le troisième de n’avoir pas rattrapé mes frères. »

Un vent de tempête se met à souffler,
Il fait presque tomber le malheureux cosaque.
Et le plus jeune frère se couche sur le tombeau…
Sa tête se penche sur sa poitrine,

Là, au milieu des dangers, il va pouvoir se reposer après neuf jours de marche.

Au neuvième jour il attend encore l’eau du ciel…
Il n’y avait pas longtemps qu’il se reposait,
Que les loups gris s’approchèrent de lui,
Les aigles aux ailes grises planaient autour de lui,
Ils se posaient auprès de sa tête et touchaient ses cheveux,
Regardant fixement dans les yeux du cosaque…
Ils attendaient sa mort et voulaient être à temps,
Pour célébrer les obscures obsèques de cette vie.
Le jeune frère, le pauvre piéton, ayant compris cela,
Leur dit ces mots :
« Ô, mes loups gris, mes aigles argentés,
Visiteurs peu désirés et peu aimables,
Pour si peu que ce soit, attendez un peu,
Que mon âme de cosaque se sépare de mon corps.
Alors vous retirerez mes yeux noirs de ma tête.
Dès que je ne verrai plus la lumière de Dieu,
Vous arracherez ma chair blanche de mes os jaunes
Et me recouvrirez de joncs. »

Il se rappelle la prière de son père et de sa mère,
Il baisse la tête et rend à Dieu son âme.
Ce n’est pas un nuage noir qui s’approche,
Ce ne sont pas les vents qui soufflent en tempête,
C’est la jeune âme du cosaque
Qui se sépare de son corps.

Alors les coucous gris arrivèrent à tire-d’aile et se posèrent près de sa tête,

Pleurant comme ses propres sœurs.
Les aigles aux ailes noires s’approchèrent,
Se placèrent sur ses cheveux
Et retirèrent ses yeux noirs de sa tête.
Les loups gris aussi s’approchèrent,
Arrachèrent sa chair blanche de ses os jaunes

Et traînèrent ses os dans les bois, dans les ravins,
Les couvrirent de joncs.
Plaintivement ils se lamentèrent.
Ainsi tous firent les obsèques du cosaque…

  1. La partie que nous avons omise raconte que les frères aînés parviennent à se sauver ; les lambeaux d’étoffe que le plus jeune trouve n’étaient que des marques laissées par le frère cadet en pays découvert à défaut de branchages.
  2. Il s’agit de ces monticules élevés dans la steppe sur les anciens tombeaux.